Entretien avec Rolf Winnewisser
Cet entretien a été conduit dans le cadre du projet de recherche « Schweizer Filmexperimente 1950-1988 » (août 2010-juillet 2012), soutenu par le Fonds national de la recherche scientifique (FNS) et codirigé par l’Institute for the Performing Arts and Film (IPF) de la Zürcher Hochschule der Künste (ZHdK) et de la Section d’histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne (UNIL).
Rolf Winnewisser est l’un des représentants de la scène de l’art suisse des années 1970, époque où celle-ci croise les nouvelles tendances internationales : art conceptuel, performance, art processuel, etc. Winnewisser, le plus jeune des artistes à participer à la Documenta V de Kassel en 1972 (organisée par Harald Szeemann et Jean-Christophe Ammann), est principalement connu pour ses dessins, peintures et sculptures, sortes de nomenclatures visuelles relevant plus du processus de création et de recherche que de l’impératif de la production d’objets artistiques. Dans cet entretien réalisé le 20 juin 2011, nous revenons sur son travail filmique en Super 8 et 16mm, récemment présenté parallèlement à son œuvre plastique. L’intérêt actuel du monde de l’art pour l’image en mouvement favorise la « redécouverte » de films d’artistes, entraînant en retour une définition rétroactive du cinéma expérimental comme point d’origine du cinéma d’exposition contemporain. En retraçant le parcours de Winnewisser et la circulation le plus souvent confidentielle de ses films, cet entretien entend apporter un éclairage singulier sur cette question, dans la perspective d’une redéfinition générale du cinéma lui-même.
F. B. – Nous savons très peu de choses sur vos films. Le plus souvent, nous ne savons pas quand ni comment ils ont été montrés, à qui ils étaient destinés, et même s’ils ont été présentés publiquement.
A. M. – Nous n’avons pas pu reconstituer une chronologie, par exemple…
R. W. – Pour commencer, il faut remonter à la période de mes 16 ans environ ; j’avais un ami qui était très cinéphile. Nous fréquentions régulièrement un ciné-club à Lucerne ; et un peu plus tard, Viktor Sidler donnait des cours d’histoire du cinéma. Il était le président du ciné-club à Lucerne, où il a montré des films hors du commun, par exemple le New American Cinema. C’est là que j’ai vu pour la première fois des films de Buñuel, de Hans Richter, les films dadaïstes, et ce genre de cinéma expérimental. Parallèlement, on regardait aussi les films de Fellini, par exemple. Et plus tard, quand j’étais à Paris, j’assistais régulièrement aux séances de la Cinémathèque française. J’avais un ami de longue date qui réalisait des films en super 8, d’une durée d’une bobine environ. Nous avons commencé à faire des films ensemble. Et on parlait toujours de cinéma, c’était vraiment quelque chose qui me nourrissait, entre 16 et 20 ans.
A. M. – Mais étiez-vous déjà plasticien à ce moment-là ?
R. W. – Non, j’ai suivi un apprentissage de graphiste, à l’École d’art de Lucerne. Et j’ai obtenu un diplôme dans ce domaine. Aujourd’hui, on dirait designer… Dans l’école d’art, il n’y avait pas d’ordinateur, on faisait tout à la main : de la typographie, des dessins, des aquarelles, un travail assez académique.
F. B. – D’emblée, il y avait donc un intérêt de votre part pour le cinéma d’avant-garde…
R. W. – Oui, c’est peut-être de ce côté que se situait mon intérêt : du côté des arts visuels, et des films qui anticipent les clips aussi. Les films de Godard ont très certainement marqué ma conception du cinéma. Et à l’école, il y avait une caméra 16mm qu’on pouvait emprunter : j’ai ainsi réalisé deux films en 16mm. Puis après, lorsque j’étais en Afrique, j’ai également tourné des films. J’ai aussi commencé à regarder les films de Bruce Lee et de Bollywood, parce qu’en Afrique il y avait toujours deux séances : un film de Bollywood et un film de karaté. Et cela, en plein air : c’était un autre aspect du cinéma, très attachant. Lors de mon retour, j’ai continué à faire des petits films, avec des amis artistes. Comme c’est le cas avec Versuchung des heiligen Antonius (Suisse, 1981-1982), réalisé avec un artiste, Hugo Suter. On a réalisé des films ensemble : on a élaboré des idées qui provenaient de lui ou de moi, et puis on tournait. Après, le montage intervenait, parfois des années plus tard…
F. B. – Mais l’important pour vous était de tourner, d’accumuler des matériaux.
R. W. – C’est tout particulièrement vrai avec Versuchung des heiligen Antonius, qui a été réalisé sur quelques années.
F. B. – Le métrage a donc été accumulé sur une longue durée ! Mais après, vous l’assemblez et le remontez. Ce film s’articule autour de l’idée de la roue, celle-ci acquérant le rôle de fil conducteur, en étant déclinée sous différentes formes.
