Le doublage au sens large : de l’usage des voix déliées
« L’Amérique est la version originale de la modernité, nous sommes la version doublée ou sous-titrée. »1
Intervenant postérieurement au processus créateur de l’œuvre originale, les opérations liées au doublage – qu’il s’agisse de la traduction proprement dite ou de la performance des comédiens en auditorium – se soustraient nécessairement à la perspective esthétique qui prédomine dans la critique cinématographique, où le statut d’auteur est presque exclusivement attribué, du moins depuis la fin des années 1950 et la « Nouvelle Vague » française2, au metteur en scène. Il n’est dès lors pas étonnant que la cinéphilie se soit précisément construite contre les versions doublées : cette position trouve sa motivation dans le respect manifesté à l’égard du jeu d’acteur et, par conséquent, de la mise en scène – siège de « l’auteur » – qui en canalise l’expression. Toutefois, ce motif fort légitime n’est peut-être pas l’unique facteur explicatif. Comme l’a argué de façon polémique Noël Burch dans l’introduction d’un ouvrage collectif qui, au début des années 1990, entendait introduire dans le champ des études cinématographiques françaises la perspective des gender studies anglo-saxonnes, le regard porté sur le cinéma américain par les commentateurs français n’a, depuis les années 1920, jamais cessé de s’effectuer dans le dédain de la dimension sémantique et au profit d’une idéalisation de la pureté d’une image débarrassée de toute composante verbale – on loue avant tout la plasticité du visage de la star3, le rythme du montage, la poésie du mouvement, etc. Lorsque Burch affirme que « c’est sur [un] mode de déni implicite que s’est entretenu depuis au moins cinquante ans le mythe de l’innocence du cinéma américain » et se réfère à un article de John Hess paru dans Jump Cut4, il inclut dans cette problématique la norme que constitue, pour les cinéphiles, la version originale sous-titrée :
« Du point de vue de l’histoire de la critique de cinéma […], Hess dégage les principaux traits d’une grille de lecture élaborée par les ‹ auteuristes › au début des années 1950 et qui a pu, des décennies durant, empêcher toute réinscription de ces films américains dans la réalité sociale qui les avait produits. […] Culte de la mise en scène, mépris du scénario et du dialogue… Si Delluc tenait les intertitres pour un adjuvant de valeur douteuse, n’est-ce pas dans un semblable rôle que la nouvelle cinéphilie auteuriste cantonne implicitement ces paroles américaines, d’une si commode inaccessibilité langagière ou en tout cas culturelle, si opportunément mises de côté (dans l’obligatoire VOST), grâce à un symbolisme graphique ‹ hors image › ? »5
Envisagés dans une telle perspective idéologique, la prérogative du sous-titrage et le rejet subséquent du doublage peuvent être rapportés à un système de valeurs spécifique, propre à une conception de la cinéphilie qui privilégie la dimension formelle et esthétique. Si l’argumentation de Burch visant à pointer une dénégation du verbal (et plus largement de toute dimension discursive) ne manque pas de pertinence et s’applique encore aujourd’hui à la majorité des discours émis dans la sphère médiatique à propos du cinéma états-unien – en particulier lorsqu’il s’agit de productions envisagées comme des « films d’auteur »6, l’inverse pourrait également être avancé dans le cas spécifique de la version originale sous-titrée, car le doublage est parfois le lieu, comme le montrent les analyses comparées des traductologues, de modifications sémantiques conséquentes qui, elles aussi, entraînent cette occultation du contexte originel de production du film que Burch reprochait à la critique cinéphilique.
Détour par le western : un finale qui fait sens
Dire que toute traduction est une « trahison » (« traduttore, traditore »), c’est-à-dire de façon non normative une interprétation, est une lapalissade. Nous aimerions cependant illustrer cette question traductologique des implications sémantiques (au niveau du récit filmique) et pragmatiques (sur le plan de l’horizon d’attente) à partir d’un exemple où l’adaptation audiovisuelle exerce des conséquences en termes d’inscription du film doublé dans l’histoire du cinéma, et plus particulièrement dans celle du western. Il s’agit de High Plains Drifter (L’Homme des hautes plaines, Clint Eastwood, E.-U., 1973), et plus précisément de ses dernières répliques7.
Dans cette séquence finale, l’énigmatique personnage interprété par Eastwood (figure de l’« homme sans nom » telle qu’elle s’est constituée à travers plusieurs westerns italiens, notamment ceux de Sergio Leone8, et qui est désignée comme « The Stranger » au générique9), quittant la ville dont il a forcé par la violence les habitants à l’expiation de leurs fautes, passe à cheval devant un petit homme qui termine de graver une stèle dans un cimetière situé en bordure de la localité. Ce protagoniste, figure sympathique de l’« idiot » local avec lequel l’étranger a noué une complicité, lui adresse une question que personne n’avait osé lui poser jusqu’ici : il lui demande comment il s’appelle. Ce bref échange, où la réponse fait en quelque sorte office de révélation tant le héros est demeuré opaque jusque-là, précède un mouvement d’appareil révélant le texte de l’épitaphe, le « dernier mot » du film se présentant donc sous la forme d’une mention écrite diégétique (fig. 1). Voici le contenu de ces répliques et leurs traductions en français :
Faisant l’impasse sur le parallélisme établi entre cet épilogue où la silhouette du cavalier disparaît au loin dans la vapeur qui surplombe l’étendue désertique et l’amorce du film où l’étranger apparaît tel un fantôme à l’horizon sur une musique stridente qui évoque le cinéma fantastique, les auteurs des versions doublées – car on retrouve un changement similaire en italien et en allemand10 – procèdent à une explicitation de l’original (où le savoir concernant l’identité du héros appartient exclusivement au fossoyeur, non au spectateur) et créent un effet de clôture, au détriment d’une fin plus ouverte. Le statut du personnage principal y est par conséquent fort différent, puisqu’il ne s’agit plus, dans les versions doublées, d’une instance désincarnée11, – l’« homme sans nom » paradoxalement si « renommé » dans le western postclassique et dont on trouve un avatar (de synthèse) jusque dans le récent film d’animation 3D Rango (Gore Verbinsky, E.-U., 2011)12. Sans doute n’est-ce pas un hasard si les auteurs des adaptations audiovisuelles de High Plains Drifter choisissent des mots qui assoient l’individualisation du personnage alors que, précisément, la technique du doublage vise à optimiser l’incarnation du sujet parlant grâce au synchronisme : plaquée sur le corps de la star, la voix du comédien de doublage énonce en fait un texte dont le contenu « incarne » le locuteur en l’identifiant nommément, niant cet au-delà d’où l’étranger vengeur s’exprime (certes en voix in), tel le narrateur over de Sunset Blvd. (Boulevard du crépuscule, Billy Wilder, E.-U., 1950).
En outre, le parti pris des auteurs des adaptations évincent la possibilité d’une interprétation en termes de surnaturel sinon suggérée, du moins autorisée par la version originale. Cette modification eût difficilement pu fonctionner en sous-titre – non seulement parce que le spectateur dispose d’un texte bilingue13, mais aussi parce que, même dans une langue que ce dernier maîtrise peu, les noms propres (comme « Georges Duncan » dans la version doublée en allemand) font office de repères nodaux dans la comparaison avec l’original entendu simultanément. Dans la version doublée par contre, le montage du film, ménageant un contrechamp sur le visage du fossoyeur peu après que l’étranger a commencé à s’exprimer (sa parole se poursuit momentanément off), offre au traducteur une telle latitude. Un changement aussi marquant – dans la mesure notamment où il intervient en conclusion – induit une réinterprétation de l’ensemble du film, et écarte tout ambiguïté quant à l’appartenance générique de celui-ci. Dans le contexte du cinéma hollywoodien des années 1970 où les motifs du western, devenus à certains égards anachroniques à l’époque de la guerre du Vietnam et de la nouvelle « Frontière » en ligne de mire de la conquête spatiale, se perpétueront majoritairement via une réappropriation par d’autres genres comme le fantastique ou la science-fiction, l’hybridité générique discrètement amorcée dans High Plains Drifter prend un sens particulier. Certes, cette tendance apparaîtra surtout rétrospectivement, en fonction d’une évolution du genre dont les traducteurs en question pouvaient difficilement avoir conscience lorsqu’ils privilégièrent un finale réaliste.
