Dans les « abysses du temps ». Echos wagnériens dans l’œuvre documentaire de Werner Herzog
Bien que la filmographie de Werner Herzog soit jalonnée de références à l’œuvre de Richard Wagner, cette relation reste des plus implicites, sans commune mesure avec les multiples renvois revendiqués et les méditations approfondies d’autres représentants du « nouveau cinéma allemand » comme Hans-Jürgen Syberberg ou Alexander Kluge1. Les occurrences wagnériennes chez Herzog (près de dix titres, pour la plupart des documentaires) se bornent en effet à de brèves interventions et ne brillent pas par leur originalité. A l’exception d’un film entièrement dédié à Bayreuth, et de quelques allusions, elles consistent avant tout en des reprises de morceaux figurant parmi les plus célèbres de Wagner, à savoir les Préludes de Parsifal et de L’Or du Rhin, la « Marche funèbre de Siegfried » (tirée du Crépuscule des Dieux), ainsi que des emprunts à Tristan et Iseult, dont le « Liebestod » qui conclut cet opéra2. Herzog est coutumier de ce recours à des musiques préexistantes de tous styles et répertoires (baroque, classique, romantique, moderne, etc.), faisant donc intervenir Wagner au même titre que d’autres compositeurs fameux, comme Vivaldi, Beethoven, Schubert, Fauré, Stravinsky, etc. Au fil de ses entretiens, il n’a en outre pas cessé de minimiser la portée intellectuelle de son rapport à la musique, qui découlerait à son sens moins de préoccupations sémantiques ou réflexives que d’une réaction émotionnelle et instinctive aux qualités purement sensorielles des sonorités orchestrales3.
Cette posture déceptive à l’endroit de toute référentialité trop appuyée au « grand art » est certes récurrente chez Herzog (ainsi en va-t-il de l’influence supposée du romantisme sur son œuvre, qu’il bat le plus souvent en brèche, sans ménagement), le réalisateur préférant évoquer l’implication physique requise par ses tournages ou son goût pour les activités de plein air, comme la marche4. Mais cette attitude a tout de même de quoi surprendre en ce qui concerne la musique, dans la mesure où Herzog a, dès le milieu des années 1980, régulièrement mis en scène des opéras, parmi lesquels se trouvent quatre œuvres majeures de Wagner5. Cette expérience prolongée n’empêche pas le cinéaste d’afficher à ce sujet une extrême modestie, voire un relativisme dédaigneux6. Soulignant sans relâche les différences fondamentales existant entre le réalisme des images cinématographiques et l’imaginaire scénique, qui convoquent d’après lui deux conceptions diamétralement opposées en termes de point de vue, il réfute toute influence réciproque entre les deux médias, et estime que toute tentative de filmer l’opéra ne peut être sanctionnée que par l’échec7. Herzog se déclare par conséquent hostile aux projections et autres dispositifs cinématographiques sur scène, qu’il stigmatise comme autant de lieux communs à la mode dans le Regietheater8. Il clame également son inculture en matière de théorie et d’histoire de la scénographie, ainsi que son ignorance complète de l’écriture musicale. Le médium opératique exercerait sur lui une attirance avant tout magnétique et physique. C’est d’ailleurs une telle manifestation spontanée de son enthousiasme, lors d’une répétition de Parsifal à Bayreuth, qui aurait d’après lui séduit Wolfgang Wagner au point où ce dernier lui aurait proposé de mettre en scène Lohengrin9.
En phase avec ces principes, ses mises en scène ont fréquemment surpris les critiques spécialisés par leur caractère ouvertement conventionnel, voire réactionnaire, qui revivifie notamment l’héritage austère et géométrique développé dans l’après-guerre par Wieland Wagner10. L’exigence d’une « interprétation » de l’œuvre s’efface chez Herzog au profit du soin apporté à des effets élémentaires, tant dans l’organisation de la lumière que dans le déplacement chorégraphique des interprètes, ou encore par la fluidité presque magique des décors. En témoignent l’étonnant lit matrimonial placé sur la montagne glacée, au IIIe Acte de Lohengrin ; les costumes et les éléments scéniques en tissu de Tannhaüser, qui adoptent un rythme singulier sous l’action continuelle de ventilateurs situés en coulisses ; ou encore l’antenne parabolique géante qui surgit d’une forêt métallique lors du glissement graduel vers le Temple du Graal, à la fin du premier Acte de Parsifal11.
C’est cette même tension vers la simplicité, sinon la stylisation abstraite, que Herzog place au cœur de son utilisation de la musique, où il vise notamment l’imbrication la plus symbiotique possible des rythmes sonores et visuels. S’il rejette apparemment les jeux citationnels, Herzog est intarissable sur les vertus du modèle musical pour la structuration du montage. Ainsi estime-t-il que la musique, dans une séquence, peut représenter « l’événement central » à partir duquel doit alors « s’ordonner le flux des images », ou que son emploi est à même d’engendrer un phénomène de stase au sein du mouvement narratif12.
Les usages de la musique chez Herzog ont suscité un vif débat historiographique, qui s’organise autour de deux positions antagonistes. La première consiste à soutenir, à l’instar de Roger Hillman, que l’association caractéristique de plages musicales à des images du monde naturel viserait à dépouiller celles-ci de toute signification historique ou culturelle afin de les investir in fine de ses principales mythologies personnelles (comme l’exploration des extrêmes ou le dépassement de soi)13. Tout en reconduisant la perspective traditionnelle d’un Herzog « néo-romantique », cette conception s’accorde au projet que Herzog lui-même associe à Wagner, celui d’une « transformation du monde en musique » (c’est le titre du film qu’il dédie à Bayreuth)14. Elle met également en garde contre tous les excès interprétatifs quant aux reprises de musiques préexistantes qui, il est vrai, semblent quelquefois défier toute logique référentielle. Il n’est en effet pas évident d’expliciter aisément la présence de la Messe solennelle de Sainte Cécile de Gounod sur la chevauchée finale du héros vampirisé de Nosferatu : Phantom der Nacht (1979), du Requiem de Fauré sur les paysages désertiques de l’Australie (Where the Green Ants Dream, 1984)15, ou encore du Notturno de Schubert sur le plan d’un chimpanzé fumant une cigarette dans sa cage (Echoes of a Sombre Empire, 1990).
