Germain Lacasse, Hubert Sabino, Gwenn Scheppler

Le doublage cinématographique et vidéoludique au Québec : théorie et histoire

La question du doublage du cinéma de fiction est devenue un sujet très politique au Québec depuis une trentaine d’années, les comédiens québécois critiquant la France qui les prive de l’emploi de doubleur en se montrant peu ouverte aux films traduits au Québec1. Les tenants et les aboutissants de cette controverse ont été abondamment étudiés par les politiciens, les journalistes et les administrateurs2. Malheureusement les universitaires s’y sont peu intéressés. Il s’agit néanmoins d’une question dont les aspects théoriques et culturels sont importants et parfois même fondamentaux dans le contexte québécois. L’article qui suit tentera de pallier cette lacune en proposant une étude théorique et historique de la question. Nous exposerons d’abord les approches théoriques qui nous semblent pertinentes, en particulier celles qui s’intéressent aux aspects oraux et physiques du doublage plutôt qu’à la dimension plus strictement textuelle de la traduction. Nous examinerons ensuite comment ces aspects sont présents de diverses façons dans trois paradigmes bien distincts du doublage au Québec : celui du cinéma muet fréquemment commenté par un bonimenteur, celui du cinéma parlant où s’est développée la pratique du doublage, et finalement celui du jeu vidéo « parlant » où les enjeux du doublage semblent presque ignorés dans une industrie pourtant déjà très sophistiquée. Nous verrons comment ces trois paradigmes distincts mettent en évidence la pertinence de la traduction orale et l’importance des particularités langagières dans la théorie et la pratique de la traduction. Nous pensons pouvoir ainsi expliquer la préférence au Québec d’une pratique qui, ailleurs, est souvent jugée inacceptable.

État de la question : quelques bases théoriques

Au Québec, très peu de théoriciens se sont intéressés spécifiquement à la question du doublage des films, même si la traduction fait partie de la pratique du cinéma depuis qu’elle existe, comme l’ont montré nos études sur le bonimenteur3. Les revues cinéphiles ont publié de nombreux textes sur les avantages et inconvénients du doublage, et quelques textes sur les aspects techniques du métier de doubleur, dont un assez fouillé par Philippe Mather en 19974. L’auteur discutait peu de théorie mais décrivait en détail les aspects physiques de l’opération. Certains articles comparent sous-titrage et doublage et affichent leur préférence pour l’un ou l’autre. En 1984, après avoir constaté une baisse importante des films sous-titrés à la télévision, la critique Minou Petrowski lance une pétition pour en réclamer davantage. Elle publie dans la revue Ciné-Bulles les avis de personnes qui lui ont écrit : ils sont plutôt partagés, certains soulignant que le public cultivé préfère les sous-titres tandis que le public « populaire » préfère le doublage5. Jeanne Deslandes a publié en 2005 un article qui faisait une bonne description du débat politique suscité par le refus en France des films américains doublés en français au Québec6. Son texte abordait aussi les enjeux liés à la langue et à l’accent, mais sans en approfondir beaucoup les fondements théoriques.

La revue Meta : journal des traducteurs a publié quant à elle plus de textes théoriques sur la question. Le plus ancien, écrit en 1985 par Lucien Marleau, monteur de l’ONF qui faisait aussi de la traduction, est une description du travail du sous-titreur dans laquelle l’auteur valorise cette pratique comme un « mal nécessaire ». Il rejette le doublage qu’il qualifie de « monstruosité » et énumère certains éléments qu’il juge difficiles à transposer : « mimique, gestuelle, composition […], la situation dans laquelle la phrase est dite, le rapport entre l’image et le dialogue »7. Meta s’est ensuite intéressée, elle aussi, aux frictions politiques suscitées par le doublage québécois8. Un article important a été publié récemment par la traductrice canadienne Louise von Flotow. Elle montre que les comédiens québécois luttent pour obtenir une plus grande part des doublages de films américains destinés au marché français international, mais qu’ils effectuent leurs doublages dans un français académique – une langue qui n’existe pas vraiment – pour le marché de l’Hexagone, où le public n’apprécie guère cet accent (comme si des comédiens haïtiens doublaient en français académique à destination du marché parisien, avec leur accent créole !)9. Le cinéma québécois utilise pourtant davantage le vernaculaire afin de se faire aimer du public national, mais cette langue semble nuire à son exportation et certains films sont sous-titrés pour pouvoir circuler à l’étranger. Encore récemment, au Festival de Cannes, le cinéaste Bernard Emond dut se justifier face à la critique française qui s’attaquait à l’accent de ses interprètes. Le cinéma américain constitue 78 % des films diffusés au Québec, mais presqu’aucun film québécois ne circule aux États-Unis, si ce n’est quelques exceptions dans des festivals. Plutôt que doubler ou sous-titrer des films, les producteurs et distributeurs américains préfèrent acheter les droits et en faire une nouvelle version, comme ils l’ont fait avec les films Louis 19 (Michel Poulette, 1994) – devenu Edtv (Ron Howard, 1999) –, ou plus dernièrement Starbuck (Ken Scott, 2011) qui deviendra, encore sous la direction de Ken Scott mais avec une distribution américaine, The Delivery Man (dont la sortie est projetée pour 2013). Cette pratique est similaire en ce qui concerne le cinéma français : il est la plupart du temps « rejoué » par les studios.

Ces pratiques de traduction et de doublage ainsi que les différends à leur sujet (au Québec et dans les relations entre ce pays et d’autres comme les États-Unis et la France) mettent en évidence l’importance des particularités langagières dans la traduction verbale, mais aussi, avant tout, celle des particularités physiologiques inhérentes au doublage. L’étude des approches théoriques du doublage montre d’ailleurs que l’opposition entre approche textuelle et contextuelle faisait déjà partie des premières hypothèses sur la question. Le texte qui nous semble fondateur est Film Dubbing. Phonetic, Semiotic, Esthetic and Psychological Aspects d’Istvan Fodor, paru en 197610. Ce spécialiste de la linguistique structurale était très au fait des travaux parents de Christian Metz dans le champ du cinéma :

« En ce qui concerne l’aspect sémiotique du doublage, les termes de Metz sont plus pertinents. Ils précisent les limites du doublage. En plus d’un système de dénotation, le cinéma comporte une fonction connotative : hormis l’intrigue, le contenu possède un aspect moral et esthétique qui est associé aux traits sociaux et historiques représentés par des personnages spécifiques ; ces traits sont précisés par la langue et le caractère national. Ces facteurs font partie de la fonction connotative du film qui est mise en évidence par le doublage. La fonction dénotative demeure en principe inchangée – si le contenu du film est transmis sans perte ou distorsion par le doublage – mais en transposant les éléments connotatifs une rupture est causée parce que la nouvelle séquence sonore, l’énoncé dans la langue cible (vers laquelle le film est doublé) requiert une adaptation à une nouvelle structure sociale et nationale, différente de celle représentée à l’écran. »11

Passant de l’approche structuraliste de Metz à une réflexion plus pragmatiste, Fodor considère que le film réfère à un contexte national manifesté par l’attitude et la langue des personnages, et que l’art du doublage réside dans le transfert de ce « caractère national ». Son hypothèse peut aujourd’hui paraître quelque peu essentialiste, mais elle a l’intérêt de cerner assez distinctement de quoi il est question quand on parle de traduction verbale : pas seulement d’un texte abstrait mais aussi des particularités physiques de son énonciation.

Une approche comparable a été développée par Robert Stam, inspirée des travaux de Mikhail Bakhtin. Stam pense que la théorie de Bakhtin permet de corriger les déficiences de la théorie de Metz sur l’énonciation. Metz conclut que l’énonciation filmique ne peut être que réflexive et renvoyer au film lui-même comme foyer d’énonciation. Stam pense que selon Bakhtin, il faut plutôt voir le film comme un énoncé : « Le texte filmique est nettement social, premièrement en tant qu’énoncé, lequel est social par définition, deuxièmement en tant qu’énoncé localisé, contextualisé, historique. »12 Stam rappelle que Bakhtin et ses collaborateurs avaient développé un ensemble de concepts visant à théoriser la complexité des « accents sociaux » qui marquent tous les énoncés. Mais la notion que Stam pense déterminante est celle de « tact » (« taktichnost »), que Baktin définissait comme « l’ensemble des codes qui déterminent l’interaction discursive », lesquels codes sont liés à l’ensemble des relations sociales des sujets, à leur horizon idéologique, mais aussi aux circonstances concrètes de l’énonciation. Stam souligne que cette notion est particulièrement bien adaptée pour l’analyse du cinéma sonore parce qu’elle désigne la posture et l’intonation des personnages, et permet d’envisager leur attitude comme faisant partie intégrante de la communication13. Il nomme sans le savoir les éléments qui font partie du travail du doubleur de film.

