Site et spécificité dans le cinéma élargi japonais : l’essor de l’intermedia à la fin des années 1960
Sylvain Portmann
Si la plupart des études actuelles portant sur le cinéma élargi se concentrent principalement sur l’Europe et l’Amérique du nord, Ross présente dans son article un panorama de pratiques intermédiatiques au Japon. En axant son analyse sur le collectif Jikken Kobo, le centre d’art Sogetsu ainsi que plusieurs événements intermédiatiques (EXPOSE 1968, Cross Talk Intermedia, Expo Osaka 1970, Senni-Kan), l’auteur retrace les développement du cinéma élargi au Japon et son inscription au sein de sites et d’événements singuliers. L’exemple du Japon permet ainsi de décentrer le regard américano- et eurocentré des études de l’art intérmédiatique.
Version originale disponible sur le site www.decadrages.ch .
Histoires oubliées
Malgré la réévaluation récente du cinéma élargi, les expérimentations qui ont vu le jour au Japon durant les années 1960 et le début des années 1970 continuent à être marginalisées. Il n’est bien évidemment pas question ici de nier l’influence des expérimentateurs nord-américains sur leurs homologues outre-Atlantique au Japon ; les présentations en multi-projection de l’Exposition universelle de Montréal en 19671 ont en effet exercé un impact indéniable sur Awazu Kiyoshi2 et Matsumoto Toshio, tous deux artistes influents de leur génération, le premier en tant que graphiste et le second en tant que réalisateur d’avant-garde, qui devinrent des figures de proue dans l’essor du cinéma élargi au Japon. À la fin des années 1960, on assiste à la propagation explosive du cinéma élargi en tant que forme d’expression, encore qu’il ne s’en tînt pas à ce stade-là, se développant dans plusieurs directions, bien au-delà de ce qu’avaient pu voir les artistes japonais à l’Exposition de Montréal. Il paraît pertinent, aujourd’hui plus que jamais, alors que la recension du cinéma élargi est en cours de constitution, de prendre en compte la diversité des expérimentations qui eurent lieu dans le cadre du cinéma élargi au Japon durant ses années de formation, afin de relativiser l’hypothèse selon laquelle son évolution fut un privilège euro-américain – hypothèse que certaines études récentes seraient à mon sens sur le point d’accréditer.
Empruntant l’acception de Martin Heidegger du « vide » non pas comme manque mais en tant que « porter-à-découvert » [Hervorbringen]3, cet article tend à explorer de quelles façons les artistes du champ du cinéma élargi ont mis l’accent sur les rapports entre art et espace ; j’avance ainsi l’idée que l’expérience des œuvres est déterminée par la spécificité du lieu de la projection, défini par ses structures physiques ou par son contexte politico-culturel, et révélé par l’événement de la projection cinématographique. Pourtant, je soutiendrai en retour que le lieu est également déterminé par l’événement, son existence étant définie par l’acte de la projection, tout comme l’ombre dépend intimement de la lumière. En un premier temps, je présenterai le Centre d’Art Sōgetsu en tant qu’espace où de nombreuses projections de cinéma élargi furent exposées à ses débuts, constituant ainsi un lieu privilégié d’expérimentation en art, qui permet d’explorer comment l’espace définit les événements et en retour comment les événements délimitent l’espace. En un second temps, je présenterai d’autres lieux qui ont accueilli des manifestations de cinéma élargi, que j’analyserai à travers les expérimentations de cinéma élargi effectuées par Matsumoto entre 1968 et 1970 ; je conclurai ce parcours en analysant son installation d’images en mouvement au sein du Pavillon Senni-Kan, spécifiquement conçu pour l’Exposition universelle d’Osaka en 1970.