La référence à cet exemple n’a pas ici pour objectif d’entreprendre un plaidoyer en faveur du respect de l’original, mais elle fait office de démonstration des implications herméneutiques de la traduction, y compris sur le plan de l’histoire du cinéma. Les variantes que constituent les adaptations en diverses langues sont intéressantes en termes d’analyse filmique non seulement parce qu’elles révèlent par comparaison certaines spécificités de la version originale, mais aussi parce qu’elles façonnent un nouveau contexte de réception dont l’historien du cinéma peut être amené à tenir compte (les témoignages utilisés comme sources pouvant se référer à une version doublée). Il faut toutefois noter que la dimension sémantique est rarement envisagée, même chez les détracteurs du doublage, qui avancent plutôt l’argument essentialisant de l’identité vocale de l’acteur filmé et de l’unité audiovisuelle assurée par le synchronisme vocolabial. C’est là un fait sur lequel il importe de s’interroger : lorsqu’un commentateur s’exprime sur le doublage, c’est la plupart du temps pour s’en plaindre. David Le Breton résume ainsi cet état de fait : « Le doublage […] est une imposture pour le cinéphile. Que les comédiens ne soient pas ceux qui parlent désamorce l’intérêt du film »14. Mais plus que le désintérêt, c’est fréquemment le mépris que suscite le doublage chez ceux qui, lorsqu’ils sont extérieurs aux corps de profession qui lui sont attachés, prennent la peine d’en parler. Ce type de discours sur le doublage mérite quelques commentaires.
Le doublage, un procédé communément déprécié ou occulté
René Clair, commentant un texte qu’il avait écrit en mai 1929 (« Visite au monstre ») dans lequel il notait qu’« en Europe la diversité des langues empêchera la réalisation des grands films parlants dont le prix de revient ne pourrait être amorti », mais que « sans doute les Européens et les Américains eux-mêmes chercheront à tourner la difficulté et à réaliser des films parlants en plusieurs langues […], problème de demain [que] rien n’indique qu’il doive être résolu bientôt », proposait en 1950 l’appendice suivant :
« Le problème n’est toujours pas résolu et la Tour de Babel continue d’être le symbole du cinéma parlant. On connaît les défauts du ‹ sous-titrage › des films parlants étrangers qui oblige le spectateur à lire les textes et l’empêche de voir ce qui se passe au même moment sur l’écran. Du ‹ doublage ›, Jean Renoir dit fort justement que ceux qui s’en rendent coupables, s’ils avaient vécu à une époque raisonnable comme le Moyen Age, auraient été brûlés en place publique pour avoir donné à un corps une voix qui ne lui appartient pas, ce qui ressemble fort à un crime de sorcellerie. (Il est surprenant que les acteurs qui, en général, donnent tant d’attention à leur gloire et se montrent si soucieux de sauvegarder ‹ la dignité du comédien › acceptent avec passivité une pratique dégradante et qui est la négation même de leur métier.) »15
Comme la plupart des cinéastes, René Clair, qui applique presque littéralement la formule de Jean Renoir dans le film La Beauté du diable – production française réalisée l’année même de ce commentaire, en 1950 – lorsqu’il associe momentanément, dans le contexte médiéval et fantastique de cette adaptation libre de Faust16, deux voix distinctes au corps de Michel Simon17, n’évoque le doublage que pour souligner combien il s’agit d’une « pratique dégradante ». Il a d’ailleurs fait en sorte d’éviter de recourir au doublage pour la version américaine du Silence est d’or (1947) intitulée Man about Town, dans laquelle Maurice Chevalier s’adresse au public dans un prologue puis résume en voice-over, dans un anglais mâtiné de son célèbre accent français, ce que les acteurs sont en train de dire à l’écran dans la langue originale du film18. Ce positionnement est un véritable topos des discours sur le doublage, qu’ils émanent de cinéastes (dont on peut imaginer qu’ils déplorent une pratique sur laquelle ils n’ont en général aucune maîtrise) ou d’autres instances légitimées culturellement.
Ainsi, pour prendre l’exemple d’un homme de lettres, on peut mentionner l’écrivain suisse Charles Ferdinand Ramuz qui, lui aussi, ne mentionne le doublage que pour l’écarter, subordonnant les problèmes qu’il pose à la question plus fondamentale de la mécanicité des sons filmiques et à la « ventriloquie » consubstantielle à la représentation audiovisuelle :
« Pour le public, le cinéma n’est qu’une sorte de théâtre bon marché. Avec le cinéma parlant, il retrouve avec volupté les divertissements qui lui sont chers […]. Il ne se préoccupe en rien de ce que le cinéma pourrait lui donner, de ce qu’il lui a déjà donné, des développements dont on distingue qu’il est capable. […] Il a en outre la fierté d’entendre et de voir tout ensemble, jusque dans un fond de province, les grandes vedettes, qui à présent consentent à se déplacer pour lui […]. L’amour-propre du public est flatté. Je ne parle même pas des truquages auxquels telles nécessités commerciales ont obligé les producteurs comme le ‹ doublage › où l’horrible mensonge d’une bouche qui ne profère pas les syllabes qu’elle est censée prononcer met l’auditeur de bonne foi à la torture. Le public accepte tout du moment qu’il peut avoir, du moins, l’illusion que c’est arrivé […]. »19
Dans ce passage paru dans l’immédiat après-guerre mais dont les arguments sont ceux des tout débuts du parlant20, le romancier suisse s’attaque à la nature illusoire du synchronisme entre les mouvements labiaux et les manifestations vocales, le doublage représentant pour lui une exhibition paroxystique de la mécanicité inhérente au médium cinématographique, et par conséquent une négation complète de l’expression de l’artiste. Cette détestation envers la pratique du doublage participe plus généralement d’un refus du statut « d’art de masse », le « mensonge » étant vu comme le résultat d’impératifs bassement commerciaux opposés à la « pureté » de l’art personnel du créateur : il va de soi, en effet, que si l’on veut assurer la rentabilité d’un film, produit d’une entreprise collective coûteuse, il importe de le destiner à un public international auquel il doit être adapté, tant au niveau linguistique que sur le plan des référents culturels (même si, il est vrai, le sous-titrage dont Ramuz ne parle pas joue en grande partie ce rôle, fût-ce au détriment de « l’intégralité » – toujours illusoire en traduction – des référents du texte proféré).
Alors que Ramuz témoigne dans ce texte d’une certaine conscience des implications de la nature enregistrée de tout son filmique21 – sans toutefois envisager qu’elle puisse faire l’objet d’une expression artistique22 –, la critique du doublage postule souvent la nécessité d’une fidélité à un événement qui aurait eu lieu indépendamment de tout enregistrement. Or, dans de tels cas, l’argument visant à fustiger la naïveté d’un public leurré par l’effet du synchronisme n’est pas dépourvu d’une certaine candeur, dans la mesure où les partisans de ce type de discours sous-estiment la part foncièrement représentationnelle de toute occurrence sonore au cinéma, y compris dans les versions originales qui recourent, pour un bon nombre d’entre elles, à la postsynchronisation des voix. Car on peut difficilement prétendre qu’un acteur enregistrant sa voix en auditorium pour la plaquer rétrospectivement sur sa propre image afin de pallier l’absence (ou certaines insuffisances) du son direct est encore « le même », en tant que sujet d’une performance, que celui qu’il était, en actes, lors du tournage, quelle que soit la qualité de la direction artistique de cette opération. Jean Rouch a exemplairement montré, dans Moi, un noir (France, 1959) notamment – où l’acteur non professionnel Oumarou Ganda est à la fois filmé dans son quotidien et enregistré lorsqu’il commente le film ultérieurement en le voyant projeté, prêtant parfois sa voix à d’autres personnages –, combien l’énonciation orale peut afficher son autonomie, même si elle incombe à la personne vue à l’écran. Ce qui diffère d’une version à l’autre (de la performance actorielle) résulte plus fondamentalement du statut même du différé.