Deux théoriciens de la langue au cinéma fournissent des balises théoriques complémentaires : Sanaker et Abécassis. Sanaker s’intéresse davantage à la représentation langagière au cinéma : comment les cinémas nationaux mettent-ils en scène la parole étrangère ? Souvent, l’accent d’un personnage est un marqueur identitaire ; il peut être celui d’un comédien d’origine étrangère ou celui d’un comédien autochtone imitant un accent étranger. Ce qui semble important dans cette traduction n’est pas vraiment l’authenticité, mais plutôt la crédibilité, le respect de l’altérité14. Michael Abécassis aboutit à des observations comparables en démontrant que la langue des comédiens n’est pas vraiment le vernaculaire mais souvent un vocabulaire utilisé par les scénaristes pour représenter le parler et le monde populaires15. Chez Abécassis comme chez Sanaker, la représentation langagière revient en somme à une question éthique dont un aspect majeur est le respect de l’altérité ; selon ces principes, le doubleur doit traduire non seulement la langue mais aussi la performance « socio-corporelle » du comédien. Nous empruntons cette notion à Paul Zumthor, théoricien majeur de l’oralité. Il étudiait surtout la poésie orale et ses formes parlées ou chantées, mais ce qu’il dit de la performance correspond à la pratique du comédien/doubleur ainsi qu’aux opérations effectuées au préalable par le traducteur/scripteur :

« C’est donc par un pur artifice d’analyse (nécessaire, mais dont il ne faut pas être dupe) que l’on peut étudier séparément les formes textuelles (celles qui régissent le texte oral, au sens étroit), et les formes ‹ socio-corporelles › qui, encadrant, soutenant et orientant les premières, constituent avec elles l’œuvre proprement dite. La désignation de ces deux séries de formes (au pluriel) ne doit pas faire oublier qu’ensemble elles constituent une forme unique, la seule ‹ forme › de chacun des poèmes réalisés en performance. Les formes ‹ socio-corporelles › sont toutes celles qui résultent d’une formalisation de la présence et de l’action du corps individuel (voix, geste, costume, etc.) et du corps social (mouvements physiques et psychiques, interrelations performancielles, rapports avec l’univers ambiant). »16

Zumthor a peu écrit sur les médias audiovisuels, mais son approche de la performance orale soutient ce qu’écrivaient aussi Fodor et Stam : la parole du comédien n’est pas qu’un texte, c’est un énoncé où les singularités vocales et corporelles colorent la signification, et doivent être prises en compte dans le doublage des films. Ces théories semblent un peu anciennes ; pourtant elles présentent des similitudes frappantes avec les nouvelles approches de la traduction suscitées par le développement rapide et exponentiel de l’informatique et des jeux vidéo. Un des volets nouveaux de la traduction est ce qu’on appelle maintenant la « localisation », que le Comité sectoriel sur l’industrie de la traduction au Canada […] définit de façon globale comme « l’adaptation à une langue et une culture étrangères de logiciels et de documents techniques accompagnateurs »17. Pour sa part, l’internationale « Localisation Industry Standards Association » (LISA) la décrit de la sorte : « La localisation désigne la transformation linguistique et culturelle d’un produit pour le marché local (pays, région et langue) où il sera vendu et utilisé. »18 Soulignons au passage que certains concepts de cette définition étaient déjà utilisés par Fodor (« target locale ») et que nos travaux anciens sur les bonimenteurs de films décrivaient leur traduction verbale comme un travail d’appropriation culturelle. D’autres définitions associent ce concept à certains objets dont les jeux vidéo, qui constituent aujourd’hui la principale industrie de divertissement dans le monde.

Après avoir tressé le fil conducteur qui relie les aspects physiologiques de la traduction verbale depuis le cinéma des premiers temps jusqu’au jeu vidéo interactif, nous allons maintenant examiner comment ces éléments ont marqué l’histoire des pratiques de traduction au Québec et expliquent selon nous la persistance de la préférence du doublage au détriment du sous-titrage.

Le doubleur visible à l’époque du « muet »

L’ancêtre du doubleur de films, au Québec comme presque partout ailleurs, est le bonimenteur du cinéma muet. Malgré les grandes déclarations vantant le cinéma muet comme un « langage universel », les films muets furent commentés en langue locale dans tous les pays du monde. Une des fonctions de cette instance présente dans la salle était de traduire verbalement les intertitres, ce qui l’apparente au doubleur autant qu’au traducteur. Nous ne reviendrons pas ici sur cette question aujourd’hui largement documentée et étudiée19. Nous nous pencherons plutôt sur les aspects qui rapprochent le bonimenteur du doubleur, en insistant en particulier sur les notions de performance et de localisation, et en rappelant les caractéristiques du boniment au Québec.

Au début, il fut le fait de comédiens d’origine française travaillant à Montréal avec un accent parisien qui accompagnaient par la parole la projection de films français, puis américains. En 1914, ces comédiens rentrèrent en France et furent remplacés par des Québécois qui commentaient les films américains en langue vernaculaire20. Le boniment de film dura au Québec jusqu’à l’arrivée du cinéma parlant ; cette popularité semble avoir reposé pour beaucoup sur une performance dont la langue et l’accent étaient des aspects majeurs.

Le plus important des bonimenteurs québécois, Alex Silvio, présentait sa prestation dans plusieurs cinémas dirigés par lui, où il employait également d’autres bonimenteurs qu’il avait formés21. Silvio était un acteur québécois formé en Angleterre dans le monde du vaudeville. Loin de se limiter à une explication verbale de l’intrigue ou à une traduction verbale des intertitres, son art consistait à donner verbalement une couleur locale au film, à produire ce type d’interventions que les traducteurs appellent aujourd’hui « localisation ». Les quelques descriptions de son travail vantent son don oratoire mais mentionnent également sa versatilité, indiquant qu’il pouvait émouvoir son public en faisant des liens entre la culture locale plutôt puritaine et le cinéma américain alors plutôt audacieux. Il faisait en quelque sorte au Québec presque la même chose que les célèbres benshis japonais : une performance scénique où le comédien devient un conteur oral qui transforme le film en illustration de l’histoire qu’il raconte. Pour assurer ce rôle, il faut évidemment un talent théâtral et une expérience de la scène, mais aussi une excellente connaissance de la culture et des goûts du public local permettant de commenter les aspects du film qui touchent ou intéressent davantage, et d’en parler d’une façon qui respecte les usages et règles courantes (par exemple la sévère censure morale imposée au Québec par le clergé catholique). Le bonimenteur doit se manifester physiquement au sein de sa communauté, notamment en exploitant l’adresse au public. Il doit maîtriser cette faculté sur laquelle insistait Bakhtin : du tact. Il exprime par sa parole ce qui l’a touché dans le film, d’une façon qui convienne à ce public (le tact étant une question de degré). Tout compte fait, le bonimenteur était dans une position plus aisée que le doubleur : il se trouvait devant un public qu’il connaissait, il n’avait pas à synchroniser ses lèvres avec celles des personnages, et sa performance physique pouvait sans problème s’accorder avec son élocution. Presque complètement délié verbalement du film, il créait en quelque sorte une bande sonore improvisée. Son successeur, le doubleur, aura une tâche bien différente : verbalisant un texte écrit par un traducteur, il doit jouer en synchronie avec le corps du comédien du film, et la physicalité de ce jeu ne peut se manifester que par son élocution. Ce phénomène passablement complexe explique sans doute pourquoi la qualité du doublage est variable. Cette variété nous semble reposer davantage sur les aspects physiques de l’élocution que sur la qualité textuelle de la traduction. Voyons ce qu’il en est dans l’histoire du doublage au Québec après l’arrivée du cinéma sonore.

Les débuts du doubleur invisible

À partir du moment où le cinéma parlant devient la norme, le problème de la traduction prend une nouvelle dimension, technique mais surtout politique. Au Québec, où la population à majorité francophone est confrontée à des films provenant des États-Unis plus que de tout autre pays, la question de la traduction des productions cinématographiques semble incontournable. Comme le souligne Louis Pelletier dans sa thèse de doctorat à paraître, le français est pratiquement évacué des salles de cinéma pendant une quinzaine d’années, mais il est réintroduit (comme une espèce menacée…) et y entre progressivement en se greffant sur les œuvres étrangères par le doublage22. Afin de dresser un portrait rapide de l’évolution du doublage au Québec, nous proposons un bref historique pour questionner ensuite la méthode de traduction employée et réfléchir sur les qualités de la langue utilisée. Nous verrons que le doublage, davantage que les sous-titres, permet à la société d’accueil d’ajouter une couche de sens supplémentaire aux films étrangers, engendrant ainsi une sorte d’œuvre hybride.

À l’arrivée du cinéma parlant, les studios américains ont souhaité exporter leurs films dans le plus grand nombre de pays. Ils ont donc expérimenté la production de plusieurs versions, en différentes langues, d’un même film. Cependant, la réalisation des « versions multiples » d’un même film fut rapidement abandonnée pour privilégier le doublage ou encore le sous-titrage. Mais ces traductions s’installèrent très lentement dans les salles de cinéma du Québec. Durant la décennie 1930, l’anglais domine les salles et les sous-titres constituent des cas d’exception. Selon Louis Pelletier, le doublage aurait véritablement été introduit au Québec par des producteurs américains durant la saison 1943-1944, mais il fut alors peu utilisé par les principaux exploitants de Montréal23. Les francophones auraient sûrement souhaité avoir accès à des versions traduites, mais celles-ci arrivaient sur le territoire québécois généralement avec deux années de retard.

Ce problème de délai semble perdurer encore dans les années 1950, où les salles québécoises ne proposaient que très peu de films américains doublés. De plus, ces « exceptions » ne sont limitées qu’à quelques salles sur l’ensemble de la province. Cette absence de versions doublées paraît assez surprenante puisque le doublage s’installe dans plusieurs pays pendant les années 1930. En France, on dénombrerait environ 150 films doublés en français vers la fin de la décennie24. Pourtant, même si le Québec accueille de plus en plus de films provenant de ce pays, le nombre de films doublés en français demeure marginal.