L’autre courant historiographique, à rebours de tout romantisme, identifie chez Herzog une forme de mise à distance ironique. Celle-ci a notamment été décelée par William van Wert16, et s’est vue plus récemment relancée par Lutz Koepnick au détour d’une réflexion plus générale sur les figures herzogiennes de l’opéra17. Koepnick récuse le postulat consistant à envisager Herzog comme le tenant d’un fantasme wagnérien de transformation esthétique du monde, où les spectateurs seraient submergés de visions monumentales et grandioses. Il refuse d’assimiler Herzog à cette notion de totalité mystique, cet excès où le positionnement réflexif céderait le pas à la transcendance irrationnelle. Pour lui, la référence à l’opéra permet la création de « moments » cinématographiques spécifiques où les modalités de la théâtralité et de l’absorption, d’ordinaire situées aux antipodes l’une de l’autre, non seulement coexistent, mais vont jusqu’à se conditionner mutuellement18.
En se questionnant sur la place occupée par Wagner au sein du vaste ensemble intertextuel dressé par Herzog, et en considérant les deux tendances présentées ci-dessus, on s’aperçoit que les définitions plus ou moins catégoriques qui sont données de l’œuvre et des propos théoriques du maître de Bayreuth sont, pour la plupart, trop schématiques pour être véritablement opérantes. Ainsi Koepnick qualifie-t-il de « un-Wagnerian »19 les passages qu’il cherche à définir au croisement des régimes de la théâtralité et de l’absorption, rabattant de manière désinvolte l’œuvre de Wagner sur les positions caricaturales et excessives auxquelles on a souvent réduit le compositeur (immersion complète des spectateurs, puissance expressive maximale, inféodation narrative totale, etc.), sans sérieusement prendre en compte la variété des procédés employés dans ses opéras comme les nuances des idées énoncées dans ses nombreux écrits. Loin de viser le seul transport mystique de son public, Wagner était également préoccupé par des objectifs plus immédiatement sociaux et politiques. Les mythes ont pu représenter à ses yeux un détour pour engager une critique productive des maux de la modernité, tels que le capitalisme financier ou la confiance excessive envers la technologie, et ceci en vertu de positions ayant pu changer au fil des années, des idéaux révolutionnaires jusqu’au nationalisme allemand. Les compositions de Wagner devraient dès lors être saisies à partir d’une reconnaissance plus importante de la complexité de fondements narratifs qui peuvent engager, selon les passages concernés, autant la célébration décomplexée de l’héroïsme ou de la nation que de plus sombres et subtiles connotations liées à l’échec, l’attente désespérée20 ou la mort.
L’étude des occurrences wagnériennes chez Herzog, malgré les apports indéniables des auteurs ayant investi ce terrain, souffre d’une prise en compte insuffisante de telles nuances, au plan de l’horizon d’attente des œuvres de Wagner comme à celui de leurs structures formelles. Alors que les renvois au compositeur demeurent très limités dans les fictions de Herzog21, ils jouent un rôle beaucoup plus important dans plusieurs de ses documentaires réalisés entre 1976 et 2000. Leur étude permet de dégager les lignes de force d’une réflexion approfondie sur le rapport ambivalent de l’être humain à l’espace naturel, dont Wagner vient immanquablement rappeler le caractère aussi fatal que fascinant.
Le premier film où Werner Herzog fait intervenir Wagner, La Soufrière. Dans l’attente d’une catastrophe inévitable (La Soufrière. Warten auf eine unausweichliche Katastrophe, R.F.A., 1977), est un point de départ incontournable pour les débats autour de la fonction attribuée à la musique par ce cinéaste. S’étant rendu sur l’île de la Guadeloupe, dont le volcan menace de provoquer une catastrophe dévastatrice, Herzog fait finalement le constat, sur des vues de la montagne, des caractères « pathétique » et « gênant » de toute son entreprise. En effet, la Soufrière n’a pas connu d’éruption, déjouant les prévisions soi-disant infaillibles des scientifiques et des pouvoirs publics qui avaient fait évacuer les lieux. Le fait que la scène soit accompagnée par la « Marche Funèbre de Siegfried » a poussé William van Wert à y percevoir un commentaire essentiellement « sardonique ». Les ressorts grandiloquents de la Trauermarsch visent d’après lui à provoquer le rire et l’ironie face à l’énormité de la bourde commise par les vulcanologues22. Le problème de cette lecture, c’est que l’ironie évidente de la séquence est moins introduite par la musique que par la voix over désabusée du cinéaste. Loin de cette distance moqueuse, le morceau s’adapte au contraire parfaitement au climat sombre et énigmatique qui perdure in fine autour du volcan enveloppé dans la brume. (fig. 1) Au-delà de l’action scénique de l’opéra (entre les scènes 2 et 3 de l’Acte III du Crépuscule des Dieux, le cortège funéraire gravit une montagne entourée de brouillard), la correspondance s’établit avant tout via le mouvement cyclique de la composition. Celle-ci ne cesse effectivement de revenir, après les rappels de différents thèmes liés au défunt, aux scansions associées au glas de la mort : le martèlement détaché de quelques notes de percussion ; un vif enchaînement legato de triolets ; et surtout un imposant motif rythmique de deux croches, aussitôt réitérées en écho décalé, et généralement délivrées fortissimo aux cuivres. Ces sourdes et intrigantes sonorités paraissent au fond réintégrer là une dimension d’abattement tragique, qui renforce la déploration explicite de la voix quant à la situation désespérée des indigènes23. Nul besoin d’entrer dans une exégèse subtile du contexte original de la « Marche » signée Wagner, pour en extraire la référence, ne serait-ce qu’au plan des seuls titres, à une procession « funèbre » et au « crépuscule des dieux » (rappelons que le Ring se conclut sur une foule d’humains spectateurs, abandonnés à leur sort suite à l’embrasement du Valhalla, et contraints de se débrouiller désormais sans l’intervention divine). La conclusion wagnérienne de La Soufrière pourrait dès lors consister en un triste rappel de la solitude humaine face à l’imprédictibilité d’une nature où règne le hasard.