Une attaque similaire à celle de Ramuz, souvent citée, a été menée antérieurement par Borges dans un court texte intitulé « Au sujet du doublage ». Bien que son œuvre soit traversée par l’obsession du dédoublement de l’identité, de la dissolution des antinomies et de la désindividualisation des êtres – thématiques dont le doublage constitue une sorte d’équivalent audiovisuel –, l’écrivain argentin s’oppose farouchement au doublage (mais néanmoins s’y intéresse en y consacrant un texte, sans doute pour conjurer lesdites problématiques) :
« Les Grecs ont engendré la Chimère, monstre à tête de lion, à tête de dragon, à tête de chèvre ; les théologiens du IIe siècle, la Trinité, au sein de laquelle s’articulent inextricablement le Père, le Fils et le Saint Esprit […]. Hollywood vient enrichir ce vain musée tératologique ; grâce à un artifice malin qui s’appelle ‹ doublage ›, il propose des monstres qui combinent les traits illustres de Greta Garbo et une voix de poissarde. Comment ne pas publier notre surprise devant ce prodige affligeant, devant ces industrieuses anomalies phonético-visuelles ? »23
Face à un tel phénomène, l’équivalent de ce que Ramuz appelle « l’auditeur de bonne foi » ne peut supporter, pour Borges, la « conscience générale d’une substitution, d’une tromperie ». La posture du désaveu (« Je sais bien… mais quand même »), exigée comme l’a montré Christian Metz par toute fiction cinématographique24, s’applique ici à une « suspension d’incrédulité » jugée inacceptable et aliénante parce qu’elle induit la dissociation entre un corps et une voix, soit la scission entre les deux versants de la sacro-sainte individualité de l’actant-sujet sur laquelle repose peu ou prou tout récit.
Cette dépréciation quasi généralisée du doublage dans les discours sur le cinéma explique sans doute la très faible représentation de ce corps de métier dans les films mêmes. En effet, dans les rares cas où l’activité de doublage est figurée dans le cinéma de fiction dominant25, il s’agit d’une représentation ironique d’un cadre de travail peu valorisant. Il en va ainsi du prologue de Blow out (Brian de Palma, E.-U., 1981), un film où la postsynchronisation en tant que telle joue pourtant un rôle clé dans l’intrigue, ou du film québécois Jésus de Montréal (Denys Arcand, Canada/France, 1989), dont les protagonistes sont montrés sur leur lieu de travail, effectuant un job purement alimentaire et quelque peu dégradant (ils doublent un film pornographique). Une autre modalité de déni implicite réside dans un scénario comme celui de Hollywoo (Frédéric Berthe et Pascal Serieis, France, 2011), qui nie la possibilité même d’exercer cette profession : nous suivons le périple d’une comédienne de doublage interprétée par l’humoriste française Florence Foresti à partir du moment où elle apprend que l’actrice américaine dont elle est la doubleuse attitrée a décidé de ne plus faire de cinéma.
Exhibé dans des films qui détournent une production préexistante par l’ajout de nouvelles répliques, le doublage n’est alors pas un objet sérieux26, mais un ressort du comique (même le dessinateur de bande dessinée Gotlib l’a exploité dans son moyen d’expression « muet »)27, voire du burlesque (comme l’illustre le jeu de Jerry Lewis, dont la carrière débuta avec un numéro de record act)28, un « truc » (au sens des surimpressions de Méliès), un geste potache ; d’où la floraison de ce type de pratiques sur internet, règne de l’amateur et de la « convergence médiatique » au sens de Jenkins29. On trouve par exemple une telle exploitation à des fins humoristiques dans What’s up, Tiger Lily ? (E.-U., 1966), premier long métrage de cinéma réalisé par Woody Allen, qui réutilise en tant que found footage un film d’action japonais de série B sur lequel il plaque un doublage décalé en anglais, ou dans la production télévisuelle de Canal+ Le Grand détournement (La Classe américaine) (Michel Hazanavicius et Dominique Mézerette, France, 1993), film de montage dans lequel un très grand nombre de films classiques de la Warner sont convoqués pour élaborer un nouveau récit à partir des référents verbaux d’un doublage fantaisiste et réflexif (dans la mesure où les conventions du doublage francophone de films hollywoodiens y sont parodiées). Il ne s’agit toutefois pas, dans de tels cas, d’une représentation audio-visuelle du comédien de doublage à proprement parler (lorsque Woody Allen est filmé dans des intermèdes, il commente le procédé sans l’effectuer) : la profération du texte en auditorium demeure dans l’ombre de ce non-lieu que constitue l’étape du doublage dans la chaîne de fabrication d’un film, et n’est, en tant que telle, pas intégrée à la fiction.
Certes, la technique de prise de vues est bien plus fréquemment exhibée au cinéma que tout ce qui touche au son, et le potentiel de « visualité » d’un studio de doublage (et a fortiori de l’écriture de sous-titres ou d’une adaptation) est a priori assez faible, mais un film au moins (outre Singin’ in the Rain, sur lequel nous reviendrons) a exploité sur le plan narratif la profession de comédien de doublage : il s’agit de Mujeres al borde de un ataque de nervios (Femmes au bord de la crise de nerfs, Pedro Almodovar, Esp., 1988). Le film débute lors d’une séance d’enregistrement où le doubleur Ivan (Fernando Guillen) prête sa voix au héros éponyme interprété par Sterling Hayden dans Johnny Guitar (Nicholas Ray, E.-U., 1954, fig. 2-3). Almodovar s’empare à son tour du « film américain le plus souvent cité dans les œuvres de la Nouvelle Vague »30. Dans les plans inauguraux de Femmes au bord de la crise de nerfs qui font suite à un prologue fantasmatique en noir et blanc, Ivan s’exprime face au micro au studio d’enregistrement alors que personne ne lui donne la réplique (lui – et nous avec lui – demeurons comme sourds face aux mouvements labiaux du visage féminin projeté à l’écran), car la comédienne chargée de doubler Joan Crawford, Pepa (Carmen Maura), que nous apercevons couchée lors d’un insert en montage alterné qui se substitue provisoirement au contrechamp « muet » sur Crawford, a pris trop de somnifères et n’a pas pu se lever pour se rendre au studio. Son amant, qui est précisément son collègue Ivan, l’a quittée il y a peu, et elle s’en remet difficilement. Lorsque plus tard – le différé du doublage s’effectuant en deux phases –, elle profère les répliques de Johnny Guitar traduites en espagnol devant le micro (la reprise de l’orientation des regards et des mouvements d’appareil vers la droite, vers l’écran aux silhouettes muettes à doubler, suggère que les deux personnages ne se rencontreront plus), c’est donc la voix de son ex-amant qu’elle entend dans le casque, présence-absence qui se fait l’écho de sa propre situation sentimentale (fig. 4-5). Almodovar choisit précisément ici la célèbre séquence du film de Ray où les personnages (re)jouent fictivement leur amour à l’intérieur de la fiction, réactivant le passé en faisant comme s’il s’agissait du présent (à l’instar de la performance du doubleur dont le produit se substitue à un enregistrement antérieur). Johnny demande à Vienna (après que celle-ci lui a affirmé que l’alcool n’aide pas à dormir pour oublier, contrairement aux narcotiques de Pepa) de lui dire exactement ce qu’il veut entendre, et elle répète après lui, de façon détachée, chacune de ses phrases à l’identique (réitération et désinvestissement émotionnel qui renvoient, dans la version originale même, à l’actualisation d’un texte préalable écrit par un autre). Pepa ne supporte pas d’entendre ainsi les injonctions de son ex-amant : même si les répliques sont jouées, elle désire secrètement, à l’instar des personnages de Ray, qu’elles lui soient réellement destinées. Prise de vertiges, Pepa s’écroule sur le sol, comme nous le montre un plan filmé à travers ses lunettes tombées par terre qui réinstaure le primat du regard sur l’ouïe (fig. 6). Comme d’autres films d’Almodovar, Femmes au bord de la crise de nerfs exacerbe la puissance de la voix, la sensualité de son grain et l’effet irréalisant des sons acousmatiques. C’est par l’activité de doublage que la citation filmique advient, et qu’Almodovar se réapproprie un texte antérieur.
