Une modernité sous tutelle : le doublage des films d’Antonioni dans l’Espagne du début des années 1960
Christophe Le Baron
Le présent article n’aurait pu être écrit sans la contribution d’un certain nombre de personnes que nous remercions vivement : Rosario Garnemark (Université de Oslo), Diane Garvey (Université de Salamanque), Mónica Gonzalo (Télévision espagnole), Ana Cristina Iriarte (Cinémathèque espagnole), Margarita Lobo (Cinémathèque espagnole), Ana María Martín, Jorge Montalvo, José Manuel Mouriño, Jos Oliver (Rosebud Films), Carlos Paz (Cinémathèque espagnole / Université Carlos III), María Pazos Castelos, José Antonio Pérez Bowie (Université de Salamanque), Félix Piñuela (Télévision espagnole), Trinidad del Río (Cinémathèque espagnole), Bernardo Sánchez Salas, Juan Tébar et Jeroen Vandaele (Université de Oslo).
Une situation paradoxale se produisit en Espagne au début des années 1960 : la sortie commerciale, en version doublée en espagnol, de deux films de l’une des plus importantes figures du cinéma moderne, Michelangelo Antonioni, alors que sévissait une dictature implacable qui était au pouvoir depuis plus de vingt ans, celle du général Francisco Franco, qui perdura jusqu’en 1975. La première de L’Eclisse (L’Eclipse, Italie/France, 1962) eut lieu en 1963 et celle de La Notte (Italie/France, 1961) en 1964.
Comment une telle situation put-elle survenir ? Il faut en fait en chercher la raison principale dans la ferme volonté de cette dictature de perdurer. Franco et son appareil politique présidaient à la destinée du pays depuis la fin de la guerre civile espagnole, en 1939. Entre cette date et le début des années 1960, la société espagnole avait beaucoup changé, et occupait une place nouvelle sur le plan international. Suite à son entrée à l’ONU en 1955, l’Espagne devait ménager l’image qu’elle donnait en dehors de ses frontières, dans un environnement occidental dominé par les régimes démocratiques. Dans le même temps, les Espagnols avaient commencé à profiter des avantages de la société de consommation. Le régime franquiste était pleinement conscient de ces mutations et, dans sa lutte pour la survie, n’avait pas d’autre choix que de se lancer dans un difficile exercice d’équilibrisme entre son autoritarisme et la satisfaction d’une exigence de liberté réclamée aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Dans ce contexte, le cinéma apparaît comme un terrain privilégié pour l’étude du bras de fer entre le régime franquiste et une modernité en provenance de l’extérieur du pays, dont le cinéma d’Antonioni est emblématique. En tant qu’outil de censure, le doublage fait office de témoignage de ce conflit complexe.
Frère et sœur de sang : le doublage et la censure sous la dictature franquiste
Le doublage existe en Espagne depuis l’arrivée du cinéma parlant. Le premier studio se consacrant à cette tâche, T.R.E.C.E (Trilla-La Riva Estudios Cinematográficos Españoles), installé à Barcelone, démarra son activité en 19322. Dès lors, les entreprises spécialisées dans le doublage commencèrent à se multiplier peu à peu aussi bien à Barcelone qu’à Madrid. Jusqu’au début de la Guerre civile, en 1936, les salles de cinéma espagnoles avaient à l’affiche des films doublés, des films sous-titrés et des films appelés « dobles versiones »3. Mais une fois la guerre terminée, en 1939, suite à la victoire du camp franquiste, le panorama changea. Le caractère fortement nationaliste de la nouvelle dictature conduisit cette dernière à vouloir « espagnoliser » au maximum tous les aspects de la vie quotidienne. L’une des nombreuses conséquences de cette ambition fut la promulgation de l’arrêté du 23 avril 1941 interdisant la projection cinématographique dans des langues autres que l’espagnol. Cet arrêté, qui s’inspirait en grande partie de la fameuse loi sur la défense de la langue promulguée par Mussolini en Italie plusieurs années auparavant, rendit le doublage obligatoire pour tous les films étrangers que l’on souhaitait diffuser en Espagne.