Même en reconnaissant le décalage potentiellement introduit par la superposition sonore des paroles désillusionnées et du thème de Siegfried, suivi de sa fanfare héroïque (tout comme le détachement sinistre provoqué par l’insertion, un peu avant dans le film, de paisibles pièces pour piano et orchestre sur la visite de la ville désertée, puis sur l’évocation des horreurs d’un précédent historique), il est nécessaire de prendre en compte une autre occurrence de Wagner, située antérieurement dans La Soufrière. Le Prélude de Parsifal court en effet sur deux longues prises de vues aériennes des monts de l’île (fig. 2), une zone située au-delà des dangereuses émanations de soufre qui ont empêché la progression de l’équipe de tournage vers le volcan lui-même. L’ampleur formidable, presque fantastique, du paysage est comme magnifiée par le lent détachement, en constante suspension syncopée, d’un thème ascendant aux accents aussi mystiques que douloureux (Herzog ne retient d’ailleurs que la seconde exposition du motif initial, à savoir sa variation nettement plus tendue, en ut mineur, aux mesures 20 à 55 du Prélude). La voix over relate au présent l’intensité d’un silence de plus en plus profond, l’incertitude quant au moment exact de l’éruption funeste, l’angoisse face à cette menace invisible. Herzog interrompt son discours juste avant que ne retentisse l’accord qui sert de transition entre l’énoncé de la seule mélodie et son poignant développement dans une version plus orchestrée, dont la pulsation en arpèges répétitifs s’acclimate idéalement autant au rythme mécanique qu’à l’allure éthérée du travelling surplombant les flancs vallonneux du volcan. Au moment où intervient Parsifal, c’est donc toujours l’attente vis-à-vis de la catastrophe annoncée que cherche à traduire Herzog, sans aucune distance, ni ironie.
Cet exemple démontre qu’il ne faut pas se satisfaire, lorsqu’on tente d’évaluer la portée de diverses occurrences d’un même type de musique au sein d’une œuvre donnée (ici, deux morceaux de Wagner dans un même film), de les rassembler sous une même étiquette commune, mais d’être aussi capable de les évaluer conjointement afin d’en mettre au jour les éventuelles différences, en respectant de la sorte le mouvement interne du film. On retrouve ici, déplacé sur un autre terrain, l’une des fonctions essentielles attribuées à Wagner aux leitmotive. Loin de n’être que des simples étiquettes ou rappels d’un même contenu narratif, les occurrences variées d’un même matériau musical, d’un endroit à l’autre d’un même opéra (ou d’un cycle d’opéras), visent bien à situer des moments spécifiques du drame dans un rapport de comparabilité24. La même perspective interprétative peut aussi gouverner l’appréhension des liens qui s’établissent d’une production à une autre. Chez Herzog, les références à Wagner, qui couvrent une large partie de sa filmographie, doivent être saisies dans un tel cadre de recherche, qui tient compte des spécificités de chaque occurrence et évite ainsi d’imposer a priori une seule et même logique unifiante.
Les deux morceaux de Wagner utilisés dans La Soufrière sont repris, avec le Prélude de L’Or du Rhin, dans Lessons of Darkness (Lektionen in Finsternis, Fr./G.-B./All., 1992), un film qui prolonge en quelque sorte la démarche du film précédent : arpenter un territoire déserté par l’homme. A la différence près que la catastrophe a cette fois eu lieu, Herzog filmant les paysages désertiques sur lesquels s’inscrivent les stigmates de la Guerre du Golfe de 1990-1991. Les mêmes images de puits de pétrole en feu, ou de vestiges de matériel technique calciné reviennent sur l’essentiel du métrage, divisé en brefs chapitres. Si diverses musiques symphoniques ou opératiques préexistantes25, et quelques interventions en voix over du cinéaste, apportent aux longues prises de vue, le plus souvent aériennes, un certain « esthétisme » (qu’on a notamment reproché au cinéaste lors de la première présentation du film, au Festival de Berlin en 1992), les images ne perdent malgré tout jamais leur sens premier, les sombres et gigantesques nuages de fumées et les débris de satellites de communication renvoyant inévitablement aux conséquences terribles du conflit militaire.
Le film débute avec le surgissement, dans le noir, du sourd Mi bémol sur la base duquel s’édifie graduellement le Prélude de L’Or du Rhin (auquel Herzog a déjà recouru dans Nosferatu pour accompagner l’arrivée du héros dans la région montagneuse où le vampire vit isolé du reste du monde (fig. 3))26. Même si Herzog se défend de toute allusion directe à l’opéra de Wagner27, ce flux inaugural du Ring s’adapte admirablement à la fondation d’un univers parallèle que le cinéaste appréhende en quelques plans : après un texte en exergue qui insiste sur le caractère grandiose tant de la création du monde que de l’effondrement de l’univers28, un bâtiment aux allures science-fictionnelles (fig. 4) débouche sur un inquiétant espace naturel (des montagnes brumeuses qu’on croirait importées de La Soufrière) (fig. 5). La musique de Wagner s’interrompt alors que l’on glisse vers Koweït-City, dont la « ruine imminente » sera peu après annoncée par la voix over. Faire démarrer Lessons of Darkness, lamentation solennelle sur la faillite du monde technologique, par l’ouverture du Ring der Nibelungen, pointe plus ou moins consciemment l’effondrement programmé du Valhalla sur laquelle se conclura le dernier volet du cycle, Le Crépuscule des Dieux.