Le cinéma français s’assura cependant une place étroite mais croissante sur le marché québécois. Dès le début des années 1930, plusieurs compagnies de distribution furent fondées ; la plus notable, France Film, créa et consolida un réseau relativement important25. Le film français atteignit autour de 10 % du marché dans les années 1940 et environ 20 % dans les années 1950. Cette croissance influa sans doute sur une augmentation des films américains doublés en français. Elle contribua également à une vague de films de fiction québécois autour de 1950. Mais la domination du film en anglais persista, même si elle fut légèrement affaiblie. Peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1949, la France, dont la production cinématographique était alors vacillante, décréta un embargo sur l’ensemble des films doublés hors de son territoire26. À ce moment, le Québec ne fut pas touché par cette mesure protectionniste, puisque les premiers doublages réalisés sur le sol québécois datent de la fin des années 195027.

Jusqu’aux années 1970, le doublage québécois reste relativement rare. Afin de favoriser le doublage sur le sol québécois, le gouvernement provincial vota, en 1975, une loi similaire à celle de la France (Loi Cadre du cinéma, ou Loi sur le cinéma). Cette loi rendait obligatoire une traduction (sous-titre ou doublage) faite au Québec pour obtenir un visa d’exploitation28. Cependant, cette loi ne fut jamais appliquée. Incapable de mettre en pratique des mesures protectionnistes en matière de doublage sur son territoire, le gouvernement de René Lévesque tenta, par la négociation d’un quota de films en 1977, d’ouvrir le marché français aux doublages québécois. Mais des pressions en France, notamment des syndicats, empêchèrent de concrétiser ces négociations, et bloquèrent d’autres tentatives similaires dans les années subséquentes29. En 1982, en réaction à l’augmentation des films en version originale anglaise dans les salles québécoises, le gouvernement du Québec élabora un nouveau projet de loi. Cette loi ne fut finalement adoptée que trois années plus tard. La loi 109 (phonétiquement « sang neuf ») forçait les majors américaines à fournir une version en français dans les 60 jours suivant la sortie de la version originale anglaise dans les salles du Québec. Mais comme le souligne Jeanne Deslandes, les majors organisèrent une parade en produisant des versions sous-titrées de mauvaise qualité, en attendant que les doublages produits en France soient disponibles pour les proposer en salles au Québec, souvent bien après le délai imposé de 60 jours.

En 1986, le gouvernement fédéral canadien mit sur pied un fonds d’aide pour favoriser l’industrie du doublage canadien. Téléfilm Canada aida financièrement les productions canadiennes doublées ou sous-titrées dans le pays. Au même moment, le gouvernement provincial entreprit de nouvelles discussions avec la France à propos de l’embargo. Les négociations achoppèrent, mais l’essence de la loi 109 finit par être respectée et le délai pour la production d’une version française exigé des studios américains passa de 60 à 45 jours. La France ne pouvant fournir de doublage dans un délai si court, l’industrie du doublage québécois gagna plusieurs parts de marché : « Les Majors ont tôt fait de s’apercevoir que deux VDF, une québécoise et une française, augmentent leur marge de profit, les VDF québécoises engendrant localement de meilleures recettes que les VDF françaises. »30 En dix ans, la part de marché du doublage québécois fut donc multipliée par deux31. Dans les années 1990, un traité de libre échange européen obligea finalement la France à accepter les doublages français produits en Europe. Mais le doublage québécois est toujours persona non grata sur le sol français, puisque non-européen…

En 1997, l’Association québécoise des industries techniques du cinéma et de la télévision (AQITCT) et l’Union des artistes (UDA) demandèrent une étude sur la situation du doublage au Québec. Les conclusions, exposées dans le Rapport Lampron, mèneront à l’instauration d’un crédit d’impôt de 15 % pour les compagnies qui acceptent de doubler leurs films au Québec. En 2003, une autre recommandation du rapport Lampron fut finalement adoptée : le crédit d’impôt n’est valide que si la version doublée en français est produite par une entreprise établie au Québec. Est également instauré un taux préférentiel pour les visas d’exploitation des films doublés au Québec. Bref, pour reprendre la conclusion de Jeanne Deslandes, la solution adoptée est de produire des doublages québécois subventionnés afin d’être concurrentiels32. On accorde donc des crédits d’impôt aux producteurs américains qui font doubler leurs films au Québec.

Pourquoi le doublage ?

« Selon les données de 2011 de l’Observatoire de la culture et des communications du Québec, 71,1 % des projections de films américains dans les salles québécoises se tiennent en français. »33 La méthode de traduction répandue au Québec est presque essentiellement le doublage. Le sous-titrage, aujourd’hui pratiquement évacué des salles, ne trouve qu’une place marginale principalement dans les festivals ou encore dans certaines diffusions parallèles fréquentées essentiellement par les cinéphiles. Comme le souligne le rapport de la SODEC en 2008, les petits marchés semblent avoir tendance à adopter le sous-titrage34. Ainsi, le Québec semble à ce niveau faire exception : par rapport à quels autres pays ? Mais pourquoi le Québec a-t-il adopté ce mode de traduction ? Voici quelques pistes de réflexion.

Les gouvernements successifs, supportés par les syndicats des artistes et des techniciens du secteur de la culture, semblent avoir vu dans le doublage un enjeu culturel en plus d’un enjeu économique. Le doublage permet au public québécois d’avoir accès aux œuvres étrangères traduites, mais c’est également une industrie qui génère des revenus de plus de 20 millions de dollars et fournit de l’emploi à 700 personnes35. Le doublage participe à la consolidation du milieu culturel local et, par extension, de la culture québécoise francophone36. Tout comme l’industrie de la publicité, l’industrie du doublage permet de supporter un bassin de « travailleurs de la culture » en plus d’offrir une expérience de travail formatrice autant pour les acteurs que pour les techniciens.

Le statut minoritaire des francophones sur le sol américain semble également expliquer cette volonté de doubler les films étrangers. Confronté à une large majorité de films, principalement des États-Unis, le doublage permet d’entendre tout de même du français dans les salles. Mais afin d’entendre un français du Québec et non pas de France, il apparaissait nécessaire de produire des doublages locaux et non pas simplement se contenter d’importer des versions françaises. Dans cette optique, le sous-titrage apparaît moins intéressant. Une des conclusions du rapport Lampron, semblable à d’autres recherches parentes, est que les populations préfèrent généralement les méthodes de traductions auxquelles elles sont habituées, et que les Québécois souhaitent avoir accès à des films dans un français qu’ils reconnaissent comme étant le leur. En 1991, l’Union des artistes prétend même que le doublage québécois favorise l’intégration des immigrants en les habituant au français et à la culture du Québec37. Pourtant, le français utilisé dans les doublages faits au Québec est essentiellement le français international, un français qui tente de réduire les singularités locales (et vocales !). En effet, la langue vernaculaire québécoise est pratiquement évacuée des doublages québécois. Elle est tout de même utilisée dans des cas particuliers, comme pour certaines comédies à l’humour souvent douteux, pour des productions à petits budgets comme les films d’exploitation ou de série B, ou encore pour certains dessins animées comme les Simpsons ou encore Les Pierrafeu38. Datant du début de l’émergence de l’industrie du doublage au Québec, ce doublage mise sur la reconnaissance des acteurs, vedettes du théâtre et de la télévision québécois qui prêtent leur voix aux personnages39. L’aspect comique de cette traduction réside aussi beaucoup dans l’utilisation d’un lexique propre au Québec, ainsi que dans le recours à des références culturelles québécoises.

La question de la langue est continuellement source de débat au Québec. Cette réalité est d’autant plus vraie dans les années 1960, alors que l’élite s’indignait de la qualité de la langue parlée, condamnant sur plusieurs tribunes le vernaculaire nommé « joual ». Il s’agissait pour les représentants de la classe dominante d’imposer un relèvement du niveau de langue, notamment par l’accès aux études avancées et par l’amélioration du sort des Québécois, dont l’élite économique est alors presque entièrement canadienne anglaise. C’est également à cette époque qu’est fondé l’Office québécois de la langue française, dont une des premières tâches fut de définir le modèle linguistique de référence pour le Québec. La situation linguistique du Québec est plus complexe qu’il n’est possible de l’exposer ici40, mais l’hypothèse d’utiliser le cinéma et la télévision d’État pour « hausser » le niveau du français semble plausible et devrait être documentée et analysée.

La lente mais constante progression du doublage au Québec nous ramène aux considérations de Fodor et Stam, mais aussi à celles de Zumthor et Sanaker. La traduction verbale requiert une performance physique (rythme, intonation, etc.) qui accompagne le texte énoncé, mais le « succès » de cette traduction nous semble reposer sur autre chose qu’un transfert total, ce dernier correspondant à une vision essentialiste dont la définition de Fodor est un peu imprégnée. Le succès du doublage nous paraît davantage lié à la vraisemblance et la crédibilité de la performance du doubleur plutôt qu’à une improbable ou impossible « authenticité ». Le spectateur québécois préfère le doublage dans la langue qui lui est familière (le doublage de France lui paraît souvent risible, et inversement pour le public de France), mais cette langue est un amalgame créé par le traducteur et performé par le comédien. Tous deux, ainsi que leurs employeurs, veulent une langue compréhensible plus largement dans le marché francophone, mais ils désirent aussi qu’elle soit familière pour le public national. Pour ce faire, ils incorporent assez abondamment le vocabulaire, l’accent et les intonations du crû. La diglossie dans laquelle ils sont éduqués intervient également dans cette création ; étant exposés très jeunes et très souvent au français européen, ils l’assimilent et l’ajoutent aux divers registres qu’ils connaissent, acquérant plus de polyvalence que leurs collègues français.

