Doublage et détournement : « Un film peut en cacher un autre »
Le doublage et, dans une moindre mesure, le sous-titrage constituent des pratiques qui se sont naturalisées, à tel point que le spectateur ne les perçoit plus en tant que telles pendant le visionnement d’un film. Il est cependant possible d’autonomiser ces formes de traduction, de sorte qu’elles deviennent le sujet même d’un film ou d’une œuvre – ou, autre alternative, de les utiliser de façon « productive », à travers un effet de défamiliarisation qui apporte un supplément de sens. Une stratégie retiendra tout particulièrement mon attention ici, à savoir le détournement de films préexistants dans une visée critique et, le plus souvent, satirique.
Détournements situationnistes
Le détournement politique de séquences ou de films déjà tournés, représentant une variation à partir de la pratique du found footage1, s’apparente à certains égards à la transposition dans le champ du cinéma de la logique du « ready-made aidé » : un artefact culturel est reproduit et introduit dans un contexte inapproprié, l’adjonction d’un élément signifiant redéfinissant le cadre de compréhension de l’œuvre (l’exemple canonique demeurant L.H.O.O.Q. de Duchamp2, le sous-titre du tableau et l’adjonction d’une moustache et d’un bouc à la Joconde justifiant irrévérencieusement son sourire énigmatique). Cette conception du détournement est au centre du programme de l’Internationale lettriste (1952-1957), qui constitue une première phase de politisation du mouvement lettriste3, instituant une rupture avec la sphère de la culture et ses marges négativistes. En ce sens, l’Internationale lettriste accomplit par anticipation les directives situationnistes4 que Guy Debord établit en 1961 : « dépassement de l’art », « réalisation de la philosophie »5. Quoi qu’il en soit, le manifeste sur le détournement que Debord et Gil J. Wolman publient en 1956 présente la clef de compréhension la plus probante pour appréhender la logique à l’œuvre dans le cinéma situationniste6, qui procède par citations et appropriations de films classiques ou de genre, d’actualités, de publicités, d’émissions télévisées ou encore de documentaires pédagogiques. À la différence des lettristes, dont le programme cinématographique consiste à dissocier les bandes sonore et visuelle, à nier la qualité photographique de l’image en la « ciselant » – voir le Traité de bave et d’éternité (France, 1951) d’Isidore Isou7 – et, in fine, à dépasser le dispositif de la salle obscure par le biais de la performance – voir Le Film est déjà commencé ? (France, 1951) de Maurice Lemaître8 –, le rapport des situationnistes au cinéma est de l’ordre d’un « renversement carnavalesque » des pouvoirs et des médias : aussi l’écran noir de Debord dans Hurlements en faveur de Sade (France, 1952) ou les ronds blancs se détachant d’un fond noir de Wolman dans L’Anticoncept (1952)9 laissent-ils place dans les films ultérieurs de Debord à un jeu de recyclage d’images qui se développent parallèlement à l’énoncé d’un texte théorique. Le détournement, tel que le théorisent les membres de l’Internationale lettriste, n’est pas sans parentés avec la poétique de l’objet trouvé pratiquée par les surréalistes ; le projet de Debord et Wolman s’en distingue néanmoins par sa portée résolument subversive et politique.