La musique de Wagner réapparaît un peu plus loin, dans le segment « After the Battle ». Le thème ascensionnel du Prélude de Parsifal s’y accorde à un double processus graduel d’animation comme d’élévation : de cadres fixes sur des squelettes d’animaux jonchant le sol, on passe aux carcasses sablonneuses de véhicules, filmées en travelling le long d’une route (une dynamique visuelle rythmée par le carillonnement dynamique des arpèges liés à l’accord de La bémol Majeur), pour aboutir à d’interminables vues aériennes de la surface du désert (fig. 6), striée par les traces d’une intense activité guerrière, dont ne témoignent plus que d’énormes dispositifs techniques (rampes de lancement, pipelines, etc.) abandonnés et détruits. La relation entre la succession des données visuelles et les paliers consécutifs du Prélude (délivré cette fois dans toute sa continuité, des mesures 1 à 55) se fait très claire lorsque retentit le thème du « Graal » (dans la Soufrière, le morceau avait été interrompu avant d’atteindre ce passage), au moment exact où se stabilise la vision et qu’entre dans le champ l’ombre de l’hélicoptère29 (fig. 7). Bien que le travelling aérien redémarre, ce dévoilement de l’appareil a irrémédiablement transformé le sens de la prise de vue. L’énoncé soudain aux cuivres, après un silence, du thème de la « Foi » (la descente majestueuse de quelques noires marquées sur les temps), provoque un décalage frappant entre, d’un côté, les connotations de ce nouveau motif, bien plus appuyé et triomphal que le premier thème du Prélude, en perpétuelle suspension, et, de l’autre côté, l’image pathétique des édifices fléchissants, des débris éclatés, ainsi que des silhouettes effarantes et grotesques des grandes antennes paraboliques sur lesquelles se termine la séquence (fig. 8). Un décrochage du point de vue nous ramène alors à terre, bouclant en quelque sorte ce segment associé à Parsifal sur son point de départ.
Ce sont avant tout les signifiants musicaux (enchaînement des différents leitmotive, contour de la mélodie, changements en termes d’orchestration, de volume, de rythme, etc.), immédiatement repérables en-deçà même de la signification que leur a attribué l’exégèse wagnérienne, qui constituent pour Herzog autant de points de synchronisation possibles avec l’image. Les parties instrumentales, chez Wagner, sont particulièrement riches de telles propriétés dynamiques et expressives. En effet, les Préludes ne font pas qu’exposer le matériau thématique essentiel d’un opéra ou d’un acte – une fonction qui les charge d’emblée d’une forte densité narrative. Ils ont également pour tâche de représenter les fondements matériels d’un univers par le seul biais de la musique, rejoignant en cela l’objectif des interludes ou des passages dédiés aux changements de décors (Verwandlundsmusik), à l’instar du glissement du céleste Valhalla aux profondeurs du Nibelheim dans L’Or du Rhin (Scène 3) ; ou du cheminement vers le Temple du Graal dans Parsifal (fin de l’Acte I). Ces morceaux particuliers, chez Wagner, reposent sur une dynamique de transformation graduelle jusqu’à l’achèvement d’un long processus de transfiguration spatio-temporelle30. Dans Lessons of Darkness, les travellings aériens sur les paysages ravagés du Koweït, sans perdre de leur référentialité, se caractérisent par une plasticité du même ordre, jouant sur des scansions polyrythmiques comparables à celles d’« événements » musicaux qui paraissent du même ordre (changements de plans – donc d’angles et de points de vue ; ou, à l’intérieur même du cadre, variations de direction, apparition à l’écran de nouveaux éléments, etc.).
La troisième et dernière occurrence de Wagner dans Lessons of Darkness (« Marche funèbre de Siegfried », au chapitre « And a Smoke Arose like a Smoke from a Furnace [Et une fumée s’éleva comme la fumée d’une fournaise] ») offre une démonstration emblématique de ces principes. Le battement martial aux percussions, qui intervient de manière espacée, correspond au climat initial d’indifférenciation et de flottement : visions de fumées se reflétant sur de vastes étendues liquides, où l’on peine à faire la part de la terre et du pétrole. Quant au vif et sinueux motif en triolets, il offre comme une nerveuse esquisse des puits dont on va progressivement s’approcher. Plus loin, lorsque l’on pénètre plus avant dans d’épaisses fumées noires résonnent enfin, les quatre coups de semonce fortissimo du « glas de la mort », puis l’entrelacement de rappels mélodiques aux accents plus nobles ou pathétiques (les Wälsungen ; la « compassion »). L’ambiguïté qui naît de cette évocation d’un passé glorieux, désormais fantomatique, culmine avec l’exposé flamboyant du thème de l’« épée », puis de celui de Siegfried lui-même, interprété par les cors et trompettes, sur le fond du vaste paysage jalonné de puits (fig. 9). Loin du triomphe impliqué par ces motifs musicaux, c’est plutôt le sentiment d’un immense gâchis, d’un échec patent de l’humanité qu’expriment les émanations débordantes et incontrôlables d’installations dévastées retournant à leur pure expressivité d’énergie naturelle. Pour autant, cette utilisation de Wagner n’est pas totalement à contre-emploi dans la séquence. A l’instar du Crépuscule des Dieux, la voix over se réfère explicitement à une fin des temps en citant des passages de l’Apocalypse 9, dont le tableau – où l’on distingue un « puits de l’abîme » et la « fumée d’une grande fournaise » obscurcissant « le soleil et l’air » – est inauguré par le retentissement d’une musique divine dont l’instrumentation cuivrée apparaît comme digne de Wagner : « Le cinquième ange sonna de la trompette… » !