Au delà de la question de la langue, la nature du doublage (le discours qui est transmis) témoigne d’une volonté d’adapter le contenu de l’œuvre d’origine par la société d’accueil. Peu importe le moyen de traduction employé, le sous-titrage ou le doublage ne proposent pas simplement des traductions mot à mot, mais relèvent plutôt de l’adaptation au contexte social de la société qui traduit l’œuvre (au niveau du choix des expressions ou encore de certaines références culturelles utilisées).

Les jeux vidéo « parlants »

Le développement récent mais rapide d’une importante industrie du jeu vidéo au Québec et dans le monde nous incite à prendre également en compte les productions vidéoludiques dans notre réflexion sur le doublage. Pour situer les enjeux de la parole et des dialogues dans les jeux, il faut considérer le fait que, contrairement au cinéma de fiction dominant qui mélange image analogique et image virtuelle afin de composer ses représentations, l’image des jeux vidéo est virtuelle, générée par des logiciels, même quand des acteurs et des lieux réels ont été filmés pour être ensuite numérisés (on exclut ici les jeux interactifs articulant des séquences vidéo). Aussi, d’une certaine façon, le cinéma de fiction dominant place son spectateur devant une représentation du monde : le point de vue et les actions représentées n’obéissent pas au spectateur, ce qui crée une distance incompressible. Même les séquences en vue subjective sont contraignantes au regard et tendent (sauf cas exceptionnels) à entretenir cette distance41. De plus, le récit cinématographique se déroule de lui-même, respectant une durée déterminée à l’avance, et le spectateur n’a aucune prise sur lui, du moins dans des conditions normales de réception. Enfin, le spectateur n’a aucun droit de cité au cinéma : sa parole n’y est qu’exceptionnellement sollicitée, elle y est intempestive.

Contrairement au cinéma, certains genres de jeu très populaires en vue subjective (Action-RPG, Action-Aventure, First-Person-Shooter) travaillent sur l’illusion qui consiste à placer le joueur dans un monde virtuel : l’avatar peut agir sur le déroulement des événements du récit, il peut interagir avec les éléments du monde virtuel, le joueur dirigeant le regard d’une caméra qui n’existe pas, progressant au rythme d’une temporalité qu’il choisit en grande partie lui-même (elle dépend des actions entreprises, des explorations effectuées, des choix opérés) et qui imite une temporalité réelle (non reconfigurée par le montage, c’est-à-dire distendue ou contractée). Enfin, dans ces jeux, les dialogues et la parole prennent souvent une place de plus en plus prépondérante dans la progression des événements et dans le gameplay (le système ludique lui-même, qui repose sur une subtile alchimie combinant règles et objectifs, défis, motivations et récompenses, interface de manipulation : le terme « gameplay » combine l’architecture du jeu et le plaisir procuré au joueur par cette architecture, un bon jeu reposant avant tout sur un bon gameplay). L’importance des dialogues dans le gameplay peut se vérifier à travers plusieurs éléments récurrents : le joueur peut améliorer l’éloquence de son avatar bénéficiant alors de lignes de dialogues inédites qui lui permettront d’accéder à du contenu secret ; l’avatar pourra aussi développer des relations plus personnelles avec ses coéquipiers, ce qui viendra « humaniser » le jeu et en approfondir l’intérêt. Cet aspect est devenu capital dans plusieurs jeux parlants récents (Mass Effect, Dragon Age, Star Wars : Knights of the Old Republic) qui utilisent des systèmes de dialogues complexes participant pleinement à l’intérêt du jeu et au plaisir procuré : nous les appellerons donc des jeux « parlants ».

À la représentation cinématographique du monde devant laquelle prend place le spectateur se substitue l’illusion d’une immersion dans un monde virtuel au réalisme de plus en plus important, où les bruits et la parole jouent des rôles remarquables. La parole des jeux vidéo « parlants », dont les techniques et le doublage se perfectionnent d’année en année pour imiter le réalisme cinématographique ou télévisuel, possède des potentialités dont le cinéma est dépourvu : interactivité (je peux réagir), interpellation (je suis mis en cause, je peux échanger les pôles énonciatifs), immersion (ce personnage « me » parle à travers mon avatar). Le joueur réagit à la parole, à son environnement virtuel ; il réagit à une certaine tactilité du monde du jeu, qui lui indique que ce n’est pas tant le langage, la narration et le récit qui importent que la sensation de présence et l’interaction. Certes, ce monde virtuel connaît des ratés (le logiciel ralentit, l’affichage se fige, l’avatar tombe sous les décors etc.). Les dialogues eux-mêmes sont souvent répétitifs, la synchronisation avec les lèvres est parfois aléatoire, les expressions figées : le monde virtuel où prend place l’avatar est très différent de celui devant lequel se place le spectateur de cinéma. Le cinéma de fiction dominant a pour lui son réalisme photographique, les problèmes techniques venant rarement interrompre la diégèse, et en général les dialogues font oublier l’artificialité du personnage qui les profère. De plus, les dialogues dans les jeux vidéo sont loin d’être naturels : sauf exception (Mass Effect), l’avatar ne parle jamais lui-même, et le joueur choisit des réponses écrites auxquelles répond un personnage du jeu faisant office d’interlocuteur. Mais il demeure que la possibilité d’interaction dialogique offerte par le jeu, même artificielle, est non seulement cruciale dans l’immersion du joueur, mais elle est de plus très différente des dialogues du cinéma. Et pourtant la parole est un élément qui y résiste farouchement : la parole est toujours « enregistrée » et « déclenchée » selon des modalités relativement figées… L’arborescence des dialogues dans les Action-RPG – genre qui s’est considérablement diversifié et qui présentait dans un premier temps une interaction purement « écrite », non vocalisée – est une stratégie de design qui vise à « mettre en jeu » la parole ou le texte.

Comment évaluer l’importance de la parole dans les jeux vidéo « parlants » ? La question est épineuse en raison de la difficulté à définir des critères valables indépendamment de la période considérée et du type de jeu, indissociable de l’impact des dialogues sur l’esthétique et la narration. Il y a enfin la question du volume des dialogues, de leur durée par rapport à l’expérience de jeu. En ce qui concerne la période envisagée, on peut prendre comme point de départ l’année 2007, lorsqu’une législation est intervenue au Québec pour obliger les éditeurs de jeux à fournir une version française de leur titre si elle existe quelque part dans le monde. Ces cinq dernières années correspondent aussi à peu près à la généralisation des supports de stockage massifs (les technologies DVD et Blu-ray) permettant des jeux toujours plus volumineux. Le son prend certes moins d’espace de stockage que la vidéo. Mais la multiplication des phases de dialogues et la numérisation de séquences complexes où l’on voit les visages des personnages articuler et « incarner » les paroles a conduit à ce que les dialogues profitent eux aussi de l’augmentation des capacités de stockage. On constate en effet une corrélation entre l’augmentation du volume des dialogues vocalisés dans les jeux et le perfectionnement des supports de stockage de données.

On prendra en compte ici les jeux les plus « bavards », et l’esthétique et les stratégies narratives qui les caractérisent : ceux où la parole et les dialogues sont importants42. On pourrait distinguer deux grands paradigmes ou pôles dans les jeux « bavards » : d’une part celui des séquences dialoguées préenregistrées se déclenchant d’elles-mêmes sans que le joueur, qui demeure spectateur, intervienne dans le choix et l’orientation des dialogues ; d’autre part celui des jeux où l’on attend du joueur que son avatar initie le dialogue et réagisse aux réponses données, ce qui implique qu’un choix de réponses possibles soit proposé. Les dialogues ne sont alors pas présentés sous forme de séquences autonomes et le joueur est moins spectateur qu’actant des dialogues. Sans que des genres de jeux soient exclusifs à ces deux « pôles », on trouve plutôt les jeux Action/Aventure (Assassin’s Creed, Resident Evil 5) du côté du premier, les Action-RPG (Elder Scrolls, Fallout, Mass Effect) du côté du second.

Il faut noter par ailleurs que si les jeux de rôle contiennent des dialogues sous forme écrite depuis longtemps43, il est récent que ces dialogues soient systématiquement vocalisés par un comédien, ce qui nécessite pour la version originale une mise en scène, des « accent coaches » : la possibilité de vocaliser les dialogues est non seulement devenue une norme dans ces jeux, mais ce qui était une potentialité des jeux est devenu un critère influent sur leur esthétique, souvent pour répondre au souci d’accroître le réalisme. La vocalisation des dialogues oblige en effet à montrer les visages des personnages, à synchroniser les mouvements des lèvres, à parfaire la représentation de l’expression des émotions, ce qui concourt au renforcement du réalisme de l’univers diégétique dépeint par ces jeux. Plus globalement, l’accroissement des dialogues dans les genres de jeux cités a forcé la mise en place d’une esthétique particulière, qui déploie diverses stratégies pour « mettre en scène » la parole, depuis la séquence cinématique en champ-contre-champ en passant par des interviews à la manière du reportage de télévision.