Site : Centre d’Art Sōgetsu
Le Centre d’Art Sōgetsu fut fondé en 1958 par Teshigahara Hiroshi ; situé au sous-sol de l’école d’art floral4 à succès de son père Teshigahara Sōfū, situé dans le quartier d’Akasaka de Tokyo, il devint rapidement l’épicentre de la scène artistique japonaise en plein essor. Les artistes et critiques japonais ont souvent construit leurs réseaux à travers le cadre d’une association (en japonais kai) qui permet de débattre de questions concernant l’art et la culture ; les membres de tels groupes comprenaient des artistes provenant des différents secteurs du spectre de l’activité culturelle. Jikken Kōbō (l’Atelier expérimental, 1951-1958), par exemple, un groupe multimédia mené par le poète et critique d’art Takiguchi Shūzō, était composé de musiciens, d’artistes visuels, de critiques d’art et de techniciens éclairagistes, qui furent pour la plupart impliqués dans Sōgetsu et parmi les premiers à concrétiser de simples débats en projets collaboratifs, comme par exemple avec la production du ballet multimédia Mirai no Eve (Le Ballet de l’Eve future, 1955)5. Yamaguchi Katsuhiro, l’un de ses membres, a décrit l’atelier comme un « Bauhaus sans immeuble »6 ; et comme son commentaire l’indique, des groupes tels que Jikken Kōbō ou des associations telles que Kiroku Geijutsu no Kai7 qui cherchaient à se loger n’avaient pas trouvé de pied-à-terre. En un sens, Sōgetsu fut l’aboutissement d’un désir suscité par de telles activités pendant l’après-guerre, en quête d’un espace pouvant accueillir et partager les recherches d’avant-garde.
Le Centre d’Art Sōgetsu, jusqu’à sa fermeture en 1971, a accueilli des spectacles de danse et des lectures de poésie, du théâtre d’avant-garde, des concerts de jazz et de musique improvisée, des performances de live-art, des expérimentations télévisuelles, des colloques sur l’art, mais aussi le premier festival de cinéma expérimental au Japon à avoir programmé des expériences d’animation et de live-action. Une revue fut également éditée, SAC (renommée SAC Journal à partir du numéro 14), entre 1960 et 1964, où des critiques et des artistes étaient invités à publier non seulement des œuvres écrites, mais aussi de l’art graphique et des dessins. Le matériel de promotion était également considéré comme une plateforme d’expression artistique : des designers, comme Awazu (mentionné précédemment), mais aussi Yokoo Tadanori et Wada Makoto, furent chargés de réaliser des papillons publicitaires et des affiches. Se ramifiant hors du Japon, Sōgetsu devint le véhicule d’un dialogue interculturel en invitant des artistes de l’étranger, dont la plupart visitaient pour la première fois le pays, et qui comprenaient, parmi bien d’autres : John Cage, Merce Cunningham, David Tudor, Robert Rauschenberg, ou encore Stan VanDerBeek. En lien avec les derniers développements en art, Sōgetsu était une institution qui lançait un défi à l’avant-garde, tout en étant sans cesse mise à son tour en cause par cette dernière. Historiquement, les activités qui déstabilisent la structure de l’art en tant qu’institution définissent les avant-gardes ; cette conception implique pourtant l’idée que l’institution demeure une unité constante et stationnaire – un jugement de valeur que je me propose de discuter, les institutions pouvant être différenciées les unes des autres en fonction de leurs histoires individuelles, de leurs développements et de leurs méthodes. Dans le cas du Centre d’Art Sōgetsu en particulier, les liens entre les artistes et le lieu ne peuvent être réduits à une opposition dialectique, car leurs interactions furent, dans les faits, intimement liées. Comme le montre Maxa Zoller dans son analyse des « situations spatiales » du cinéma expérimental européen, l’institution ne peut désormais plus tenir le rôle d’« ennemi », mais se trouve prise dans un processus d’autodéfinition : « […] l’institution n’est jamais un “ennemi” statique et immuable mais s’inscrit, comme l’art, dans un flux toujours mouvant, subissant des mutations par rapport à des changements socio-économiques et politiques plus vastes »8. Malgré l’apparent statisme physique des environnements architecturaux, Dorita Hannah soutient que l’espace a été exposé en tant qu’« événement temporel » par les activités modernistes et que nous pouvons les percevoir « […] dans un état de devenir dynamique plutôt que dans un être passif »9. Le Centre d’Art Sōgetsu, « temporalisé » par les manifestations qui eurent lieu sous son toit, se trouvait dans un processus radical de transformation perpétuelle. De même que la projection de la lumière entre en contact avec les structures spatiales de l’espace, je suggère ici que la projection de films expérimentaux dans l’espace du Sōgetsu expose cette relation de devenir réciproque.