Dans leur manifeste de 1956 – dont le titre est à la fois prescriptif (« mode d’emploi »), et incitatif, appelant à une appropriation généralisée des principes du « détournement » qui se porte à l’encontre des notions de propriété intellectuelle et d’originalité de la création (les différentes publications de l’Internationale lettriste et de l’Internationale situationniste étant par ailleurs libres de droit) –, Debord et Wolman opposent au geste du « ready-made aidé » de Duchamp (« les moustaches de la Joconde ») les « coupures » opérées par Brecht dans les « classiques du théâtre »10. Faisant fond sur la poétique moderniste de l’image, dans une optique proche de Reverdy11, tout en citant deux mots d’ordre de Lautréamont (« le Plagiat est nécessaire, le progrès l’implique », et « la poésie doit être faite par tous »), Debord et Wolman définissent la « citation » comme un processus d’interprétation rétroactif :
« Il va de soi que l’on peut non seulement corriger une œuvre ou intégrer divers fragments d’œuvres périmées dans une nouvelle, mais encore changer le sens de ces fragments et truquer de toutes les manières que l’on jugera bonnes ce que les imbéciles s’obstinent à nommer des citations. »12
Le détournement s’apparente donc à une forme de collage qui requiert l’anonymat, tout en mobilisant les procédés du plagiat, de l’inversion de sens et de la déstabilisation de l’énonciation. Les auteurs du manifeste, suivant une double logique de parasitage de l’art légitimé et d’appropriation de la culture de masse, soulignent l’efficacité des détournements à partir de « l’industrie publicitaire ». Il suffit de trouver un lien, même ténu, entre l’élément détourné et le nouvel ensemble signifiant, pour que l’œuvre produise son effet, Debord et Wolman prenant comme exemple une réclame pour une marque de rouge à lèvres (« les jolies lèvres ont du rouge ») qui est introduite dans une « métagraphie » sur la Guerre d’Espagne13, le sème rouge/sang opérant la transition. Parmi les lois qu’ils énumèrent, Debord et Wolman insistent sur la « reconnaissance, consciente ou trouble, par la mémoire » des éléments détournés, malgré les « déformations introduites » qui « doivent tendre à se simplifier à l’extrême »14. Le détournement repose ainsi sur une structure en deux temps : à savoir l’identification de l’original et sa transformation esthétique, la tension entre les deux suscitant un effet de surprise ou d’étrangéité. Le doublage de films déjà tournés constitue un terrain de déploiement fécond pour une telle stratégie.
Debord et Wolman soutiennent, de façon prémonitoire, que c’est « dans le cadre cinématographique que le détournement peut atteindre à sa plus grande efficacité » :
« Naissance d’une Nation, de Griffith, est un des films les plus importants de l’histoire du cinéma par la masse des apports nouveaux qu’il représente. D’autre part, c’est un film raciste : il ne mérite donc absolument pas d’être projeté sous sa forme actuelle. […] Il vaut bien mieux le détourner dans son ensemble, sans même qu’il soit besoin de toucher au montage, à l’aide d’une bande sonore qui en ferait une puissante dénonciation des horreurs de la guerre impérialiste et des activités du Ku-Klux-Klan qui, comme on le sait, se poursuivent à l’heure actuelle aux États-Unis. »15
Comparant un tel détournement généralisé à « l’équivalent moral des restaurations des peintures anciennes dans les musées », ils prônent la citation – geste d’appropriation procédant par déplacement et resémentisation ou, tout simplement, acte de sabotage – en tant que stratégie de communication politique, qui ne se limite pas à des effets parodiques ou comiques – bien au contraire, ils préconisent d’appliquer « l’ultra-détournement » à « la vie sociale quotidienne »16. Ce credo est au centre des « œuvres plastiques » de Debord et Wolman – métagraphies, assemblages, peintures détournées et comics appropriés.
La définition du détournement proposée par Debord et Wolman en 1956 est reprise telle quelle par l’Internationale situationniste (malgré l’exclusion de Wolman des rangs de l’Internationale lettriste en janvier 1957). En effet, la principale notice consacrée au « détournement » dans l’Internationale situationniste souligne sa duplicité et sa réversibilité : le « réemploi » d’éléments artistiques préexistants entraîne « la perte d’importance — allant jusqu’à la déperdition de son sens premier — de chaque élément autonome détourné » et, dans le même temps, « l’organisation d’un autre ensemble signifiant, qui confère à chaque élément sa nouvelle portée »17. Conformément à la structure du palimpseste, la « force spécifique » du détournement tient à « l’enrichissement de la plus grande part des termes par la coexistence en eux de leurs sens ancien et immédiat — leur double fond »18. C’est cette logique duelle que j’entends ici interroger, plutôt que la structure énonciative ou les procédés de mise en forme des films situationnistes – qu’il faudrait, selon cet axe d’analyse, confronter au « tournant » opéré par la scène de l’ Appropriation Art19.