Sous le régime franquiste, le doublage devait toujours se soumettre à l’une des institutions les plus représentatives de sa nature autoritaire : la censure4. Le camp franquiste avait commencé à exercer la censure sur les films et sur tout type de document de communication pendant la Guerre civile. Déjà en 1938, une structure de censure organisée avait été créée. Avec l’instauration de la dictature en 1939, le passage à la censure devint obligatoire pour tous les films. Les commissions pouvaient interdire un film, mais aussi exiger qu’il soit modifié ou que des coupes y soient effectuées, le doublage pouvant alors faire office d’instrument de censure5. Ainsi était-il habituel que les censeurs, lors de leur premier examen du film à adapter, le visionnent en version originale. Suite à ce premier examen, ils ordonnaient des suppressions et des modifications dont les distributeurs devaient tenir compte lors de la réalisation du doublage, d’autant plus qu’ils savaient que la commission de censure examinerait à nouveau le film. Par ailleurs, une autocensure – ou, pour être plus exact, une censure préventive – était exercée par les distributeurs. Après quelque temps, ceux-ci furent en effet autorisés à présenter lors du premier examen des censeurs les films déjà doublés, ce qui les incita souvent à réaliser un doublage qui altérait le film original de sorte à contenter les membres de la commission de censure. En ce qui concerne le traitement réservé aux films d’Antonioni et son incidence sur le doublage, nous verrons que le phénomène d’autocensure est particulièrement important.
L’irruption d’Antonioni dans le paysage cinématographique espagnol
Le cas du cinéaste italien illustre de manière exemplaire la tension qui régna entre certains nouveaux secteurs de la société espagnole et l’appareil franquiste au début des années 1960. Au commencement de cette décennie, l’œuvre d’Antonioni était pratiquement inconnue en Espagne. Le public espagnol n’avait pu voir exceptionnellement que quelques-uns de ses films lors de séances uniques organisées dans le cadre des semaines consacrées au cinéma italien qui commencèrent à être organisées à Madrid au cours des années 1950. Malgré cette méconnaissance, Antonioni devint, à partir de 1961, le réalisateur dont parlaient le plus les revues de cinéma espagnoles de l’époque, en particulier Film Ideal et Nuestro ciné, qui étaient les plus en phase (notamment la seconde) avec une frange de la population jeune et cinéphile qui supportait mal la dictature. Mais quel sens cela avait-il de se soucier autant d’un réalisateur dont presque personne n’avait vu les films ? On trouve la réponse dans l’éditorial du premier numéro de la revue Nuestro cine datant de juin 1961, qui est consacré quasiment dans son intégralité au cinéaste italien : Antonioni était considéré sur le plan international comme « le réalisateur le plus intéressant du moment » et on refusait la logique selon laquelle ses films ne devaient pas sortir en Espagne. Autrement dit, Antonioni était un instrument permettant de plaider en faveur de la légitimation du régime espagnol au sein du monde occidental.
Avec l’entrée au gouvernement de Manuel Fraga Iribarne, alors jeune politicien, qui obtint le poste de ministre de l’Information et du Tourisme en 1962 commença la période connue sous le nom d’« ouverture ». Celle-ci se caractérisa par une évolution des médias visant à satisfaire la soif de liberté d’expression manifestée par certains groupes sociaux déterminés, notamment les jeunes. Dans cette nouvelle conjoncture, les films d’Antonioni figuraient parmi ceux que les instances officielles avaient décidé de laisser circuler, avec un double objectif : projeter à l’extérieur du territoire national une image de modernité conforme à l’environnement européen ; essayer de gagner la sympathie d’Espagnols mécontents du régime. Ainsi, un cycle Antonioni fut choisi pour inaugurer les séances publiques de la Cinémathèque nationale aux côtés d’un autre consacré à Eric von Stroheim en 1963. Et c’est au cours de cette même année que fut autorisée la sortie en version doublée de L’Eclisse dans les salles commerciales, c’est-à-dire dans le circuit destiné au grand public. L’Avventura (Italie/France, 1960), qui, comme chacun sait, forme une sorte de trilogie avec les deux autres films que nous étudions ici, n’eut pas cette chance puisqu’il fut interdit par la censure6. Mais un an plus tard, en 1964, La Notte réussit également à être, en version doublée, à l’affiche des salles commerciales7.
