W+B Hein, XSCREEN et la réception impossible du cinéma élargi en Allemagne
Cette étude s’intéresse aux implications de Wilhelm et Birgit Hein dans la scène du cinéma élargi en Allemagne, en se concentrant sur la programmation de la salle indépendante XSCREEN. Elle met ainsi au jour une tension entre les expérimentations underground et la scène plus institutionnalisée de l’art, à l’époque où se manifeste une volonté d’intégrer le film au sein des musées et des galeries.
En Allemagne comme en Autriche, le cinéma expérimental mène une existence à la frontière des beaux-arts et de l’industrie cinématographique. Personne ne se sent concerné. C’est pourquoi les revues consacrées à l’art tout comme celles consacrées au cinéma n’en parlent pas ; il n’est représenté dignement ni dans les écoles d’art ni dans les écoles de cinéma.1
On observe ces dernières années, dans le champ des études historiques sur le cinéma expérimental et le film d’artistes, un regain d’intérêt pour le concept de « cinéma élargi »2 lorsqu’il s’agit d’approcher les différents régimes d’expérimentation à partir du film dans les années 1960. La notion de cinéma élargi permet de rassembler des pratiques que les espaces de réception des arts visuels et du cinéma ont maintenus longtemps séparées3, ceci pour tenter de repenser ensemble, à partir du contexte dans lequel elles émergent, les catégories du « film structurel », du cinéma underground, du film d’artistes, de l’art vidéo…
De 1965 à 1977, période que j’examinerai ici, l’exposition de l’image animée connaît une diversité de contextes de présentation (salles de cinéma, festivals, théâtres, musées, galeries, Kunsthalle, espaces publics, expositions itinérantes, etc.). Bien que la circulation des objets, des personnes et des discours d’un lieu de réception à un autre puisse conduire à la pensée d’une indifférenciation entre les divers espaces qui incluent la projection d’images animées, la perméabilité bien réelle de ceux-ci ne peut cependant pas nous amener à imaginer une topologie culturelle polissée et non segmentée. L’exposition de l’image en mouvement génère un certain nombre de tensions qui peuvent être ressaisies en articulant les différents discours légitimant les films avec leurs divers modes de présentation. À partir de la seconde moitié des années 1960, une tension s’installe entre des pratiques de cinéastes qui cherchent à légitimer le film en tant qu’art plastique et un cinéma d’artistes rentabilisé par la mise en place d’un marché du film et de la vidéo au sein du dispositif de production des arts visuels. On assiste alors à un mouvement de chiasme fécond entre la figure de l’artiste-cinéaste et celle du cinéaste-artiste.
Je me focaliserai sur l’émergence d’une scène du « cinéma élargi »4 en Allemagne, en m’attachant plus spécifiquement à la description du parcours de Birgit et de Wilhelm Hein au sein de l’association XSCREEN5. Les Hein occupent entre 1968 et 1977 de multiples positions dans la construction et la réception du cinéma élargi en Allemagne. Des projections de films underground à la théorisation du cinéma structurel, en passant par la programmation de films au sein de grandes expositions, leur parcours participe à ce que nous désignerons ici comme une réception impossible du cinéma élargi et qui se manifeste dans leur cas sous la forme d’une avant-garde déchirée entre la construction d’un nouveau réseau de cinéma indépendant et l’inscription du film dans les expositions d’arts visuels.
La place des techniques audiovisuelles dans les arts élargis à Cologne
Pour comprendre la place qu’occupe l’association XSCREEN dans le paysage culturel de la ville de Cologne à la fin des années 1960, il convient de mentionner un certain nombre d’activités en amont qui émergent à la croisée de la scène artistique officielle des galeries, des pratiques des arts élargis ou Intermedia, et des médias officiels. Cologne et ses environs (le Land de Nordrhein Westfallen) connaissent dès la seconde moitié du xxe siècle un développement culturel important. La ville acquiert dans les années 1960 le statut de métropole artistique. Épicentre de la scène Fluxus et du happening6, la ville est aussi le principal centre médiatique de l’Allemagne de l’Ouest. La chaîne de radiotélévision WDR (West Deutsche Rundfunk) collabore avec des artistes d’avant-garde par le biais du studio de musique électronique (Studio für elektronische Musik), où Stockhausen conduit ses recherches depuis 1953. La réputation du studio attire, entre autres figures de la nouvelle avant-garde musicale, John Cage, Nam June Paik, ou encore David Tudor. La WDR, dans une optique de démocratisation de l’art, produit et diffuse en collaboration avec les artistes des pièces radiophoniques (Hörspiel) d’avant-garde, des programmes audio-visuels réalisés par les artistes et des émissions sur l’art7.