Cet intertexte biblique, tout comme les connotations mythologiques et religieuses véhiculées par les reprises de Wagner, paraissent bien éloignés du contexte historique particulier de ces images. Il ne faudrait pourtant pas enfermer trop hâtivement la démarche de Herzog dans une quête d’esthétisation « apolitique », à l’instar de Hillman qui refuse de percevoir en Lessons of Darkness autre chose qu’une lamentation dénuée de toute ironie ; tout au plus y reconnaît-il, sans véritablement préciser son propos, une vague « thrénodie » pour la culture occidentale31. La formule est en fait pertinente, si l’on prend soin de la développer : indéniablement détaché des enjeux propres à la Guerre du Golfe, le cinéaste porte en réalité le débat à un niveau plus vaste, celui de l’univers « global » dans lequel nous projetait alors ce conflit engagé par une coalition militaire soucieuse d’imposer les règles d’un nouvel ordre international, sous la double bannière de l’ONU et des Etats-Unis. En-deçà des questions économiques, que recouvre la centralité du pétrole (équivalent contemporain de l’or auquel Wagner attribue dans le Ring un rôle aussi déterminant que néfaste), c’est bien la présence de plus en plus massive de la technologie dans les diverses activités humaines (usages militaires et industriels, moyens de transport et, surtout, de communication à distance) que cherche à cerner un réalisateur qui est, à cet égard, réellement engagé dans une sérieuse entreprise de démystification. Il y a pourtant, dans la méthode adoptée par Herzog pour célébrer l’effondrement et la ruine des dispositifs technologiques, un certain paradoxe à recourir, presque systématiquement à la vue aérienne, qui est, depuis plus d’un siècle, l’une des formes dominantes d’une nouvelle vision cartographique du monde, en phase avec un procès global de modernisation et d’industrialisation32. Une contradiction similaire a souvent été reprochée à Wagner, dont le rejet manifeste de la modernité techno-scientifique, tel que notamment exposé dans ses écrits, prend malgré tout appui sur des dispositifs technologiques inédits, qu’il s’agisse de la reconfiguration de la machinerie orchestrale, de certains effets fantasmagoriques pour les décors, ou encore de l’architecture sophistiquée de Bayreuth33.
Si les séquences wagnériennes des deux films de Werner Herzog mentionnés jusqu’ici (La Soufrière et Lessons of Darkness) sont largement dédiées à des vues aériennes (le premier pour tenter de comprendre un volcan qui demeure au fond un mystère complet ; le second pour rendre compte d’un espace naturel reprenant possession des débris de la culture technico-scientifique), le cinéaste a progressivement mis en jeu les limites mêmes de cette prétention à vouloir capter une image « pure » de la nature depuis une position surélevée, supposément désincarnée et éthérée en dépit de son inféodation à la technologie aéronautique. C’est même l’une des bases récurrentes du propos de Herzog que de vouloir s’attacher à circonscrire ces frontières fascinantes où l’humain cherche à se confronter à l’incommensurable, le plus souvent au prix d’un échec retentissant.
De cette problématique spécifique témoignent deux documentaires dédiés par Herzog à des rescapés de crashes aériens dans la jungle, des survivants auxquels il fait revivre le parcours traumatique face à la caméra34. La présence caractéristique de Wagner s’y rapporte à des expériences limites, où le sujet rend compte des sensations les plus intimes et les plus déroutantes que lui a procurées l’exploration post-catastrophique d’états de conscience, tels des rêves ou des hallucinations.
Ainsi en va-t-il de la courte citation du « Liebestod » de Tristan et Isolde35 dans Little Dieter Needs To Fly (All./G.-B./France, 1997). La musique intervient lors d’une séquence où le héros tente de transcrire verbalement ses étranges impressions (annihilation de la peur et de la douleur) au moment même où il se sentait mourir après l’atterrissage en catastrophe de son avion au Laos, en 1966, durant la guerre du Vietnam. Alors que l’homme s’interroge sur le degré de réalité de son expérience (« C’était comme un rêve. Comme si je dérivais au sein d’un milieu très épais »), il désigne l’aquarium situé derrière lui, et où flottent des méduses : « C’est à peu près à ça que la mort ressemble pour moi » (fig. 10). Le cadre se resserre alors sur les créatures en constante suspension, tandis que le chant d’Isolde progresse en volume, et que l’étirement du fond orchestral, relançant continuellement le motif descendant de la « Félicité », s’avère parfaitement adapté aux ondulations gracieuses des méduses. Si cette association audiovisuelle repose avant tout sur un agencement d’ordre synesthésique, elle n’est pas pour autant dénuée d’une dimension réflexive. C’est assurément par le biais d’une métaphore aquatique que les paroles conclusives du « Liebestod », qu’on entend à cet instant même de la séquence, expriment une dérive agréable vers la mort (celle par laquelle Isolde se destine à rejoindre Tristan : « ertrinken, versinken, unbewusst, höchste Lust ! [se noyer, couler, inconscient, volupté suprême !] »36).
A cette occurrence brève mais néanmoins marquante répond la place primordiale accordée aux Préludes de Parsifal37 et de L’Or du Rhin dans Julianes Sturtz in den Dschungel/Wings of Hope (All./G.-B., 2000), celle de seuils sonores fondamentaux, positionnés à l’entame et à la conclusion du métrage. Désormais quadragénaire, l’unique survivante d’un accident aérien revient pour la première fois sur les traces de son long périple solitaire, à l’âge de 17 ans, dans la jungle péruvienne où s’était écrasé son avion de ligne. Le Prélude de Parsifal (uniquement le premier thème en majeur, mesures 1 à 20) charge d’un climat d’irréalité suspendue le plan initial, ralenti et surexposé, de Juliane marchant dans une rue (fig. 11). Après avoir rattaché cette action à celle d’un rêve récurrent, la voix over évoque une rencontre avec des visages « brisés », des têtes « éclatées, défigurées ». S’attardant en gros plan sur les mannequins situés devant des échoppes, le travelling détaille alors leurs visages abîmés, rafistolés avec des ficelles, affublés de rictus grotesques sortis d’un film d’épouvante38. Le jaillissement de l’accord de La bémol Majeur, suivi de ses arpèges carillonnants, coïncide avec une nuance à la fois concessive et apaisante de la voix (« Mais très étonnamment elle n’a pas peur »)39, et entraîne une relance du mouvement. Sur un nouvel espace – des figures sculptées, dans un cimetière –, la reprise orchestrée et plus saillante (hautbois et trompettes) du motif principal signale le passage à une perspective plus collective. La trajectoire solitaire de Juliane avait effectivement été accompagnée dans un premier temps par la seule mélodie interprétée en sourdine aux cordes et redoublée par un basson et une clarinette. Les variations sur le thème principal du Prélude couvrent différents détails de la stèle en plâtre qui commémore le voyage miraculeux de Juliane (et qui donne son titre au film : Alas de esperanza). Le mysticisme chrétien de Parsifal trouve là un écho évident dans la dernière image de la séquence : une statue d’ange pointant la direction du ciel à une femme agenouillée (fig. 12).