R. W. – Oui, autour d’une roue en bambou, qui est ensuite décomposée.
F. B. – Ces films, ont-ils été montrés à l’époque, ou leur usage était-il plutôt interne ?
R. W. – C’étaient des films pour les amis. On organisait des petites fêtes, avec des projections entre amis. Mais il y a aussi d’autres films : Sud Amérique (Amérique du Sud, 1978), par exemple, qui était un pur film de voyage.
A. M. – En fait, on se demandait comment ces films s’articulaient à votre travail d’artiste visuel. Ce qui est assez étonnant, c’est que beaucoup de vos films ont été montrés lors de votre rétrospective à Aarau, en 2008 ; et tout à coup, rétroactivement, c’est comme si on vous avait découvert en tant que cinéaste, mais en relation avec votre travail plastique.
R. W. – Oui, en fait, il en a toujours été ainsi… Dans mes expositions, j’ai montré un certain nombre de films ; à Lucerne, et ailleurs, dans d’autres galeries ou musées. À Lucerne, par exemple, j’ai mis en place une projection sur quatre écrans, avec quatre films Super 8 différents, qui étaient projetés simultanément. J’ai fait différentes expériences, comme beaucoup d’autres.
A. M. – Cette projection a eu lieu dans un white cube, dans une galerie ?
R. W. – Au musée.
F. B. – Les films passaient-ils en boucle, sans début ni fin ?
R. W. – Non, non, il s’agissait de quatre films différents, présentés à l’occasion d’une soirée. Comme pour une lecture, ou une performance.
A. M. – Et à Lucerne, de quelle exposition s’agissait-il ?
R. W. – Ce devait être en 1989 ou 1990, à l’occasion d’une grande exposition à Lucerne, où j’ai organisé des projections assez spectaculaires.
A. M. – Votre travail filmique existait donc parallèlement à votre travail plastique…
R. W. – Mon travail filmique menait une vie parallèle, que quelques-uns connaissaient. Un soir, j’ai organisé dans un cinéma à Lucerne une projection de minuit. J’ai montré quatre ou cinq films en 16mm. C’était à la fin des années 1980. C’est une époque où j’avais réalisé quelques films, surtout en 16mm, parfois aussi en Super 8. Et j’ai montré ces films à des amis, ou le temps d’une exposition, comme un événement.
J’ai aussi réalisé une performance à Soleure, pendant les Literaturtage. J’ai projeté un film, j’ai lu un texte, et j’ai laissé tourner un magnétoscope. Je parlais aussi par-dessus ces textes et ces images. À l’époque, j’aimais bien ces actions, avec le film comme un élément de fond, faisant appel à l’imaginaire.
L’année passée, je ne sais pas pourquoi, j’ai commencé à réaliser des stills, comme des photographies de plateau. J’ai réalisé des photographies à partir de films, surtout des films noirs, avec des couples qui entretiennent une relation forte.
F. B. – Il s’agit donc pour vous de prélever certains aspects du cinéma, en l’occurrence ici une iconographie liée au film noir, avec la figure de la femme fatale.
R. W. – Oui, cela revient à présent de façon récurrente dans mon répertoire d’images. C’est comme une quête, comme une remémoration d’éléments suggestifs.
A. M. – Et idiosyncratiques.
R. W. – Oui, idiosyncratiques. Et j’ai aussi écrit des intertitres, j’ai composé des images avec des intertitres. C’est un travail à un autre niveau, qui entre en relation avec le cinéma…
F. B. – Mais cette articulation entre votre travail plastique et les films est présente dès le début. D’ailleurs, le cinéma constituait l’un des éléments, ou l’un des matériaux, de votre travail plastique.
R. W. – L’un des matériaux, oui. Un autre aspect de cette fascination pour le cinéma s’inscrit chez moi à travers le roman-photo. Je fais de petits romans-photos.