La voix qui guide : le cas de L’Eclisse
La trajectoire de L’Eclisse à l’intérieur du circuit commercial ne fut en rien facile, notamment en raison de la réaction du public qui venait voir ce film, tout du moins à Madrid. Plusieurs commentateurs firent allusion aux rires et aux huées que l’on entendait par intermittence dans la salle pendant sa projection, et justifièrent même ces réactions précisément par le fait que les spectateurs n’étaient pas suffisamment familiarisés avec un cinéaste dont ils n’avaient jamais eu la possibilité de voir les œuvres auparavant. À l’heure actuelle, la version doublée de L’Eclisse sortie en 1963 est perdue. En outre, il est extrêmement difficile de recueillir le témoignage de personnes qui ont pu voir le film à ce moment-là. Nous disposons toutefois d’informations qui figurent dans diverses publications de l’époque. Grâce à elles, nous savons que plusieurs dialogues du film furent transformés et différentes séquences coupées.
Parmi les modifications apportées, il convient de souligner celles qui concernent la célèbre séquence finale sujette à polémique qui, semble-t-il, fut partiellement mutilée dans la version doublée. À l’origine, cette séquence était formée de dizaines de plans d’espaces urbains qui se succédaient en silence pendant près de sept minutes, sans aucun lien évident entre eux. Plusieurs critiques d’époque mentionnent le fait que ce passage, en plus d’avoir subit plusieurs coupes, était accompagné d’une voix over, artifice également employé au début du film. Le critique Marcelo Arroita-Jaúregui écrit dans la revue Film Ideal que les voix over de cette version avaient pour objectif d’« aider le spectateur à comprendre un cinéma très différent de celui auquel il était habitué » ; la première, située au début du film, comportait par ailleurs « certaines sentences morales »8.
Les critiques exprimèrent leur refus d’une telle utilisation du doublage. Arroita-Jaúregui lui-même signale que les formules moralisantes de la première voix over sont superflues et que la seconde voix over n’apporte rien, bien au contraire, étant donné qu’elle altère la fin sophistiquée orchestrée par Antonioni en essayant d’expliquer ce que l’on voit à l’écran9. Un autre critique, Gonzalo Sebastián de Erice, n’est pas plus tendre puisqu’il qualifie ces deux voix over de « traditions nationales »10. En effet, il ne s’agit là en aucune façon d’un cas isolé. On peut trouver à cette époque d’autres exemples de tentatives de création d’un nouveau discours dans un film étranger à l’aide de la technique de la voix over. D’après les témoignages de l’époque, ce type de doublage fut également utilisé pour modifier la fin originale de quelques-uns des rares films néoréalistes dont la sortie fut autorisée en Espagne, ainsi que les œuvres de certains auteurs jugés inacceptables par le franquisme du point de vue de la morale. Dans de tels cas, la volonté de réorienter le propos du film vers une morale catholique et d’éviter la cruauté des fins sans espoir présidait à l’utilisation de la voix over. De toute évidence, le film L’Eclisse participe de ce phénomène, bien qu’il se singularise par le fait que le doublage y sert à expliquer un film atypique au spectateur.
Les critiques n’hésitent pas à attribuer la responsabilité de ces manipulations à la pratique du doublage effectuée par le distributeur, Radio Films. Tout semble indiquer que nous sommes effectivement face à un cas de censure préventive de la part de cette société. On constate en effet que Radio Films édulcore le résumé du film joint à sa demande officielle d’autorisation de doubler en rédigeant l’intrigue d’une façon mélodramatique qui s’éloigne du ton réel du film. Et le rapport du comité de censure sur le film, qui a été conservé, ne contient que très peu d’indications relatives à des coupes ou à des modifications à effectuer11. Par conséquent, étant donné qu’il existe des modifications par rapport à l’original dans la version projetée lors de la première, on peut supposer qu’elles furent le fait du distributeur.