A cette rêverie initiale fait écho la dernière scène du film, où Juliane relate son retour vers la civilisation, et dont le Prélude de L’Or du Rhin vient souligner l’accession à une nouvelle dimension, entre réel et imaginaire, et où un fleuve joue aussi un rôle primordial. L’héroïne attribue en effet sa survie au son – obsessionnellement amplifié dans sa perception – du courant fluvial qui l’a constamment guidée dans son éprouvant périple, et assimile sa première rencontre avec un pêcheur local au surgissement irrationnel d’un ange. Débutant conjointement au récit de cette apparition surnaturelle, le morceau de Wagner impose peu à peu sa lancinante continuité à un montage phénoménal, qui raccorde un ancien cliché de la jeune Juliane (reprenant l’avion à l’issue de son sauvetage, le visage tourné vers la fenêtre), à une vue contemporaine de la même femme (fig. 13). Alors que s’amplifient les résonances en Mi bémol majeur du Prélude, ses vertus de transfiguration spatio-temporelle paraissent s’étendre à ce singulier champ-contrechamp. La voix over en confirme d’ailleurs le statut anachronique, l’assimilant à un troublant dispositif de vision : « Comme dans un tunnel, elle se voit devant et derrière dans le temps ». Le tour de force consiste alors à prolonger ce même plan par l’élévation de la prise de vue (comme pour simuler le champ embrassé par le regard de Juliane installée dans son avion, près de trente ans auparavant). La caméra s’éloigne dès lors progressivement du sol (fig. 14), pour adopter, une fois encore, l’une de ces « vues d’en haut » auxquelles Herzog ne cesse d’associer Wagner (le fond du Rhin qu’est censé transcrire musicalement le Prélude est, d’ailleurs, comme suggéré par la voix over à cet instant : la Juliane d’aujourd’hui, nous dit Herzog, se noie désormais dans l’« océan de la jungle ») (fig. 15 et 16).
Toujours couverte par la réitération, de plus en plus chargée de tension, du motif initial de la Tétralogie, la fin de la séquence se concentre sur les lieux mêmes du crash, parmi les débris de l’avion qu’arpente une caméra subjective. Celle-ci est censée matérialiser la quête de l’héroïne qui a tenté, comme l’explique Herzog en voix over, de rassembler ces vestiges pour les faire « ressusciter », mais qui va devoir finalement admettre que « rien ne peut être renversé ». Cette reconstitution culmine avec le franchissement, par l’objectif, d’une porte située sur un fragment de la coque de l’avion (fig. 17), un mouvement qui rejoue en quelque sorte le saut dans le vide qu’avait effectué Juliane le jour de l’accident. Au-delà de l’artificialité toute « théâtrale » de cette étrange mise en scène40, retenons avant tout les termes rapportés par la voix over : l’héroïne aurait assimilé sa longue descente dans les airs à la traversée d’un interminable gouffre temporel, dont elle ne se serait libérée qu’à l’apparition de son sauveteur. Ce stade ultime est représenté, à l’écran, par un long cadrage irradié de lumière sur l’accostage d’un bateau d’où s’extrait notamment l’homme providentiel, ou plutôt le vieillard infirme qu’il est devenu, et dont un zoom arrière, constamment réajusté, ne cesse de ralentir la progression vers l’objectif (fig. 18). L’ensemble de cette séquence, jusqu’au générique de fin, baigne dans le flux musical du Prélude de Wagner, qui marque moins une conclusion que l’émergence d’une nouvelle frontière aux contours encore énigmatiques. Dans ce morceau, la répétition inlassable d’un même accord produit une logique de spatialisation graduelle (prenant une forme cyclique, sa progression se mesure uniquement au plan de l’intensité et de l’ampleur de l’orchestration), qui fait pleinement écho aux multiples effets d’étirement ou de superposition du temps dans lesquels s’origine la complexité du montage.
Ce trouble spatio-temporel résulte d’une démarche récurrente de Herzog dans ses documentaires : replacer ses protagonistes (le héros survivant, le témoin, le descendant, l’historien, l’enquêteur, le disciple, etc.) sur les lieux mêmes où s’est produit l’événement exceptionnel, le plus souvent d’ordre traumatique, à l’origine du film. La confrontation de ces personnages aux éventuels vestiges ou aux traces diverses qui subsistent s’avère généralement la source, sinon d’un profond constat d’échec, du moins de la reconnaissance de l’inaccessibilité fondamentale des phénomènes autour desquels se sont pourtant concentrées les tentatives de reconstitution. C’est bien ce dispositif que reconduit Herzog dans sa conclusion wagnérienne de Wings of Hope. La vertigineuse verticalité dans laquelle est projetée l’héroïne offre en effet une stupéfiante actualisation de cet empilement paradoxal des époques que Herzog désigne comme les « abysses du temps »41.
La musique de Wagner est l’une des rares qui puisse renvoyer autant à une tentative de figuration totale du monde qu’à la douloureuse prise de conscience par l’humain de ses insurmontables limites relativement aux potentialités infinies de l’univers. Cette dualité est centrale dans le cinéma de Herzog, qui se focalise sur de singulières expériences humaines, parmi les plus extrêmes qui soient, tout en relevant l’impossibilité d’un réel aboutissement, la difficulté à surmonter les séquelles traumatiques qui découlent d’un exploit, ou encore le caractère absolument indéchiffrable des traces que nous a laissées le passé42.