Une question de norme : l’exemple emblématique de la pratique italienne
Sans doute la tendance à l’occultation ou au mépris du doublage tient-elle au caractère conventionnel de celui-ci. La norme qu’il implique n’est toutefois pas universelle ; elle est par conséquent intéressante à interroger. Ainsi par exemple, dans l’Italie des années 1960-1970, les (co)productions au casting international conduisent à une sorte de brouillage de la frontière entre versions originale et doublée, que l’on pense aux « westerns spaghetti »31 ou à des films prestigieux tels que Il Gattopardo (Le Guépard, Luchino Visconti, Italie/France, 1963), adaptation d’un monument du patrimoine littéraire italien dont la version originale comprend les voix doublées non seulement de l’Américain Burt Lancaster et du Français Alain Delon, mais aussi de Claudia Cardinale, qui parlait italien sans accent mais dont les producteurs jugeaient à cette époque la voix trop éraillée32. Un tel recours massif à des stars non italophones interprétant des personnages qui sont supposés l’être n’est possible que dans le contexte d’une grande tolérance envers le doublage, qui s’explique par l’importante proportion d’acteurs étrangers dans les films italiens. Les castings internationaux ont en effet contribué à renforcer un certain mode de perceptibilité du degré de précision du synchronisme vocolabial. Michel Chion note à ce propos :
« Ce que, par exemple, les Français, adeptes d’un synchronisme étroit et serré, tiennent pour défaut de postsynchronisation dans le son original des films italiens, c’est, en fait, un synchronisme plus large, accueillant, qui n’en est pas au dixième de seconde près. »33
La conception graduelle proposée par Chion nous semble fort pertinente : le synchronisme doit être envisagé en termes d’effets sur un spectateur donné, et donc pas seulement en fonction du mode de synchronisation (celle-ci constituant une opération technique susceptible d’être décrite objectivement). La relativisation induite par cette manière d’envisager les rapports entre sons et images est importante sur le plan théorique – elle nous incite à réfuter une approche essentialiste –, notamment dans le cas du doublage, dont on se rend compte qu’il peut être évalué à l’aune de critères variables. Il s’agit par conséquent de prendre en compte les normes qui prévalent dans une communauté sociolinguistique donnée. Le détachement extrême induit par la pratique d’une voix over unique courant parallèlement aux dialogues originaux entendus en fond sonore, utilisée dans certains pays de l’Est pour tout film (alors qu’elle est réservée en Europe au cinéma documentaire), montre à quel point le grand public peut être habitué à une pratique dont on pourrait a priori dire qu’elle relève de la distanciation brechtienne. Ce sont certes souvent des impératifs économiques qui expliquent de telles singularités, mais il est notable qu’elles aient pu s’imposer et s’avérer viables.
La comparaison faite par Chion entre la France et l’Italie est à ce titre emblématique : alors que les adaptations audiovisuelles de l’Hexagone visent une invisibilité maximale en collant le plus précisément possible aux mouvements labiaux des acteurs à l’écran, les doubleurs italiens, eux, n’ont significativement pas pour habitude de recourir à l’étape, préalable au travail du traducteur, de l’établissement de signes de détection (ouvertures de bouche, labiales, respirations,…)34, et ont plutôt tendance à envisager le doublage comme une performance orale autonome qu’il s’agit d’exhiber en tant que telle. Cette différence de conception explique les avis négatifs récurrents des francophones, qui jugent la pratique transalpine du doublage déficiente. Dans un entretien accordé par Jean-Louis Trintignant à Serges Toubiana35, l’acteur évoque sa participation dans les années 1960 à des films tournés en Italie par des cinéastes importants tels que Dino Risi (Il Sorpasso/Le Fanfaron, Italie, 1962) ou Bernardo Bertolucci (Il Conformista/Le Conformiste, Italie/France/All., 1970), et regrette de n’avoir jamais eu l’occasion d’interpréter un étranger (il parle italien, mais avec un accent qui l’aurait empêché d’incarner un habitant de la Péninsule), ce qui aurait permis d’éviter le doublage dans la VO. Il note au passage qu’« ils ne doublent pas très bien, en Italie » – Toubiana, en bon cinéphile français, abonde bien sûr dans ce sens et s’emporte contre ce « pays où la VO n’existe pas » –, puis relate l’anecdote suivante : « J’étais assez ami avec Scola. Et là-dessus il a des idées, il dit : ‹ Moi quand je lis Dostoïevski, je ne le lis pas en russe mais en italien, et ça me plaît beaucoup. Alors pourquoi pas pour les films ? › ».
Les remarques de Trintignant et le point de vue de Scola sont révélateurs de l’abîme qui sépare la France de l’Italie au niveau du rapport existant entre la construction de la cinéphilie et la réception des versions doublées, et peut-être aussi en termes de place accordée au verbal et à l’oralité. La façon dont le doublage est appréhendé en Italie met également en exergue les liens étroits qui existent entre l’adaptation audiovisuelle et l’utilisation plus générale de la postsynchronisation dans les versions originales. Aussi, la voix détachée du Christ dans Il Vangelo secondo Matteo (L’Evangile selon saint Matthieu, Pier Paolo Pasolini, Italie/France, 1964) qui, porteuse d’un texte sacré dont le cinéaste veut montrer qu’il préexiste à sa profération, est tantôt in, off ou over, glissant insensiblement d’un statut à l’autre, ou l’usage complètement détaché des voix dans cet autre récit de la Passion qu’est La Ricotta (court métrage appartenant au film à sketches Ro.Go.Pa.G, Italie/France, 196336, dans lequel le rôle d’un metteur en scène étranger mais soi-disant italophone est tenu par Orson Welles), doivent-ils sans doute beaucoup à l’absence de synchronisation stricte qui prévaut dans le cinéma italien dominant de l’époque. Dans La Ricotta, le traitement inédit de l’ancrage vocal dans l’image culmine lorsqu’une injonction lancée par le personnage du cinéaste (« Préparez l’autre scène ! »)37 est reprise successivement, comme une ponctuation audiovisuelle, par cinq protagonistes différents filmés en gros plan, tandis que la sixième image de cette série d’échos montre un chien aboyant sur lequel la même interjection, émise avec une voix humaine, est synchronisée (fig. 7-13). Plus qu’un simple pied de nez à la norme du synchronisme vocolabial révélée dans sa dimension grotesque – gag qui répond sur le plan audiovisuel à l’utilisation ponctuelle de l’accéléré au niveau de la bande-images –, cette « monstruosité » participe au développement du motif canin qui traverse ce film dont le personnage focal, comédien interprétant l’un des deux larrons crucifiés aux côtés du Christ, est affamé et vit littéralement une « vie de chien » (c’est d’ailleurs après avoir vendu un chiot errant qu’il peut se permettre d’acheter chez le crémier la ricotta tant convoitée38).