Bien qu’elles n’aient pas été reconnues en tant que telles à l’époque, des expérimentations pionnières de cinéma élargi ont été pratiquées dans l’espace du Centre d’Art Sōgetsu. En novembre 1960, Manabe Hiroshi avait présenté Butai no tame no Animation (Animation pour la scène) au Centre d’Art Sōgetsu dans le cadre de la manifestation « Sōgetsu Contemporary Series 5 : Animation 3-nin no Kai » (Animation d’un cercle de trois-personnes). Le manifeste pour l’Animation d’un cercle de trois-personnes proposait le programme suivant : « Pour véritablement survivre dans la modernité, nous devons reconduire une série d’expériences en vue de faire progresser l’animation, aux côtés du cinéma et des arts visuels »10. La représentation comprenait les animations de Manabe projetées avec le film de live-action de Kobayashi Yone Marine Snow (1960), ainsi qu’un jeu de lumières qui interférait avec les « actions » de Kanze Hideo et la poésie-émission lue par Kijima Hajime. Dans Animation pour la scène, la spécificité de tous les médias engagés était perdue en raison de la dispersion radicale des centres d’intérêt. Ainsi, la focalisation sur la projection ou sur la performance de danse était perturbée, même si celles-ci demeurent, comme le titre l’indique, au service de la scène. Lors de l’événement Sweet 16, coordonné par les musiciens Yasunao Tone et Kosugi Takehisa du 3 au 5 décembre 1963, Takahiko Iimura avait présenté Screen Play, une performance où ses films furent projetés sur le dos d’un corps humain. Akasegawa Genpei se souvient de Takamatsu Jirō, son collaborateur au Hi-Red Centre11, assis dos au public alors qu’Iimura projetait des images sur sa veste. Lors d’une intervention impromptue, Akasegawa se rappelle avoir découpé avec des ciseaux cette veste suivant le format de l’image, de sorte à ce que les images soient projetées sur le dos nu de Takamatsu12. Iimura avait tissé des liens avec des artistes tels que Kazakura Shō (Dance Party in the Kingdom of Liliput, Japon, 1963), Hijikata Tatsumi et Ohno Kazuo (Anma, Japon, 1963) en documentant par le film leurs performances ainsi qu’en projetant ses propres films au cours de leurs performances13. Le Screen Play d’Iimura émancipait le film Colour hors des propriétés du médium filmique et de l’« écran », en lui substituant la surface physique du dos humain. En collaboration avec les deux plus importants artistes de la performance de l’après-guerre, Iimura avait développé des liens au-delà des cercles cinématographiques, dans les réseaux de la performance et du théâtre alternatif, repositionnant le cinéma en dehors de son dispositif établi de projection et de réception, même si ses performances étaient par ailleurs ancrées dans le Sōgetsu, ce lieu qui réunissait un faisceau de différentes activités artistiques.