A. M. – Impliquant l’idée de séquentialité, également ?
R. W. – Oui, c’est assez proche des comics. C’est aussi une enquête sur la question du statut de l’image, qui constitue plus généralement une idée sous-jacente à tout mon travail. L’écriture entre en relation avec l’image, à différents niveaux.
A. M. – Comme lors de votre performance où se mêlaient projection, lecture et bande enregistrée. C’est aussi quelque chose que l’on retrouve dans vos films, où il y a un emboîtement ou un chevauchement entre les couches sonores et les couches visuelles…
R. W. – Oui, très certainement. Je suis influencé par Godard et les films expérimentaux, où on a la liberté de ne pas agir linéairement, l’image et le son entrant en décalage, en tension. C’est une proposition de relation, mais qui demeure ouverte, sans aucune assurance.
F. B. – Il s’agit de juxtaposer ou de coller des éléments disparates…
R. W. – Oui, c’est un principe au cœur du montage. C’est vraiment un élément central dans le cinéma, mais aussi dans le dessin ou l’écriture.
F. B. – C’est un fil rouge.
R. W. – Certainement. J’ai grandi avec le cinéma, la Nouvelle Vague et le New American Cinema, les films expérimentaux, mais pas seulement américains, les films allemands aussi. Avec cette question : Qu’est-ce qu’un film ? Qu’est-ce que le cinéma ? Qu’est-ce que cela signifie que de filmer quelque chose, des éléments qui entrent en relation ? On a travaillé à partir de ces interrogations, qui ont apporté un autre langage dans le cinéma. C’est quelque chose qui m’a inspiré. Je voulais aussi expérimenter dans mon propre laboratoire. Le film, c’est un peu comme un dessin qui se déploie sur une longue durée. Ou comme des peintures qui sont réalisées en séries, pendant un mois, une année, ou même plusieurs années.
A. M. – Mais vous recourez également à des procédés qui appartiennent au cinéma expérimental, comme le found footage.
R. W. – Oui, comme Bruce Conner.
A. M. – Et vous refilmez aussi. Dans Annäherung (Suisse, 2003), il y a une séquence où la pellicule est peinte, avec de la musique électronique, une espèce de drone2. Il y a aussi des moments d’animation.
F. B. – Oui, il y a tout ces signes langagiers aussi, ou cette écriture, qui interrogent la matérialité du film, de ses structures. C’est quelque chose qui est très présent.
R. W. – Dans Annäherung, par exemple, c’est un ami artiste qui joue le protagoniste. Et le film constitue en quelque sorte la quête d’un artiste : sa vue, sa perception, sa recherche d’une image. Lorsque je réalise un film avec quelqu’un que je connais, celui-ci amène aussi sa propre vision. Un dialogue s’instaure avec lui, j’éprouve une certaine curiosité envers ce qu’il perçoit. J’observe sa façon de marcher, des choses comme ça. C’est aussi un documentaire, ou une réflexion sur un peintre. Dans Gold (France/Suisse, 2005-2007), par exemple, j’ai travaillé avec un écrivain.
F. B. – Il y a là un jeu qui est proche du pastiche d’un genre cinématographique populaire. Mais qui est distendu, étiré dans le temps ; et de ce fait, on finit par focaliser notre attention sur autre chose : sur les gestes du personnage, ses mouvements, sa façon d’arpenter la rivière, de chercher de l’or. Tout se passe comme si l’on prenait un genre, en l’occurrence le western, et qu’on isolait un élément, qu’on le manipulait ou le suspendait indéfiniment, jusqu’à ce que quelque chose d’autre apparaisse. N’était-ce pas là l’un des principes du film ?
