Peter Mettler, artisan du temps
Depuis plus de 20 ans, Peter Mettler, cinéaste canado-suisse né en 1958 à Toronto et figure de la nouvelle vague canadienne des années 1980, est également considéré comme un artiste polyvalent. Il expose régulièrement ses photographies, participe à des performances (danse, théâtre, etc.) en tant que scénographe et se livre au VJing1 en collaborant avec de nombreux DJ dans des festivals de musique électronique. Cet essayiste du cinéma du réel2 évolue « aux frontières de beaucoup de choses – entre continents et cultures, entre formes cinématographiques, […] entre intellect et intuition, entre document et illusion, entre masculin et féminin, entre ordre et chaos »3. Le travail de Peter Mettler ne correspond à aucune forme ni à aucun genre défini. Entre expérimentation et essai personnel, film de fiction et documentaire, le cinéma de Mettler est avant tout une combinaison d’expériences visuelles et sonores4, le cinéaste se souciant toujours de porter le cinéma au-delà d’une lecture linéaire et univoque.
Dix ans après Gambling, Gods and LSD (Suisse/Canada, 2002), film documentaire salué et primé dans plusieurs festivals à renommée internationale5, il revient avec The End of Time (Suisse/Canada, 2002), dont la forme s’apparente à un essai visuel. Entre transe hypnotique et quête de l’impossible, ce troisième opus – commencé avec Picture of Light (Suisse/Canada, 1996) – ouvre des champs philosophiques et métaphysiques en lien avec les innombrables dimensions perceptives du temps. La structure même du film répond à une logique organique en mettant en perspective différents lieux et évènements qui n’ont a priori rien à voir entre eux.
Il ne s’agit pas cette fois d’un récit linéaire mais d’une multitude de couches narratives exprimant une préoccupation centrale chez Peter Mettler :
« Être dans le présent, être connecté, sans la caméra, sentir que les choses se connectent entre elles, comprendre les associations. C’est un paradoxe car quand on regarde un film il y a quelque chose qui est hors temps. Si vous essayez de montrer une personne qui est connectée avec le monde au moment où vous l’avez filmée, il est difficile de la connecter avec le moment du film. »6
Dès lors la question se pose, aussi ambiguë et complexe : qu’est-ce que le temps ?
Une longue interview de Peter Mettler figurant dans le dossier de presse du film nous informe de l’ampleur du travail. Tout au long de l’élaboration du projet, le cinéaste a tenté de donner des éléments de réponse sans pour autant affirmer que le temps est une chose ou une autre. On est surpris d’apprendre, quand on sait à quel point il est presque impossible aujourd’hui pour un réalisateur de faire un film sans avoir à expliquer les détails de sa démarche lors de la recherche de fonds, qu’au départ du projet seules quelques lignes avaient été rédigées pour donner un axe et formuler des désirs. C’est en grande partie au tournage et au montage que le film s’est écrit et a trouvé sa structure :
« Le projet a duré 5 ans entre les première idées et le film terminé en 2012. Le tournage s’est étalé sur plus de 3 ans. […] Tout en me documentant énormément sur le sujet, le développement consistait également à passer beaucoup de temps à filmer et observer la nature, le cycle des saisons. Bref regarder passer le temps ! »7
Le reste s’est joué à mesure que le temps s’écoulait, afin que la fascination d’un cinéaste pour ce qu’il ne sait pas et ce qu’il ne peut pas contrôler puisse le guider : « J’ai essayé de dresser un tableau d’idées connexes, des idées qui peuvent se rencontrer et se confronter, le tout d’une façon très personnelle et subjective. »8 Plusieurs films ont donné raison à Peter Mettler dans sa défense d’une méthode centrée sur le processus et non sur la linéarité d’une approche déterminée à travers un scénario9. Cette liberté, il la doit certainement à son producteur principal (Maximage, Zurich) qui a su comprendre que la méthode du cinéaste est indissociable du regard qu’il porte sur le monde, et que c’est en instaurant un rapport de confiance entre l’auteur et la production que le film a toute sa raison d’être, au-delà de considérations financières de rentabilité et d’une certaine idée du spectateur aux attentes et réactions fantasmées.