Comment dialectiser à coups de kung-fu
René Viénet propose une application systématique du détournement dans le domaine du cinéma, à travers un manifeste20, puis une série de films qui parasitent des produits de la culture vernaculaire (sans se démarquer pour autant d’un exotisme qui caractérise la cinéphilie de masse), en recourant au doublage ou au sous-titrage dans un esprit potache. Faisant écho au « Mode d’emploi du détournement » de 1956, Viénet – qui est l’auteur d’une chronique situationniste de Mai 6821 – détermine quatre principaux domaines d’application de ce geste d’appropriation : le photo-roman et les affiches publicitaires ; la radio et la télévision ; les bandes dessinées, en particulier les comics ; et enfin, le cinéma – plus précisément, « ses exemples les plus achevés, les plus modernes, ceux qui ont échappé à l’idéologie artistique plus encore que les séries B américaines : les actualités, les bandes-annonces, et surtout le cinéma publicitaire »22. Dans un esprit proche de Debord, qui prétend surpasser avec son adaptation filmique de La Société du spectacle (ouvrage paru en 1967, qu’il adaptera finalement à l’écran en 1973) le projet d’Eisenstein de tourner le Capital de Marx23, Viénet envisage, en 1967, le « cinéma publicitaire » comme un moyen de réaliser cinématographiquement La Critique de l’Economie politique de Marx ou l’Idéologie allemande de Marx et Engels. Aussi précise-t-il :
« Je me fais fort de tourner Le Déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande24 d’une façon immédiatement perceptible aux prolétaires de Watts qui ignorent les concepts impliqués dans ce titre. […] Le cinéma permet de tout exprimer, comme un article, un livre, un tract ou une affiche. »25
Les films d’appropriation que Viénet signe au début des années 1970 (La Dialectique peut-elle casser des briques ?, 1973 ; Les Filles de Kamaré, 197426) illustrent la lutte classe contre classe et le renversement de la bourgeoisie par le prolétariat, en parasitant des films de genre extrêmement codifiés – sans contrecarrer pour autant la logique des productions détournées, plaçant le spectateur dans une position de sur-identification par rapport au héros mis en scène, contrevenant ainsi à la méthode de la réflexivité critique.
Le principal intérêt des films de détournement de Viénet repose sur un geste d’appropriation de la culture de masse dans la perspective d’une critique du régime « spectaculaire-marchand », dont la proximité avec les comics situationnistes27 est patente. Le premier film de Viénet, qui illustre au mieux ce principe, s’apparente à un « ready-made aidé » : La Dialectique peut-elle casser des briques ? (France, 1973, production de l’Oiseau de Minerve) s’approprie un film de karaté, Crush karaté / The Crush (Hong-Kong, 1972) de Kwang-Gee Doo et Lam Nin Tung, qui est détourné à travers le doublage en français des dialogues et de la voix over. Présenté dans le générique comme « le premier film entièrement détourné de l’histoire du cinéma » – tout en précisant : « qu’on se le dise, tous les films peuvent être détournés, tous les navets, tous les Varda, les Pasolini, les Caillac (sic), les Godard, les Bergman, mais aussi les bons westerns spaghettis et tous les films publicitaires » –, La Dialectique peut-elle casser des briques ? accentue la logique guerrière et agressive du cinéma d’exploitation, l’héroïsation du protagoniste étant exacerbée par le commentaire qui glorifie les moyens de lutte du prolétariat. Endossé par l’« Association du développement des luttes de classe et la propagation du matérialisme dialectique », le film de Viénet fait fond sur les attitudes stéréotypées des personnages et la gestuelle codifiée du kung-fu, soulignant les exactions commises contre la classe populaire ainsi que le suspense relatif des situations mises en scène, sans effet de distanciation28. En ce cas, le second degré, point de départ d’une logique appropriationniste, permet paradoxalement une lecture littérale et enthousiaste du film – et il est même étonnant que celui-ci ne soit pas devenu « culte ». Le doublage est ici utilisé comme un processus purement mécanique, les personnages apparaissant comme des masques caricaturaux qui deviennent le support d’un discours militant – ce qui dispense Viénet de toute déconstruction des codes de représentation du film parasité.