La possibilité de vocaliser les dialogues constitue un vecteur majeur de la narration du jeu, l’essentiel de celle-ci, comme dans Skyrim pour prendre un exemple récent, se faisant maintenant par ce biais et non plus par un narrateur externe (voix ou texte). Cet aspect se trouve renforcé lorsqu’il existe un choix de dialogues offert au joueur : dans de tels cas, c’est l’architecture narrative elle-même qui doit être pensée en fonction de cette potentialité des dialogues d’orienter le jeu dans une direction ou une autre.

Le critère du volume de paroles est quant à lui difficile à évaluer, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, dans la plupart des Action-RPG et des Action-Aventure, le récit n’est pas linéaire comme dans la majorité des films : on ne peut pas aisément chronométrer le temps de parole. Les récits des jeux se composent d’un certain nombre de fils ou de « nœuds » narratifs croisés (par exemple : quêtes majeures, quêtes mineures, récits secondaires ne faisant pas l’objet d’une quête mais intervenant dans les événements présentés dans le jeu) ; de plus, chaque fil narratif n’est pas nécessairement exploré dans une partie, et chaque partie, chaque expérience de jeu diffère de la précédente. D’un joueur à l’autre, d’une partie à l’autre, la durée totale des dialogues entendus peut considérablement varier au sein d’un même jeu. De plus, un jeu peut contenir des lignes de dialogues récurrentes, notamment des phrases prononcées par des « Personnages non joueurs » (PNJ) qui sont réitérées à de nombreuses reprises, et bien que leur rôle dans la narration soit la plupart du temps mineur, ces phrases constituent au final un volume de dialogues non négligeable. Afin de proposer une estimation plus précise du volume des dialogues dans les jeux « parlants », nous avons tenté de questionner des joueurs, en général des « Hardcore Gamers » (« joueurs assidus » ou « passionnés ») sur leur pratique. Mais en raison de la subjectivité de l’expérience et de la faible représentativité de notre échantillon (29 joueurs), les conclusions sont sujettes à caution. Il apparaît tout de même que le volume de dialogues entendus dans une partie moyenne excède la durée de plusieurs longs métrages mis bout à bout : 30 % des personnes interrogées estimaient ainsi que la durée des dialogues des jeux Action-RPG Oblivion (Bethesda, 2006) et Skyrim (Bethesda, 2011) excédaient dix heures pour une partie, et 22 % estiment que la durée des dialogues de ces jeux excédait 50 heures par partie. Les studios de développement ayant accepté de nous répondre ne disposaient pas non plus de chiffres définitifs sur la durée des dialogues de leurs jeux, mais en revanche on peut évaluer le nombre de lignes de dialogues (répliques) pour plusieurs titres bien connus : 60  000 lignes pour Skyrim44 (Bethesda, 2011), 25  000 lignes pour Assassin Creed III45 (Ubisoft, 2012), 45  000 lignes pour Mass Effect 346 (Bioware, 2012).

On le voit, les dialogues ont connu une croissance exponentielle dans plusieurs genres très populaires de jeu depuis le milieu des années 2000, en termes de volume, de diversité, de qualité et d’importance narrative. On peut dire que les jeux vidéo sont devenus « parlants » depuis lors. De ce fait, la question de la langue dans les jeux vidéo se pose aujourd’hui de façon cruciale, puisqu’une partie de jeu représente souvent une expérience plus longue et plus immersive qu’un film ou qu’une émission de télévision. Le public est par conséquent plus exposé à la langue dans laquelle les dialogues sont prononcés, que ce soit le français « international », le français du Québec ou l’anglais.

Doublage et localisation

Le terme de « doublage » autour duquel s’articule notre propos ne correspond en fait qu’à une étape d’un processus plus long nommé « localisation ». Le doublage renvoie au moment où l’on enregistre en studio un comédien qui prononce dans la langue-cible (le français) différentes phrases contenues dans le jeu dans leur forme originale (l’anglais) : il les « double ». Ce terme renvoie donc à la prononciation de la phrase (la performance du comédien) et au moment de son enregistrement. La localisation, quant à elle, englobe tout le processus de traduction et d’adaptation de la version originale du jeu (en anglais) vers la langue-cible et, surtout, vers la culture-cible : francophone, germanophone, lusophone etc. La localisation vise à adapter pour une culture-cible non seulement les dialogues, les intertitres, les voix over, mais aussi les références culturelles en fonction des interdits ou des particularités d’une culture donnée (par exemple, retirer des références explicites à la consommation de stupéfiants ou à la prostitution, à la bombe atomique). La localisation est donc un processus plus long et plus ample, qui englobe la traduction et le doublage, et qui paramètre ce dernier en amont, en déterminant notamment la nécessité de transposer les accents régionaux de la langue-source à la langue-cible. Comme la localisation est faite une fois pour toutes et globalement pour tous les publics relevant d’une langue-cible (par exemple, les joueurs francophones), les critères qui la déterminent sont ceux de la communauté la plus importante économiquement parlant : la France dans notre exemple. La localisation est donc à la fois adaptation à un contexte linguistique donné, et standardisation culturelle en fonction de la communauté la plus importante économiquement dans ce contexte. Des localisations plus ciblées peuvent exister, mais elles sont rares et plutôt mal accueillies par les joueurs, comme par exemple Super Mario Galaxy sous-titré en joual (Nintendo, 2007).

Les jeux vidéo au Québec : une industrie et des habitudes culturelles bien implantées

Montréal est une ville de jeux vidéo, et le Québec est une plaque tournante mondiale de cette industrie depuis une quinzaine d’années. En 2004, Business 2.0 classait d’ailleurs Montréal au sein des 26 villes « pôles technologiques » du monde (la seule ville canadienne à ce moment-là). Investissement Québec, dans un document destiné aux investisseurs étranger, résume ainsi la situation :

« Montréal possède une multitude d’avantages pour les entreprises des TI : une main-d’œuvre hautement qualifiée et multilingue, des universités prestigieuses, des centres de recherche et de formation de haut calibre et des mesures fiscales permettant de réduire les coûts de R-D [Recherche et Développement] de moitié. »47

On trouvait en 2012 au Québec 80 entreprises spécialisées, regroupant 7000 emplois directs dans ce domaine. Les plus grandes sociétés de production y ont des studios de développement (Ubisoft, Square Enix, Activision, Warner Bros, Electronic Arts, Eidos, THQ, etc.), et de nombreuses entreprises québécoises y ont également fait leur place (Cinegroupe, Sarbakan, Softimage, Wendigo Studios, etc.). Plusieurs sociétés spécialisées dans la localisation des jeux vidéo et des produits interactifs (Babel Médias, Alchemic Dreams) cohabitent à Montréal avec les studios ayant leur propre service de localisation (Ubisoft). Il faut dire que le Québec est un terrain propice à cette industrie : en général les coûts d’exploitation y sont 21 % plus bas que partout ailleurs en Amérique du Nord48, et le gouvernement québécois offre des crédits d’impôts aux entreprises produisant des jeux qui peuvent représenter jusqu’à 30 % de la masse salariale totale. L’expansion du domaine des jeux vidéo et des divertissements interactifs y est soutenu : en 2002, le Québec comptait 4 entreprises de plus de 100 employés dans le domaine ; en 2012, on en dénombrait 1949. Ubisoft (Union des Bretons Indépendants), section Montréal, l’un des plus anciens studios étrangers installés au Québec (en 1997), qui est aussi sûrement l’un des plus gros studios de développement au monde, nous a ainsi donné au fil du temps les séries de jeux AAA suivantes : Tom Clancy’s Splinter Cell, Prince of Persia, Assassin’s Creed, Tom Clancy’s Ghost Recon, Far Cry50. Le Québec, terre d’accueil séculaire, a donc réservé aux jeux vidéo un accueil très favorable.

Mais cette situation cache deux aspects problématiques. Le premier, c’est que dans leur immense majorité, les jeux produits ont comme langue-source l’anglais, pour des raisons commerciales évidentes. Les versions françaises disponibles sur le sol québécois sont donc des versions localisées pour la France (en français international, avec des références culturelles avant tout françaises) puisque l’Hexagone est le marché francophone dominant. Le deuxième aspect, c’est que les joueurs québécois francophones, en particulier les moins de 35 ans, jouent dans leur grande majorité en anglais. Selon les statistiques de l’OQLF51, seuls 25 % des Québécois de moins de 35 ans jouent exclusivement en français à des jeux individuels sur internet (50 % y jouent en anglais, 25 % en anglais et en français). Pour cette même classe d’âge, en ce qui concerne les jeux non connectés à internet, on retrouve à peu près les mêmes pourcentages (24,5 %, 48 % et 27 %). Pour les 35-54 ans, on trouve 44 % de joueurs en français sur internet, 37 % en anglais, et 18 % dans les deux langues, tandis que pour cette même classe d’âge et pour des jeux non connectés, on obtient 36 % pour le français, 39 % pour l’anglais et 22 % pour les deux langues. Dans notre propre enquête menée en juillet 2012 via le site KwikSurveys auprès d’un échantillon de 29 joueurs issus des milieux étudiants et universitaires (75 % de répondants francophones et 25 % de bilingues anglais-français), nous avons obtenu les chiffres suivants : 11 % jouent en français, 71 % en anglais et 18 % dans les deux langues. Il est donc statistiquement patent qu’au Québec, les francophones, surtout les moins de 35 ans, préfèrent jouer en anglais. Il est toutefois difficile de connaître précisément les causes de cette situation, qui sont complexes et dont on peut penser, en l’absence de recherches plus poussées, qu’elles interagissent sans s’exclure les unes les autres. Il serait tentant d’affirmer que les joueurs francophones du Québec sont soumis et conditionnés à un diktat de l’industrie du jeu vidéo, laquelle est avant tout orientée vers des marchés plus conséquents, le marché américain et le marché français. Dans cette logique, la majeure partie des joueurs jouerait en anglais par habitude, ou parce que les versions françaises, prévues pour les « Français de France », les rebutent. Les joueurs québécois préférant les versions françaises seraient eux aussi lésés au sens où le français qu’ils entendent ne serait pas « leur » français. Peut-être faudrait-il donc développer une localisation québécoise des jeux vidéo.