Le « cinéma » est présent dans la scène performative des arts élargis qui doit être pensée en référence à l’évolution des structures de médiation de l’art temporel de la musique (nouvelles techniques de notation, théâtres musicaux, technologies du sample, modification de signaux électroniques). Il est inclus dans des performances Intermedia et permet de capter des événements artistiques qui peuvent ensuite être diffusés en masse, voire former une œuvre autonome. À titre d’exemple, le théâtre musical Originale de Stockhausen, dont la première a lieu en 1961 au théâtre du dôme (Kölner Theater Am Dom)8, intègre la projection de films en arrière-plan de la scène de théâtre. Dans un registre similaire, l’artiste Mauricio Kagel consacre une partie de ses performances musicales à la manipulation de radios, de téléviseurs, de tourne-disques, d’instruments électroniques divers et d’autres sampleurs, lecteurs à bande magnétique, téléviseurs modifiés, projecteurs de diapositives et films. Sa pièce Antithese fonctionne comme un théâtre musical (1963), mais existe aussi sous la forme autonome d’un film (1965)9. Entre projection et captation, divers éléments du processus de production cinématographique sont inclus de manière a-hiérarchique au sein des pratiques Intermedia. Les galeries d’avant-garde tel Art Intermedia10, ou la galerie Schmela à Düsseldorf offrent régulièrement l’occasion d’assister à des performances comme celle d’Otto Piene, membre fondateur du groupe Zero et créateur de ballets de lumière (fig. 1). Ces ballets élargis intègrent des technologies audiovisuelles multiples : Black Gate Cologne (1968) d’Aldo Tambellini et Otto Piene est un programme réalisé en collaboration avec la WDR dans un environnement incluant la participation du public, la projection de films, des jeux de lumière et de perturbation du signal vidéo. La présence de différentes technologies de l’image et du son se retrouve chez l’artiste Wolf Vostell qui applique son concept de Dé-coll/age à l’image de télévision dans son film Sun in Your Head (1963), ou qui rend mobile la projection de films dans l’espace urbain avec l’action Notstandbordstein (1967). Les Dé-coll/ages11 impliquent régulièrement l’utilisation de téléviseurs modifiés, comme c’est le cas dans l’exposition Elektronische Happeningraum (1968) (fig. 2). La galerie Tobias & Silex organise en mai 1967 une soirée où le public peut découvrir les Fluxfilms et les environnements saturés d’images de Vostell, comme 21 Projektoren (1967)12 (fig. 3). Finalement, relevons la présence de plus en plus fréquente de séances de cinéma expérimental dans les Kunsthalle. À titre d’exemple, la Kunsthalle de Düsseldorf organise dès 1969 et jusqu’en 1973 une série d’expositions de courte durée, appelées between13. Celles-ci s’intercalent entre deux grandes expositions. Elles incluent des soirées constituées d’environnements et de performances, de présentations de films expérimentaux et de films d’artistes.
À Cologne et dans les environs, l’esprit néodadaïste et le caractère improvisé du début des années 1960 laissent progressivement la place à un dispositif plus institutionnalisé. La région assiste à l’explosion d’espaces d’expositions avec l’ouverture et la transformation de nombreux lieux destinés à l’exposition d’art contemporain dans un laps de temps resserré (le Städtische Museum Mönchengladbach, repris en 1967 par Johannes Cladders qui le transforme en un espace dédié en grande partie à l’art contemporain, la Neue Galerie Aachen, en 1970, la Kunsthalle Köln, en 1968, la Kunsthalle Düsseldorf, en 1967, et la Galerie Parnass Wuppertal, en 1949 déjà). Dans les galeries les plus prestigieuses (Galerie Der Spiegel, Galerie Rudolf Zwirner, Galerie Hans Mayer), le pop art, l’op art et les nouvelles tendances de l’art américain font des apparitions de plus en plus régulières. Certaines galeries ont imposé entre autres modes de production artistique les diverses mouvances de l’art informel et de l’art cinétique14. L’année 1967 est celle du premier Kunstmarkt de Cologne qui naît sous l’impulsion du galeriste Rudolf Zwirner et de Hein Stünke, fondateurs de l’association des galeristes progressistes allemands (Verein progressiver deutscher Kunsthändler), où le film et la vidéo sont commercialisés dès 1969, notamment par la galerie spécialisée de Gerry Schum.
