« Chaque être humain est un abîme ». Werner Herzog et la peine de mort aux Etats-Unis
Cet article se propose d’étudier deux œuvres très récentes de Werner Herzog : le documentaire Into the Abyss (E.-U., 2011) réalisé pour le grand écran et, dans une moindre mesure, la série documentaire destinée à la télévision, On Death Row (E.-U., 2012)1. Ces deux réalisations ont pour point commun de thématiser la peine de mort aux Etats-Unis. Ce qui nous intéresse plus particulièrement est la façon dont Herzog aborde cinématographiquement ce sujet. Il paraît évident que les règles strictes auxquelles le réalisateur a été confronté pour réaliser ces projets ont eu un impact important sur la forme qu’ont les films aujourd’hui : Herzog ne disposait pas de la liberté de filmer quand et où il le voulait ; les temps d’interviews étaient imposés par l’administration pénitentiaire ; le réalisateur était très limité quant aux possibilités de mise en scène, du moins pour ce qui est des interviews avec les détenus. En dépit de cette rigueur formelle, on peut constater que les films laissent au spectateur une impression comparable à celle d’un film comme L’énigme de Kaspar Hauser (R.F.A., 1974), qui touchait le spectateur par le biais de l’image anthropomorphisée2. Le point de départ de cet article était donc une question très naïve : comment Herzog parvient-il à cela ? Notre première réponse pêche sans doute par manque d’originalité puisqu’elle postule qu’il y arrive par le biais du récit. Une deuxième réponse est plus spécifique à ces films particuliers et touche au complexe anthropologique de la mort.
Herzog répète inlassablement qu’il est un conteur d’histoires. Cela fait partie de sa mythologie personnelle, au même titre que les nouvelles images qu’il veut trouver pour les subsituer aux images galvaudées qui nous entourent. On peut visionner sur le site Werner Herzog Film une courte interview réalisée à l’occasion de la première de Into the Abyss à Londres3. Herzog revient une fois encore sur son ennemi favori, le cinéma direct, pour souligner le fait qu’il est important de provoquer les choses parce qu’un réalisateur, qu’il fasse des documentaires ou des fictions, est nécessairement un conteur. Lorsqu’un peu plus loin dans l’entretien, Erik Nelson, le producteur du film, ose affirmer que Into the Abyss offre un matériau brut, que l’on peut voir comment une « vérité de comptables » se fait et qu’ainsi, le film est très différent de La grotte des rêves perdus (The Cave of Forgotten Dreams, E.-U./Canada, 2011), Herzog l’interrompt brusquement et s’exclame : « Non, non, non, ils plongent tous deux leur regard dans les profondeurs de l’âme humaine ». Cela nous rapproche du titre de cet article, mais il nous faut encore faire un détour.
Dans les cinq films, Herzog poursuit infatigablement le même but : rendre compte du parcours d’êtres humains exposés à des situations extrêmes et dévoiler leur identité propre, dissimulée derrière le caractère exceptionnel de ce qu’ils vivent. Que cette situation extrême réside dans le fait d’attendre dans le couloir de la mort la date de son exécution, de survivre pendant six mois dans une jungle hostile en pleine guerre du Vietnam à la suite du crash de son avion (Little Dieter needs to fly (All./G.‑B./France, 1997) / Rescue Dawn (E.-U./Luxembourg, 2006)), d’escalader un sommet de 8000 mètres au Népal (Gasherbrum, der leuchtende Berg (R.F.A., 1985)) ou d’être sourd et aveugle (Land des Schweigens und der Dunkelheit (R.F.A., 1971)) importe peu. Car Herzog, même s’il est fasciné par ces faits, s’intéresse plus à ce qui travaille ces êtres de l’intérieur. C’est le point de départ de toutes ses histoires, dans ses fictions comme dans ses documentaires. D’aucuns auront reconnu dans le titre de cet article une ligne célèbre du Woyzeck de Georg Büchner. La citation exacte est : « Chaque être humain est un abîme. On a le vertige quand on y plonge le regard »4. Pour Herzog, comme pour Büchner, le devoir de l’artiste, c’est précisément de plonger son regard dans le précipice – into the abyss – afin d’aller chercher l’humain au-delà de l’horreur. C’est précisément ce qu’il entreprend de faire dans les films sur la peine de mort.