Serait-il viable de développer une telle localisation, quand il a été si compliqué d’avoir des jeux simplement en français ? Il ne faut pas oublier en effet que les versions françaises sont disponibles systématiquement depuis quelques années seulement, et que la législation en la matière a négligé les joueurs pendant plusieurs décennies. Au moins une génération de joueurs francophones, de France comme du Québec (des années 1980 au milieu des années 2000), a été formée à l’anglais dans les jeux vidéo, au point parfois d’avoir appris cette langue pour y progresser. Pour cette génération, l’anglais est devenu la langue par excellence des jeux vidéo (au point qu’ils peuvent trouver incongru le français dans des univers diégétiques spécifiques, comme la science-fiction ou le cyber-punk). Aucune législation n’ayant imposé pendant des décennies des versions françaises, l’industrie n’a longtemps consacré qu’une part minimale à leur développement. Quelques versions françaises voyaient donc le jour ici et là, mais leur rareté autant que la faiblesse de l’investissement en faisaient, au mieux, des objets de curiosité que les utilisateurs de Youtube colligent pour se moquer. L’absence de « culture » du doublage et de la localisation des jeux vidéo rendait trop souvent ces versions très inférieures aux versions originales, ce qui rebutait encore plus les joueurs. A l’heure actuelle, même si les versions françaises sont systématiques et d’une qualité toujours améliorée, les joueurs francophones s’en méfient toujours. 

Politiques linguistiques en matière de jeux vidéo au Québec

Quelles sont donc les mesures, incitatives ou contraignantes, qui ont été déployées pour pérenniser le français dans les jeux vidéo au Québec ? En 2006, l’OQLF a reçu jusqu’à 16  000 plaintes d’usagers pour des logiciels dont aucune version française n’était proposée, bien qu’elle existât ailleurs dans le monde52. La première mesure prise par le gouvernement, avec l’OQLF, fut de conclure une entente en 2007 avec l’Entertainment Software Association of Canada, qui aboutit à une loi prévoyant la disposition suivante :

« À partir de juillet 2007, tous les nouveaux jeux lancés au Québec doivent ainsi être offerts dans un emballage bilingue (français-anglais) ou multilingue, et la documentation qui les accompagne doit également comporter une version française. À compter d’octobre 2007, tous les nouveaux jeux conçus pour ordinateur et vendus au Québec doivent être offerts en français, si la version française de ce produit est disponible ailleurs dans le monde. Au 1er avril 2009, ces exigences s’appliquent à tous les nouveaux produits vendus au Québec, qu’ils soient conçus pour des consoles de nouvelle génération, pour des consoles portables ou pour des ordinateurs. »53

À la charge donc du détaillant de s’assurer que les jeux en français, s’ils existent, soient disponibles à la vente dans les magasins. A charge de l’éditeur de fournir une version française aux détaillants s’il en existe une dans le monde. En l’occurrence en France ou pour la France. Les éditeurs de jeux vidéo installés au Québec n’ont donc en fait aucune obligation de produire une version française54, et a fortiori des versions françaises localisées au Québec. Le gouvernement québécois a pourtant mis en place une aide financière à la production de versions françaises par les éditeurs installés au Québec : « la prime au français », un crédit d’impôt supplémentaire de 7,5 % de la masse salariale octroyé aux éditeurs installés au Québec et développant des versions françaises de leur jeu, ce qui porte les crédits d’impôts pour ces jeux à 37,5 % de la masse salariale. Mais là encore il n’y a pas d’obligation à produire une localisation québécoise pour les versions françaises recevant ce crédit d’impôt55. La condition de recevabilité est que « la version française de ce titre devra être au moins équivalente à toute autre version au moment de la mise au point de la version finale du titre »56. On ne trouve donc pas au Québec, en ce qui concerne les jeux vidéo, l’équivalent de la politique qui existe pour le doublage audiovisuel. Ce qui est étonnant, c’est que si le doublage en français québécois du cinéma et de la télévision a fait l’objet de nombreuses polémiques et débats de société au Québec, celui des jeux n’a pas rencontré d’écho : on ne trouve pas l’équivalent de ce débat, même de nos jours où le jeu est devenu « parlant », que le volume des dialogues y est considérable et que l’immersion du joueur est au moins aussi importante que celle du spectateur de cinéma.

Doublage et déliaison corps-voix : cinéma, télévision, jeux vidéo

Il reste un problème crucial qui n’a pas encore été abordé ici, et qui est pourtant indissociable des questions liées au doublage : la liaison corps-voix-parole-langue, que le doublage doit préserver sous peine de perdre l’impression de réalité produite par le film.

Pendant l’époque du « muet », la question de la déliaison ne pouvait être un facteur puisque l’intervention du bonimenteur était extradiégétique. Sa prestation en faisait le foyer de l’énonciation et le film était en quelque sorte subordonné à son commentaire. C’est l’arrivée du parlant qui met en évidence ce synchronisme problématique entre les lèvres du personnage et la voix du doubleur, et suscite les commentaires virulents de cinéastes et de cinéphiles (Renoir, Borges, etc.). Ce problème semble avoir été contourné (sinon réglé) par un perfectionnement du travail du traducteur et du comédien doubleur qui ont lentement appris à accorder leur prestation à celle des comédiens du film. L’attention à la langue et à l’accent a sans doute également contribué à une meilleure réception des films doublés.

Le doublage quant à lui s’est développé dans un contexte postcolonial où le Québec a vécu un fort élan nationaliste auquel son cinéma a participé et duquel il a bénéficié. Le cinéma direct a été le plus fort courant esthétique dans l’histoire du cinéma québécois et une de ses caractéristiques était l’enregistrement de la parole de protagonistes s’exprimant en langue vernaculaire, le « joual » (« cheval » dans la prononciation populaire). Pour la première fois, des films québécois furent diffusés à l’étranger, retinrent l’attention et connurent une réception élogieuse, même s’il fallut leur ajouter des sous-titres pour les publics étrangers, y compris en France – par exemple lors de la projection cannoise de Pour la suite du monde (Pierre Perrault, 1963). Ces films d’auteur à la facture « avant-gardiste » furent un peu boudés par le public national mais ils permirent l’éclosion d’un cinéma québécois plus commercial et plus populaire en langue vernaculaire. Cette cinématographie émergente distincte et reconnue influa certainement sur le développement d’un doublage tenant compte de la langue et de l’accent national et fut un des facteurs qui amenèrent tardivement à l’établissement d’une législation. Celle-ci fut longtemps plutôt symbolique mais elle offrit un premier cadre protégeant cette pratique et lui permettant un développement.

Le développement de la télévision nationale est un autre facteur majeur, peut-être plus important que celui du cinéma. Dès sa création, la télévision canadienne comporta un volet francophone dont la majorité de la production fut concentrée au Québec. Le nouveau média devint vite immensément populaire en présentant des téléromans mettant en scène des personnages québécois s’exprimant en langue familière, pas exactement celle de la rue, mais celle de comédiens familiers avec le parler populaire. Le hiatus entre cet accent et ceux des doubleurs européens ne peut pas être passé inaperçu et influa sans doute sur le désir et l’émergence d’une traduction en québécois. Il faut également se rappeler que la « révolution tranquille » vit l’éclosion d’une littérature et d’un théâtre vernaculaires écrits et interprétés en « joual » dont les auteurs ont connu un succès international (en particulier Michel Tremblay). La « parlure québécoise » accompagna l’élan nationaliste et ne peut être indépendante du développement et de l’appréciation du doublage.

Dans les jeux, la question de la liaison corps-voix-parole-langue se pose également, même s’il est difficile de la comparer au cinéma, où l’acteur « incarne » plus profondément son personnage que ne pourrait le faire un avatar vidéoludique (pour le moment en tout cas). Il n’empêche que le soin apporté par les studios au développement des versions originales anglaises de leurs jeux porte, en grande partie, sur la vraisemblance de l’incarnation de la parole vidéoludique (d’où la présence d’accent coach et la recherche d’acteurs ayant une prononciation spécifique). Il faut également noter que la plupart des doublages rejetés par les joueurs le sont en raison même d’une liaison défaillante entre le « corps » virtuel et une parole déficiente, une diction approximative (par exemple : Binary Domain, Two Worlds). Même si, dans les jeux, la liaison corps-voix-parole-langue compte moins que la tactilité, l’interaction, elle n’en est pas moins importante.