Ces deux performances marquent un précédent au regard des projections de cinéma élargi, attestant l’existence de recherches de possibilités au-delà du cadre de l’écran menées par des artistes japonais qui n’avaient pas encore pris connaissance des expérimentations nord-américaines. De plus, les travaux de Manabe et d’Iimura incarnent la volonté du Sōgetsu de présenter une variété d’arts autonomes sur la même plateforme, bien qu’ils mettent en crise son cadre institutionnel en bousculant les catégories conventionnelles attachées à ces formes d’expression. Animation pour une scène de Manabe était intégré dans un environnement d’« animation », et Screen Play d’Iimura faisait partie d’une série de « performances » qui impliquaient de la musique et du théâtre, bien que ces deux œuvres résistent à toute tentative de classification dans un genre. Dans son analyse de l’art site-specific, Juliane Rebentisch suggère que de telles formes d’expression « reflètent les conditions institutionnelles, sociales, économiques, politiques et/ou historiques qui l’entourent en intervenant formellement à l’intérieur d’une architecture ou d’un paysage donnés »14. De la même manière, les performances d’Iimura et de Manabe, spécifiques au site du Centre d’Art Sōgetsu, appellent à une réflexion sur la façon dont leur travail est encadré par l’institution et, en même temps, sur la manière dont l’institution est définie par les œuvres d’art qui l’habitent.
Événement : EXPOSE 1968
Durant la manifestation « EXPOSE 1968 : Nanika Ittekure, Ima Sagas » (« EXPOSE 1968 : Dites quelque chose maintenant / Je cherche quelque chose à dire »), organisée par le critique Tōno Toshiaki et le curateur/théoricien Nakahira Yūsuke, un certain nombre d’œuvres clé du cinéma élargi furent également programmées. En collaboration avec le magazine Design Hihyō (Critique du design) dirigé par Awazu Kiyoshi, l’événement eut lieu durant cinq jours en avril 1968, puis fut rejoué du 17 au 19 juillet 1968 suite à la demande populaire. Parallèlement aux débats, aux performances de théâtre angura (underground) de Shinohara Ushio et Kara Jūrō, aux lectures de poésie et aux arrangements sonores, l’événement avait été conçu pour explorer les questionnements contemporains ayant trait aux arts. Dans le matériel promotionnel, les organisateurs déclaraient :
L’art contemporain vit actuellement des changements extrêmes. Il nous paraît urgent de développer des liens plus forts avec notre nouvel environnement en remodelant notre conscience et nos sens désormais dévitalisés, en réaction à notre vie quotidienne qui entraîne cette transformation des arts… En marge d’un colloque, des événements artistiques se déploieront sur fond d’images en mouvement, de jeux de lumière et de sons qui dévoileront une nouvelle situation artistique, dans l’espoir de renouveler nos opportunités.15
EXPOSE 1968 fut organisé après le retour de l’un de ses organisateurs clé, Awazu, de l’Expo 1967 de Montréal ; en fait, l’œuvre d’Awazu consistait en une projection de diapositives appelée Holiday in Print, où il présentait des images de l’Expo 1967, à l’aide de huit projecteurs de diapositives, tout en commentant son expérience. Selon le matériel promotionnel de l’événement, la projection multiple – par sa seule présence au colloque – était donc considérée comme le fleuron de l’innovation artistique et l’emblème du changement dans les arts.