Nous aimerions démontrer que Herzog, dans ces documentaires, construit, à partir des cas particuliers qu’il explore, des modèles archétypiques de sa conception de l’humanité mais aussi de la façon de faire du cinéma en général, documentaire en particulier. Car Herzog ne cherche pas à apprendre la vérité sur les crimes ni à faire un film politique contre la peine de mort. Au lieu de cela, deux objectifs constituent sa priorité : premièrement, montrer en quoi le récit, la narration, s’impose à toute situation humaine. Deuxièmement, en quoi le film (documentaire) peut, par le recours à un jeu réflexif, contribuer à exprimer quelque chose sur l’essence de l’humanité.
Into the Abyss tourne autour d’un triple meurtre perpétré dix ans auparavant dans la ville de Conroe (Texas). Les victimes étaient Sandra Stotler, une femme d’une cinquantaine d’années, son fils de 17 ans, Adam Stotler ainsi qu’un ami de ce dernier, Jeremy Richardson. Deux jeunes hommes ont été accusés de ces meurtres : le premier, Michael Perry, a été condamné à mort, le second, Jason Burkett à la prison à vie. Même s’ils clament tous deux leur innocence et qu’ils se rejettent mutuellement la responsabilité du meurtre, il ne fait guère de doute qu’ils sont tous deux directement impliqués. Herzog retrace le déroulement des crimes horribles et crapuleux ; il recourt pour cela à des images d’archives, et interviewe le policier chargé de l’enquête à l’époque. Celui-ci raconte ce qu’il s’est passé, montre les lieux où les scènes d’horreur se sont déroulées, puis revient sur les arrestations. Le policier, gêné, tente une explication : « Trois personnes sont mortes à cause d’une voiture. » Mais cette explication ne provoque que l’incompréhension parce qu’elle souligne essentiellement une chose : l’absurdité, l’absence totale de proportion entre la violence des crimes et leur motif probable. Au cours du film, Herzog s’entretient avec les meurtriers, avec la famille des victimes et des meurtriers, avec d’autres témoins. Il a même parlé avec Michael Perry une semaine avant son exécution.
Narration
Into the Abyss, et les films de Death Row, mettent au jour – et c’est là que réside leur force – le fait que chacun des protagonistes raconte une histoire : la police parce qu’elle veut trouver le coupable, le (la) procureur parce qu’il (elle) veut faire condamner l’accusé, les accusés parce qu’ils veulent prouver leur innocence ou assumer leur culpabilité, la famille des victimes parce qu’elle doit trouver un sens au malheur insensé qui les frappe. Herzog s’oriente également d’emblée vers une narration. Nous sommes donc en présence d’une multitude de récits incompatibles entre eux qui sont cependant agencés dans une trame narrative qui les englobe tous. Into the Abyss, mais aussi le film sur Linda Carty et celui consacré à Hank Skinner dans la série en livrent de bons exemples. Toutefois, on peut distinguer différents modes de récit à l’œuvre dans l’ensemble du corpus. Comme il nous est impossible de tous les évoquer dans le cadre de cet article, nous traitons plus particulièrement de la façon dont Herzog recourt à des structures mythiques au sein de la narration afin de surmonter l’infamie de ces crimes.
Traces du mythe
La recherche sur le mythe a connu au cours des dernières décennies du vingtième siècle un regain d’intérêt. On a vu ainsi paraître des travaux aussi différents que Mythologies de Roland Barthes5, La philosophie des formes symboliques d’Ernst Cassirer6, « La structure des mythes » de Claude Lévy-Strauss7, Work on Myth (Cambridge, MIT Press, 1985 [Arbeit am Mythos, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1979]) de Hans Blumenberg8 ou encore plus récemment les travaux de Jan et Aleida Assmann9. Dans nombre de ces ouvrages, le mythe n’est plus conçu comme le contraire du logos mais comme une tentative de structurer par le biais du récit la réalité à laquelle l’homme est confronté, de façon à ce qu’il puisse y faire face10. Car la qualité première du mythe est sa capacité à s’adapter à l’une ou l’autre réalité. En règle générale, cette réalité a quelque chose de troublant, d’horrible en soi, ce qui la rend difficile à vivre et douloureuse. Dans ce contexte, Hans Blumenberg parle « d’absolutisme de la réalité »11. Dès lors, la fonction du mythe est de « mettre des noms sur le chaos de l’innommable »12. En nommant l’innommable, « on peut en faire le récit »13.