R. W. – C’est une observation très juste. Mais tout n’est pas calculé à l’avance. Un élément qui est important, c’est de prendre le temps : je suivais toujours la mesure des trois minutes de pellicule impressionnée par la caméra. Je n’ai pas coupé au sein des bobines, j’ai juste fait un montage à partir de cette unité de trois minutes. Pas toujours systématiquement, j’ai bien dû couper certaines choses inutiles ; mais j’ai toujours conservé cette mesure. J’ai laissé le temps à l’événement de se produire, de façon presque automatique. Le médium produit quelque chose par lui-même. Si l’on peint une aquarelle, la couleur peut couler, et l’on ne sait pas quand elle sèchera, ou si une tache plus claire apparaîtra. On assiste au même phénomène quand on filme des choses fixes, comme Andy Warhol avec Empire State Building (E.-U., 1964) : rien ne se passe, mais il y a de petits événements qui surviennent, comme un nuage. Dans ce rien, c’est la perception qui s’élabore : on commence à voir autre chose que la narration, celle-ci constituant en un sens une fausse piste. La piste de départ, que l’on perd peut-être de vue, n’est plus importante. En fait, lorsque je rentrais de Paris avec cet ami, celui-ci n’allait pas bien ; et moi, je me demandais ce que je faisais là, avec lui. On se demandait : qu’est-ce qu’on peut faire, lorsqu’on n’a plus rien à faire ? « Ah, tu vas aller chercher de l’or ! » [Rires]. On a ri, et on s’y est mis. Moi, j’ai cherché dans mes carnets les notes que j’avais prises, des éléments que je voulais réaliser depuis longtemps. Puis des éléments surgissent spontanément, comme ce film de Walt Disney que l’on a inclus, avec Midas, ce roi qui transforme tout ce qu’il touche en or. Il y a différents niveaux d’articulation autour de la notion de l’or. Et certains éléments apparemment étrangers à l’or s’intègrent dans le film, comme par exemple lorsque mon ami écrit dans l’eau : il m’a dit qu’il écrivait là une demande de financement pour un livre.
A. M. – On ne sait pas si vous serez d’accord avec notre interprétation, mais on voudrait vous proposer une typologie de vos films.
F. B. – On s’est dit qu’il y avait des choses très différentes dans votre travail. Et l’un des aspects qui nous a paru frappant, c’est l’utilisation de formats cinématographiques surdéterminés, comme le western, le trailer, ou encore le Wochenschau3. Votre travail interroge donc des constructions filmiques, des formes ou des modes de représentation, des discours ou des dispositifs cinématographiques, en vue de les détourner. La première catégorie, ce serait donc l’utilisation de formats filmiques ou de formes discursives filmiques préexistantes. A. M. – Vous effectuez un geste d’appropriation de formes de cinéma institutionnalisées, de déconstruction et de reconstruction de certains formats. R. W. – À l’époque où j’ai réalisé des Vorfilm (Suisse, 1989), les trailers exerçaient une véritable fascination sur moi : ces petits extraits, qui annoncent le film qui va sortir la semaine prochaine, ou le mois prochain, constituent une forme de cinéma – comme si on n’avait pas assez d’argent pour tourner un film, mais qu’on en réalisait un extrait. C’est une forme, disons, économique de faire des films. C’est une stratégie. Pourtant, lorsque j’ai réalisé ces Vorfilm, je n’appliquais pas une idée conceptuelle.Quant à la série des Wochenschau (Suisse, 1987), j’ai commencé à les tourner un peu par hasard. On m’a demandé de faire un film, par rapport à une catastrophe chimique qui était survenue à Bâle. Ce devait être en 1987 ou 1988. Ils ont demandé à des artistes de prendre position sur cet événement. Et j’ai fait avec des amis un film, le week-end : on prenait des patates et du vin, on faisait un feu, et je filmais la scène, un peu à l’américaine. Comme ça, faire un film en un week-end, puis tirer une copie, et faire le montage en une semaine : c’était cela mon idée du Wochenschau. Et avec cette demande, tout était devenu plus clair : « Ah, c’est un Wochenschau » – quelque chose arrive, tu tournes un film, et tu le montres à la fin de la semaine au public. J’ai tourné deux ou trois Wochenschauen, et puis j’ai arrêté ; on pouvait poursuivre cette idée, mais pour moi c’était fini, je l’avais déjà réalisée. F. B. – Dans ces Wochenschau, il y a une interrogation des formats et des normes des actualités. Il y