Ouvrant le deuxième jour de la série d’événements, Matsumoto Toshio présentait Tsuburekatta Migimeno Tameni (Pour mon œil droit écrasé, Japon, 1968), une « mosaïque cinématographique » orchestrée par trois projecteurs, deux projetant des images horizontales l’une à côté de l’autre et le troisième se situant entre-deux16. Le contenu des images, rappelant Breath Death (1963) de Stan VanDerBeek que Matsumoto avait interviewé sur le retour de sa visite à l’Expo 67 de Montréal, expose l’activité et l’affairement du Tokyo contemporain dans toute sa diversité, grâce à des coupes erratiques et à un son chaotique. Le résultat visuel de la projection multiple, qui a été considérée comme la première dans l’histoire de l’image en mouvement au Japon17, exigeait la participation des spectateurs puisque l’on y était amené à choisir la direction de son point de vue ; comme Iimura l’explique par rapport à son propre travail, « la projection multiple réclame une participation active du spectateur. Durant la projection multiple, le spectateur choisit ce qu’il voit librement »18. Au point culminant de la représentation, Matsumoto aveuglait le public en enclenchant un flash lumineux qu’il avait disposé sur les côtés de la scène afin de signaler l’acmé de cette cacophonie visuelle et de provoquer une réaction d’éveil artaldienne chez le spectateur. Ce qui peut être apparemment compris comme une intervention radicale sur l’environnement du public peut également être interprété comme un geste de désignation des limites de l’espace et de l’immobilité des spectateurs. En effet, pour que les spectateurs soient aveuglés au même instant, leurs corps doivent tous faire face à la scène et leurs yeux être braqués sur l’écran. L’espace du proscenium, conçu pour accueillir les « principes de la perspective de la Renaissance » avec des « lignes de fuite »19, était devenue une limitation spatiale pour les artistes. En un sens, ces recherches de nouvelles alternatives aux dispositifs de projection du cinéma peuvent être comprises comme un retour aux modes de représentation du cinéma à ses origines. Richie et Anderson, par exemple, ont affirmé qu’un forain était reconnu pour avoir positionné le projecteur sur le côté droit de la scène, projetant sur la gauche de celle-ci, accordant ainsi autant d’importance au dispositif de projection qu’à l’image projetée20. De telles pratiques furent réinvesties dans les années 1960 lorsque, comme le relève Rebentisch par rapport à la scène euro-américaine, « […] la réflexion sur les moyens d’expression du cinéma progressa d’un cran : elle s’intéressait désormais non seulement aux moyens de représentation du cinéma mais également à ses formes de présentation »21, alors que l’agencement organisationnel de la scène et de la salle commençait à poser des limitations que les artistes cherchaient à repousser.
Événement : Cross Talk Intermedia
Matusmoto, qui avait exprimé le désir d’élargir ses projections au-delà du cadre de l’écran, avait commencé à réaliser des œuvres de cinéma élargi en dehors des limites architecturales de l’institution culturelle, tout comme nombre de ses contemporains, dessinant une tendance qui visait à libérer les images en mouvement du cinéma. Bien que le cinéma élargi existe en japonais dans sa traduction littérale (kakuchō eiga) et dans sa transcription syllabaire de l’anglais (Expanded Cinema devenant ekusupandedo shinema), les Japonais employaient également le terme « intermedia » (intāmedia) pour décrire des projections cinématographiques qui refusaient de se plier aux règles de la projection conventionnelle. Introduit en 1965 par Dick Higgins, artiste lié à Fluxus, le terme désignait à l’origine des formes de performances qui supprimaient les frontières entre l’art et la vie ; lors de son importation au Japon en 1967, le mot a rapidement été utilisé pour renvoyer aux expériences menées à partir de projections élargies22. En mai 1967, l’événement « Intermedia », le premier à intégrer l’utilisation du mot, eut lieu à la galerie Lunami à Ginza, et explora durant cinq jours différentes formes de performances, dont le cinéma. La même année, Yasunao Tone déclarait :