Dans les films sur la peine de mort, Herzog a bien sûr recours à des matériaux préexistants. Les histoires criminelles ne sont donc pas des histoires qu’il aurait inventées. Et, contrairement à ce qu’il fait dans certains de ses documentaires où il raconte une histoire à partir des images (Lektionen in Finsternis [Lessons of Darkness], France/All./G.-B., 1992) en est un exemple célèbre)14, Herzog ne modifie en rien les histoires. Et malgré tout, on peut postuler que son récit touche au mythique. Pour justifier cette proposition, nous nous concentrons essentiellement sur Into the Abyss. A la différence des films de la série documentaire, il est constitué d’un prologue, d’un épilogue et de cinq parties (Prologue, I. The Crime, II. The Dark Side of Conroe, III. Time and Emptiness, IV. A Glimmer of Hope, V. The Protocol of Death, Epilog – The Urgency of Life).
Pour ce qui est de la structure du film, Herzog renoue avec ce qu’il avait proposé dans Fata Morgana (R.F.A., 1971), Lektionen in Finsternis ou encore The Wild Blue Yonder (All./France/Autriche/G.-B., 2005), des films qui ont pour particularité de reposer sur des histoires mythologisantes de début et de fin, ou plutôt de fin et de début15. En effet, tous ces films montrent d’abord des images d’une catastrophe en cours ou passée. Mais tous suggèrent également un possible renouveau. Après l’apocalypse vient la renaissance, la résurrection. Into the Abyss est, à cet égard, une nouvelle variante de ce récit herzogien. C’est aussi ce que souligne le sous-titre du film : A Tale of Death, A Tale of Life et non l’inverse (fig. 1). Naturellement, celui-ci peut suggérer le fait que la mort et la vie sont toujours simultanément présentes, mais on peut tout aussi bien y repérer une succession, ce que signifie par ailleurs la structure du film. Ainsi, après la mort vient la vie, tel un phénix qui renaît indéfiniment.
On trouve, dans l’épilogue du film, un motif bien connu de l’œuvre de Herzog, celui du déroulement cyclique16. Il s’agit là d’un premier aspect qui nous rapproche du mythe. A ce récit herzogien viennent s’ajouter les histoires que racontent les habitants de Conroe et dans lesquelles il n’est (presque) toujours question que de mort et de violence. De même, les prises de vue en extérieur, qui font souvent l’objet de travelling, montrent un environnement de désolation. Si l’on doit se garder de surinterprétations, il n’en reste pas moins que la récurrence de travellings allant de droite à gauche est frappante, en particulier dans Into the Abyss et dans le film sur Hank Skinner, comme si rien ne pouvait aller de l’avant, comme si tout était condamné à revenir en arrière17. On peut noter que ce type de travelling était déjà utilisé dans les documentaires américains de Herzog tournés au début des années 1980 : How much Wood would a Woodchuck chuck (R.F.A., 1976), Huie’s Sermon (R.F.A., 1981) et God’s Angry Man (R.F.A., 1981). John E. Davidson a justement signalé au sujet de Huie’s Sermon que le film feignait de donner une image très directe et très « authentique » de la population afro-américaine aux Etats-Unis. Dans ce film, on ne voit ni n’entend Herzog. Pourtant, le réalisateur est bel et bien présent dans la mise en scène, tout particulièrement en raison de longs travellings allant de droite à gauche et montrant des banlieues noires en état de délabrement avancé, ce qui construit une frontière clairement marquée entre le monde des Noirs et celui des Blancs18. Dans les films sur la peine de mort, Herzog reprend ce motif. Trente ans après ses premiers documentaires américains, l’image qu’il donne des Etats-Unis est celle d’un pays de désolation. Dans les différents travellings, on ne trouve rien qui soit porteur d’espoir : des baraquements, des traces d’un capitalisme exacerbé jusque dans le domaine du religieux, des lieux désertés par la culture et où la pauvreté sous toutes ses formes est criante. Ce faisant, Herzog ébauche l’image d’un pays dans lequel règnent chaos et malheur. Les hommes avec lesquels Herzog s’entretient ont presque tous déjà fait de la prison. Surtout, cela semble constituer un phénomène qui se perpétue de génération en génération : tant le père de Jason Burkett (meurtrier) que celui de Charles Richardson (frère d’une des victimes) purgent une peine de prison à vie. Le caractère répétitif donne l’impression d’une fatalité, d’un parcours déterminé. On songe à une malédiction, qui elle aussi renvoie au domaine du mythe. L’Amérique que Herzog nous montre ressemble à un pays où la boîte de Pandore aurait été ouverte mais dont seul l’espoir ne put s’échapper. Et pourtant, ça et là, des éléments sont suggérés qui pourraient constituer une possibilité de sortir du cycle infernal de la fatalité. Nous y reviendrons.