C’est sans scénario ni plan clair que Peter Mettler, souvent seul ou accompagné d’une équipe très réduite, s’est adonné à l’observation du temps en procédant par associations thématiques où cohabitent la science, la religion et la nature représentées au travers de rencontres dans différents milieux sociaux. Bien plus qu’un voyage aux allures de road movie, The End of Time est une aventure expérimentale qui n’a de cesse d’évoluer au fur et à mesure des rencontres que le cinéaste fait et des lieux qu’il traverse en explorateur du monde contemporain, sans carte ni boussole, mais avec une caméra légère de type 1 EX Sony et un appareil photo Canon 60D choisis pour leurs flexibilités. Cette technique peu encombrante permet à Peter Mettler de prendre le temps de récolter des images qui, par la suite, seront montées en procédant à un « jeu de libres associations à partir d’un thème donné »10 (fig. 1).
Dès les premières minutes du film, sur des images accélérées donnant à voir un aperçu de ce qu’auraient pu être les débuts de l’humanité, la voix over du cinéaste nous invite posément à l’accompagner dans sa quête du temps :
« Au commencement il n’y avait aucun nom. Les choses n’ont pas de nom. Nous les avons inventés. […] Au commencement le temps n’existait pas ou en d’autres termes, il n’y avait que le temps. On ne doit pas toujours connaître le nom de ce que l’on voit. Peu importe l’heure qu’il est. » (fig. 2)
La structure générale du film s’organise en plusieurs parties, chacune correspondant à un lieu et à des protagonistes particuliers, qui renvoient à une façon singulière de considérer et représenter le temps.
Le temps scientifique
Cette exploration du temps commence au CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire, située à Genève) dont la visite introduit un questionnement sur la science, et plus précisément celle des particules, dont l’enjeu, selon certains de ses défenseurs, consiste à révéler un jour les mystères de la création. Sur un parking aux abords des bâtiments qui cachent les recherches, Peter Mettler est reçu par un scientifique, sourire et pipe aux lèvres, sympathique et lunaire ; il nous invite à l’intérieur pour nous aider à comprendre quelles furent les premières secondes de notre univers. Peter Mettler se tient à ses côtés. Plusieurs remarques anodines ne manquent pas de troubler le spectateur dont elles déçoivent les attentes relatives à l’enjeu du film. En effet, Peter Mettler rompt ostensiblement avec la rhétorique habituelle du documentaire télévisuel qui vulgarise trop souvent son sujet en un exposé scolaire. Il semble affirmer son parti pris de ne pas prétendre élucider la question de la nature du temps, mais plutôt de rendre compte de son équivocité. Il s’attache plutôt à saisir l’environnement des chercheurs, mettant par exemple l’accent sur le naturel décontracté de toutes les personnes qui travaillent dans l’organisation. Un exemple de cette approche est fourni par une séquence lors de laquelle nous saisissons furtivement dans un mouvement de caméra un instant où plusieurs collaborateurs du CERN sont en train de sabrer le champagne aux abords de l’accélérateur de particules, sans que les raisons de cette célébration ne soient explicitées. Nous restons loin du cliché des hommes en blouse blanche alignant des formules sur un tableau noir, s’exclamant de joie quand le x répond au y.
La visite du CERN demeure ainsi peu explicative et possède plutôt un caractère évocateur, ainsi qu’une forte dimension esthétique. Adoptant une posture similaire à celle du réalisateur, nous restons en marge de ce milieu, incapables d’en pénétrer le fonctionnement. La splendeur des plans plein cadre du noyau central de l’accélérateur de particules impose une admiration muette, qui semble la seule réaction possible.