Le cinéma italien n’est bien sûr pas le seul à présenter de tels usages peu orthodoxes de la voix « synchrone » (ou plutôt « synchronisée », dans la mesure où elle est ostensiblement plaquée sur l’image). On en trouve notamment chez des réalisateurs plurilingues à la carrière internationale comme le cinéaste franco-polonais Roman Polanski39 ou le Chilien Raoul Ruiz40. Il semble toutefois que dans la production italienne où existe une longue tradition du doublage (qui trouve son origine dans le protectionnisme de l’époque fasciste, manifeste dans le décret-loi du 4 septembre 1938 sur le monopole de l’État pour ce qui concerne le cinéma)41 et de la postsynchronisation dans les versions originales, les cinéastes soient plus enclin à recourir à des phénomènes de détachement entre voix et corps.
La voix d’un autre (acteur) au service du même (personnage)
La tératologie borgésienne est certes acceptée là où elle est prise à la lettre, en particulier dans les représentations grandiloquentes du barnum offertes par tout un pan du cinéma horrifique : la jeune fille possédée de The Exorcist (L’Exorciste, William Friedkin, E.-U., 1973) peut bien, elle, parler avec une voix inappropriée42 ; et l’on ne s’offusquera guère qu’une voix humaine émane de la bouche d’une chèvre, nouvelle chimère issue d’une fusion impropre, pour peu qu’il s’agisse, comme dans Drag Me to Hell (Jusqu’en enfer, Sam Raimi, E.-U., 2009) – un film proprement « hanté » par le « stade oral » et par la phobie d’une pénétration de l’Autre par la bouche –, d’une séance médiumnique. Ici, les monstres sont chez eux, et aucune contrainte de réalisme ne pèse sur le film.
Mais le cinéma horrifique, où la greffe est naturalisée au niveau diégétique par l’argument du surnaturel43, est loin d’être le seul genre cinématographique où une exploitation spécifique du « doublage » fut entreprise au sein même de versions originales. Ainsi Hitchcock fit-il doubler, lors du tournage même, Anny Ondra qui interprète le personnage d’Alice dans Blackmail (Chantage, G.-B., 1929), comme il l’a expliqué à François Truffaut :
« La vedette allemande, Anny Ondra, parlait à peine l’anglais, et comme le doublage, tel qu’il se pratique aujourd’hui, n’existait pas encore, j’ai tourné la difficulté en faisant appel à une jeune actrice anglaise, Joan Barry, qui était dans une cabine placée hors cadre, et qui récitait le dialogue devant son microphone pendant que Mlle Ondra mimait les paroles. Alors je suivais le jeu d’Anny Ondra tout en écoutant les intonations de Joan barry à l’aide d’écouteurs sur mes oreilles. »44
Dans un tel cas, le metteur en scène, confronté « en direct » à une dissociation entre le corps et la voix – situation de playback qui rappelle les Phonoscènes Gaumont du début du XXe siècle –, dirige à la fois l’actrice et la comédienne de doublage ; on ne s’étonnera pas que l’une des images utilisées par la production au cours de la promotion de ce film sorti d’abord en muet puis deux semaines plus tard dans une version parlante soit précisément une photographie de plateau sur laquelle Hitchcock fixe Ondra tandis qu’il plaque des écouteurs sur ses oreilles (fig. 14). Dans Blackmail, le « doublage » représente une solution pratique permettant de pallier le problème que pose l’accent de la comédienne45. Parfois, il résulte d’un choix artistique : quelques années plus tard, Jacques Feyder, fort de son travail sur des versions multiples francophones et germanophones réalisées à Hollywood, décide pour Le Grand jeu (France, 1934) de garantir le parler populaire du personnage d’Irma interprété par Marie Bell en prêtant à celle-ci la voix de Claude Mary, doubleuse attitrée de Garbo avec qui il avait travaillé précédemment46. Le personnage, dès lors, prime sur l’actrice.
A travers la représentation qu’il donne de la période de la transition du muet au parlant, le film Singin’ in the Rain (Chantons sous la pluie, Stanley Donen et Gene Kelly, E.-U., 1952) a durablement contribué – il a été à ce titre récemment relayé par The Artist (Michel Hazanavicius, France/Belgique/E.-U., 2011)47 – à véhiculer certains clichés historiographiques48 sur cette période que des chercheurs comme Rick Altman, Donald Crafton ou Martin Barnier ont déconstruit au cours des deux dernières décennies. Nous noterons pour notre part combien ce film est sous-tendu par une obsession de la postsynchronisation quasi schizophrène (pour autant que cet adjectif ne se rapporte pas, tout simplement, à toute voix doublée). Rappelons que cette comédie musicale située dans les coulisses d’Hollywood raconte l’histoire de la découverte du principe du doublage, de l’exploitation de ce procédé – envisagé uniquement comme un palliatif provisoire – pour substituer à la voix nasillarde du personnage de Lina Lamont interprété par Jean Hagen celle, agréable, de la jeune Kathy Selden (Debbie Reynolds), puis de la révélation au public de la supercherie au cours de la première de The Dancing Cavalier, au moment où les amis de Kathy font tomber le rideau qui dissimulait la véritable comédienne chantant derrière celle qui, sur scène, se contentait de mouvoir les lèvres en play-back (fig. 15-16). La présence physique de la scène reprend ses droits sur le trucage filmique. Pourtant, l’exhibition du leurre valant pour le « film dans le film » a une portée réflexive réduite49 dans la mesure où elle contribue paradoxalement à l’occultation illusionniste de l’opération de postsynchronisation à l’œuvre dans d’autres passages chantés du film. Aussi, non seulement Debbie Reynolds qui interprète le rôle de la doubleuse est elle-même doublée lors de la chanson « Would you ? » par une Betty Royce « invisible » dans le film, mais, comble du paradoxe, la voix entendue au moment où l’on nous montre Kathy au studio enregistrant le texte préalablement proféré par Lina Lamont de sa voix criarde ne serait pas celle de Debbie Reynolds, mais celle… de Jean Hagen50. Cette dernière, dès lors, se doublerait « elle-même » avec sa voix naturelle, se défaisant momentanément de celle, transformée, qu’elle utilise dans le reste du film pour incarner le personnage ridicule de Lina. Ce film hollywoodien réalisé à une époque où la postsynchronisation s’est généralisée (contrairement à ce qu’elle était à l’époque représentée de la fin des années 1920) dévoile l’illusion pour mieux la produire. Tel qu’il est thématisé dans Singin’ in the Rain avant le finale qui rend à César ce qui appartient à César, le doublage apparaît toutefois comme un procédé ingénieux, ludique : l’originalité, parfois, peut primer sur « l’original ». Pour penser l’esthétique des chemins de traverse que les usages de la postsynchronisation sont susceptibles d’emprunter, il faut, nous semble-t-il, envisager « à bras-le-corps » les implications théoriques de cette technique.