Trois points de vue sur la peine de mort
En outre, trois personnages centraux ne sont pas des meurtriers (le pasteur, le père de Jason et l’ancien bourreau). Ils apparaissent à trois moments clé du film : le pasteur dans le prologue, le père de Jason dans la troisième partie du film, donc exactement en son milieu, l’ancien bourreau à la clôture le film. Leurs interventions incarnent trois façons d’appréhender la peine de mort, obligeant le spectateur à plonger trois fois son regard dans l’abîme.
Le pasteur
Dans le prologue, Herzog s’entretient avec un pasteur qui accompagne régulièrement les condamnés à mort dans leurs ultimes instants. Ce dernier décrit le déroulement des exécutions, et raconte qu’il lui arrive souvent de toucher la cheville du condamné jusqu’à ce que la mort survienne. Peu après, il évoque sa fascination pour toute forme de vie sur Terre – « un présent de Dieu ». Herzog lui demande alors de décrire une rencontre avec un écureuil, ce qu’il fait. L’émotion ressentie par le pasteur durant son récit est manifeste : il s’interrompt, la gorge nouée et, à la fin de la séquence, alors qu’il exprime son désir d’empêcher l’exécution d’êtres humains tout en reconnaissant son impuissance à le faire, il se met à pleurer. Sa gêne d’être filmé dans cet état est visible, mais Herzog n’interrompt pas la prise de vue et le montre encore pendant un moment. Herzog utilise ici une technique qu’il affectionne et qui est censée, ainsi qu’il le dit, « ouvrir les personnes » en face de lui comme on ouvrirait une noix19. Par là, il signifie sa volonté de détourner ses interlocuteurs d’un récit rôdé, de les déstabiliser afin de parvenir au plus profond de leur âme. L’exemple le plus connu de cette pratique est le film consacré à Reinhold Messner, Gasherbrum, der leuchtende Berg (W. Herzog, E.-U., 1985). A un moment, Herzog demande à Messner ce qu’il a ressenti lorsqu’il s’est présenté à sa mère après avoir laissé son frère mort derrière lui. Messner éclate en sanglots et Herzog laisse la caméra tourner longtemps avant que le plan suivant ne survienne enfin. Dans Into the Abyss, le pasteur incarne une évolution similaire : alors qu’il se présente comme effectuant son travail de manière routinière, en se contentant de reproduire la position officielle de son institution, il s’écroule émotionnellement dès que quelqu’un cherche à aller un peu plus en profondeur. Derrière la façade, c’est un abîme qui se fait jour.
Par ailleurs, durant toute la séquence, le pasteur se tient devant un cimetière de condamnés à mort dont la dépouille n’a pas été réclamée par la famille. Le cimetière est composé de croix en pierre sur lesquelles seuls des numéros sont inscrits. Ce cimetière évoque évidemment les cimetières militaires avec cette différence de taille tout de même que les morts sur le champ de bataille sont effectivement anonymes. Dans notre cas, nous avons affaire à des êtres humains nommément exécutés par l’Etat et qui, après l’exécution n’ont pas seulement perdu la vie, mais aussi leurs noms et donc un signe identitaire fondamental. Ainsi, ils sont effacés de la mémoire sociale et, en tant que « non nommés », expulsés de la communauté. Par ce biais, le cimetière est paradoxalement le signe visible d’une opération d’effacement. La privation, la déchéance de l’humain revient tel un leitmotiv sous différentes formes, dans Into the Abyss, tout comme dans les films de télévision20.