a par exemple le présentateur, qui est mis en scène comme un présentateur-bouffon. Tout à coup, un western intervient dans le troisième volet. Les protagonistes roulent en voiture, on cadre le rétroviseur, et soudainement – c’est presque situationniste comme procédé ! – une scène de western apparaît. Il y a un changement abrupt de code de représentation, un parasitage entre formats… R. W. – Ce changement de code, c’est quelque chose qui m’intéresse aussi dans la peinture. Comme la question de la série : produire différentes images, l’une après l’autre, dans une journée ; d’abord une peinture abstraite, puis quelque chose de figuratif, et enfin un croquis d’observation. Ces éléments disparates s’articulent en un ensemble. Dans un film, des éléments très disparates peuvent entrer en relation. C’est comme l’expérience de Kouléchov : le même visage d’une personne est associé à trois plans différents. L’image acquiert une nouvelle signification selon le contre-champ qui lui est associé.Dans le médium du film, l’image est dépourvue du caractère unitaire qui constitue l’image en un seul bloc, comme dans la peinture. Les possibilités de composition de l’image dans le cinéma sont très riches. Les petits films que je tourne questionnent l’histoire du cinéma, évoquent les films qui m’ont marqué. Ce sont des produits des marges : c’est-à-dire des commentaires marginaux sur ce que représente le cinéma pour moi. Ils se situent vraiment dans les marges. A. M. – Pour poursuivre notre typologie, après ce type de films qui interrogent des genres ou des formats de l’institution-cinéma, on a identifié des films qui semblent influencés, ou qui font référence aux avant-gardes historiques – notamment aux films dadaïstes. F. B. – Cette référence est aussi présente dans le Vorfilm : il y a des séquences qui relèvent presque de l’ordre de la performance corporelle ; cette excessivité, qui confine à l’absurde, peut faire penser à un film comme Entr’acte (France, 1924). R. W. – Oui, Entr’acte : c’est très certainement une référence pour moi. Les films de Mekas ont aussi beaucoup compté pour moi. F. B. – Mais ça, c’est encore une autre histoire. On se demandait si Mekas n’était pas une référence au centre de vos journaux filmés, par exemple le film tourné à Venise. A. M. – Oui, parce qu’on voit encore une troisième direction dans votre travail : à savoir le mode du journal, de l’annotation visuelle. R. W. – Oui, ce sont là des films de voyage. Comme Split Horizon (E.-U./Suisse, 1981), par exemple. A. M. – Qui sont en même temps des documents sur des gestes. R. W. – Les films que j’ai réalisés à l’occasion de mes voyages, comme par exemple Die Versuchung, reposent en grande partie sur des séquences tournées avec des amis. Ils s’apparentent à des documents avec des amis, des choses vécues, biographiques. F. B. – Avec une série d’esquisses, qui se multiplient. C’est frappant, dans le film tourné à Venise… R. W. – Celui avec Martin Disler. F. B. – Il y a des échos formels dans Venedig mit Martin Disler (Italie/Suisse, 1976), où on reprend le même motif, qui est déplacé ailleurs – dans l’espace ou dans l’environnement urbain ; parfois, le même schéma est traduit à travers une autre forme. A. M. – C’est un système de rimes visuelles, qui reviennent ponctuellement. R. W. – Oui, si l’on veut ; le montage prend beaucoup de temps, dans mes films, même si le matériel visuel est très réduit. J’attache une grande importance au montage. C’est la phase la plus sérieuse de mon travail. Vous avez décrit ces rimes, ces échos, qui sont elliptiques. F. B. – Comme si le film était suspendu dans le passage d’une figure à l’autre. Mais il y a aussi un aspect instantané, où il s’agit de prendre des vues, des fragments de moments ou de situations. A. M. – Le spectateur se laisse guider… R. W. – Oui, on commence par se promener avec la caméra à Venise ; et puis, Martin Disler commence à faire des dessins dans l’espace urbain. Quand le dessin prend le dessus, la main, ou l’œil, devient le guide. Avant c’était la caméra, puis c’est la main, et l’œil, qui interviennent…Mais ce film est peut-être aussi très élémentaire. Parce qu’il n’y a rien d’autre que ces dessins, et la ville, et l’eau. Et le mouvement, parfois. Comme dans les plans pris depuis le bateau, ou lorsque c’est un bateau qui passe à l’écran. C’est aussi une ligne