La Notte en espagnol
Du point de vue des modifications apportées via le doublage, le cas de La Notte est très semblable à celui de L’Eclisse. En 1962, une seule et unique projection du film en version originale avait été autorisée à titre exceptionnel pour le gala annuel tenu par Triunfo, un hebdomadaire appartenant au même groupe éditorial que la revue Nuestro cine, avec laquelle il partageait un point de vue critique sur le franquisme. Cette autorisation fut l’un des premiers signes d’ouverture que les autorités chargées du cinéma lancèrent en direction des secteurs de la population avec lesquels elles avaient le moins d’affinités sur le plan politique. Mais deux ans plus tard, le distributeur C.B. Films voulut lancer le film dans le circuit commercial – donc dans une version doublée –, dans le sillage de L’Eclisse. Dans les dossiers qui datent d’avant sa sortie en 1964 et qui ont été conservés, on observe que les censeurs, après avoir vu le film en version originale, exigent que certaines séquences soient coupées. Lorsque, quelques mois plus tard, le film repasse à la censure une fois doublé, les membres de la commission ne font aucun commentaire et donnent leur feu vert à cette version12. Nous devons donc supposer que les modifications par rapport à l’original dans le doublage en espagnol furent décidées par C.B. Films afin de rendre le film acceptable pour l’institution chargée de la censure.
Aucune des critiques que nous avons pu consulter ne suggère le fait que la sortie de ce film aurait provoqué le même type de réactions chez le public que L’Eclisse. Il faut noter que c’est peut-être justement à cause des problèmes rencontrés par ce dernier que la sortie du film La Notte ne suscita pas autant d’attention et d’attentes. Les critiques mentionnent toutefois certaines coupes conséquentes dans la version projetée lors de la première qui correspondent à celles que la censure avait ordonnées. Mais elles ne font aucune allusion à l’existence d’éventuelles modifications apportées par le biais du doublage en espagnol. Toutefois, après vérification, nous avons constaté que de telles modifications existent bel et bien et, pour les aborder, nous les avons divisées en deux groupes : celles qui consistent à ne pas doubler certains passages de l’original et celles qui résultent de manipulations destinées à changer la signification initiale.
Contenus écartés lors du doublage
Dans la version espagnole de La Notte, on peut s’apercevoir qu’au moins un dialogue et plusieurs phrases isolées de l’original italien n’ont pas été doublés. De façon générale, ces contenus ne correspondent pas à ce que les protagonistes principaux des séquences sont en train de dire ou de faire, mais concerne ce qui se passe à l’arrière-plan et qui peut dès lors être modifié aisément sans être noté par le spectateur. Les évictions portent essentiellement sur la sexualité et la politique, soit les deux « bêtes noires » de la censure et de l’appareil franquiste.
Concernant la politique, la suppression porte sur un commentaire que l’on entend au moment où les plombs sautent à cause d’une tempête lors d’une fête nocturne, organisée dans une luxueuse villa des environs de Milan, à laquelle est venu prendre part le couple formé par les deux personnages principaux, c’est-à-dire Giovanni Pontano (Marcello Mastroianni) et sa femme Lidia (Jean Moreau). Dans l’original italien, lorsque Giovanni entre dans un salon bondé et plongé dans le noir, on entend un homme prononcer ces mots : « La spéculation politique… » (« speculazione politica ») (fig. 1). Ce simple commentaire a disparu de la version doublée, tout comme les quatre propos à signification sexuelle tenus lors du long épisode de la fête qui débute lorsqu’éclate la tempête : l’insulte « une traînée » (« una sgualdrina ») qu’une femme profère en passant à côté de Lidia sans que l’on sache très bien si c’est à cette dernière qu’elle s’adresse ; la demande cocasse d’un strip-tease faite par un garçon à une jeune fille durant la baignade d’un groupe de jeunes dans une piscine ; l’exclamation excitée d’une jeune fille qui se trouve au milieu du salon plongé dans l’obscurité et qui nous apprend à quel point elle est mouillée, puis ses paroles lorsqu’elle demande à son compagnon de la caresser ; enfin, les câlineries affectueuses qu’une fille fait à un garçon avec lequel elle est allongée derrière un canapé, en lui disant « Mon amour, mon amour, mon amour ! Que tu es tendre ! Mon amour, mon amour, mon amour ! Que tu es petit ! Mais que tu es beau ! Ah ça ! Tu es vraiment beau et tendre ! »13.