Le bourreau
Fred Allen, l’ancien bourreau, fait une impression très différente de celle du pasteur. On le voit toujours dans la même pièce, peut-être à son domicile. Derrière lui, sur la cheminée, on peut lire le mot « Dream ». De par la construction du film – Allen apparaît à la fin – et de par son discours, il constitue un contrepoint du pasteur : Allen souligne à quel point il serait simple d’abolir la peine de mort. Lui-même a décidé de quitter son travail pour ne plus avoir à procéder à des exécutions car, lors de la dernière mise à mort qu’il eut en charge, il revit soudainement tous ceux qu’il avait menés à l’exécution. Avec Fred Allen, nous avons affaire à une image aux antipodes de celle du début : au lieu d’une anonymisation, au lieu d’une évacuation des exécutés, ces derniers reviennent hanter massivement et individuellement le bourreau qui rêve en retour de pouvoir changer la réalité. Fred Allen est une véritable figure lumineuse. Il apporte l’espoir qui fait tant défaut au début du film. C’est un personnage sur lequel nous reviendrons plus longuement dans la deuxième partie.
Le père
Delbert Burkett est également un personnage porteur d’espoir car il est parvenu à sauver son fils Jason de la peine de mort. Il apparaît comme un homme réfléchi et explique pourquoi, selon lui, la peine de mort ne peut être une solution : exécuter un homme signifie perpétrer un nouveau meurtre sans ramener les assassinés à la vie et sans prévenir ni empêcher de nouveaux crimes. Delbert Burkett est le seul à assumer sa responsabilité et il parvient à faire ce que ni son fils, ni Michael Perry n’ont réussi à faire : se repentir et penser aux parents des victimes.
Mort et vie : l’être humain comme abîme
Dans les premières œuvres de Herzog, les actions se dirigent souvent inéluctablement vers l’arrêt. Cela est particulièrement évident dans des films comme Signes de vie (R.F.A., 1968) ou Aguirre, la colère de Dieu (R.F.A., 1972). Dans Signes de vie, Stroszek, le personnage principal tente de ramener à la vie son environnement qui s’est comme pétrifié. Pour cela, il attaque le soleil à l’aide de fusées de feu d’artifices. Mais il « échoue lamentablement comme tous ceux de son espèce » ainsi que le déclare laconiquement le commentaire en voix over. Dans Into the Abyss, c’est le contraire qui se produit, puisqu’on assiste à une évolution qui va de l’arrêt vers le mouvement21.
Du traitement du médium photographique : images de la mort
On ne s’étonnera guère, dans le cadre d’une série sur la peine capitale, de ce que la mort y joue un rôle important. Elle est omniprésente et évoquée aussi bien à propos des victimes que des assassins. Or, ce thème constitue un défi pour un film documentaire. A la suite d’Amos Vogel, Vivian Sobchack a souligné que la mort était un des rares tabous restant de la représentation cinématographique22, en ce qu’elle entraîne un processus de transformation de la matière23.
Selon Sobchack – la mort et, dans une moindre mesure, la naissance, constituent une « menace pour la représentation » en ce qu’elles ne sont pas ou difficilement représentables24. Le film d’Herzog s’intéresse à ces procédés de transformation de la matière, ce qui donne au réalisateur l’occasion d’introduire une métaréflexion sur le cinéma.
L’anthropologue allemand Hans Belting rappelle dans son ouvrage Pour une anthropologie des images qu’image et mort sont étroitement liées l’une à l’autre en ce qu’elles nous apparaissent comme absence : « L’image s’offre à notre regard à la façon dont les morts se présentent à nous : dans l’absence »25. Plus loin, les photographies de famille dans lesquelles on réintroduit un membre défunt au sein de la communauté familiale par l’intermédiaire d’un portrait, lui permettent de développer cette idée :
« [Une] image trouve son véritable sens dans le fait de représenter quelque chose qui est absent et qui peut donc seulement être là en image. Elle met au jour ce qui n’est pas dans l’image, mais qui peut seulement y apparaître. L’image d’un mort n’est donc pas une anomalie, mais précisément le sens originel de ce qu’est en règle générale toute image. Le mort est toujours déjà un absent, la mort une absence intolérable que les vivants cherchent à combler par une image qui puisse leur permettre de la supporter. C’est ce qui explique que les hommes aient exilé dans un lieu choisi (le tombeau) leurs morts qui ne sont nulle part, et qu’ils leur aient donné un corps immortel dans l’image : un corps symbolique, par l’entremise duquel le défunt est resocialisé, tandis que son corps mortel se dissout dans le néant. »26