Le règne du multiple
Dans la mesure où nous proposons ici d’aborder la question du sous-titrage et du doublage au-delà de problématiques traductologiques liées à l’adaptation linguistique et culturelle d’un texte à un nouveau public-cible ou aux contraintes spécifiques de la traduction pour le cinéma, il importe de discuter l’exploitation de la postsynchronisation et des mentions écrites au sein même de versions originales. Ainsi ces dernières peuvent-elles parfois se présenter sous la forme d’un sous-titrage, à l’instar du texte accompagnant la chanson grivoise de Boby Lapointe dans Tirez sur le pianiste (François Truffaut, France, 1960), ou du sous-titrage de la séquence de la dispute dans Une femme est une femme (Jean-Luc Godard, France/Italie, 1961) qui apparaît progressivement de gauche à droite, alors que les acteurs (Jean-Claude Brialy et Anna Karina) demeurent muets, puis dans le sens inverse, de façon « synchronisée » avec le panoramique, exhibant la présence du texte (alors que la plupart des traductions visent plutôt, en tant qu’énoncés seconds, l’invisibilité). Dans les versions d’Une femme est une femme destinées à un public non francophone, cette greffe verbale dans laquelle un narrateur scriptural temporaire nous permet d’accéder au non-dit de l’échange entre les deux protagonistes se manifeste donc à l’écran au même moment que l’éventuel texte traduit, à l’exemple de la version anglaise où le « sous-titre »51 est donné en un bloc, au centre de l’image, le second membre de phrase figurant en italique comme s’il s’agissait de rendre une sorte de discours indirect libre (fig. 17-22)52. Nous laissons de côté ici la question spécifique de l’écrit53 pour nous concentrer sur un phénomène à l’œuvre dans toute version doublée que nous avons proposé de nommer « déliaison »54 afin de regrouper l’ensemble des phénomènes relevant de la dissociation entre le corps visible et la voix perçue.
Si, dans les adaptations, le comédien de doublage prête en postproduction sa voix à l’acteur visible à l’écran (comme le cascadeur, méconnaissable, met son corps au service de l’image de la star au moment du tournage55), tout film parlant présente, dans les séquences en voix in qui prédominent dans la très grande majorité des productions56, une forme de conflit entre deux types de matériau qui appartiennent à des pistes différentes (sonore et visuelle) et que, par « synchrèse » (pour reprendre l’heureux néologisme de Michel Chion)57, l’(audio)spectateur fusionne illusoirement en une unité anthropocentrique : l’individu parlant. Or, dans les films de Jean-Luc Godard notamment, l’évidence de « l’in-dividualité » est remise en question, ainsi que l’exprime le personnage de Ferdinand (Jean-Paul Belmondo) dans une célèbre réplique de Pierrot le fou (France/Italie, 1965) :
« Je suis fatigué… Une machine pour voir qui s’appelle les yeux, pour entendre les oreilles, pour parler la bouche ; j’ai l’impression que c’est des machines séparées, il n’y a pas d’unité. On devrait avoir l’impression d’être unique, j’ai l’impression d’être plusieurs. »
Certes, sur un plan grammatical et narratologique, le « je » subsiste en tant que sujet de la perception et actant du récit, mais la conception mécaniste de la physiologie humaine énoncée ici ne fait pas mystère de l’hétérogénéité intrinsèque du dispositif cinématographique qui sous-tend la représentation même du personnage de Ferdinand prononçant ces mots, en proie à un doute identitaire. La question du « doubl(ag)e » au sens large nous conduit dans le dédale peu rassurant du multiple : déclinaison d’un film en diverses versions, pluralité d’identités pour un même personnage. Pour David Le Breton, le cinéma muet était « ouvert à l’infini du possible » (celui des voix imaginées par le spectateur), tandis que « l’émergence du parlant sera le deuil des voix multiples et l’enfermement de l’acteur dans la singularité de sa voix »58. Ce constat est certes exact sur un plan théorique et général, mais Le Breton fait l’impasse sur les multiples occasionnés par la postsynchronisation.
Lorsqu’Albert Robida illustrait son roman d’anticipation Le Vingtième siècle (1883), fiction dans laquelle les pièces de théâtre sont retransmises à domicile grâce au « téléphonoscope », par un dessin intitulé « Le théâtre en trois langues », il envisageait avec clairvoyance combien, à l’ère de la culture de masse, la dimension linguistique devrait occasionner le multiple (fig. 23)59. Ici, certes, point de « doublage » ni de reproduction mécanique, l’écart temporel ou matériel étant annulé par une stratification de l’espace scénique. Mais Robida représente à l’étape de la réception ce que les producteurs de cinéma envisagèrent lors de la phase du tournage durant les premières années du parlant pour éviter de recourir au doublage auquel le public réservait encore un mauvais accueil : les « versions multiples », c’est-à-dire des films tournés simultanément (ou presque) dans des décors et avec une histoire identique, mais recourant à des acteurs différents en fonction de la langue choisie60. Ainsi L’Opéra de quat’sous de Pabst (All./E.-U., 1931) n’est-il pas le « même film » que Die Dreigroschenoper réalisé à la même période par le même cinéaste ; quant à Dracula (E.-U., 1931), il fut, dans sa version espagnole avec Carlos Villarias (dans le rôle-titre interprété en anglais par Belo Lugosi) sous la direction de George Melford, tourné de nuit, après les journées consacrée à la version anglophone due à Tod Browning, demeurant dans l’ombre de la « version originale ». Rien d’étonnant à ce que de tels contextes de production aient conduit la critique de cinéma à penser la fin de l’internationalisme du « muet » (où il suffisait de substituer les cartons de la « VO » par des intertitres traduits) comme l’avènement de variantes à considérer dans leurs singularités. Alors qu’aujourd’hui les personnes chargées de l’adaptation figurent (dans le meilleur des cas) au bas de l’écran (ou dans un carton spécifique pour le doublage) dans l’ultime plan du générique de fin, ils étaient considérés dans de tels cas comme des auteurs au même titre qu’un cinéaste61, dans la mesure où ils n’intervenaient pas en bout de chaîne, mais à l’étape du « scénario » et du tournage. Plutôt qu’à une version en français, c’est à une version française à laquelle on avait conscience d’assister, alors que par la suite le travail d’adaptation – ici plus proche d’une adaptation cinématographique d’une œuvre littéraire, en dépit de l’isomorphisme médiatique – passera beaucoup plus inaperçu (si ce n’est, comme on l’a vu, lorsqu’il s’agit de le décrier). Dans les « versions multiples », on observe une distribution des voix sur plusieurs productions, le Même n’étant confronté à l’Autre que dans le cas, plutôt rare, où un spectateur a la possibilité d’assister aux différentes versions sinon simultanément (comme dans le dispositif cacophonique du théâtre plurilingue de Robida), du moins à la suite. Nous nous intéresserons désormais à la question de la fusion de l’Autre dans le Même qui se situe au cœur du principe du doublage, mais dont le caractère conflictuel peut être parfois exacerbé sans aucune motivation de traduction, dans le but de produire sciemment un effet de déliaison.