Toutes ces activités peuvent être revisitées rétrospectivement à l’aide du concept de cinéma élargi : la dimension performative du film est présente dans les événements Intermedia, dans la volonté de diffusion en masse de productions audiovisuelles par les canaux de la télévision, mais aussi dans l’émergence des multiples15, dans les réflexions et créations autour de l’idée d’un art cinétique ou la présence du film dans les galeries ou les expositions. Néanmoins, l’élargissement de l’horizon de réception des arts élargis et Intermedia renvoie à un espace imaginaire qui n’est pas celui du cinéma, mais qui est plus proche de celui de la radio, de la télévision, ou encore du théâtre. La place des techniques d’enregistrement et de diffusion du son et de l’image est volatile et ne présente pas le caractère centripète du dispositif cinématographique. Aussi, ces événements ne créent pas l’effet de masse que la jeunesse recherche plutôt dans les rassemblements d’opposition politique d’obédience anarchique ou militante qui ont lieu dans l’espace public16. En parallèle à cet activisme implanté dans le milieu étudiant fleurit une nouvelle culture : free jazz, nouveau théâtre, pop music, cinéma underground17.
Les débuts d’XSCREEN : des séances de cinéma underground trop populaires
Un système sévèrement contrôlé de production, de distribution et de présentation des films commerciaux, sanctionné par les institutions de l’État, dirige et manipule le public depuis des années. Ce système ne tolère que les films qui permettent de gagner de l’argent.18
En Allemagne et dans plusieurs capitales européennes, suite aux rencontres faites au Festival de cinéma expérimental de Knokke-le-Zoutte en 1968, plusieurs groupes décident de former des collectifs pour la promotion du cinéma indépendant sur le modèle de la Film Makers’ Cooperative de New-York19 : l’association XSCREEN (Kölner Studio für den unabhängigen Film) est fondée20 ; Birgit et Willhelm Hein21 en deviennent rapidement les leaders naturels. Idéalement situé, XSCREEN devient la plaque tournante du réseau européen du cinéma underground22. Dans le climat agité de 1968, l’association affiche une certaine imperméabilité par rapport aux mouvements des arts élargis dont ils sont les contemporains, tout comme envers l’engagement politique direct23. L’esthétique underground d’XSCREEN emprunte une partie de ses codes à la critique marxiste du spectacle, mais son engagement prend plutôt la forme d’une critique biopolitique telle qu’elle émerge dans le nihilisme punk en lien avec la pornographie.
La première soirée XSCREEN a lieu au cinéma Lupe de Cologne, aux environs de minuit, le24 mars 1968. Elle aura lieu deux fois de suite, le public étant trop nombreux. Elle est consacrée à la nouvelle avant-garde viennoise (le groupe actionniste) que les Hein ont pu découvrir lors de la rencontre avec la COOP des cinéastes de Hamburg. Une salle comble assiste à des enchaînements chaotiques entre les diverses parties d’un programme. Cette séance permet de mettre en évidence l’hétérogénéité des pratiques cinématographiques défendues par les Hein : des performances de cinéma élargi sont conduites par Weibel et Export (fig. 4-5), mais ces pièces sont elles-mêmes agencées dans un programme plus vaste (fig. 6). La séance propose un montage d’attractions entre les différentes pièces qui sont arrangées de sorte à favoriser l’enchaînement entre les situations de projection et les moments à caractère plus scénique. Outre Peter Weibel et Valie Export, le programme comporte aussi des films de Kurt Kren, dont certains sont réalisés à partir d’actions d’Otto Muehl et de Günter Brus, ainsi que des films de Hans Scheugl et d’Ernst Schmidt. Si les performances d’Export et de Weibel peuvent donner lieu à une interprétation paracinématographique24 qui repose sur une intériorisation du dispositif cinématographique, les autres pièces incitent plutôt à une lecture qui met l’accent sur une volonté de performance agressive mobilisant le dispositif de la salle de cinéma. La démarche des Hein est alors plus spontanée que réfléchie ; et le but des séances, avant de viser un objectif rationnel et discursif, est la recherche d’une expérience du choc et de la transgression. Parallèlement aux projections, les Hein affirment leur propre esthétique du film en explorant les limites et les potentialités de la séance de cinéma. Les moyens limités qu’ils ont à disposition ne leur laissent pas d’autre option que de développer une esthétique dont la logique découle d’une confrontation au matériau brut du film. Un aspect artisanal se dégage de leurs films volontairement discrépants (fig. 7) : salissures, refilmages, agrandissements, analyse et décomposition du mouvement, de la lumière, flicker, techniques de développement manuelles, utilisation d’amorces, de morceaux de films trouvés ; chaque variation applicable au film est sujet à expérimentation.