Dans Into the Abyss, Herzog semble faire référence à la tradition de ce qu’on a appelé la « memorial photography » (fig. 2). En effet, il filme toujours Lisa Stotler et Charles Richardson avec les photos des défunts posées devant eux (fig. 3). La présence permanente des photographies dans les images animées de Herzog souligne leur absence, devient le signe visible d’une lacune. Mais dans ce film, Herzog a recours à une double médialité. Car il montre les photos d’Adam Stotler et de Jeremy Richardson en noir et blanc (version utilisée par la police), avant de nous les montrer en couleur. Les photos noir et blanc sont donc d’abord des photos de mort montrées en même temps que les cadavres abandonnés dans les bois. Ce n’est que plus tard, comme par une sorte de réanimation, que la couleur surgit dans les photos d’Adam Stotler et de Jeremy Richardson. On a donc ici une sorte de transformation inverse qui va de l’objet – le cadavre – au sujet (la photo d’un être vivant, d’un corps animé). Dans la discussion avec les proches des victimes, Herzog contribue à insuffler de la vie aux morts lorsqu’il demande à la fois à Charles Richardson et à Lisa Stotler de parler de Jeremy et d’Adam. Nous avons affaire à la tentative d’animer une photo par des récits, bien qu’elle constitue essentiellement un signe de la mort, puisque, dans ce qui est représenté sur une image photographique, demeurent toujours quelques éléments renvoyant à la finitude et à la mort. A ce titre, Belting mentionne l’exemple des vêtements ou de la coupe de cheveux qui peuvent être démodés, et on notera aussi le fait que la différence d’âge entre la mère, Sandra Stotler, et la fille, Lisa, a disparu.
A l’inverse, Herzog s’inspire de la photographie dans la façon dont il filme les prisonniers du couloir de la mort qui apparaissent comme dans un portrait encadré. La vitre, derrière laquelle on voit toujours les détenus, revêt également une importance. Elle suggère qu’ils ne sont déjà plus tout à fait dans la vie et qu’on ne peut plus les toucher. Cela est particulièrement bien mis en évidence dans le film consacré à Hank Skinner. Herzog y a recours à deux photographies : l’une montre Skinner avec son épouse (fig. 4), l’autre avec sa fille. Insatisfait des visites au parloir, Skinner évoque son regret de ne jamais avoir de contact haptique avec les deux femmes27. Les photos que Herzog insère à cet instant montrent Skinner et sa fille, puis sa femme, placés respectivement d’un côté et de l’autre de la vitre, ce qui octroie à la vitre la dimension d’un seuil de la mort.
Il est intéressant de constater que pour Jason et Delbert Burkett, qui ne sont pas condamnés à mort, le format n’est plus celui du portrait photographique mais celui de l’écran de cinéma (fig. 5 et 6). Ainsi, le format photo serait lié à l’arrêt et à la mort tandis que le format cinéma serait à relier au mouvement et à la vie. Il s’agit là d’un aspect qui est corroboré par ce que racontent les deux personnages : Delbert Burkett est l’homme qui est parvenu à arracher son fils à la peine capitale qui lui était pourtant promise. Il suppose y être parvenu en émouvant deux femmes jurées par le biais du récit de sa biographie et de celle de son fils. Jason, quant à lui, a réussi à faire parvenir du sperme à son épouse afin qu’elle tombe enceinte. Vers la fin du film, cette dernière montre une échographie sur son smartphone, image elle-même recouverte d’une vitre (fig. 7). Comme évoqué plus haut, Vivian Sobchack rapproche la représentation de la naissance de celle de la mort en ce qu’elles se situent toutes deux aux confins de la représentabilité. Mais Sobchack écrit :
« Bien que [la naissance] implique également une transformation corporelle qui interroge le système social de la représentation de par sa singularité radicale, elle affirme cependant, contrairement à la mort, l’entrée dans la culture conventionnelle, dans l’ordre social et les systèmes de valeurs, dans le monde représentable et dans le monde des représentations. La naissance, pour nous (et potentiellement pour toutes les autres cultures), est le signe qui indique le commencement de tous les signes. La mort, cependant, est un signe qui met fin à tous les signes. […] Ainsi, bien que la naissance et la mort correspondent toutes deux à des processus et à des représentations de moments annonciateurs de transformations physiques et qu’elles menacent la stabilité des codes culturels et des conventions de par leur irréductible originalité, dans notre culture actuelle, la mort est la plus subversive des deux. »28
Il convient ici de souligner le fait que l’épouse de Jason se caresse le ventre, nouvel indice que le haptique est associé au signe de vie, ce qui suggère cette entrée dans le monde de la représentabilité (fig. 8). L’enfant n’est pas seulement visible derrière la vitre du téléphone, mais aussi haptiquement perceptible.