La référence au mythe, notamment avancée par George Hillman, semble en fin de compte moins pertinente, pour qualifier la tendance wagnérienne qui se joue chez Herzog, que l’évidence du sublime (à laquelle on a souvent rattaché le cinéaste43 et qui est l’une des rares théories esthétiques que celui-ci ne rejette pas, allant même jusqu’à lui consacrer une intervention orale, à l’issue d’une projection milanaise de Lessons of Darkness44). Ainsi les formes bien connues du sublime kantien dépendent-elles de la sensation de vertige qu’éprouve l’humain lorsqu’il prend conscience de ses propres limites relativement à un univers incommensurable. Cette situation, chez Herzog, se traduit généralement par la mise en scène ambivalente, aussi curieuse qu’impitoyable, quelquefois teintée d’accents burlesques, des limitations de la médiation humaine dans sa quête d’une « vérité extatique »45, qu’il s’agisse d’un protagoniste dont le réalisateur souligne la bravoure tout en l’exposant à ses failles, quelquefois jusqu’au ridicule, ou de sa propre présence à l’écran, encombrant intermédiaire qui brise sans cesse les potentialités immersives comme spectaculaires46. Faire appel, dans ce cadre, à la musique de Wagner se justifie pleinement, puisqu’elle recouvre une dialectique comparable entre, d’une part, une puissance expressive située largement au-delà de l’expérience musicale commune et, d’autre part, une grandiloquence dans la prétention au sublime que certains ont pu trouver insupportables, y percevant la mentalité manipulatrice d’un « Histrio » (Nietzsche) ou d’un « chef d’orchestre » obsédé par sa propre gesticulation spectaculaire (Adorno)47.
Cette dualité apparaît comme centrale dans le documentaire consacré par Werner Herzog aux coulisses du Festspielhaus de Bayreuth, Die Verwandlung der Welt in Musik : Bayreuth vor der Premiere, All., 1994)48. Conformément aux principes exposés plus haut, le réalisateur procède d’abord à une sorte de résurrection cinématographique de Wagner par le biais d’une visite aux archives où il fait affleurer de l’ombre, via la lumière inquisitrice de sa lampe torche, des partitions manuscrites du grand compositeur. De cette divulgation jaillit le « Liebestod » de Tristan et Isolde, sur le fond duquel alterne alors une longue série d’images fixes, entre plusieurs portraits du compositeur et les dessins assez conventionnels de ses principaux personnages par Ferdinand Leeke (fig. 19 et 20). La séquence se termine sur le mouvement rotatif d’une vitrine tournante à Bayreuth, où l’on propose bibelots, statuettes et autres produits du merchandising dédié au culte wagnérien (on culmine sur des anges portant le Graal) (fig. 21). D’entrée de jeu, les pouvoirs de transfiguration esthétique du monde, tels que célébrés par le « Liebestod », sont donc contrebalancés par l’objectivation kitsch de Wagner, qu’un Adorno a pu désigner comme l’un des plus solides précurseurs de la culture de masse49. Quant à la collecte maniaque des traces laissées par le compositeur (le sofa sur lequel il est mort ; son ultime manuscrit), elle se voit tout aussi brutalement niée par le relativisme historique professé dans la foulée par le petit-fils du compositeur, Wolfgang Wagner (et cela en dépit du fétichisme généalogique impliqué par sa propre présence aux commandes de Bayreuth)50. Cette déconstruction passe ensuite par une focalisation constante sur les ouvriers de l’ombre du Festspielhaus (costumières, menuisiers, soudeurs, techniciens actionnant les gigantesques décors mobiles, etc.), ainsi que sur la division du travail à l’œuvre dans la machinerie orchestrale. Cette mise en évidence des structures hiérarchisées de l’orchestre se retrouvera à quelques reprises, par exemple quand un panoramique, lors d’une répétition de Parsifal, révèle l’impressionnant line-up de coaches et d’assistants qui est disposé autour du metteur en scène Wolfgang Wagner.
Lors de certains entretiens, ce dévoilement des coulisses se teinte d’une ironie mordante quant à la bien prosaïque réalité qui se dissimule derrière les prestigieuses prestations sacrées de Bayreuth. Par exemple, un entretien avec Yohji Yamamoto à propos de ses costumes pour Tristan et Isolde aboutit à la reconnaissance par le couturier du problème gênant de transpiration posé par la matière synthétique qu’il a choisie pour l’occasion. De même, Herzog joue explicitement sur le décalage comique qui se fait jour entre, d’une part, les explications appliquées de Placindo Domingo quant à la symbolique mystique du calice contenant le Graal, source d’un impact magnétique sur le public, et, d’autre part, la sordide matérialité d’un accessoire de scène grossièrement enrobé de gaffer tape et relié à un dispositif électrique que vient exhiber la caméra (fig. 22).
A cette cruelle démystification répond notamment une série de captations plutôt bienveillantes des singuliers rythmes gestuels qui résultent du travail de mise en scène. Ainsi une longue prise continue, en cadre resserré sur le chef d’orchestre James Levine, alors que celui-ci dirige avec recueillement le Prélude de Parsifal, permet de concentrer l’attention sur les gestes subtils et les expressions passionnées du chef lors de l’exécution du morceau. Cette insistance sur l’implication physique des artistes, plus ou moins touchante ou burlesque, revient comme une constante lors de cette exploration des coulisses de Bayreuth. En témoigne un plan saisissant sur la gestuelle nerveuse d’un directeur du chœur, c’est-à-dire un maillon humain de la vaste chaîne de commandement que permet de synchroniser la partition musicale. L’homme y semble comme écartelé entre, d’un côté, le chef situé hors champ et, de l’autre, les chanteurs à qui il donne périodiquement des signaux débités avec une énergie aussi excessive que soudaine (fig. 23). De même, la caméra s’attarde-t-elle sur Wolfgang Wagner lorsqu’il mime non sans emphase les déplacements de ses comédiens-chanteurs ou sur l’étrange ballet de Yohji Yamamoto quand il ajuste, sans jamais relâcher son attention, les costumes de Siegfried Jerusalem et Waltraud Meier tout au long de leur répétition du duo d’amour de Tristan.