qui se forme. C’est très élémentaire. F. B. – Oui, c’est aussi une déambulation, un cheminement dans la ville. Et il y a tout à coup des motifs qui sont plus prégnants que d’autres. Dans plusieurs films d’ailleurs, il y a une dimension d’attraction, qui s’articule autour de manèges. R. W. – Oui, ce sont des lieux que j’aime bien. Dans Split Horizon, tourné en Amérique, c’est Coney Island, le parc d’attraction. J’ai filmé cela sur un roller coaster. Le roller prend l’initiative de la vue. Je reste fixe, immobile, et c’est le mouvement de ce petit appareil qui met en forme le visuel, la prise de vues. F. B. – Oui, c’est une vue mécanique. R. W. – C’est important, c’est la fin du film : ça tourne, et tout à coup cela s’arrête. F. B. – N’y a-t-il pas une dimension générationnelle, de communauté organisée autour de la pratique du film ? Ne retrouve-t-on pas cet aspect de travail en réseau dans vos films ? R. W. – Je travaillais avec un ami de jeunesse qui était étudiant dans l’une des premières écoles de cinéma de Suisse, à Zurich. Je crois que Murer y était aussi. C’était autour des années 1970. Par ailleurs, je me rendais aux festivals et autres manifestations dévolues au cinéma. Mais je n’ai jamais vraiment fréquenté de cinéastes. F. B. – Votre réseau était donc plutôt composé d’artistes. R. W. – D’amis avant tout, comme Hugo Suter, qui faisait aussi des films avec une caméra Super 8. Il y avait aussi Theo Kneubühler avec qui nous faisions des films, des petites pièces conceptuelles. Cela nourrissait nos conversations, lorsque nous montrions les films pour lesquels j’avais fait le montage. Nous passions nos week-ends à en discuter. Cela s’inscrivait dans un contexte amical et informel, étant donné que je n’ai montré mes films que très rarement, sauf lorsqu’ils ont été intégrés à des expositions. Mais j’ai bien projeté mon travail une fois dans un cinéma à minuit. Peu de gens avaient connaissance de ma production filmique. Je n’ai en effet jamais rien fait pour les rendre visibles publiquement. A. M. – Par ailleurs, nous avions une question concernant le rôle du film, du point de vue de l’histoire de l’art suisse. Vous faites partie de cette génération de jeunes artistes helvétiques à avoir participé à la Documenta V, en 1972. Plusieurs de ces artistes, Markus Raetz, Jean-Frédéric Schnyder, Herbert Distel, et vous-même, ont fait des films. Nous nous demandions quel était le statut du film pour ces artistes, quel était son usage ? R. W. – Je ne le savais pas à l’époque. Mais Dieter Roth faisait aussi des films, de très beaux films. C’était quelque chose qui était à portée de main pour beaucoup d’artistes. Surtout le Super 8, c’était à ce moment un moyen relativement bon marché. F. B. – Ce n’était pas concerté, tout le monde l’utilisait spontanément ? R. W. – C’est ça. Je ne connaissais pas de jeunes cinéastes actifs à Zurich. A Lucerne, Werner Ott était influencé par le New American Cinema. Et un jour, Theo m’a dit : « Ah, tu filmes comme Jimi Hendrix joue de la guitare ! » Nous faisions des films comme beaucoup d’autres en faisaient à Lucerne, au sein du ciné-club. Cela représentait cinq à dix personnes qui réalisaient de petits films, expérimentaux, entre amis. J’aimais le cinéma, en particulier les genres parallèles, comme les documentaires animaliers, montrés au ciné-club. C’étaient des films à ne pas faire, qu’il fallait éviter. Nous étions underground. C’est cet aspect underground et une forme de liberté d’action qui nous intéressaient. Nous n’avons jamais voulu faire de « bons films », mais bien plutôt les films les moins chers possibles, avec des amis, sans éclairage. Il s’agissait de la liberté que nous prenions envers un médium, d’ignorer le grand geste du cinéma, même si nous aimions certains cinéastes. Mais l’idée qu’il fallait faire certaines choses, on s’en moquait. C’est peut-être ça qui m’a formé, qui m’a donné ce goût pour l’utilisation des formes, de jouer avec elles de façon purement critique, ou disons, de thématiser un format, d’utiliser le film pour penser la forme. En visionnant un film, vous vous posez la question de son format, de son genre, et vous travaillez dessus. Cela doit venir du fait que j’étais imprégné par beaucoup de stratégies et de styles différents. Comme le western, par exemple. Enfant, je passais souvent devant un cinéma qui montrait