Il faut cependant noter que La Dialectique peut-elle casser des briques ? joue ponctuellement sur l’émancipation de la voix over, rompant avec tout souci de vraisemblance au moment du climax du film original. Lors de l’affrontement final – alors redéfini comme un combat entre les syndicats et les forces révolutionnaires (leurs partisans ayant invoqué pêle-mêle Nestor Makhno, Patrice Lumumba, Clément Duval, les camarades de Barcelone et Jules Bonnot) –, le commentaire sentencieux du narrateur plagie la voix surplombante des présentateurs d’actualités. Alors qu’à l’image les armées en présence sont passées en revue et détaillées, la « critique radicale » du prolétariat faisant face à sa « représentation » bureaucratique (qui s’est substituée à la bourgeoisie), le commentateur parodie une improbable émission télévisuelle situationniste29 :
« Au moment où je vous parle, on vient de me signaler divers affrontements dans d’autres pays dits socialistes où le prolétariat est en train de noyer l’avant-dernier bureaucrate, celui-ci devant déclarer avant de mourir : ‹ Mais c’est la Bérézina ! › J’ai bien dit avant-dernier, car afin que l’humanité soit heureuse, les tripes du dernier bureaucrate sont réservées, et oui vous le savez bien, chers amis, pour pendre le dernier capitaliste. À ce sujet, les nouvelles de Paris, Rome, Tokyo, New York sont fabuleuses. Le vieux monde serait renversé. À la lecture de ces dernières dépêches, il apparaîtrait que le prolétariat se soit reconnu. Mais je m’emballe, je m’emballe. Les syndicats ont en effet enrayé provisoirement la victoire révolutionnaire. Il faudra dorénavant compter sur eux pour défendre le vieux monde et ne pas oublier le vieux diction : ‹ Ceux qui parlent de révolution et de lutte de classe sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu’il y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre. ›30 »
Pendant le combat à proprement parler, une voix over féminine commente sarcastiquement les événements31, dissociant définitivement le film original et sa reproduction pastichée. Le clou du spectacle est ainsi radicalement dédramatisé par la voix over féminine, qui va jusqu’à endosser le rôle du producteur :
« Et maintenant, l’affrontement du bon Jules contre l’affreux Jojo ; et là, pas de suspense, tout le monde sait qui va l’emporter, sauf les cons bien sûr. Le blanc contre le rouge, devine qui va gagner… Dans sa grande série à armes inégales, l’Oiseau de Minerve présente la Dialectique contre le Pouvoir, réduite à quelques images, car nous ne sommes pas dans la rue. »
Reproduisant le glissement à l’œuvre dans la métagraphie de Debord sur la Guerre d’Espagne (Le Temps passe, en effet, et nous passons avec lui, 1954) sur un mode mineur : « Tiens, l’idéologie suinte ! » (par le biais du sème rouge/sang), la narratrice ne tarde pas à s’en remettre complaisamment à un jeu de connivence entendue avec le spectateur32. L’effet de distanciation, diffracté à travers cette économie de la dérision et du calembour, renforce le jeu avec les codes de genre plutôt qu’il ne les suspend.
Dans son film suivant, Les Filles de Kamaré (1974), qui se présente comme « un film de cul détourné », Viénet exploite le détournement par le biais du sous-titrage, en intervenant sur deux films d’exploitation japonais (du genre pinku eiga ou roman porno – en l’occurrence, Le Pensionnat des jeunes filles perverses / Kyôfu joshikôkô : bôkô rinchi kyôshitsu de Norifumi Suzuki, Japon, 1973, et plus occasionnellement Female Yakuza Tale : Inquisition and Torture / Yasagure Anago Den : Sokatsu Lynch de Teruo Ishii, Japon, 1973). L’argument, centré sur les problématiques de la censure, de l’éducation et de la culture politique et non plus sur la lutte des classes, est moins convaincant. Il faut préciser que l’identification à un personnage héroïsé est pour le moins malaisé, le film mettant en scène un groupe de femmes – les filles de Kamaré, dans un pensionnat à la discipline de fer – qui font subir des exactions à différentes personnes (femmes et hommes confondus), à travers des scènes d’un sadisme explicite. Il n’est pas exclu que ce film détourné puisse être interprété comme le lieu d’une mise en scène de la féminité sur le mode de la « mascarade », mais sa critique de l’économie « spectaculaire-marchande » et de ses relations de classe n’en souffre par moins d’un manque d’articulation et de consistance.