La suppression de ces expressions va dans le sens des exigences de la censure qui ordonna par exemple d’éliminer le moment où, dans un hôpital, une malade nymphomane toute nue dans son lit désire que Giovanni s’approche d’elle, le passage où celui-ci observe les seins nus de Lidia, celui du strip-tease effectué par une danseuse devant les deux personnages principaux dans une boîte14, etc. Tout concourt à éradiquer le plus possible la dimension érotique du film. Mais par rapport à la brutalité et au rejet dans le néant qu’impliquent les coupes, le non doublage des commentaires susmentionnés fonctionne comme une érosion qui modifie progressivement et lentement le ton des séquences. Dans la version doublée en espagnol, la fête nocturne perd ainsi une très grande partie de son atmosphère de chasse sexuelle de plus en plus âpre, contexte dans lequel l’aventure de Lidia avec un homme mystérieux et celle de Giovanni avec Valentina (Monica Vitti), la fille de leur hôte, prennent tout leur sens.
Contenus doublés
Nous rencontrerons également ce changement de ton lors de l’analyse du contenu doublé. De fait, pour ce qui est des effets de ce qui a été doublé en espagnol, il convient tout d’abord de signaler qu’il s’agit d’une transformation qui a une incidence sur le film dans son ensemble puisque les personnages qui, dans la version originale, parlaient sur un ton familier mais poli, s’expriment dans la version espagnole sur un ton plus guindé qui confine parfois à la pédanterie15. À ceci s’ajoute un autre aspect tout aussi important qui résulte des voix choisies pour le doublage des personnages principaux : celles-ci, en effet, ont en général un timbre plus grave et une nuance plus sérieuse que celles de La Notte tel qu’Antonioni l’a tourné. La version espagnole contient de nombreuses scènes où cette conjonction de facteurs pourrait être vérifiée. L’une des plus notables est peut-être celle de la visite à l’hôpital que Lidia et Giovanni rendent à un ami atteint d’un cancer en phase terminale (fig. 2). Le doublage espagnol ajoute du désespoir dans la voix de cet ami malade, qui ignore que sa situation est sans remède, alors que dans la version italienne, sa voix, même si elle a aussi un certain ton désespéré, semble plutôt osciller entre la fatigue et la douleur physique. Au cours de cette scène, alors que dans le film original on entend « l’entreprise qui m’attend », la phrase correspondante dans la version espagnole est « la mission que la vie m’a confiée »16. Autre exemple : « Tu dis ça par coquetterie » dans le film original se transforme en « Je ne crois pas que tu défendes ce que tu dis »17. Enfin, Giovanni dit « C’est bien de s’insulter de temps en temps » dans le film original, ce qui devient « De temps en temps, nous devrions considérer notre propre petitesse »18 dans la version espagnole.
Pourquoi cette affectation dans l’expression et, en définitive, dans l’interprétation des personnages ? Dans ces scènes et dans d’autres où l’on constate la même modification, il n’y a pourtant rien qui ressemble à de la grossièreté dans le ton familier italien. Bien au contraire, il y aurait même plutôt de la politesse et de l’éducation. Le studio de doublage ou le distributeur a-t-il estimé qu’il s’agissait là de la traduction, de l’interprétation, en définitive, du ton qui correspondait à un film « intellectuel » comme celui-là ? Que ce ton était celui que devait percevoir le public potentiel d’un tel film ? Le fait est que le résultat rend le film La Notte plus prétentieux et plus distant19.