Le temps ressenti
Ailleurs, c’est une pluie de particules numériques sur un écran d’ordinateur mélangées en surimpression à des chutes de neige qui exprime une certaine forme du temps ressenti (fig. 3 et 4). Nous ressentons le poids de l’écoulement du temps, la neige qui tombe, la pluie derrière une vitre de voiture, un chat somnolant, peut-être là depuis des heures. La séquence enchaîne des images de détails impossibles à situer, un dispositif technique dans une chambre montrant le chat que nous avons vu plus tôt, un groupe de personnes autour d’un feu, un volcan quelque part. Les espaces représentés ne sont pas identifiés, ils demeurent abstraits. Dépourvus de sujets, les plans ne font sens dans cette partie du film qu’en raison d’une équivalence entre le temps représenté et le temps ressenti au moment de leur visionnement.
Le temps géologique
Direction Hawaï où des volcans en éruption déversent des tonnes de lave fumante et indomptable alors que la bande son accompagne ces images aux rythmes d’une musique électronique hypnotique. Cette lave filmée en temps réel semble avancer au ralenti, dans un mouvement inexorable, recouvrant tout sur son passage, ne laissant aucune chance à la moindre brindille de lui échapper. Plus loin pourtant, dans un endroit où la lave d’une précédente éruption a déjà refroidi, la végétation rejaillit comme aux premières heures de l’île. Le paysage ne cesse de se modifier dans cette partie du monde où l’homme ne semble plus maître de rien, où il ne peut se battre contre les éléments naturels d’une rare violence. Peter Mettler a su saisir le renouvellement de cet archipel, malgré sa lente destruction par le feu et les cendres, en exposant en plans fixes et en panoramiques des images de la végétation au milieu d’un désert noir, de carcasses de voitures abandonnées prises entre les feuillages (fig. 5). C’est là que nous rencontrons Jack, dernière présence humaine et unique habitant d’un hameau situé sur les hauteurs de Big Island, la plus jeune île de l’archipel hawaïen. Nous n’apprenons rien de particulier sur lui, si ce n’est qu’il habite seul, loin de tout, que son dernier voisin à été évacué à la fin de l’année 2008 et que cela ne le dérange pas d’être hors du monde. Au contraire, Jack précise que cette solitude, il l’a choisie : « Je ne voulais pas vivre comme les autres, comme la masse. Ça ne m’a jamais intéressé ». Sa maison est perdue au milieu d’un champ de désolation. Confronté à la question de Peter Mettler (« Tu as l’impression de vivre hors temps ? »), Jack répond simplement : « Cet endroit a quelque chose d’intemporel. Le temps a quelque chose de vraiment étrange. La façon dont il s’écoule. Une journée peut parfois s’éterniser et les années défilent. Je suis là depuis plus de 30 ans. Où est passé tout ce temps ? Je ne sais pas. » (fig. 6)
Le temps et l’argent
Plus loin encore un pays, une ville, un autre territoire, une autre portion de temps : Détroit, fleuron de l’industrie automobile durant la première moitié du XXIe siècle et capitale de la musique techno. Fidèle à son motif stucturant de déambulation, le film s’attarde dans un des nombreux quartiers laissés à l’abandon par ses habitants foudroyés par les multiples crises économiques et contraints à l’exil faute de pouvoir y travailler. Mais ici, à la différence de Jack qui incarne une forme de résistance passive, des groupuscules se sont organisés en véritable poches de résistance active, formant une communauté appelée Community Garden, mobilisée contre l’abandon forcé sournoisement orchestré par le système économique américain. Ils sont emblématiques d’une nouvelle génération d’hommes et de femmes attachés à leur territoire, refusant de sombrer dans la fatalité d’un temps qui ne leur appartiendrait plus. Ensemble, ils reconstruisent leur quartier et élèvent leurs enfants dans l’idée que le temps n’est pas linéaire mais circulaire, à l’image des mots de l’une des habitantes de la communauté qui préfère se convaincre que la mort des hommes n’est pas la fin de tout. En parallèle et toujours avec le souci de laisser les choses