des westerns, et l’opérateur nous donnait parfois des chutes de pellicule. Nous avions aussi une visionneuse qui nous permettait de voir de petits films ou stills4. J’ai sûrement été marqué par ça, ainsi que par les projections de Dux Kino que mon père organisait le dimanche à la maison. C’était un petit appareil permettant de recréer du mouvement en projetant de la lumière à travers le film, de bas en haut, en alternance, le film se déplaçant lentement. Les films étaient souvent des contes, comme Hansel Gretel. C’est peut-être là que j’ai développé ce goût pour le mouvement. Et puis, il y aussi les films d’Antonioni, de Fellini, de Godard. Même s’ils représentent une facette plus conventionnelle du cinéma, ils ont aussi transgressé certaines attentes. On discutait de Bergman – que l’on aime son cinéma ou pas, c’est un travail qui a une dimension autoréflexive. À la même époque arrivait l’underground, et on découvrait en parallèle le cinéma dadaïste, même s’il existait évidemment auparavant. On découvrait alors une certaine liberté et les possibilités offertes par la caméra. On peut donc se demander pourquoi tant d’artistes ont utilisé ce médium. Je répondrai : parce que c’était dans l’air du temps. Il y avait aussi certainement des gens qui le pratiquaient par le biais de collectifs de cinéastes, mais c’est vraiment aussi parce que c’était en vogue. A. M. – Et quand la vidéo est arrivée, vous n’avez pas voulu expérimenter avec ce médium ? R. W. – Non, je préfère ce qui est analogique et pouvoir couper un film à la main. J’aime le côté plastique, pouvoir modeler le film comme de l’argile. F. B. – C’est donc en partie la matérialité du support qui vous intéresse. N’y aurait-il pas aussi le côté amateur ? Tout le monde, ou disons en tout cas la classe moyenne, filmait ses vacances avec une caméra Super 8. Il y a donc d’un côté l’underground, mais de l’autre, aussi, la liberté du film amateur où l’on filme pour soi. R. W. – Oui, mais mon père n’a pas tourné de films. On trouve maintenant dans les marchés aux puces des films Super 8 du type Voyage en Tunisie 64, Venise 69. Je trouve ces films intéressants, et j’en ai acheté. Mais ce n’est pas là que la liberté se trouve. Cela se cantonne à filmer sa famille sur la plage, à faire des films de vacances. Nous utilisions aussi ce médium, ces caméras qui depuis sont devenues moins chères. Dans les années 1960, ces caméras Super 8 n’étaient pas si bon marché. Mais il s’agit d’une question de génération. C’était une période où le matériel et l’influence de formes expérimentales comme l’underground étaient déterminants, ainsi que le fait de prendre la caméra et de commencer à tourner. C’était cet élément lié à une époque qui était central, ainsi que la disponibilité du matériel et la nécessité de faire quelque chose avec cette liberté, de se forger une forme propre. F. B. – Effectivement, il s’agit avant tout de personnes qui travaillent ensemble ou indépendamment, sans former pour autant un groupe – même s’il existe aussi des groupes qui utilisent délibérément la caméra. Comme le groupe Ecart, par exemple, au sein duquel il y avait cette volonté d’utiliser ce dispositif très léger de façon transgressive, par rapport à des performances ; mais il s’agissait avant tout d’un phénomène de groupe. En règle générale, les artistes utilisent le médium du film sans pour autant que cela fasse groupe ou système. R. W. – En ce qui concerne mon Vorfilm, j’aimerais quand même ajouter que c’est un ami qui filmait, Markus Jann. Il a aussi contribué au choix du cadrage, et nous discutions énormément ensemble. Il y avait donc Gottfried Blahowski comme acteur, Markus Jann à la caméra et moi-même comme réalisateur. C’est mon film qui a impliqué le plus de participants. Il y avait aussi Ortrun Petersen, la femme que l’on voit à l’écran, ainsi que d’autres amis, comme Stefan Gritsch. Il était sur scène quand on filmait et il a aussi filmé. A. M. – Comment financiez-vous vos films ? R. W. – Avec mes économies. La pellicule Super 8 n’était pas très chère. Je travaillais avec du 16mm lorsque j’avais mis de l’argent de côté. F. B. – Vous travailliez donc souvent en collaboration avec un ami artiste, et sur un court laps de temps. R. W. – Oui, sur un court laps de temps ; mais pour Gold par exemple, il nous a tout de même fallu plusieurs journées, dispersées. Cela