En plus de cette transformation générale, nous en observons d’autres qui sont l’indice de manipulations qui dénotent la tutelle morale et culturelle. Parmi celles-ci, on distingue indubitablement celle qui fut opérée sur le personnage de Valentina, la fille du riche entrepreneur chez qui se déroule la fête. Elle déambule, partageant son temps entre la lecture du livre Les Somnambules20 et l’ennui. Elle finit par rencontrer Giovanni dans l’une des pièces de la maison. Ils flirtent tout en jouant à lancer un bracelet appartenant à Valentina sur les carreaux du sol dont ils se servent comme d’un damier. Lorsque Giovanni, sans le faire exprès, lance le bracelet hors du carrelage, Valentina s’aperçoit que la pierre précieuse dont il était serti s’est détachée et est perdue. Dans l’original italien, on entend alors le dialogue suivant :
« V. : Ce n’est pas grave, c’était un vrai rubis.G. : Ça vous amuse beaucoup de faire la cynique ?V. : Non. »Dans la version doublée en espagnol, le dialogue est le suivant :« V. : Ce qui peut s’acheter, je peux le retrouver.G. : Y a-t-il quelque chose que vous ne pouvez pas retrouver ?V. : Oui, moi-même. »21
C’est ainsi que commence la profonde altération que le personnage subit dans la version doublée. Comme on peut l’observer, alors que le premier dialogue attribue à Valentina un cynisme qui semble tiraillé entre la douleur et l’indolence, le second dépeint le personnage comme un être caractérisé par un conflit dont il paraît très conscient puisqu’il est en mesure de le verbaliser. À partir de cet instant, cette version de La Notte définit Valentina par un conflit qui, formulé ici dans les termes du mélodrame traditionnel, est absent de l’original.
Ce ton différent apparaît de façon patente dans un passage du film où Giovanni, après que Valentina a joué au chat et à la souris avec lui, parvient à la retenir et à lui demander de discuter de leur relation (fig. 3). Elle lui parle de son incapacité à tomber amoureuse et, à un moment donné, elle actionne un magnétophone sur lequel elle a enregistré un monologue dans lequel elle explique qu’elle recherche le silence, mais qu’elle a beaucoup de mal à le trouver. Elle est forcée d’entendre des sons inutiles qui épuisent ses forces, ainsi que des mots qu’elle aimerait mieux ne pas entendre mais qu’elle doit supporter « comme tu supportes les vagues de la mer quand tu t’allonges pour faire le mort »22. Dans la version doublée en espagnol, ce monologue est remplacé par un monologue différent dans lequel Valentina commence par réfléchir au fait que la clé de sa vie est enfouie quelque part dans son enfance, dans le vide qu’elle ressent parce qu’elle n’a jamais rien eu de ce que les autres enfants ont habituellement. Elle n’a, par exemple, jamais lu de contes pour enfants. Ce constat la mène à la conclusion qu’elle a été élevée par un « jardinier trop soigneux, mais peu expérimenté » par la faute duquel elle a fini par se faner un peu : « Par la suite, une fois le jardinier décédé, la plante se développe et devient vigoureuse. Mais il est déjà trop tard. »23
La modification radicale opérée ici grâce au doublage contribue à situer le personnage aux antipodes des coordonnées psychologiques qui étaient les siennes au début du film. Le premier monologue implique que Valentina, un personnage dont nous savons déjà qu’il peut être cynique et bougon, éprouve un malaise existentiel quelque peu indéfini qui laisse deviner la gêne qu’elle ressent dans la communication avec son entourage. Le monologue de la version doublée dessine un autre profil de Valentina en faisant de cette dernière un personnage qui souffre et vit prisonnier d’un conflit existentiel exprimé avec beaucoup d’émotions et dont la cause, identifiée, est précise : l’éducation reçue durant son enfance. Il s’agit d’un monologue qui évolue en exploitant des procédés mélodramatiques éculés, comme le renvoi à l’enfance et à ses contes ou le recours