Avec le mouvement de la mort vers la vie que Herzog imprime à son film, il pose également un signe : représenter le monde et l’humain jusque dans l’abîme, tel est l’unique positionnement et le sens de ses films. C’est aussi pourquoi on peut parler chez lui d’une anthropologie de l’image.
La mort en face : images du mourir
Plus problématiques que les images de la mort ou des morts – même si l’on peut débattre des images des cadavres que montre Herzog – seraient les images du mourir. A la question de savoir s’il avait jamais réfléchi à filmer l’exécution de Michael Perry, Herzog répond que jamais il n’assisterait à une exécution, sans parler de la filmer29. Ainsi, il esquive cet instant fatidique en refusant de le filmer. Toutefois, on en trouve une représentation par le biais de la parole, puisque Lisa Stotler a assisté à l’exécution de Michael Perry et qu’elle fait part de son expérience. Herzog propose ainsi un regard médiat. Mais la construction à laquelle il a recours est plus complexe. Dans la cinquième partie, qui s’intitule Le protocole de la mort, le mourir est traité de manière kaléidoscopique et la routine bureaucratique entre en collision avec l’événement personnel bouleversant que représente une exécution. Cette collision intervient une première fois de manière générale par l’intermédiaire du récit de Fred Allen puis une seconde fois via le cas précis de Michael Perry.
Ce procédé suggère l’assimilation de l’Etat à une machine face à laquelle se tiennent des hommes. Cela est d’abord clairement établi par le récit de Fred Allen qui décrit avec une acuité extrême le déroulement d’une mise à mort. Il déclare avoir répété les gestes qui mènent à une exécution plus de cent fois jusqu’à ce que le geste devienne machinal, tout comme s’il avait travaillé sur une quelconque chaîne de production. Mais, lorsqu’il eut à mener pour la première fois une femme vers la table d’exécution, ce fut la rupture. Il raconte que la condamnée l’a regardé et qu’elle l’a remercié, ce à quoi il ne put rien répondre d’autre que « You’re welcome ». Ce n’est qu’à l’issue de l’exécution qu’il se mit à trembler, à suer, et qu’il fit un malaise. A compter de ce jour, il ne put plus jamais procéder à une mise à mort.
Ce que Fred Allen raconte peut être rapproché du concept de visage chez Lévinas. Pour le philosophe, l’autre apparaît comme visage, donc comme regard. A travers ce regard, on prend conscience de ce que l’altérité radicale de l’autre remet en question notre monde. Par là, on peut ressentir le souhait de tuer l’autre parce qu’il menace notre totalité. Mais du visage émane également la résistance infinie contre le meurtre. Cela empêche de s’imposer tout en étant bénéfique aussi car cela invite à la bonté. C’est ainsi que l’on accède à l’ordre de la responsabilité qui me permet d’accéder à la liberté30. Fred Allen, dans cette expérience, dans ce face-à-face avec ce visage vulnérable, a reconnu l’idée de responsabilité. L’éthique de Lévinas postule que l’on n’est un être humain qu’à partir du moment où l’on sort de soi-même pour recevoir l’autre. Herzog saisit très bien ce moment lorsqu’il demande à Allen : « vous avez probablement pensé que cela n’était pas vraiment vous, alors que c’était peut-être votre vrai ‹moi›, qui était enfoui très profondément au fond de vous et qui est apparu à ce moment »31. Ainsi, la confrontation avec la peine de mort devient une confrontation avec soi-même et avec sa propre conception de la vie, donc avec son propre abîme.
Cette première prise de parole dans la cinquième partie fait office de matrice pour la représentation de l’exécution de Michael Perry. Suite à Fred Allen, Lisa Stotler raconte sa perception de l’exécution. En dépit du fait que leurs témoignages sont diamétralement opposés, Herzog crée une continuité à l’image (même échelle de plan, même agencement du cadre). Lisa Stotler émeut fortement lorsqu’elle raconte à quel point Michael Perry était le strict contraire de ce qu’elle avait imaginé : un enfant plutôt qu’un monstre. Se construit ainsi une dichotomie entre ses a priori, façonnés pour parvenir à surmonter la réalité, et le récit de ses impressions qui relate l’humanisation que la réalité oppose à l’imagination. Alors que le récit passe en voix over, Herzog montre les images de Perry quittant le parloir et plaisantant avec les gardiens, ce qui lui donne effectivement un air enfantin et innofensif.