Pourtant, si la question de la liaison corps-voix-parole-langue semble importante dans les jeux, celle du doublage (corps-voix-parole-langue) est, pour le moment, nulle et non advenue : les joueurs sont attentifs à ce que les avatars et les personnages prononcent correctement leur parole anglaise ou française, mais il n’est nullement question d’exiger de ces personnages qu’ils incarnent une parole franco-québécoise. L’évolution de la télévision et du cinéma semble donc maintenant menacée ou du moins remise en question par l’industrie du jeu vidéo, qui néglige sciemment la question de la langue parlée, même si elle pourrait constituer un ajout important dans l’esthétique des jeux. Ce choix peut être associé à la globalisation. L’anglais est la langue internationale de la communauté des gamers qui pour l’instant ne semble pas très dérangée par cet aspect. Le sentiment nationaliste québécois s’est affaibli et essoufflé, et l’anglais est devenu une langue plus commune, surtout à Montréal où est implantée l’industrie du jeu vidéo. Les jeux qu’on y crée s’adressent surtout à un public international et leurs univers diégétiques sont très peu souvent associés à des réalités nationales ou territoriales. Il est alors moins étonnant de constater que leur langue est « universelle » et que leurs producteurs comme leurs participants sont plutôt indifférents à ces questions. Mais si le jeu vidéo est maintenant le principal divertissement audiovisuel dans le monde, supplantant le cinéma, celui-ci et la télévision continuent d’attirer de milliards de spectateurs dont une très large fraction apprécie le doublage. Le jeu vidéo échappera peut-être à cette influence, mais il pourrait aussi devoir un jour s’y intéresser sinon s’y soumettre.

L’histoire de la traduction du cinéma étranger au Québec est marquée dès ses débuts par des éléments constants qui ont persisté. Cette traduction a surtout été effectuée à partir de la langue anglaise des États-Unis par des acteurs parlant le français de France mais surtout du Québec ; elle a été faite de vive voix durant les premières décennies du cinéma puis par le doublage ; elle a graduellement été protégée par un cadre législatif et elle a généré une pratique professionnelle et un enseignement, même si elle n’a donné lieu qu’à très peu d’études théoriques ou d’écrits sur sa technique. Le jeu vidéo demeure encore très peu perméable au doublage, qui reste solidement associé au cinéma et à la télévision.

Cette persistance au Québec d’une pratique détestée ou prohibée ailleurs57 a certainement des racines historiques associées à la préférence du public pour une langue qui lui est familière, mais les longues ellipses qui ont marqué l’évolution des différentes pratiques suggèrent que ces facteurs culturels ne sont pas les seuls à prendre en compte. Il faut les associer à des facteurs qui sont jusqu’à un certain point d’ordre physiologique et qui renvoient aux aspects oraux de la communication et de la culture. La réflexion d’Alain Boillat sur la « déliaison vocale »58 nous semble confirmer l’apparition d’un malaise résultant de la séparation technique de l’image et du son que toutes les techniques de synchronisation et de traduction tentent d’amoindrir sinon d’abolir. Ces pratiques de « réunion » de l’image et de la parole nous semblent confirmer les hypothèses physiologiques qui fondent les travaux de Fodor, de Zumthor et des autres théoriciens que nous avons cités en introduction. Autant que la parole des personnages, celle des doubleurs doit être crédible et convaincante pour le spectateur – ces qualités sont obtenues grâce à une « performance socio-corporelle » telle que définie par Zumthor. Une maîtrise de la langue-cible du public, autant de son vocabulaire que de son énonciation, pourrait être une des raisons déterminantes expliquant la persistance du doublage dans l’histoire d’une culture nationale.

Une traductrice anglophone du romancier québécois Jacques Ferron, Betty Bednarsky, voit la lecture comme une forme d’audition, et dans sa pratique de la traduction s’est montrée particulièrement sensible aux sons et aux rythmes du texte. Pour elle, la traduction est un « faire entendre », et lire à haute voix est le prolongement naturel de l’acte de traduire. Lors d’une récente conférence sur son travail59, elle a fait une lecture à haute voix d’un texte de Ferron qu’elle a traduit. Cette pratique ressemble par beaucoup d’aspects au travail des doubleurs, et renvoie à celle des spectateurs qui lisent sans bruit les sous-titres des films. Même lorsqu’elle est inaudible, la traduction anime les mécanismes physiologiques de la parole et tend à contourner la déliaison de la parole et de l’image, donnant raison aux fondements théoriques autant qu’à la pratique d’une traduction audible et performée.

1 Notre étude est consacrée à la traduction du cinéma de fiction. La traduction se pratique par contre différemment dans le domaine du documentaire. Tandis que la traduction de la fiction tend à produire une sorte d’œuvre hybride (film étranger en langue nationale ou régionale), la traduction documentaire tend généralement à rester au plus près possible de l’œuvre originale et de son contexte, laissant les intervenants s’exprimer de leur propre voix. Au Québec, le documentaire est très majoritairement sous-titré plutôt que doublé.

2 Anne-Marie Gill et Mélina Longpré, L’Industrie du doublage au Québec. État des lieux (1998-2006), Sodec, Montréal, 2008. Disponible en ligne, cet intéressant rapport compare la situation québécoise avec celle des autres pays, et éclaire les enjeux de l’adaptation audiovisuelle par de nombreuses références à des ouvrages et études importants. Malheureusement, ce rapport ne dit rien sur l’histoire du doublage au Québec avant les années 1970. On peut trouver le document à cette adresse : http://www.sodec.gouv.qc.ca/libraries/uploads/sodec/pdf/publications/doublageetatdeslieux2008.pdf (consulté le 28 décembre 2012).

3 Germain Lacasse, Le Bonimenteur de vues animées. Le cinéma muet entre tradition et modernité, Paris/Québec, Méridiens-Klincksieck/Nota Bene, 2000.

4 Philippe Mather, « Le doublage : V.O. et V.F. – Raison et sentiments », Ciné-Bulles, vol. 15, no 4, 1997, pp. 10-13.

5 (s.a.) « Pour ou contre les films sous-titrés », Ciné-Bulles, vol. 4, no 5, 1985, pp. 21-22 (http://id.erudit.org/iderudit/35258ac, consulté le 30 novembre 2012).

6 Jeanne Deslandes, « L’embargo français VDF : Doublage cinématographique et télévisuel en version française », Nouvelles vues sur le cinéma québécois, no 3, printemps 2005 (http://cinema-quebecois.net/edition3/embargo_jd.htm, consulté le 29 novembre 2012).

7 Lucien Marleau, « Les sous-titres… un mal nécessaire », Meta : journal des traducteurs, vol. 27, no 3, 1982, p. 278 (http://id.erudit.org/iderudit/003577ar, consulté le 1er décembre 2012).

8 Robert Paquin, « Le doublage au Canada : politiques de la langue et langue des politiques », Meta : journal des traducteurs, vol. 45, no 1, 2000, pp. 127-133.

9 Luise von Flotow, « When Hollywood Speaks « International French » : The Sociopolitics of Dubbing for Francophone Québec », Quebec Studies, vol. 50, automne 2010, pp. 27-46.

10 Istvan Fodor, Film Dubbing. Phonetic, Semiotic, Esthetic and Psychological Aspects, Helmut Buske Verlag, Hambourg, 1976.

11 « As regards the semiotic function of film synchronization, the terms of Metz are more reliable. As a first approach they explain the limits of synchronisation. Besides denotation the motion picture has a connotative function : apart from the action, the content has a moral, aesthetic expression which is embedded in definite social surroundings and epoches represented by specific personnages with individual characters ; these features are determined by the tongue and the national character. These factors belong to the connotative function of the film that is brought into focus through dubbing. The denotative function remains in principle unchanged – if the content of the film is transmitted without loss or distortion through synchronization – but in transposing the connotative elements a break arises because the new sound sequence, the target utterance of the language (into which the sound film was dubbed) requires an adaptation to a new structure of social, national value which differs from the structure represented on the screen. » (id., p. 14).

12 « The filmic text, then, is incontrovertibly social, first as an utterance, which is social by definition, and second as an utterance that is situated, contexted, historical. » (Robert Stam, Subversive Pleasures, Bakhtin, Cultural Criticism, and Film, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 1989, p. 44).

13 Voir Stam, op. cit., pp. 45-46.

14 John Kristian Sanaker, « Les indoublables. Pour une éthique de la représentation langagière au cinéma », Glottopol Revue de sociolinguistique en ligne, no 12, mai 2008 (http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol/telecharger/numero_12/gpl12_13sanaker.pdf, consulté le 30 novembre 2012).

15 Michael Abécassis, « Langue et cinéma : aux origines du son », Glottopol, Revue de sociolinguistique en ligne, no 12, mai 2008 (../www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol/telecharger/numero_12/gpl12_01abecassis.pdf, consulté le 30 novembre 2012).

16 Paul Zumthor, « Oralité », Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques / Intermediality : History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, no 12, 2008, p. 29 (http://id.erudit.org/iderudit/039239ar, p. 29, consulté le 25 septembre 2012).

17 « Localization involves taking a product and making it linguistically and culturally appropriate to the target locale (country/region and language) where it will be used and sold ». Cité dans Jean Quirion, « La formation en localisation à l’université : pourquoi faire ? » Meta : journal des traducteurs, vol. 48, no 3, décembre 2003, p. 3 (http://id.erudit.org/iderudit/008725ar, dernière consultation 29 novembre 2012).