Doublage ou sous-titrage, le détournement situationniste appliqué au cinéma repose sur un principe de déliaison entre l’image et le son – qui prolonge la « discrépance » audio-visuelle revendiquée par Isou dans son Traité de bave et d’éternité –, la tension entre les sens « ancien » et « immédiat » se nouant autour de la parole (qu’elle soit énoncée ou écrite).
Logiques du détournement : film argumentatif et vidéo de contre-information
La voie frayée par Viénet repose sur le « détournement mineur » de films de genre, reconduisant sans intervention du montage le « texte » approprié, en le réorientant dans une perspective parodique, dans le but de provoquer le rire et l’enthousiasme du public. L’actualisation du film qui sert de support au commentaire à travers un nouveau contexte culturel renforce son appel aux pulsions « agressives » du spectateur – aux antipodes de l’exigence d’une « communication contenant sa propre critique »33, pourtant définitoire de l’entreprise critique du situationnisme. À l’opposé, les « films théoriques » de Debord, de Critique de la séparation (France/Danemark, 1961) jusqu’à In Girum imus nocte et consumimur igni (France, Simar Films, 1978), procèdent par montage de détournements à partir d’œuvres « mineures » et légitimées, en accordant un rôle prépondérant à la bande-son (constituée de textes de Debord lus par l’auteur) – la bande-image s’apparentant le plus souvent à une illustration des thèses énoncées, malgré les dénégations de Debord à ce sujet34.
Ces voies pourraient être précisées, prolongées, en faisant appel à d’autres pratiques de détournement cinématographique – j’évoquerai ici brièvement l’exemple des films militants dans la France de Mai 68 et celui de la vidéo féministe qui incorporent sous la forme du pastiche la logique du doublage et du sous-titrage. L’opposition de Debord et des situationnistes à Godard, qu’ils dénoncent comme « le plus con des Suisses pro-chinois », est bien connue35. Néanmoins, les Ciné-tracts et les Films-tracts36 – ces derniers réalisés par Godard en 1968 – s’apparentent à une forme de « films théoriques », procédant par détournement d’images et par énoncé de slogans : ces courtes bandes d’une durée d’une bobine (un peu moins de trois minutes), montées sur banc-titre, constituent un équivalent filmique des tracts. Films argumentatifs, les Ciné-tracts illustrent une thèse ou dénoncent une situation, à travers une série de photographies qui sont associées – et subordonnées – à des énoncés verbaux découpés et rythmés par le montage. L’articulation entre l’image et le texte est indissociable de jeux de mots et de constructions discursives qui sont visualisées à l’écran ou reprises à travers des mentions écrites (intertitres, « unes » des journaux, coupures de presse, couvertures de livres ou de magazines, banderoles, slogans inscrits dans l’espace urbain). Le Film-tract 14 (« Sur le refoulement »), par exemple, repose sur un jeu de mot entre « force de l’ordre » et « désordre sexuel » qui est transposé à l’image : la répression policière est assimilée à la répression de pulsions sexuelles, les mots de l’ordre à un désordre, et la violence policière à une frustration sexuelle. Les intertitres, qui se déploient sous forme de calligrammes, associent « forces de l’ordre », « désordre sexuel » et « liens de sang », en élargissant l’équation postulée entre « CRS » et « SS » à diverses catégories socio-professionnelles (les médecins, les architectes, les réalisateurs et même les chevaliers teutoniques !). De la même façon, le Film-tract 15 (« Regardez les choses en face ! ») associe la culture bourgeoise à une arme retorse et à un processus de dévitalisation de l’homme : les intertitres (« regardez les choses en face dix secondes […] la culture