s’associer entre elles – dans une logique que Peter Mettler affirme être « organique, loin des structures préétablies, qui laisse les évènements se dérouler et qui fait la part belle à ce [qu’il] appelle ‹ les voies associatives › de nos vies »11 – évolue une autre communauté, celle des ravers assistant à une messe électronique célébrée par le DJ Richie Hawtin (fig. 7). Ce dernier dira du temps qu’il n’aime pas trop y penser parce que cela provoque chez lui un sentiment de malaise. Alors qu’à l’image des lieux filmés en plans fixes se mêlent à de longs travellings sur des maisons et des bâtiments en ruines, la voix de Peter Mettler nous rappelle l’étendue du délabrement : « Aujourd’hui c’est un parking, hier c’était un cinéma et avant cela, un atelier où Ford inventait le modèle T. La voiture a modifié notre perception du temps en changeant notre perception de la distance en mesurant les kilomètres à l’heure. » (fig. 8)
Dans la dernière partie du tableau consacré à Détroit, Peter Mettler superpose des images, créant une rupture. Il réaffirme une caractéristique stylistique de son langage que l’on pourrait qualifier de « protéiforme ». Cette séquence renvoie aux activités extérieures au champ proprement cinématographique de Peter Mettler, qui a l’habitude de manipuler des images en temps réel, dans le cadre de ses interventions de VJing.
La fin du temps
Dans la quiétude d’un rite funéraire au son des mantras et des veuves éplorées, les hommes préparent une crémation appelant à se détacher du temps terrestre. Enfin, comme si nous n’étions pas encore sûrs que le temps appartienne en partie au passé, des astronomes nous rappellent que les étoiles brillent car nous les regardons en remontant le temps. En effet, la lumière, avant de parvenir jusqu’à nous, a voyagé durant des milliers d’années.
The End of Time s’achève par une suite hallucinante d’images de synthèse géométriques et clôt son exploration aux portes de la fin d’une vie, celle de la mère du cinéaste qu’il filme chez elle en lui demandant de nous éclairer sur cette question à laquelle le film ne répond pas : « Qu’est ce que le temps ? » (fig. 9 et 10)
The End of Time délimite une approche cinématographique basée sur l’expérience : Peter Mettler se place en observateur, laissant en marge toute idée préconçue sur le temps. Il invite le spectateur à se défaire d’éventuelles attentes, brouillant les pistes de l’expérience de visionnement en créant un jeu d’associations qu’il s’agit d’assembler « le temps » du film. Malgré des images époustouflantes, un montage à la précision chirurgicale et une bande son millimétrée, on ne peut s’empêcher quelquefois de ressentir un peu de frustration due à la superficialité des échanges entre le cinéaste et les personnes qu’il croise sur sa route. Des rencontres faites sur l’instant mais que le cinéma aurait pu permettre d’éclairer sous un autre jour. L’enchevêtrement des discours manque parfois de profondeur et les histoires se racontent en surface, cédant à des généralités. Il est regrettable que cette structure très finement menée relègue trop souvent les voix et les visages du film à l’arrière-plan, renforçant l’impression de distance que nous avons mentionné dans l’analyse de la séquence du CERN, et nous laissant sur notre faim. On relèvera toutefois le contraste entre la forme volontairement précise et l’impossibilité du propos à expliciter les différentes dimensions du temps comme un des aspects originaux du film. Dans une interview donnée au quotidien suisse Le Temps, Peter Mettler explique qu’il n’a « jamais eu l’intention d’essayer de résoudre l’énigme qu’est le temps. Cela serait absurde. Je ne voulais pas essayer d’expliquer Wittgenstein ou la physique des particules ». Son intention était d’« observer le temps en utilisant les images et les sons, à travers la ‹ machine temporelle › qu’est le cinéma »12. En partant de ce principe, le spectateur ne peut qu’apprécier ce voyage à travers de multiples perceptions invoquées de manière à rendre visible son immatérialité. Il serait vain de chercher dans ce film des réponses…