18 Cité in ibid.

19 Germain Lacasse, op. cit. ; Alain Boillat, Du bonimenteur à la voix over. Voix-attraction et voix-narration au cinéma, Antipodes, Lausanne, 2007.

20 La situation actuelle est très comparable, les films doublés au Québec entre 1998 et 2006 étaient états-uniens dans 87 % des cas, et en langue originale anglaise dans 99 % des cas, selon le rapport Sodec cité plus haut (pp. 33-34).

21 Germain Lacasse, Johanne Massé et Bethsabée Poirier, Le Diable en ville. Alex Silvio et l’émergence de la modernité populaire à Montréal, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2012.

22 Louis Pelletier, The Fellows Who Dress the Pictures : Montreal Film Exhibitors in the Days of Vertical Integration (1912-2012), Thèse de doctorat, Département de communication, Université Concordia, 2012, p. 215.

23 Ibid.

24 Id., p. 216.

25 Pierre Véronneau, Le Succès est au film parlant français, Montréal, Cinémathèque québécoise, 1979.

26 La télévision française sera toutefois ouverte aux traductions étrangères et le Québec occupera une petite part de ce marché, soit un maximum, par année, de 42 heures de fictions doublées par des québécois. (Deslandes, op. cit., p. 2).

27 Difficile de savoir de quelle année date le premier film doublé au Québec. Certains textes prétendent que le doublage québécois fait ses premiers pas en 1956 (Deslandes, op. cit.), alors que pour d’autres ce serait plutôt au début des années 1960 (Luise von Flotow, op. cit., p. 32). Selon nos recherches, le premier doublage québécois serait une série télévisée intitulée Les Aventures de Robin des bois (version française de The Adventures of Robin Hood, 1955-1960). Voir http://www.doublage.qc.ca/ (site internet officiel du doublage au Québec). Parmi les 143 épisodes de cette série, un nombre inconnu d’épisodes auraient été doublés au Québec. Mais impossible de savoir si cette série a été doublée l’année de sa production ou plus tardivement.

28 Jeanne Deslandes, op. cit.

29 Ibid.

30 Ibid.

31 En 1990, la part de marché des versions doublées au Québec est de 34 %, alors qu’elle est de 66 % en 2000. En 2009, 81 % des films diffusés dans les salles étaient doublés au Québec.

32 Cet historique du doublage au Québec ne se préoccupe malheureusement pas de l’aspect technique. Cet aspect aurait été intéressant à considérer, d’autant plus que la technique a certainement une incidence sur plusieurs choix dans la pratique du doublage et l’efficacité québécoise en cette matière. Le savoir-faire québécois en matière de doublage semble être d’ailleurs l’une des raisons principales expliquant l’augmentation des doublages observée ci-dessus. Comme le souligne Luise Von Flotow : « Dans la pratique, cela est venu à signifier que la sortie de la version française est disponible en même temps que celle en anglais, car, autrement, elle ne peut pas rivaliser, le public fera le choix de voir la version anglaise. Ceci, à son tour, mène à de très courts délais de doublage avec quelques longs métrages traduits en français en trois jours seulement. » (Luise von Flotow, op. cit., p. 31, notre traduction).

33 Statistiques sur l’industrie du film et de la production télévisuelle indépendante, édition 2012, l’exploitation cinématographique (http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/culture/cinema-audiovisuel/film2014-tome1.pdf).

34 Anne-Marie Gill et Mélina Longpré, op. cit., p. 4.

35 L’industrie du doublage : consolidation et nouveaux marchés, 1998, p. 20 (../www.sodec.gouv.qc.ca/libraries/uploads/sodec/pdf/publications/cinema_doublage.pdf).

36 L’exemple du cinéaste Xavier Dolan apparaît particulièrement révélateur de l’impact que le doublage peut avoir dans un petit marché comme le Québec. Depuis son enfance, Dolan a joué dans quelques émissions de télévision, a paru dans des publicités et a prêté sa voix à 88 acteurs dans 130 productions cinématographiques (http://www.doublage.qc.ca/p.php?i=163&idacteurfr=123, consulté le 8 janvier 2013). Il était jusqu’à tout récemment le Ron Weasley de la série Harry Potter et le loup-garou de Twilight. Aujourd’hui, il brille en tant que réalisateur (et acteur), mais le doublage a joué un rôle-clé dans sa carrière. En plus de lui avoir donné de l’expérience, l’argent qu’il a gagné, entre autres avec le doublage, lui a permis d’investir dans la production de J’ai tué ma mère en 2009, un film pratiquement entièrement autoproduit. Bien sûr, tous les doubleurs ne sont pas des Xavier Dolan, mais la plupart d’entre eux s’épanouissent au théâtre, à la télévision ou au cinéma, alors que quelques-uns font une carrière essentiellement avec le doublage.

37 Mémoire de l’UDA, 1991.

38 Eric Plourde, dans Le Doublage de The Simpsons : divergences, appropriation culturelle et manipulation du discours (mémoire en traduction, Montréal, Université de Montréal, 1999), démontre que la langue vernaculaire était adoptée pour certains personnages des classes inférieures de la société alors que les personnages des classes plus aisées parlaient un français international.

39 À cet effet, leur photographie accompagne les personnages dans le générique.

40 Pour plus de détails sur la question linguistique au Québec, voir Chantal Bouchard, La Langue et le nombril : histoire d’une obsession québécoise, Montréal, Fides, 2002. Dans cet ouvrage, l’auteure explore la nature de l’obsession de la langue au Québec en l’ancrant dans la réalité socio-politique.

41 Voir à ce propos Valentine Robert, « Le Scaphandre et le papillon et l’adaptation filmique du ‹ je › littéraire : l’œil qui écrit », Décadrages, no 16-17, hiver 2010, pp. 104-117 ; Alain Boillat, – « L’œil d’Elephant : l’espace d’un regard », Décadrages, no 19, automne 2011, pp. 48-69.

42 De nombreux types de jeux ne contiennent aucun dialogue (et sont faiblement ou non narratifs), comme le mah-jong, le solitaire, etc. Ces jeux n’entrent pas dans notre perspective. D’autres jeux ont une dimension dialogique mineure : de nombreux Shooters ou jeux de Stratégie. D’autres jeux reposent sur les discussions entre les joueurs via des modules externes de communication, mais contiennent peu de dialogues enregistrés. Dans cette étude, notre intérêt se porte donc sur les jeux dont l’esthétique et la narration sont influencées par les dialogues enregistrés.

43 Par exemple Ultima, une des plus anciennes séries de jeux vidéo de rôle, nous renseigne sur le lent processus d’émergence des dialogues vocalisés. Dans les trois premiers volets (1981-1983), l’avatar du joueur est muet. Dans Ultima IV (1985), on voit apparaître des mots-clés de sujets, choisis ou écrits par le joueur, qui permettent de déclencher des dialogues écrits avec les protagonistes. Ultima VII (1992) propose des lignes de dialogues écrits que le joueur choisit et qui sont censés incarner la parole de son avatar. C’est finalement dans Ultima IX (1999) que des lignes de dialogues sont vocalisées pour la première fois dans la série. Voir à ce propos la page du Wikia Ultima dédiée à cette question : ../www.uoguide.com/The_Avatar.

44 http://www.eurogamer.fr/articles/60000-lignes-dialogues-skyrim-combats-dragons-news324.

45 http://www.lapresse.ca/le-soleil/affaires/techno/201211/06/01-4591002-plus-de-dialogues-dans-assassins-creed-III-que-dans-un-long-metrage.php.

46 http://archive.beefjack.com/index.html%3Fp=94584.html.

47 Investissement Québec, 30 aout 2004.

48 http://www.investquebec.com/fr/index.aspx?page=1760.

49 L’Emploi dans l’industrie du jeu électronique au Québec, Techno Compétences, février 2012.

50 Pour la liste complète des jeux Ubisoft, avec mention de leur studio de production (http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_jeux_Ubisoft).

51 Micheline Ostoj, Les Langues utilisées dans les activités sur Internet, Langue du commerce et affaires, Office québécois de la langue française, mai 2012.

52 Capsule de l’OQLF, 9 mars 2012.

53 Ibid.

54 Il est notable à ce propos qu’Ubisoft proposait des versions françaises antérieurement à 2007 – en raison de ses liens historiques, économiques et culturels avec la France.

55 Ce qui fut confirmé par Martin Bergeron, de l’OQLF, lors d’un entretien téléphonique en mai 2012.

56 Ibid.

57 Voir par exemple la section de l’article d’Alain Boillat du présent dossier consacrée à la dénégation généralisée du doublage dans les discours français sur le cinéma.

58 Alain Boillat, Du bonimenteur…, op. cit., pp. 334-346 et 414-416.

59 Annonce tirée de la liste d’envoi du CRILCQ intitulée « Bérénice : Lecture/causerie. La traduction à haute voix. Betty Bednarski lit Ferron en anglais », Québec, 15 novembre : « À l’occasion du lancement par les Presses de l’Université Laval d’une édition revue et augmentée de son livre Autour de Ferron : littérature, traduction, altérité (Prix Gabrielle Roy 1990, finaliste pour le Prix du Gouverneur général 1991), et pour marquer le 50e anniversaire de la publication des Contes du pays incertain de Jacques Ferron, Betty Bednarski lira et commentera ses traductions anglaises des contes du célèbre écrivain québécois, partageant ses expériences de traductrice et ses réflexions sur la nature du lire-écrire de la traduction. ».