c’est l’inversion de la vie… regardez les choses en face toute votre vie si vous ne voulez pas être enculés par la culture bourgeoise »), associés à des photographies de corps nus, des textes pornographiques et des portraits d’hommes politiques (Staline), de sociologues (Raymond Aron) ou de scientifiques, explicitent ce mouvement d’aliénation. D’autres fois encore, comme dans le Film-tract 13 (« Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine, Mao Tsé Toung »), c’est un unique aphorisme qui est déplié à travers des calligrammes et des jeux de traduction verbo-iconique37, en assemblant des photographies d’affrontements avec les forces de l’ordre et des scènes nocturnes de destruction urbaine. Les stratégies discursives sont parfois complexes, recourant à l’ironie et aux calembours, à l’inversion carnavalesque des mots d’ordre du pouvoir, à travers la confrontation entre l’image et le texte. Les Cinés-tracts, que Godard a pu comparer aux détournements situationnistes de comics38, prolongent les graffitis et les slogans inscrits sur les murs de Paris en 1968, en recourant aux potentialités discursives du montage audio-visuel : il s’agit d’une parole libérée, d’un langage de l’action, qui s’articule à travers un espace public oppositionnel et une dynamique dialogique.
La vidéo de contre-information constitue un prolongement possible des appropriations cinématographiques de Viénet : l’immédiateté du circuit de la vidéo, qui fait l’économie de la phase du développement de la pellicule, permet une réaction rapide par rapport aux canaux officiels de l’information, aussi bien sur le plan de la captation d’événements que de leur diffusion. Une bande vidéo des « Insoumuses » – collectif regroupant Nadja Ringart, Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig et Ioana Wieder –, intitulée Maso et Miso vont en bateau (France, 1976), en écho aux histoires pour enfants et à leurs rapports de sexes implicites, constitue un détournement en règle d’une émission de Bernard Pivot avec Françoise Giroud, alors Secrétaire d’État à la condition féminine, qui entendait faire avec humour le bilan de l’année de la femme. Le principe de l’émission d’Antenne 2 (« Encore un jour et l’année de la femme, ouf c’est fini ! ») consiste à faire intervenir des hommes publics – membres du gouvernement, des médias, de la mode, du sport, de la culture – et de recueillir la réaction de Françoise Giroud. La vidéo des « Insoumuses » cite in extenso l’émission, en lui opposant un point de vue féministe, synthétisé en ces termes après le générique de fin de l’émission détournée :
« Notre propos est de montrer qu’aucune femme ne peut représenter les autres femmes au sein d’un gouvernement patriarcal, quel qu’il soit. Elle ne peut qu’incarner la condition féminine, oscillant entre la nécessité de plaire (féminisation – Maso) et le désir d’accéder au pouvoir (masculinisation – Miso). […] Aucune image de la télévision ne veut ni ne peut nous refléter. C’est avec la vidéo que nous nous raconterons. »39
L’intervention sur l’émission de Pivot, en prenant pour principale cible les réactions de Françoise Giroud, se déploie à travers différentes stratégies : l’ajout d’intertitres, afin d’interpeller l’interlocutrice et la reprendre sur ses erreurs ; l’insert de plans tournés en vidéo pour porter la contradiction au sein même du discours énoncé (par exemple, en opposant à Giroud les propos de Simone de Beauvoir qui revient sur la réception du Deuxième sexe) ; le recours à la boucle et à la répétition, en particulier sur le plan sonore, pour souligner les inepties du discours de la ministre ; et enfin les réactions des « Insoumuses » face à l’émission enregistrée (qui peuvent par exemple entonner « Tout va très bien, Monsieur le Ministre »).