Plus loin, le réalisateur redouble le récit du protocole de l’exécution de Perry par Lisa Stotler en montrant les documents officiels de l’administration pénitentiaire. A ce moment apparaît le numéro dont il a été question précédement au sujet du cimetière. Le meurtre anonyme et mécanique entre ainsi en collision avec l’importance que revêt cette exécution pour Lisa Stotler. Même si leurs positions vis-à-vis de la peine de mort sont opposées, Fred Allen et Lisa Stotler ont tous deux une relation personnelle à la peine capitale, c’est pourquoi le montage instaure une continuité entre eux. Cette représentation tranche avec l’anonymat et l’automatisme, donc avec l’inhumanité, de la machinerie étatique.
Tandis que Lisa Stotler poursuit son récit, on revoit la table à laquelle elle est assise avec les deux photos des défunts. Aux images immobiles s’oppose le récit de la perception du mourir : un mouvement qui s’arrête. Lisa Stotler dit en effet s’être concentrée sur le t-shirt de Michael Perry qui bougeait puis qui s’est immobilisé. Une larme est tombée de ses yeux avant sa mort. Là encore, Herzog revient sur la cabine du parloir, la porte se referme, la cabine est vide. Montrer l’image de Perry tandis qu’il quitte le parloir est déroutant pour le spectateur qui sait que Perry est déjà mort au moment où il voit le film. Le montage permet d’identifier une chronologie : Herzog fait ses adieux à Michael Perry et ce n’est qu’ensuite qu’il est question de son exécution. Il y a donc dans la construction narrative du film un temps qui précède et un temps qui fait suite à la mort de Perry. Le montrer à nouveau vivant introduit un trouble temporel qui n’est pas sans rappeler une remarque de Barthes sur la photographie :
« En 1865, le jeune Lewis Payne tenta d’assassiner le secrétaire d’Etat américain, W.H. Seward. Alexander Gardner l’a photographié dans sa cellule ; il attend sa pendaison. La photo est belle, le garçon aussi : c’est le studium. Mais le punctum, c’est : il va mourir. Je lis en même temps : cela sera et cela a été ; j’observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l’enjeu. En me donnant le passé absolu de la pose (aoriste), la photographie me dit la mort au futur. »32
Barthes répète à plusieurs endroits du texte que la photographie montre que cet être a vécu et qu’il n’est plus. Par la citation de l’image photographique dans l’image cinématographique, Herzog nous le rappelle et assure en même temps au condamné une réincorporation dans la communauté humaine.
Pour revenir à notre point de départ, on pourrait dire que Into the Abyss est devenu un film typiquement herzogien, précisément en raison des strictes contraintes auxquelles le réalisateur était soumis. Le film est construit à partir des récits qu’Herzog récolte et qu’il agence dans sa propre narration par le montage. Par ailleurs, on peut supposer que ce sont justement ces restrictions qui l’ont incité à chercher, dans cet environnement étroit, des éléments qui permettent de transcender le seul contenu informatif et de livrer une véritable réflexion sur les relations entre l’image, la mort et le film documentaire. Cette réflexion se déploie dans Into the Abyss mais aussi dans les films tournés pour la télévision. On pourrait mentionner l’importance que prend la photo de famille dans l’épisode consacré à James Barnes ou encore le souvenir qu’évoque Hank Skinner d’un épisode de Twillight Zone.
Du point de vue de la narration, le recours à la forme du récit mythique introduit un certain déterminisme. Malgré cela, les personnages qui s’expriment montrent aussi que l’on peut sortir de la malédiction grâce à ses propres moyens. C’est ce que suggère Fred Allen mais aussi le jeune homme qui raconte, après avoir été agressé, ne pas avoir ramassé un couteau à ses pieds, car cela lui aurait signifié la prison. Enfin, il est possible d’interpréter cette série de films sur la peine de mort comme témoignant de la nécessité d’accepter l’abîme intrinsèque à l’homme pour s’extraire du cycle de la fatalité. Par cette capacité d’autoréflexion et d’acceptation de soi, l’homme aura la liberté de déterminer ce qu’il fait de sa vie. C’est ainsi que Fred Allen referme Into the Abyss.