à l’image du jardinier et de la plante pour exprimer métaphoriquement l’idée de l’éducation. En définitive, ce monologue efface toute trace de l’univers âpre, austère, et incommode dans lequel vit la jeune femme, et supprime les références morales ambigües. Par extension, il réduit la présence de cet univers chez les personnages qui entrent en contact avec celui de Valentina, c’est-à-dire Giovanni et Lidia, et les dépouille de cette marque du cinéma moderne qu’est la représentation d’un malaise existentiel dont l’origine est diffuse, inexpliquée. La Valentina « espagnole » n’est pas un être humain à la fois cynique et malade, plongé dans un malaise contemporain, mais une « pauvre petite fille riche » typique du mélodrame conventionnel, qui souffre et qui, dans sa vie d’adulte, paie les conséquences de n’avoir pas été élevée comme il se doit. Nous retrouvons donc ainsi un positionnement moral des personnages moins gênant pour la censure officielle. Le public, pour sa part, fut exposé à un contenu plus conservateur.
Plus fondamentalement, le monologue doublé en espagnol tend à clarifier le récit, tandis que le texte original, qui évoquait des images et des situations typiques des films d’Antonioni et, par extension, du cinéma moderne, ne participait pas véritablement à l’établissement d’une ligne narrative. L’évocation flottante par Valentina d’espaces différents rappelle la géographie poétique de l’épilogue de L’Eclisse qui, précisément, fut censuré et expliqué au public espagnol. Le monologue du doublage en espagnol, lui, atténue grandement la sensation d’« étrangeté » stylistique de La Notte : Valentina, en s’expliquant, introduit des rapports de cause à effet qui renforce la narrativité du film, et recourt à des lieux communs absents du film d’Antonioni.
Le cas des films La Notte et L’Eclisse de Michelangelo Antonioni montre que le doublage est un domaine où se manifestent les pressions de différents secteurs qui doivent cohabiter à l’intérieur d’un régime dictatorial tel que le franquisme. Le contexte sociopolitique autorise la sortie en version doublée de deux films de l’un des principaux auteurs du cinéma moderne : le régime accepte ce qui, auparavant, aurait été impossible, mais il veut exercer un contrôle. Les principes qui sous-tendent le doublage de ces deux films résultent par conséquent de la cohabitation forcée de deux secteurs de l’univers cinématographique franquiste : la censure officielle et les distributeurs. Cette cohabitation repose sur un secteur qui fixe les règles, la censure, et sur un autre qui doit les respecter pour arriver à ses fins, les entreprises de distribution. Pour ce qui a trait au doublage, ces dernières assumaient non seulement l’action directe de la censure mais mettaient aussi en marche une censure préventive afin d’atteindre deux objectifs : obtenir l’approbation des censeurs et satisfaire le public.
La double action de la censure officielle et des distributeurs eut pour résultat deux doublages où se mêlent intérêts commerciaux et censure morale, sexuelle, culturelle et politique. Ce fut le prix à payer pour réussir à mettre en circulation la version doublée de L’Eclisse et celle de La Notte en Espagne entre 1963 et 1964. Le résultat de cette intervention fut, entre autres, une tentative d’éloigner ces deux films du malaise moral contemporain qui est propre aux œuvres du réalisateur italien et de les rapprocher de la morale traditionnelle enracinée dans le catholicisme et une représentation mélodramatique prônés par le franquisme. De même, on observe une volonté de neutraliser l’« étrangeté » cinématographique de l’œuvre d’Antonioni afin d’éviter de trop décontenancer le spectateur moyen. Ces phénomènes permettent de mieux saisir en quoi le doublage est instrumentalisé par le régime de la dictature pour essayer de mettre sous tutelle non seulement le cinéma moderne, mais aussi le public susceptible de voir des films de ce type.