L’aliénation par la voix : saine folie des combinaisons audiovisuelles
À force d’aborder les questions de postsynchronisation en termes d’identité et d’altérité, on peut se demander si la déliaison vocale ne serait pas l’une des espèces du Unheimliche freudien : selon le psychanalyste, ce sentiment résulte d’une peur naissant du surgissement inopiné de résidus d’une activité psychique animiste ayant été refoulée après avoir été partiellement dépassée62. En effet, on sait combien la voix contribue à insuffler une âme aux personnages représentés, ainsi qu’en témoignent le bestiaire, les machines et les objets anthropomorphisés grâce à la parole qui sont omniprésents dans le cinéma d’animation (où la voix, tout autant que le mouvement, anime les êtres). Puisque l’expression vocale constitue un trait d’union entre l’intériorité et le monde extérieur63, elle renferme aussi, une fois la voix désolidarisée de la performance orale de l’énonciateur, objectivée par la fixation qu’autorisent les machines d’inscription et de restitution des sons, une potentialité de césure. Il suffit d’écouter sa propre voix retransmise ou enregistrée pour s’en rendre compte. Dans un essai récent où il se plaît à décrire avec nuance la voix de parents, d’amis ou d’acteurs célèbres, Denis Podalydès, comédien rompu à l’exercice de l’enregistrement de textes littéraires, raconte sa première expérience en ce domaine, lorsqu’il écouta la cassette sur laquelle figurait sa lecture de L’Apologie de Socrate :
« Déception, migraine, aphasie solitaire. Ma voix n’est pas telle que je l’entends, telle que je la veux, telle que je la profère, de l’intérieur de la tête, de la gorge, de la bouche. Trahison. Elle ne parle pas comme les autres, n’édifie ni ne figure aucun monde, aucun paysage. Me faudra-t-il attendre, vieillir un peu, connaître quelques épreuves ? Que la voix s’aggrave, que le rythme se précise, que la langue se délie ? Attendre que les années passent, que ma propre voix me devienne étrangère, celle d’un autre ? »64
La confusion (et non-fusion) entre l’intérieur et l’extérieur ainsi que la nécessaire altérité du même reconnue et appelée ici de ses vœux par le comédien peuvent s’appliquer également à la coprésence de l’image du locuteur et de l’audition de sa voix. Le risque est alors celui du doubl(ag)e, appréhendé par Freud comme une « identification à une autre personne, de sorte qu’on ne sait plus à quoi s’en tenir quant au moi propre, ou qu’on met le moi étranger à la place du moi propre »65. Cet étranger qui s’invite dans notre « chez nous » (le Heim), dans l’intimité fantasmatiquement nouée avec l’acteur-personnage du film, n’est autre que l’intrusion du comédien de doublage sur la piste-son, ou de tout autre locuteur second qui, même s’il est identique à la personne dont on nous montre le visage, s’exprime ostensiblement en un autre temps (play-back, postsychronisation) que celui dans lequel s’inscrivent les mouvements labiaux de l’acteur visible. Ces voix « folles à lier » sont précisément celles que certains films excentriques (en cela qu’ils déplacent ou oblitèrent le centre identificatoire) convoquent délibérément dans leur version dite « originale », créant une fracture proprement originelle, en amont de toute traduction. Janus démythifié qui ouvre la « voix » à un autre positionnement face à la représentation audiovisuelle, la déliaison participe, surtout lorsqu’elle n’est pas totalement réinvestie par les enjeux diégétiques, à un effet anti-illusionniste qui revivifie l’étrangeté qui fut de tout temps consubstantielle à l’artefact du synchronisme, de la statue de Memnon aux automates imaginaires du XVIIIe siècle, en passant par le Buisson ardent et tous les avatars des « machines parlantes » de l’ère postphonographique66. Il y a non seulement (inquiétante) étrangeté, mais étrangéification au sens du principe formulé par le formaliste Victor Chklovski qui renvoie, au-delà de la seule littérature, à la transformation par toute représentation artistique d’un représenté familier67. Véronique Campan, après avoir rappelé l’argumentaire de Rick Altman concernant le rôle de la conjonction de l’image et du son dans la production de l’illusionnisme cinématographique68, précise :
« Mais les faiblesses de ce dispositif sont nombreuses. Le synchronisme n’est pas aussi efficace que l’écrit le théoricien américain. C’est un effet de croyance que, sensoriellement, aucun critère absolu ne justifie, et que nous n’éprouvons qu’en raison de conventions et d’habitudes acquises. Nous savons, par exemple, que si les mouvements des lèvres d’un personnage épousent le rythme des paroles prononcées, celles-ci doivent être attribuées à ce personnage. Et même si, ostensiblement, un décalage temporel s’immisce entre articulation et émission phonique, même si l’accord synchronique est carrément nié (comme lorsqu’un acteur étranger est doublé en français), nous continuons à croire la voix ancrée au corps. Cependant, cet effort d’ancrage ne supprime pas toutes les conséquences parasites de l’acousmaticité des sons filmiques. »69
C’est l’étude de tels parasitages de la norme du synchronisme que nous proposons d’aborder dans la dernière partie de cette étude des implications théoriques du doublage. Jean-Pierre Berthomé a discuté ce phénomène qu’il qualifie de « dislocation », notion dans laquelle il inclut notamment les cas, rares selon lui – il ne cite que deux films, contemporains de la Nouvelle Vague : Moi, un noir de Jean Rouch (France, 1959) et Zazie dans le métro de Louis Malle (France/Italie, 1960) –, où « la parole est simplement désynchronisée et que son temps n’est plus celui du corps réputé la produire »70. La démarche anticonformiste de Jean-Luc Godard a fourni à elle seule une véritable pépinière de phénomènes relevant de la déliaison, et cela dès le court métrage Charlotte et son Jules (France, 1960), où le cinéaste double lui-même, avec une désinvolture certaine, l’unique locuteur du film interprété par Jean-Paul Belmondo. Cet égocentrisme vocal nous vient sans doute de Sacha Guitry (Le Roman d’un tricheur, France, 1937 ; Le Trésor de Cantenac, France, 1950), dont un autre représentant de la « modernité » née à la fin des années 1950, Alain Resnais, s’est réclamé de l’influence, tant dans ses déclarations71 qu’à travers son utilisation souvent radicale de la postsynchronisation – de Providence (France/CH/G.-B., 1977) où le narrateur du récit cadre prête soudainement sa voix aux personnages de l’univers qu’il fantasme à On connaît la chanson (France/G.-B., 1997) et ses « greffes » chantées (la collusion de têtes photographiées sur des corps dessinés au générique constituant une sorte de transposition visuelle de l’hétérogénéité induite par le doublage, fig. 24), en passant par l’ancrage variable dans l’univers visualisé des voix du prologue d’Hiroshima mon amour (France/Japon, 1959)72. L’esthétique resnaisienne de la dissociation de la voix et du corps, elle-même redevable de certaines pratiques anti-naturalistes du Nouveau Roman, ne sera pas sans affecter en retour l’œuvre cinématographique de Robbe-Grillet ou de Duras avec lesquels Resnais collabora. En raison de la liberté totale prise par rapport aux normes de la perspective sonore, La Pointe courte (France, 1955) d’Agnès Varda représente l’une des premières manifestations de voix radicalement déliées dans les films des cinéastes qui seront associés à la Nouvelle Vague, à une époque contemporaine de certains films de Robert Bresson (Le Journal d’un curé de campagne, France, 1951 ; Un condamné à mort s’est échappé, France, 1956), dont l’esthétique singulière et anti-illusionniste des voix « neutres »73 inspira ces nouvelles pratiques. Or le monteur de La Pointe courte n’était autre qu’Alain Resnais, qui relate ainsi une vive discussion avec le producteur Roger Leenhardt, peu convaincu par cet usage inhabituel du son qui contraste, dans La Pointe courte, avec le réalisme du filmage in situ74 :
« L’image montrait Philippe Noiret et Silvia Monfort, au loin, tout petits dans le paysage. Mais on les entendait parler comme s’ils étaient tout près. Leenhardt protestait. […] Alors, très fier de moi, je dis : ‹ Mais, Monsieur Leenhardt […], dans Bonne chance, Sacha Guitry filme sa conversation avec Jacqueline Delubac, dans une voiture, la caméra fixée sur le capot. Puis il y a un plan général de la voiture blanche qui s’enfonce dans le paysage, et la conversation continue, sans qu’on soit choqué le moins du monde. › […] j’avais tout inventé, créditant Guitry d’une audace… dont il aurait été parfaitement capable. »75
Resnais, en effet, « reconstruit » une séquence du premier film écrit par Guitry spécialement pour le cinéma, Bonne chance ! (France, 1935), afin qu’elle serve son plaidoyer en faveur d’une appréhension autonome de la piste-son, mais l’explication qu’il en donne omet le contenu même du dialogue en question qui, en raison de sa dimension réflexive, constitue en fait la principale particularité de ce plan digne d’un road movie. Cet échange entre Claude (Sacha Guitry) et Marie (Jacqueline Delubac) est le suivant :
« (Claude) – Dites-moi, Marie.(Marie) – Quoi donc, Claude ?(Claude) – Regardez bien la route en ce moment. Quand je ne vais pas plus vite que ça en conduisant, cela ne vous donne pas l’impression d’être au cinéma ?(Marie) – Si, si, très juste.(Claude) – N’est-ce pas ? Et savez-vous comment les gens de cinéma s’y prennent pour faire ça ?(Marie) : – Non.(Claude) – Eh bien, il paraît qu’ils mettent tout simplement leur appareil dans la voiture.(Marie) – Est-ce possible ?(Claude) – Oui, il paraît.(Marie) – Mais… les paroles qu’on entend ?(Claude) – Eh bien, on m’a dit, les paroles, qu’on les enregistrait ensuite au studio.(Marie) – Mmmm, c’est bien invraisemblable.(Claude) – D’ailleurs, je dois vous l’avouer franchement, je ne l’ai pas cru. »76
Même si cette réplique écrite par un détracteur du doublage (un de plus !)77 porte sur une voix off et non in, elle s’inscrit, dans ce film de 1935, dans le contexte de l’institutionnalisation de cette pratique, dans une époque où, précisément, « l’invraisemblable » est sur le point de devenir la norme, après une période d’intenses débats auxquels participèrent techniciens, cinéastes, critiques de cinéma et, aussi, spectateurs cinéphiles78. Entre 1929 et 1932 surtout, les discussions sur le parlant (opposé au « sonore », où la parole n’était pas privilégiée) gravitèrent considérablement autour des possibilités et des limites du doublage, faisant de cette période, tant au niveau des discours que des pratiques filmiques, un véritable laboratoire pour une réflexion historique sur cette notion.
