Éditorial
À notre époque où le numérique tend à s’imposer à tous les stades de la fabrication et de la circulation des films, la problématique du doublage nous paraît particulièrement d’actualité, non seulement parce que les outils techniques des traducteurs sont eux-mêmes affectés par la dématérialisation des supports, mais aussi parce que les productions audio-visuelles réalisées partiellement ou complètement en images de synthèse (effets spéciaux, films d’animation, jeux vidéo,…) qui constituent une part conséquente de l’offre médiatique contemporaine font essentiellement reposer sur des voix (post)synchronisées l’humanisation de personnages parfois peu « incarnés » au niveau visuel. Les affiches promotionnelles des films d’animation 3D témoignent de ce phénomène en mentionnant en bonne place et en grands caractères les comédiens qui ont prêté leur voix aux personnages pixellisés. Ainsi la voix constitue-t-elle un facteur d’individualisation qui joue, au niveau du son, l’équivalent du rôle de la capture du mouvement pour l’image : tous deux animent la représentation en lui assurant le primat de l’anthropocentrisme.
Décadrages inaugure donc sa dixième année de parution avec un dossier consacré au doublage et au sous-titrage, soit à un ensemble de pratiques qui, n’intervenant qu’en bout de chaîne dans la fabrication des films (en l’occurrence au stade de la postproduction et de la distribution), sont le plus souvent négligées par les recherches en études cinématographiques1. Ces deux modalités de manifestation verbale sont principalement abordées ici, du point de vue des cadres théoriques et des corpus choisis, en marge des questions d’ordre plus strictement traductologique auxquelles une littérature abondante a été consacrée dans d’autres champs. Parfois indépendamment de la question de l’adaptation d’une version originale à une nouvelle culture-cible, on se penche sur le potentiel esthétique de la postsynchronisation tel qu’il a été discuté et appliqué en fonction de démarches particulières, qu’il s’agisse de la production d’effets de « déliaison » de la voix par rapport à son ancrage dans le corps du locuteur ou de pratiques de détournement à visée politique. Un colloque international organisé à l’Université de Lausanne2 parallèlement à la présente publication permettra d’élargir la réflexion en incluant la prise en compte d’aspects plus techniques de l’adaptation audio-visuelle, ainsi que certaines problématiques connexes mais extérieures aux productions filmiques, comme celles de la formation des auteurs de traduction et du contexte professionnel dans lequel ces derniers évoluent en France, en Allemagne et en Suisse.
Afin de ne pas faire l’impasse sur les conditions pratiques de l’exercice des métiers du doublage, nous avons cependant choisi d’ouvrir le numéro sur un entretien réalisé avec deux professionnels de la traduction pour le cinéma, Isabelle Audinot et Sylvestre Meininger, qui apportent un éclairage sur différents aspects de cette filière en France. L’interview a été conduite dans un souci de poser de façon introductive un certain nombre d’informations relatives aux technologies utilisées, aux différents intervenants de la chaîne du doublage et du sous-titrage, aux conditions économiques et aux défis de traduction spécifiques à l’adaptation audiovisuelle.
Les cinq études qui composent ce dossier, menées dans une perspective d’histoire du cinéma, interrogent le rôle et le statut endossés par la parole et la voix, notamment en ce qui concerne l’adaptation d’une œuvre à un public spécifique et l’orientation de la lecture qui est faite de cette dernière. Dans leur étude sur l’histoire des pratiques de doublage au Québec – une province où les enjeux de la traduction sont cruciaux en raison à la fois d’une résistance à l’anglais et d’une défense du parler vernaculaire face au français académique –, Germain Lacasse, Hubert Sabino et Gwenn Scheppler examinent dans un premier temps la filiation du doublage avec la pratique des bonimenteurs du cinéma « muet ». Cette comparaison entre un commentateur de vues présent live dans la salle et l’instance invisible du doublage s’inscrit dans le prolongement des recherches menées par Lacasse sur la dimension orale du cinéma, c’est-à-dire sur l’énonciation envisagée comme performance d’un locuteur3. Dans le cadre d’une telle approche, la prise en compte de l’ancrage local – critère désigné aujourd’hui par la notion de « localisation » – est déterminante : leur étude fournit des informations précieuses sur le contexte économique et institutionnel des pratiques de traduction au Québec, et cela non seulement dans le cas du cinéma, mais aussi des jeux vidéo, un médium qui n’a été jusqu’ici que peu abordé sous cet angle.