À suivre ces exemples, la logique du doublage et du détournement ne reproduit pas tant le modèle du bonimenteur ou du conférencier de vues animées40 – l’image ayant une fonction d’illustration ou de support du discours – qu’elle ne dessine une configuration discursive inédite, surdéterminée techniquement. Cette dernière peut être appréhendée selon moi à travers la figure du souffleur, qui se porte garant de la continuité de la parole au théâtre mais qui est ici résolument utilisé à contre-courant, que je relierai à celle du ventriloque pour évoquer un contexte plus attractionnel.
La parole du souffleur et du ventriloque
Le dispositif théâtral du souffleur, réduisant l’inspiration à une parole prédéterminée et ordonnée par un texte écrit, constitue une structure exemplaire de dissociation entre l’instance d’énonciation du discours et la profération de la voix ou, si l’on préfère, entre la parole et le corps qui l’accueille. Il s’agit là d’une parole soufflée, pourrait-on ajouter, dans le sens derridien d’une voix dérobée et aliénée, en écho à « l’impouvoir » décrit par Antonin Artaud41 : c’est-à-dire une parole parasite, qui dessaisit le sujet de ses facultés de jugement et de raisonnement. Situé à côté de la scène, le souffleur constitue un agent de dissociation entre le verbe et l’acteur. La version situationniste de ce parasitage, tel qu’on l’a vu avec les films de Viénet, repose sur la substitution de la parole d’autrui par une série de slogans politiques, articulés par le biais des dialogues des personnages ou plaqués sur les images. Pierre Huyghe en propose une version plus neutre, moins marquée politiquement, en se concentrant sur le dispositif technique du doublage et ses conséquences, notamment par rapport à la pratique du remake42.
Dans Dubbing (France, 1996), Huyghe met à nu le dispositif du doublage, en prenant un exemple privilégié, en ce sens que les films d’horreur thématisent la dissociation entre le corps et la voix. Un groupe d’interprètes, faisant face à la caméra de Huyghe comme pour une photographie de groupe, double en français Poltergeist (Steven Spielberg, États-Unis, 1984). À travers un effet de défamiliarisation, cette bande vidéo autonomise des intonations, des timbres de voix et des exclamations en les déliant de leur contexte et de leur signification, tout en donnant à voir la mimique articulatoire et les expressions des doubleurs, ces acteurs de l’ombre43. Le spectateur assiste ainsi au déroulement du processus technique du doublage : les acteurs, dans leur effort de traduction, restituent artificiellement un texte réduit à sa plus simple expression (telles que des onomatopées exprimant la surprise ou la peur), eux-mêmes occupant la place du souffleur. Huyghe, il faut le souligner, est d’une rare précision dans ses références à l’histoire du cinéma44 : il filme ici des doubleurs au travail, se situant en porte-à-faux vis-à-vis de la relation cinéphilique qu’entretient la majorité des artistes au référent cinématographique quand ils se l’approprient45. Dans une perspective diamétralement opposée – et qui prend également à revers la stratégie du détournement situationniste –, Huyghe a encore questionné la problématique du droit d’auteur par rapport à la pratique du doublage dans le dessin animé. Dans Blanche-Neige Lucie (France, 1997), il retrace la situation paradoxale de Lucie Dolène, doublure française de Blanche-Neige, qui chante dans un studio reconstitué « Un jour mon prince viendra », et dont on rapporte à travers les sous-titres le procès qu’elle a intenté à Disney Voice Character pour faire reconnaître ses droits. L’opposition entre l’univers féérique du conte – crûment représenté en son direct à travers une femme qui accuse un certain âge – et la réalité d’une industrie qui s’approprie le travail et les voix est inscrite à travers le déroulement impersonnel des sous-titres qui rapportent les doléances de Lucie Dolène. Huyghe donne ici voix – et prête par la même occasion image – au souffleur pour signifier un phénomène d’expropriation, dès lors que le doubleur est incorporé au monde de la représentation : figure imaginaire, il rétrocède au rang de pur support ou véhicule dont l’invisibilité – et l’imperceptibilité en tant que voix pourvue d’un grain – est garante de l’absorption du spectateur dans l’univers filmique. Comme à travers un effet de contrechamp, Huyghe, en collaboration avec Philippe Parreno, achète les droits d’un personnage secondaire de manga à la société d’animation japonaise K. Works, dans une logique appropriationniste : AnnLee, « coquille vide », sera « animée » et parfois « doublée » dans divers contextes cinématographiques et plastiques entre 1999 et 2003 par différents artistes46. Entre Blanche-Neige / Lucie Dolène et AnnLee, on assiste à une inversion littérale entre le produit et le processus de production, cette figure industrielle oubliée permettant de redéfinir le doublage comme un phénomène d’appropriation d’une voix – dont la circulation sera néanmoins limitée aux espaces de diffusion de l’art contemporain et du cinéma d’artistes.