La scène du même ordre où Peter Scheider dirige l’orchestre pour Lohengrin, en chantant seul les parties vocales d’une petite voix éraillée, fait écho aux déclarations de Herzog lui-même qui a toujours mis en avant la naïveté de sa relation à l’opéra. Celle-ci serait, on l’a vu, fondée sur l’attraction immédiate et l’absence de connaissance érudite. C’est bien dans ce sens qu’il faut comprendre la manière dont Herzog nous présente son Lohengrin, Paul Frey (fig. 24). Cet ancien camionneur et hockeyeur canadien à la mâchoire carrée51 affirme effectivement avoir découvert l’œuvre de Wagner par l’entremise d’une cassette audio. Cette anecdote rapproche le ténor de Herzog qui aurait, lui aussi, entendu pour la première fois Lohengrin via un document sonore que lui aurait envoyé Wolfgang Wagner, soucieux de l’attirer à Bayreuth. Le simple fait d’attribuer à un enregistrement l’expérience émotionnelle intense suscitée par un tel opéra peut déjà apparaître comme une provocation à l’encontre de l’expérience mystique réclamée par les aficionados de ce médium, attaché au hic et nunc de la performance théâtrale – a fortiori lorsqu’on évoque l’enceinte sacrée de Bayreuth (et le privilège ultime de pouvoir y mettre en scène une œuvre de Wagner) !
Cette perspective non élitaire, qui fait la part belle aux appropriations les plus élémentaires52, se traduit dans une séquence souvent commentée, à savoir le dialogue entre Herzog et le pompier Werner Junold. Tandis que celui-ci assiste depuis les coulisses à une répétition de Lohengrin, le réalisateur surgit dans le cadre, armé d’une torche et d’un micro, pour s’enquérir auprès de son sympathique aîné des conditions matérielles de son métier et, surtout, de le pousser à entonner lui aussi le chant alors interprété sur scène par Frey (qu’on discerne au fond du cadre, comme le signe flouté d’une secondarisation du spectacle lui-même) (fig. 25). Si Hillman relativise l’importance de ce passage, cette « irrévérence d’écolier » opérant à ses yeux comme une brève démystification n’entamant en rien la logique poétique générale du film, celle d’une « transfiguration du monde en musique »53, Koepnick y voit pour sa part la démonstration de son hypothèse centrale. D’après lui, la constitution, dans les marges mêmes de la scène, d’un régime de théâtralité (ainsi, la performance spontanée d’un pompier en coulisses, éclairé par une simple lampe torche)54 parvient à maintenir l’intensité émotionnelle et affective qui caractérise l’opéra. En effet, loin de se ridiculiser, l’homme connaît parfaitement les paroles et suit la mélodie non sans une certaine aisance.
A l’instar de ce qui se joue dans les films documentaires de Herzog, ce n’est qu’en reconnaissant l’artificialité constitutive de l’opéra, ou en adoptant un point de vue décalé sur celui-ci que l’on peut s’abandonner à la contemplation des affects exacerbés et des grands sentiments humains. C’est la raison pour laquelle, dans un récent entretien, Herzog associe sa révélation la plus forte du dispositif orchestral de Bayreuth (en particulier, la manière « géométrique » dont est graduellement et matériellement élaborée la musique de Wagner) à la vision en extrême plongée qu’offre une « cantine » découverte par hasard (encore une manière de tenir à distance la prétention du grand art)55.
Le cinéma de Werner Herzog, plus spécifiquement ses films documentaires, se situent donc à la charnière de la déconstruction critique de Wagner – à laquelle se sont attelés, avec plus ou moins de finesse et de bienveillance, les intellectuels et les artistes d’après-guerre, et du « retour aux sources » qui s’opère depuis quelques années dans les débats philosophiques et culturels autour du maître de Bayreuth56. La façon dont est abordée, dans Die Verwandlung…, la récupération nazie de Wagner est emblématique de ce positionnement « rédempteur ». Herzog laisse s’exprimer, sans jamais les contredire (tout au plus se borne-t-il à spécifier, sans plus de précision, les « fautes » commises par Wagner lui-même, dans certains de ses écrits), les sommités présentes au Festspielhaus et qui prennent sans détour la défense de Wagner, tels Heiner Müller et, surtout, Daniel Barenboïm, qui signifie vigoureusement sa volonté d’aller diriger Wagner chez lui, en Israël.
Cette séquence est en fin de compte la seule qui aborde explicitement l’histoire de l’Allemagne au fil des multiples occurrences de Wagner chez Herzog. Si celui-ci avait employé le Prélude de L’Or du Rhin dans Nosferatu, c’était certes pour caractériser un glissement vers le passé du cinéma allemand, et plus particulièrement vers l’une de ces figures du mal que Siegfried Kracauer avait cernées comme une préfiguration de l’emprise nazie sur le peuple germanique, mais ce nouveau parcours – malgré l’assimilation du vampire à une peste dévastatrice – s’était résolument refusé à tout discours socio-politique. Loin des références historiques et culturelles, ou des fantasmagories mélancoliques caractéristiques du recours à la musique dans le « nouveau cinéma allemand »57, les usages de Wagner chez Herzog ne se réduisent pas pour autant au champ strictement esthétique (qu’il s’agisse de transfiguration mythologique ou, au contraire, de mise à distance théâtrale). Les documentaires abordés dans cette étude ont permis de mettre en lumière la manière particulière avec laquelle ce cinéaste avait participé à une entreprise plus vaste de réhabilitation de Wagner au sein de la culture audiovisuelle contemporaine. Par ses références régulières, voire sa participation directe à une certaine tradition artistique occidentale « élevée », Werner Herzog se positionne résolument dans une perspective visant à convoquer la puissance évocatrice du grand art, non pas seulement afin d’embrasser les phénomènes les plus démesurés de la nature, mais également pour célébrer les vertigineuses et sublimes limites de l’expérience humaine, y compris dans les faillites catastrophiques des dispositifs technologiques sur lesquels celle-ci prend appui. Le cinéaste ne pouvait à cet égard qu’être séduit par les effets de crescendo infini, le lyrisme exacerbé, ou encore la ferveur sans retenue de la musique de Wagner. Celle-ci lui a permis de matérialiser les seuils vers l’au-delà comme les frontières d’univers réinvestis par l’énergie naturelle, d’exalter l’élévation mystique de l’individu, ou encore de convoquer le rappel funèbre d’un passé fantomatique qui demeure irrémédiablement hors de portée, et dont ne subsistent au final que des traces pathétiques.