Les séances d’XSCREEN s’enchaînent au gré de rencontres spontanées qui permettent de retracer la mise en place d’un réseau chaotique. Les projections d’XSCREEN sont dans un premier temps itinérantes et transitent par différents cinémas de la ville loués à cette occasion. Elles connaissent dès le début un succès public d’envergure. Les Hein se mettent rapidement à fantasmer la constitution d’une institution subversive. À la séance viennoise succède une autre composée de films underground allemands retirés du festival d’Oberhausen pour cause de censure25. Les séances s’enchaînent au rythme d’environ deux à trois programmes par mois : cinéma underground italien, New American Cinema, Chelsea Girls de Warhol.
Le succès des séances d’XSCREEN offre à l’association la possibilité de présenter trois jours de programmation pendant le Kunstmarkt de 196826. La manifestation autorisée par le maire de la ville était censée attester du progressisme de la ville en matière d’art. Elle se déroule dans le hall souterrain du métro en construction (fig. 8) qui se situe en dessous de la nouvelle Kunsthalle, où a lieu la foire d’art. La seconde soirée est interrompue par la police27 qui confisque la plupart des films et relève l’identité des spectateurs. S’en suivront quelques jours d’agitation et de manifestation28, où les galeristes seront sommés par le collectif de cinéastes, par les artistes du happening et les activistes de gauche de prendre position. L’événement se cristallisera autour de la question du retour des 26 films confisqués29. Rolf Wiest, un des membres de l’association XSCREEN, publie une circulaire qui appelle les différents partis impliqués à se rencontrer :
Ce qui dans la Kunsthalle est de l’art, car vendable, est criminel dans la station de métro !30
Si XSCREEN rencontre dès le début le succès populaire, l’association souffre d’un manque de reconnaissance dans le champ plus hermétique de l’art officiel. Le cinéma underground des Hein se heurte à une réception critique impossible. Le sentiment grandissant d’isolation d’XSCREEN repose sur ce paradoxe : la reconnaissance critique ne peut être assurée ni par le public qui assiste aux séances pour leur seul caractère divertissant ni par les structures trop disciplinées de l’art officiel. Bien qu’XSCREEN accueille des formes variées de cinéma indépendant, les séances auxquelles les Hein sont attachés comportent dès le départ en embryon deux voies de réception contradictoires : les projections et les films présentent un caractère agressif et perturbant pour le public, tandis que le recours au dispositif de la salle obscure et la mise à nu du matériau filmique participent au discours moderniste sur la définition des propriétés du médium cinématographique. Deux choix semblent donc s’offrir : un entêtement dans la voie de l’underground et un assagissement qui leur permettrait d’inscrire leur démarche dans l’art contemporain.
Lexique de l’avant-garde déchirée : de la machine de propagande au formalisme
Comment pouvons-nous faire pour enfin sortir de cette putain d’isolation […] ? Ce n’est que par une lutte de chaque instant que nous pourrons détruire tout ce merdier…31(Lettre de W+B Hein à Kurt Kren, printemps 1969)
Si l’on s’aventurait dans une forme d’interprétation psychanalytique au sujet de la fonction du dispositif cinématographique chez Wilhelm Hein à la fin des années 1960, on pourrait dire qu’il occupe durant la période des débuts d’XSCREEN (que ce soit au niveau de la production, de la distribution ou de la réception) la place sublime d’une machine de transfert, ou plus précisément d’une machine de projection32 de désirs de puissance et de reconnaissance. La projection de ce désir se retrouve dans la volonté de produire un cinéma qui cherche à conjuguer une épistémophilie excessivement rationnelle et une agressivité dirigée contre le spectateur potentiel qui rappelle certaines stratégies lettristes – comme si la machine cinéma avait une fonction démiurgique et que sa maîtrise aurait permis la réinvention de ses protagonistes. À une période où le cinéma n’occupe plus une place centrale dans le dispositif médiatique – il est progressivement relégué au rang de machine ancienne au fonctionnement discipliné –, le discours sur l’art du cinéma fait retour, celui-ci étant investi des potentialités d’une machine d’avant-garde ; ce mouvement dénote un entêtement, pour ne pas dire un déni du réel, de la part de l’ancien assistant en sociologie qu’est Wilhelm Hein. La machine cinématographique devient le site d’une projection symbolique d’un complexe moderniste qui associe une certaine idée du cinéma à la problématique de l’indépendance ; la notion d’avant-garde projetée sur le cinéma joue ainsi un rôle dans la construction du sujet masculin33.