dépendait du temps que nous avions à disposition. F. B. – Est-ce que vous travailliez souvent à partir de notes ? Vous notiez vos idées, puis vous faisiez le reste du travail sur place, comme dans Annäherung (France/Suisse, 2003) ? R. W. – Pour Annäherung, oui. On était à Paris, et je voulais faire le tour de la Bastille en taxi. Pendant une heure, nous avons cherché un chauffeur qui serait d’accord de le faire. Une dizaine de chauffeurs nous ont répondu par la négative. Après plus d’une heure, nous avions trouvé un taxi qui acceptait de le faire. Nous circulons donc autour de la Bastille, Stefan assis du côté de la fenêtre, filmant vers l’extérieur. F. B. – Ce que l’on voit dans le film est donc le texte du scénario, que vous filmez ? R. W. – Oui. F. B. – Et ensuite, vous mettez en image certains motifs. A. M. – Il y a aussi des fragments du texte qui sont repris lorsque vous filmez Stefan Gritsch. R. W. – Ça, c’était une idée de base, renvoyant aux dix premiers films des frères Lumière. C’était peut-être pour moi un moyen de produire une bonne forme, de recréer en quelque sorte L’Arrivée du train en la gare de La Ciotat (France, 1895). F. B. – En donnant d’abord le texte, on donne le programme : c’est presque comme un programme qu’on distribue. R. W. – Oui, à la manière des « films de Bible » où l’on voit les pages tourner, puis la traversée de la Mer Rouge, etc. C’est aussi un hommage à la littérature par le moyen du film, à travers l’analogie du mouvement filmique et de celui de la page. A. M. – Il y aurait d’une part ce mouvement au sein du film, et de l’autre des mouvements naturels, comme dans ce plan assez beau où la caméra posée sur une plage est recouverte par les vagues. On aurait donc aussi ce mouvement qui envahit l’appareil qui produit le film. F. B. – On pourrait donc dire que c’est un film sur les recommencements. R. W. – C’est ça : un film sur le recommencement. Il y a aussi une référence aux dix films des Lumière ; et c’est un ami, Théo Kneubühler, qui est l’auteur du texte. Les dix films, c’est pour les Dix commandements : L’Arroseur arrosé (France, 1896), Le Repas de bébé (France, 1895), etc. Le film fonctionnait comme un squelette à partir duquel j’ai improvisé ou traduit des choses. F. B. – Qu’en est-il de films comme Bildentstehung (E.-U./Suisse, 1981-1985), filmé à New York ? R. W. – Bildentstehung, c’est un film de found footage à partir de mes propres films, réalisés à New York. Il comporte des éléments que j’ai tournés dans d’autres circonstances, dans l’atelier où je peignais, où je crayonnais des esquisses et où j’expérimentais diverses façons d’appréhender l’image, une multiplicité de méthodes de production d’images. Il fallait explorer différentes alternatives : trouver une image au marché aux puces, faire un film à partir de soi-même, filmer la façon dont je peins, filmer une peinture déjà faite où les lignes sont très mouvementées. Il s’agit presque de trucages, ou du moins de processus de fabrication d’une image. A. M. – C’est un index des différents modes de production du mouvement. R. W. – C’est un peu comme un système de correspondances, comme un sous-texte, ou un sous-film, un commentaire sur la façon dont je travaille l’image, sur ma façon de peindre ou d’écrire. Ça parle des différents éléments et dimensions de l’image, ainsi que des façons de voir et de faire. F. B. – Et quel est le statut de la séquence de Moby Dick (Herman Melville, 1851), là-dedans ? R. W. – Moby Dick est aussi dans le film, bien sûr. Avec cette page blanche, ce chapitre blanc. Il s’agit aussi des histoires qui sont à l’arrière-plan des films, et des livres dans lesquels ce sont les images qui ont une force. A. M. – Cette page blanche renvoie-t-elle également à une façon de remplir l’espace ? Vous avez un texte, et tout à coup plus rien ; de plus, le texte et la page blanche sont indissociables. R. W. – On pourrait soutenir cela, mais ce n’était pas intentionnel de ma part. Mais si l’on ne parle que du livre, je suis d’accord. Ce livre est d’une telle richesse, du point de vue de cette recherche, de l’absurdité qu’il y a à vouloir trouver cette image, Moby Dick, qui est le début du désastre. Il y a aussi une part d’imaginaire. C’est le grand blanc, le vide, qu’on ne trouve pas. Ainsi, dès lors qu’on se consacre à une telle recherche, on est voué à l’échec.