Le texte d’Alain Boillat esquisse quant à lui diverses pistes d’étude de la postsynchronisation au cinéma : il y est question des implications herméneutiques de la traduction (analyse comparative), de l’idéologie sous-jacente à nombre de discours sur le doublage (approche historiographique), du caractère normatif du synchronisme et de l’esthétique singulière de films qui exploitent « l’inquiétante étrangeté » résultant de la déliaison vocale. L’article se conclut sur une mise en évidence de l’intérêt tout particulier des films réalisés durant les premières années de l’institutionnalisation du parlant (1927-1935 environ), période qui connaît une forte hétérogénéité en termes de pratiques vocales, comme l’illustrent les versions dites « multiples » qui consistent en un nouveau tournage du même scénario (ou presque) dans des décors identiques mais avec des acteurs s’exprimant dans une autre langue4. Dans leur article, François Albera, Claire Angelini et Martin Barnier examinent à partir de nombreuses sources d’époque l’une de ces versions et les discours qui en ont accompagné la sortie : il s’agit de M le Maudit (1931), « adaptation » française du film M de Fritz Lang signée Roger Goupillières et André Lang qui, en dépit (ou peut-être justement en raison) de la renommée de la version originale, a souvent été omise dans l’historiographie. Grâce à de continuels aller-retour entre la réception allemande et française, cette étude de cas met en lumière les incidences du contexte sociopolitique sur la mise en film d’un récit qui, en Allemagne, avait défrayé la chronique (l’affaire d’un tueur en série, dite du « vampire de Düsseldorf »). L’analyse des discours permet d’examiner comment la pratique du doublage était appréhendée au début des années 1930 (alors que précisément elle était contournée par le biais des versions multiples), et de démontrer en quoi les processus de traduction sont déterminés par l’histoire culturelle et certains partis pris idéologiques. Tel est également le cas de l’étude comparatiste de Daniel Sánchez-Salas portant sur la censure dans l’Espagne franquiste des années 1960 telle qu’elle s’est exercée à travers le doublage d’œuvres emblématiques d’une certaine modernité cinématographique dont le discours était fort peu compatible avec celui prôné par le régime dictatorial – en l’occurrence deux films de Michelangelo Antonioni, L’Eclisse (L’Eclipse, Italie/France, 1962) et La Notte (Italie/France, 1961). S’interposant entre le spectateur et la version originale interdite de diffusion, le doublage se fait le vecteur de la « voix de son maître » (pour reprendre l’appellation d’un célèbre label discographique qui ne manque pas d’évoquer l’utilisation des technologies de transmission et de fixation des sons par les régimes totalitaires). La parole provoque une réorientation du sens afin d’adapter le film à un plus large public et de le conformer à la doctrine officielle. François Bovier s’attache lui aussi à des formes de réappropriation d’œuvres premières par le doublage, mais celle-ci est dans ce cas mise au service d’auteurs progressistes qui, dans le prolongement ou le giron du situationnisme, usent du détournement pour dynamiter le régime spectaculaire et les modes de représentation et de consommation dominants associés au capitalisme. Outil de contrôle social dans l’Espagne de Franco, le doublage devient ici, dans ces réalisations des années 1960-1970, l’instrument d’une critique sociale, et prend place dans une tradition théorique et dans une pratique esthétique pensées comme subversives.
La rubrique suisse s’ouvre sur un entretien qui s’inscrit dans la continuité du dossier. Cédric Bourquard, programmateur puis distributeur en Suisse romande, relate à Alain Boillat son expérience et explique quels paramètres agissent sur la circulation des films en versions doublées et originales sous-titrées dans notre pays.
L’article de Charlotte Bouchez et Charlotte Rey prend pour objet le film Noces, coproduction franco-suisse réalisée par Philippe Béziat. Les particularités du film au niveau générique y sont analysées et mises en relation avec la réception à laquelle il a donné lieu en France et en Suisse romande.
Claudia Dessolis consacre un article au film The End of Time (2012) de Peter Mettler. Elle rend compte des différentes modalités de rapport au temps que le film expose, et de la façon dont cette problématique est intégrée au dispositif de sa réalisation.
Un entretien réalisé par François Bovier et Adeena Mey avec Rolf Winnewisser clôt la rubrique. La discussion est centrée sur sa pratique filmique, quasi ignorée à ce jour, l’auteur étant reconnu comme plasticien. L’entretien propose une perspective chronologique ponctuée d’analyses plus détaillées de certains films, et évoque le réseau de relations amicales au sein duquel une génération de cinéastes marginaux et d’artistes conceptuels a évolué en Suisse.