La lecture de la correspondance publiée des Hein34 révèle un moment d’échange intense entre les divers protagonistes du réseau du cinéma underground ; le contenu des lettres oscille entre des moments d’euphorie partagée et la mise en place d’une forme de terreur. Ces lettres témoignent des échanges dont Wilhelm Hein imaginait qu’ils conduiraient à la constitution d’un groupe radical et autonome, où le moindre faux pas conduirait à l’exclusion : nullité des cinéastes de Hambourg qui incluent dans leurs films des éléments narratifs, amateurisme des cinéastes italiens, critique de la position bourgeoise de Kubelka, trahison de Mekas et des cinéastes américains, progrès de l’avant-garde allemande qui dépassera bientôt les Américains à la conquête du film absolu. Une stratégie aux accents guerriers traverse tout le spectre du dispositif que les Hein espèrent construire. Au sujet de la revue Supervisuell, à laquelle ils contribuent tous deux, Birgit adresse néanmoins de manière répétée une critique d’insuffisance : « Il nous manque un journal de propagande. Supervisuell est trop pubertaire. »35 Les Hein font une fois de plus référence à la structure organisationnelle de la coopérative new-yorkaise et de sa revue Film Culture.
Un événement qui n’implique les Hein que de manière secondaire, mérite d’être mentionné pour sa teneur symbolique : il met en scène un « déchirement de l’avant-garde » et marque un instant de non-retour qui affecte autant les pratiques du happening36 que le réseau du cinéma underground. En 1970, après avoir quitté son poste à la Kunsthalle de Berne, Harald Szeemann est invité à organiser la rétrospective Happening & Fluxus37 au Kunstverrein de Cologne. Les heures de gloire de Fluxus et du happening en Allemagne appartiennent au passé, et la présentation d’une exposition rétrospective ne manquera pas d’aviver les tensions liées à la topique dialectique traditionnelle qui oppose les arts vivants à leur muséification. Pour parer à cette critique, Szeemann qui travaille maintenant pour l’Agence pour le travail intellectuel à la demande (die Agentur für geistige Gastarbeit), structure qu’il a fondée et dont il est le seul employé, invite les actionnistes Muehl, Brus et Nitsch à contribuer à cette exposition où chaque artiste se voit attribué un box de présentation. Wilhelm Hein est nommé responsable de la projection quotidienne de films dans une salle réservée à cet effet au fond de l’espace d’exposition (fig. 9) ; les films de Fluxus et ceux des actionnistes y seront projetés. Le soir du vernissage, Muehl prévoit une performance dans la salle de cinéma. Le contenu « dégradant » de la performance (fig. 10) conduira les autorités à fermer l’exposition le lendemain du vernissage. Szeemann, acculé par les autorités locales, ordonne qu’on expulse les actionnistes Muehl et Brus hors des espaces d’exposition.