Si nous devions distinguer les « happenings », les « events » et l’« intermedia », nous pourrions le faire à partir du genre d’art duquel ils proviennent : les happenings dérivent de l’action-painting ; les « events » de la musique improvisée ; et finalement, l’intermedia a pris sa source dans le mouvement du cinéma underground.23
Le commentaire de Tone suggère, du moins en ce qui concerne l’interprétation japonaise du terme, que l’intermedia était intimement lié à l’expérimentation dans le cinéma. L’intermedia, tel qu’il s’est manifesté au sein de l’image animée au Japon, débouchait sur différents environnements spatiaux à la fin des années 1960 qui résumaient le désir des artistes d’explorer la dimension performative du cinéma et de délaisser l’espace physique de l’institution cinématographique. Le terme « intermedia » fut intégré dans les événements suivants : « Psycho-Delicious Intermedia Piece #1 and #2 » à l’Angura Pop, une boîte de nuit à Shinjuku (février-mars 1968) ; « 815 Church Passage : Intermedia Piece » à l’église Yamanote de Shibuya (août 1968) ; l’« Intermedia Art Festival », dont les deux premiers jours se déroulèrent dans la boîte de nuit Killer Joe’s à Shibuya, et les deux derniers dans l’espace de concert Nikkei Hall (janvier 1969) ; et « Flying Focus : Intermedia Piece » dans le parc Rekisen Kōen (juin 1970). L’ensemble des événements cités comprenaient des projections de lumière, de diapositives ou d’images en mouvement, la plupart du temps un mélange de ces formes, et furent organisés par des artistes qui voulaient explorer les possibilités offertes par cette nouvelle forme d’art, récemment découverte mais pas encore institutionnalisée. Le site des projections déterminait les différences entre ces événements, pourrait-on avancer, car chaque espace offrait différentes opportunités et contraintes. L’observation des pratiques de Matsumoto à la fin des années 1960 permet de mettre à l’épreuve cette hypothèse.
L’événement « Cross Talk Intermedia », qui eut lieu au gymnase Yoyogi Kokuritsu Kyōgijyō du 2 au 5 février 1969, fut le quatrième événement d’une série de « Cross Talk », organisés et fondés par le Centre Culturel Américain et soutenus en partie par le quotidien Asahi Shimbun. Organisé par Roger et Karen Reynolds, Akiyama Kuniharu (qui a signé l’environnement sonore de For My Crushed Right Eye en 1969) et Yuasa Jōji, un ancien musicien du Jikken Kōbō, l’événement fut le premier d’une série à incorporer la notion d’« intermedia » dans son titre, en se concentrant essentiellement sur des expérimentations avec des technologies visuelles et sonores avancées. Les commentaires de Yuasa Jōji sur l’intermedia confirment ce point : « nonobstant l’exacte définition que l’on pourrait donner de l’intermedia, on ne peut nier son lien avec la technologie »24. Critiqué à l’époque pour son sponsoring de masse (impliquant Pepsi et Sony) ainsi que pour ses liens à l’ambassade étasunienne à l’apogée des protestations Anti-Anpo25, l’événement se tint dans le gymnase spécialement construit pour les Jeux olympiques de Tokyo de 1964 ; il fut considéré comme un signe avant-coureur de l’Exposition universelle d’Ōsaka de 197026, plusieurs participants partageant les deux affiches, dont Matsumoto. Durant le « Cross Talk Intermedia », Matsumoto avait présenté Icon no tame no Projection (Projection pour une icône), une œuvre de cinéma élargi durant laquelle il lâchait une vingtaine de grands ballons dans l’auditorium, et contre lesquels il dirigeait des lumières colorées et des images en mouvement. Les surfaces contre lesquelles les images étaient projetées étaient instables, favorisant un certain degré de hasard quant au résultat visuel, puisque les ballons entraient continuellement en collision. La taille et la netteté des images changeaient relativement aux surfaces sphériques et à la circonférence des objets en suspension. Matsumoto avait mis à profit l’espace offert par le gymnase, le public s’asseyant autour et au-dessus du centre, empruntant différents points de vue, l’effet produit disposant à travers une nouvelle perspective ce que Gene Youngblood avait critiqué comme une « orientation plate et frontale »27 à laquelle nous sommes réduits lors d’une séance conventionnelle de cinéma. Iimura, qui avait également participé à l’événement avec Circles, une projection multiple de boucles de films, suggérait la chose suivante :