La période de l’apparition du dubbing
Dans le cadre d’une réflexion sur la façon dont les usages de la voix déliée ont été pensés, mis en œuvre, discutés et reçus, la période des sept ou huit premières années du parlant nous paraît constituer un bon objet. Dans un court article, Noël Burch formule une intuition stimulante :
« 1929-1934. N’est-il pas remarquable que tant de cinéastes, par ailleurs souvent médiocres, donneront le meilleur d’eux-mêmes au cours de cette période de transition où le muet, en fait, ne cède le pas au parlant que petit à petit ? […] Interrègne technologiquement d’abord : il faudra inventer la double bande, le mixage, le doublage, le bruitage, il faudra réapprendre le montage. Cela prendra du temps. Mais, chez certains, ces obstacles seront autant d’aiguillons. »79
S’opposant à l’idée communément admise chez les historiens traditionnels du cinéma d’une régression esthétique qui aurait provisoirement résulté des contraintes technologiques spécifiques au parlant80, Burch souligne au contraire combien ces dernières furent bénéfiques au travail de nombreux cinéastes, à l’époque d’un « interrègne » antérieur à la standardisation des pratiques sonores où l’on observe une « conscience de l’autonomie des pistes image et son ». Ce n’est en effet qu’au cours de la période 1929-1934 – soit plusieurs années après la projection de The Jazz Singer (Le Chanteur de jazz, Alan Crosland, E.-U., 1927), film chantant plus que parlant81 – que le doublage se généralisera progressivement, à une époque où, il faut le rappeler, une partie des salles n’était pas encore équipée, à l’échelle d’un pays comme la France par exemple, pour les projections parlantes82. Il est significatif qu’au début des années 1930, même les Français utilisent le terme anglais (qui signifie plus largement « postsynchronisation » aux États-Unis, où l’ouverture au reste du monde est telle que le doublage au sens où nous l’entendons n’existe pas), comme le prouve notamment un article simplement intitulé « Le Dubbing », paru en 1931 dans La Revue du cinéma, dans lequel l’auteur fustige le manque de professionnalisme qui règne à l’époque (résultant selon lui d’investissements financiers insuffisants) mais entrevoit d’ingénieuses exploitations de cette technique83. Le doublage est en effet fortement associé aux productions hollywoodiennes qui, après quelques brèves années d’essor des marchés nationaux84, exerceront une hégémonie mondiale précisément due, en partie, à la possibilité offerte par cette technique de s’affranchir des barrières linguistiques85. En dépit de nombreuses résistances, notamment de la part de l’Union des Artistes – qui stipula en juillet 1930 déjà dans un contrat-type à l’intention des comédiens du cinéma parlant qu’« attendu qu’il y a spoliation de la personnalité de l’acteur, il est interdit à tout unioniste d’accepter des rôles dont la parole et le geste seraient confiés à des interprètes différents »86 –, la déferlante du doublage ne fut pas endiguée, ce procédé s’imposant entre 1933 et 1934 pour l’exportation des films hollywoodiens87. Les syndicats français obtinrent tout au plus en 1932 que le doublage soit obligatoirement effectué sur territoire national, et non aux États-Unis88. En France, la pratique du doublage fut même encouragée au niveau national par une mesure de restriction prise à l’encontre des versions originales sous-titrées (VOST), motivée par une volonté de préservation de la langue française ; comme l’a noté Martin Barnier, cette mesure « a favorisé le développement des versions doublées, et empêché que le ‹ goût › de la VO se propage en France (alors que la situation est inverse aux Pays-Bas ou en Scandinavie) »89.
Mais qu’en est-il, d’un point de vue de l’histoire technique, de la postsynchronisation lorsqu’elle n’est pas au service de la traduction, mais qu’elle est constitutive des versions originales ? Dans son ouvrage consacré à l’impact des techniques cinématographiques sur le style des films, Barry Salt souligne qu’avant 1933, il n’est pas possible, aux États-Unis (et a fortiori ailleurs dans le monde), de mixer séparément musique et dialogues sans une perte conséquente de qualité (la musique étant réenregistrée au moment de la captation des paroles)90. C’est pourquoi, à moins d’avoir été enregistrés simultanément, ces deux types d’occurrence sonore ne sont jamais, avant cette date, coprésents dans un film. Par ailleurs, pour les mêmes raisons, l’enregistrement des dialogues en prise de son direct est privilégié à Hollywood afin que les paroles demeurent inscrites dans l’ambiance sonore générale91. Salt consacre toutefois une section aux « sons européens » dans laquelle il formule la nuance suivante :
« Les difficultés majeures soulevées par la réalisation de films sonores synchrones résidaient dans la nécessité de disposer de studios insonorisés et de caméras silencieuses. Étant donné que cet équipement n’était pas toujours disponible en Europe au début de la période du parlant, de nombreux films furent complètement post-synchronisés, et ceci conduisit parfois à d’intéressantes caractéristiques formelles. »92
On retrouve ici l’argument avancé par Burch d’une exploitation fertile des limites technologiques durant une phase d’expérimentations qui s’étend de 1929 à 1934 environ. Les productions européennes de cette période et les discours qui en ont accompagné la sortie fournissent un point d’ancrage précieux pour une réflexion sur le doublage « au sens large », englobant tous les types d’interactions entre la voix et l’image d’un locuteur, y compris lorsque la synchronisation stricte « prend le large ». L’étude de réalisations de cette période dues à des cinéastes européens93 tels que René Clair, Julien Duvivier, Georg Wilhelm Pabst, Jacques Feyder, Sacha Guitry, Dimitri Kirsanoff ou Marc Allégret, ou de productions plus anonymes (notamment les opérettes filmées allemandes et françaises, à l’instar des films de Max de Vaucorbeil ou René Pujol)94 est loin d’avoir épuisé le potentiel de théorisation offert par la richesse des possibles explorés par ceux qui, tentant d’exploiter ou de contourner le dubbing, ont habilement joué avec ses fondements anthropologiques et ses paradoxes.