Les Hein, alliés des actionnistes, étaient pressentis pour diriger le programme de films de la Documenta de 1972. Mais Harald Szeemann, sous la pression du comité d’organisation de la Documenta, en décide autrement38. La figure émergente du curateur-auteur doit être ressaisie en relation avec ces formes d’assemblage d’événements qui traversent les années 1960. Le montage ne façonne pas seulement l’esthétique du cinéma, mais détermine encore la logique de l’événement. La figure du curateur constitue la version institutionnelle de cette instance qui sélectionne et agence les événements multimédia dans l’espace et le temps. « L’art s’en retourne à soi »39 : après les frasques de la décennie des années 196040, le slogan de Szeemann peut être compris comme un commentaire portant sur les projets « naïfs » des néo-avant-gardes. La place stratégique ou épistémologique du curateur permet de maintenir l’autonomie du dispositif de l’exposition considérée comme un médium. Cette nouvelle autonomie peut-être décrite comme participant d’un tournant disciplinaire qui succède à la logique d’opposition de l’avant-garde41 :
Que vous collaboriez avec ces nains de jardin est vraiment regrettable. Je sais que l’on ne maîtrise plus vraiment les objets que l’on présente en organisant des projets de cette ampleur. Mais c’est justement laisser là la porte grande ouverte à l’opportunisme. Que vous collaboriez avec ces crétins (je déduis de nos conversations que vous n’avez aucune idée de ce qu’est le film d’avant-garde) me donne envie de vomir.
Vous savez bien que vous ne pourrez l’emporter qu’en occupant le devant de la scène, et que sinon vous finirez tôt ou tard par n’être plus qu’un de ces nombreux concierges de musée dont les qualités se limitent au fait d’organiser plus ou moins bien un accrochage, et non pas, comme on pourrait l’attendre d’une personne de votre envergure, d’être un fantastique manager qui conduit l’avant-garde à la victoire.42(Lettre de Willhelm Hein à Harald Szeemann, 1971)
Le cinéma élargi dans le contexte des arts visuels : « les artistes visuels font des films, les cinéastes d’avant-garde font de l’art »
Où est P.A.P. au Prospekt ? 32 galeries montrent des films, bien que P.A.P. soit la seule galerie de films en Europe – ça pue partout ! !43
L’enthousiasme qu’a provoqué l’idée d’un réseau européen de cinéma indépendant à la fin des années 1960 s’essouffle rapidement44, et le système de distribution des films ne fonctionne pas45. Les projections d’XSCREEN trouvent dès 1972 un lieu fixe. Le programme underground s’insère à une activité d’exploitation qui trouve sa rentabilité dans la diffusion de films pornographiques46. L’évolution des Hein les conduit vers deux définitions du cinéma d’avant-garde incompatibles. L’artiste, Wilhelm, a plutôt tendance à expliquer sa démarche en revendiquant sa fidélité à l’underground. Il est alors très proche de Kurt Kren, par exemple. En 1970, alors qu’elle termine la rédaction de son livre Film im Underground47, qui réinscrit l’aventure des amis d’XSCREEN dans la tradition historique du cinéma d’avant-garde, Birgit se rapproche de l’autre ami du couple, Malcolm Le Grice. Selon l’espace dans lequel ils sont articulés, les discours qui supportent les films se transforment. Si le discours de type structurel peut s’adapter à différents contextes en autonomisant le film, la défense de la notion d’underground ne fait pas sens dans le champ de l’art.
Au début des années 1970, un certain nombre de grandes expositions censées représenter les nouvelles tendances de l’art contemporain intègrent les catégories du film structurel et du cinéma élargi. Le cinéma défendu par Birgit Hein est alors conduit à définir sa relation avec le film d’artistes dont la présence est de plus en plus marquée au sein d’expositions d’arts visuels. En 1971, Birgit Hein publie dans une revue consacrée à l’art contemporain un article au titre interloquant : « Underground-Film, les artistes visuels font des films, les cinéastes d’avant-garde font de l’art »48. En voici les principaux arguments : ce n’est pas parce que les expositions contemporaines répondent à la vogue du film d’artistes que ces derniers sont nécessairement de qualité ; en fait, les cinéastes d’avant-garde produisent des films de niveau supérieur. Contrairement aux artistes pour qui le film n’est qu’un outil d’expression parmi d’autres, il constitue le médium d’expression des cinéastes d’avant-garde. Enfin, il existe des critères d’évaluation communs qui permettent de juger les films d’artistes au même titre que le cinéma d’avant-garde.
Birgit Hein s’impose dans les années 1970 comme la principale curatrice de cinéma structurel et de cinéma élargi dans les grandes expositions d’art visuel en Allemagne. Le cinéma qu’elle défend se caractérise par un rapport ambivalent aux arts visuels et au film d’artistes. Il est partagé entre une attirance pour le statut d’art et ses avantages en termes de reconnaissance et de financement, et une certaine volonté de revanche associée au statut marginal des cinéastes par rapport aux artistes. Ainsi, l’intégration du cinéma ne va jamais de soi : sa présence doit être justifiée et ses formes de présentation sans cesse ajustées.