Dans l’art-projection, pour autant que celle-ci ne s’opère pas automatiquement, la notion de performance est introduite par la projection, chaque séance constituant une performance autonome. C’est un tournant majeur dans le cinéma. Jusqu’à présent, les réalisateurs ne s’impliquaient dans leurs projets que jusqu’au stade de la réalisation ; ils n’étaient jamais responsables du visionnement. Le film en tant que moyen d’expression émerge pour la première fois dans sa situation de projection, le cinéma devenant désormais un espace de communication entre individus.28
Iimura poursuivait en soutenant que l’« intermedia est une opportunité de restituer le cinéma à l’état d’une page blanche »29, déclarant que le réalisateur, avec la complicité du public, est capable d’observer le déploiement de ses propres œuvres de façon imprévisible dans leur totalité. Ichikawa Miyabi, qui avait organisé l’« Expanded Art Festival » au Kishi Gymnasium de Shibuya en mars 1970, suggérait que l’« art intermedia implique l’acte de la performance tout autant qu’il mobilise un processus de participation incalculable de la part du public », « permet[tant] au public de choisir où il dirige son attention et de s’approprier la situation »30. L’intermedia, coordonné par Matsumoto au sein de l’environnement spatial du gymnase, libérait le spectateur de cinéma de son point de vue fixe, aboutissant au fait qu’il n’était « […] désormais plus l’outil du créateur mais […] délivré afin de coexister avec le créateur et le public »31.
Site et événement, le site en tant qu’événement : l’Expo Ōsaka de 1970 et Senni-Kan
La dernière expérimentation de cinéma élargi signée Matsumoto, avant son retour à la réalisation de longs métrages avec Shura (Pandemonium, Japon, 1971), fut Space Projection Ako (Japon, 1970) qu’il avait conçu et réalisé pour le Pavillon Senni-Kan de l’Expo Ōsaka de 1970. L’œuvre à projeter nécessitait dix projecteurs 35mm, huit projecteurs de diapositives et l’ambiance sonore était créée par six bandes son faites de 26 canaux et reproduites par 57 haut-parleurs de taille imposante ; c’était une sensation audiovisuelle à grande échelle. Ce qui distinguait Space Projection Ako de ses précédentes expérimentations de cinéma élargi, ce n’était pas tant l’ampleur du projet et le libre accès à une technologie de pointe que l’environnement spécifiquement conçu pour accueillir la projection. L’espace architectural, réalisé par le designer Yokoo Tadanori, consistait en un environnement comprenant de nombreuses entrées avec des couches internes de peinture rouge, évoquant un utérus, et des sculptures de silhouettes humaines collées au décor qui projetaient des lumières stroboscopiques à travers leurs yeux. L’espace lui-même, avec les images en mouvement, les sculptures, la lumière et l’environnement sonore, devenait une part intégrale de cette narration expérimentale générée par l’événement. En fait, Matsumoto soutient que Space Projection Ako n’est pas un film, malgré l’importance accordée aux images32. Aussi le site est-il défini par la projection et considéré comme tel grâce à l’événement de la projection, et vice versa ; cette relation réciproque mutuelle et responsable rappelle la métaphore du pont chez Heidegger, lorsqu’il décrit la phénoménologie de l’espace. Selon Heidegger, « l’un [de ces endroits] devient un lieu et cela grâce au pont […] mais c’est seulement à partir du pont lui-même que naît un lieu »33. On pourrait soutenir la même idée au sujet des projections d’images en mouvement, où une surface est « portée-à-découvert » par la projection, entraînant ainsi une relation réciproque, la projection n’advenant à l’existence qu’au moment où elle trouve une surface sur laquelle se manifester. Les couches internes du dôme de Senni-Kan, signifiant intentionnellement un utérus en assumant ses connotations, et une séquence filmique représentant une jeune femme, qui constitue l’unique contenu narratif des images, convergent afin de suggérer le caractère physique de la naissance, désignant ainsi l’état de changement perpétuel du site et du spectacle de la projection.