La figure du ventriloque constitue l’autre interprétant qui pourrait être mobilisé pour circonscrire le doublage dans les pratiques de l’appropriation. Erik Bullot l’a systématiquement mise en œuvre dans ses essais filmiques, tout en développant parallèlement une réflexion théorique à ce sujet47. La structure de la ventriloquie repose sur la mise en scène d’une voix dissociée du corps qui semble l’accueillir : autant dire qu’elle repose sur une croyance en la synchronie, qui s’articule à travers un masquage de l’émission vocale et sa redirection sur un leurre ou un substitut (n’importe quel corps pouvant devenir le support de la voix à l’écran, comme l’illustre bien le cinéma d’animation). Le doublage exhibé en tant qu’artifice technique déconstruit ce dispositif énonciatif et rompt avec ce contrat de lecture, en déliant le mouvement des lèvres et le son émis, le corps et la voix. Bullot met bien en évidence ce phénomène de dissociation vis-à-vis du corps propre dans une séquence du Singe de la lumière (France, 2002) qui peut être reliée à Lyp Synch (États-Unis, 1969) de Bruce Nauman. Dans les deux cas, le sujet parlant fait l’expérience d’une dissociation entre l’émission de la voix et son écoute, occupant simultanément les pôles du ventriloque et de la marionnette. Dans Le Singe de la lumière, différentes personnes, munies d’un casque d’écoute, récitent face à un microphone les énoncés suivants, qui redoublent réflexivement le processus qui est expérimenté et capté par la caméra :
« Le sujet parle devant un microphone qui capte sa voix et la fixe sur une bande magnétique. Une tête de lecture située plus loin que la tête d’enregistrement permet de différer le retour de la voix dans le casque. Ce feedback entre l’émission et l’écoute provoque un déphasage de la régulation qui aboutit parfois à un léger bégaiement. »
Le décalage dans l’écoute de sa propre voix provoque irrésistiblement un bégaiement, le ventriloque ne pouvant s’écouter parler. J’y vois – ou plutôt j’y entends – un complément à la bande vidéo de Nauman qui met en scène le sujet filmé, cadré en gros plan à travers une image renversée, qui récite inlassablement le titre de l’œuvre – Lyp Synch – avec un effet progressif de désynchronisation, de rephasage et à nouveau de déphasage.
Le cinéma – ou l’image en mouvement et sonore – permet de multiplier les conditions de possibilité de relation entre le ventriloque et sa marionnette, le doubleur et le personnage, la voix et la figure. Souffleur qui se tient en retrait, le doubleur, dans sa forme et sa fonction institutionnalisées, plaque sa voix sur un corps étranger, dans le but de faciliter la compréhension des propos et, par conséquent, le phénomène d’absorption du spectateur dans l’univers filmique. Cette liaison verbo-iconique repose néanmoins sur une séparation effective entre la parole et le corps, la mimique articulatoire des acteurs ne correspondant pas aux sons émis. Le détournement situationniste par doublage ou sous-titrage exacerbe cette désunion, en substituant aux modes de la conversation ou du boniment un discours politique. Cette opération de parasitage exerce une indéniable force d’attraction : conformément à la logique du renversement carnavalesque, le spectateur fait l’épreuve, sur un mode jubilatoire et, somme toute, inoffensif, de la structure de la dualité ou de la scission schizophrénique.