Lors de la Documenta 1972, alors que les films d’artistes et l’art vidéo sont exposés au rez-de-chaussée du Friedericianum (fig. 11), les films des Hein se voient offrir une place en marge de l’exposition aux côtés d’autres tendances nouvelles du cinéma contemporain49 (fig. 12). La dimension événementielle des séances XSCREEN est réduite, et cette place ne satisfait guère ses participants50.
Il est évident […] que la distinction entre films d’artistes et films d’art est stupide, sans parler du fait que l’esthétique contemporaine ne peut se permettre d’ignorer le médium du film.51
La présence d’une sélection de cinéma élargi au sein des expositions s’accompagne d’un discours dont les articulations conceptuelles ne sont pas celles qui définissaient les pratiques d’XSCREEN : la défense de l’avant-garde cinématographique s’appuie désormais sur des concepts formalistes52. Comment légitimer le statut du cinéaste-artiste53 ? Comment inscrire la durée du film dans la temporalité de l’exposition ? Quelle orientation donne-t-on au spectateur qui visionne un film ? Comment articuler un mode d’attention de type cinématographique à la logique contemplative de l’objet d’art ? Comment gérer la rencontre entre l’espace éclairé de la galerie et l’espace sombre de la salle de cinéma ? Ces questions entraînent par conséquent une forme d’internalisation de la problématique de la réception qui est à présent intégrée à l’œuvre et au discours : l’œuvre propose une réflexion sur la condition spectatorielle. Ce mécanisme réduit par avance l’impact du film sur la sphère publique, puisque son public potentiel, averti lui aussi, intériorise les questions de réception qui vont progressivement former l’armature d’un nouveau discours théorique. Celui-ci se caractérise par la superposition de propositions spectatorielles et de modes de consommation qui renvoient aux questions générales d’une économie temporelle de la distraction, ainsi qu’aux modèles de la participation et de l’interaction.
Face aux nouvelles tendances de l’art contemporain, le discours moderniste s’appuyant sur la spécificité du médium filmique de Birgit Hein a quelque chose d’inactuel54. Les artistes conceptuels mobilisent le cinéma pour déstabiliser la division moderniste des arts. Duchamp, le pop art, les diverses tendances du minimalisme et de la performance constituent les nouvelles références des stratégies de communication de l’art contemporain, dont on pourrait dire qu’il a intégré la logique médiatique d’une conception élargie du cinéma et le paradigme dominant de la société de l’information. Les démarches du process art, de l’art conceptuel, du land art, participent d’une pensée stratégique de l’art ; l’exposition est repensée en termes de médiation, et prend en compte la place qu’elle occupe dans la sphère médiatique dans son ensemble. La distance critique que requiert le commentaire, tout comme la frontière entre l’objet d’art et le discours, deviennent le terrain de jeu des artistes critiques et des curateurs. Birgit Hein, dans sa quête d’une légitimité pour le cinéma élargi, se confronte aux conditions empiriques que lui imposent les diverses expositions, où le cinéma n’est qu’une attraction parmi d’autres.
Au début des années 1970, le film exposé pose des problèmes techniques et spectatoriaux que le dispositif de l’exposition contemporaine va progressivement éliminer. En 1977, la Documenta 6 est présentée par son curateur Manfred Schneckenburger comme la « Documenta des médias »55. La sélection d’œuvres de « cinéma élargi » de Birgit Hein se voit assigner une place aux côtés de ce qui s’est imposé en l’espace de cinq ans comme le nouveau support artistique, à savoir les diverses formes de l’art vidéo : moniteurs, installations et sculptures TV occupent les deux tiers du rez-de-chaussée du Friedericianum (fig. 13). La vidéo permet d’exposer l’image animée tout en évacuant les problèmes que posait la présence du film au sein des expositions56 : faut-il lui attribuer un espace séparé ? Les cinéastes sont-ils des artistes ? Faut-il répéter les projections ? En plus de régler ces questions spectatorielles, la vidéo se profile sur le marché avec la possibilité d’une rentabilité pour les artistes et pour les galeries qui distribuent ces œuvres sous forme de multiples57. Le discours de Wulf Herzogenrath, principal acteur de la légitimation de l’art vidéo en Allemagne et responsable de la sélection de vidéos de la Documenta 6, emprunte lui aussi une rhétorique moderniste.
Les tendances de l’art du début des années 1970 peuvent être interprétées comme une reterritorialisation des pratiques des arts élargis sur les structures traditionnelles du système capitaliste de l’art : on pourrait parler d’une intégration des limites de la communication en tant que problématique de l’art, dont la nouvelle autonomie se pense en terme d’exposition. Les expositions qui ont construit la réception de l’art conceptuel, de l’art vidéo, du film structurel, ont progressivement canalisé l’énergie subversive des performances du cinéma élargi et des arts élargis, en les intégrant au sein de leur dispositif médiatique.
De l’intermédialité décomplexée à l’anxiété des Hein quant au destin du film, jusqu’aux nouvelles stratégies médiatiques des expositions, on observe une transition qui rabat la sphère esthétique sur un questionnement autour de la nouvelle écologie médiatique que le concept de cinéma élargi a contribué à définir. La « réception impossible » du cinéma des Hein, qui héritent d’une conception « déchirée » de l’avant-garde, souffre, dans les deux cas, d’inactualité. Que ce soit la version underground de Wilhelm, ou la version formaliste de Birgit, le résultat produit conduit à une même conclusion : par-delà la limite restrictive dans laquelle ces conceptions sont actualisées, il existe un décalage entre la réalité médiatique contemporaine et leur posture de cinéastes-artistes58.
Au début des années 1970, la place du film dans l’art est paradoxale : la présence du film est légitimée de manière ambivalente, soit selon la logique moderniste de la spécificité des médiums, soit en tant qu’il participe d’une stratégie qui met en crise la logique moderniste des arts. En considérant ces deux options, et le va-et-vient entre le moderne et son dépassement, on peut dire que la crise de la temporalité dans laquelle s’inscrit l’art contemporain au début des années 1970 se cristallise autour du film qui apporte avec lui son histoire (et les concepts qui lui sont associés, tels que l’avant-garde, la question de la réception, du mode d’adresse et du public) et le poids d’une lourde charge symbolique. L’inscription du cinéma élargi dans les archives de l’art contemporain permet aujourd’hui de repenser ses « origines » en tant que phénomène transversal qui implique des pratiques hétérogènes et qui émerge dans le contexte des arts élargis, du terreau anti-institutionnel du cinéma underground et de nouvelles modalités d’exposition.
À propos des stratégies auteuriales de W+B Hein
Film als Film (le film en tant que film), c’est à dire le film non-narratif, absolu, structurel, a déjà plus de cinquante ans d’histoire.59
C’est ainsi que s’ouvre le catalogue de l’exposition Film als Film (fig. 14) qui se referme sur un chapitre autour du film structurel et du cinéma élargi dans une histoire qui a pour logique interne l’idée de développement et de progrès. Après la Documenta 6, et l’exposition « Film als Film »60, le couple Hein semble avoir bouclé un premier cycle qui va des scandales publics d’XSCREEN à l’aridité des expositions de cinéma élargi. Alors que la popularité du film au sein des expositions s’épuise et que l’art vidéo a pris sa place comme genre établi en intégrant définitivement le marché des arts visuels, Birgit et Wilhelm Hein retournent à l’underground.
Dans la contribution des Hein aux archives du cinéma élargi, il est difficile de départager clairement les positions entre les deux membres du couple ; le concept d’auteur, central dans la construction de la réception, est lui-même mis en crise. La rhétorique moderniste de Birgit Hein renvoie peut-être à ses années d’études en histoire de l’art, à l’Université de Cologne, et participe en tout cas à la construction de sa figure d’auteur. Birgit signe la plupart des textes historiques et théoriques. Mais une étude attentive révèle que Wilhelm était aussi impliqué dans ce travail d’écriture. Contrairement à sa compagne de l’époque, il a préféré se distancier de ces textes61 pour rester fidèle à la logique oppositionnelle de l’underground qui contrecarre le système de l’art. Il a ainsi conservé son indépendance. Birgit, en développant une pensée moderniste de l’avant-garde, a créé les conditions de son indépendance. Wilhelm est le projectionniste, W+B réalisent les films, et Birgit signe les articles. Cette répartition genrée ouvre la possibilité d’un débat qui traverse de part en part cet article de manière souterraine : les positions d’auteur(e)s doivent être interprétées en termes d’effet de surface que produit l’assignation du dispositif62.