De plus, dans le Pavillon Senni-Kan, Space Projection Ako redéfinit la relation entre l’événement et le public car les spectateurs, en l’absence de tout siège, sont libres de se mouvoir dans l’espace. Matsumoto, en commentant ses propres œuvres en projection multiple, nous apprend qu’il avait proposé à son public de regarder dans n’importe quelle direction, « en toute liberté », afin d’expérimenter individuellement une variété de sensations selon leur propre perspective jusqu’à devenir « une partie de l’écran, modifiant les images au gré de la coïncidence de leurs ombres »34. Boris Groys convient qu’au sein du dispositif conventionnel de la salle obscure, le spectateur est « placé dans une situation d’absolue impuissance, de paralysie, d’immobilité », et que de l’autre côté le visiteur d’une installation a la possibilité d’engager une participation analytique à l’œuvre : « La capacité à se mouvoir librement dans l’espace est une condition préalable nécessaire pour l’émergence et le développement ultérieur d’une pensée qui peut être formalisée à travers le langage »35. Et pourtant, en un autre sens, Space Projection Ako de Matsumoto peut aussi être appréhendé comme un spectacle d’immersion totale qui ne suscite auprès du public d’autre réponse que l’admiration. Matsumoto lui-même décrit la partition graphique qu’il avait composée pour la projection d’images en mouvement comme analogue à une partition orchestrale36 – une remarque qui renvoie à la notion d’« œuvre d’art totale » (Gesamtkunstwerk) conçue par Richard Wagner et à la suspension sensorielle que son opéra, à travers son environnement physique, allait initier auprès de son public. KuroDalaiJee, discutant du phénomène de l’intermedia à la fin des années 1960, suggère qu’il « devint progressivement un spectacle apolitique avec davantage d’équipement high-tech, de vastes espaces d’exposition et un financement à grande échelle, et non plus angura (underground) ou d’avant-garde »37. Les personnes impliquées dans l’Expo d’Ōsaka de 1970 furent naturellement critiquées, à l’époque et à nouveau aujourd’hui, pour leur participation à un événement à la fois industriel, commercial et nationaliste. Dans son analyse de l’art de l’installation, Juliane Rebentisch décrit ces œuvres comme étant « sensibles au contexte », puisqu’elles incorporent le « cadre social qui influence la réception de l’art en général »38. Et en effet, il est difficile de séparer les circonstances socio-politiques qui se déploient dans l’expérience de l’Expo Ōsaka en tant qu’événement, de cette portée socio-politique plus vaste. Ce qui détermine l’expérience de Space Projection Ako, ce n’est pas seulement la disposition physique de l’espace, mais encore la structure sociale qu’il incarne ; la relation entre l’art et l’espace s’en trouve donc affectée.
Le non-événement du Sōgetsu Film Art Festival
La présence d’une surface de projection nécessaire à la projection cinématographique devint une question importante durant l’événement d’usurpation du « Film Art Festival Tokyo 1969 » au Sōgetsu. Le festival dut être annulé suite à l’intervention musclée du « Festival Funsai Kyōtō Kaigi » (La Lutte commune pour détruire le festival), comprenant principalement des membres du mouvement Anti-Expo39 qui dénonçaient la nature hiérarchisée de la compétition des festivals de films, tout comme les liens des organisateurs avec l’imminente Expo Ōsaka 1970, également considérée avec mépris. À bien des égard, cette intervention s’inscrivait dans la mouvance internationale de boycott ou de perturbation des festivals de films à une époque de ferveur politique ; lors de leur défense en justice, le groupe avait cité une déclaration de Jonas Mekas qui avait décliné l’offre de participer en tant que juré au Festival du Film de Venise en 1968. Ces actions suivaient l’annulation du Festival de Cannes en 1968 et les séries d’intervention à l’occasion de Exprmntl 4 à Knokke-le-Zoute (décembre 1967-janvier 1968)40. Un débat sur l’idée de l’« espace », dans le contexte d’un environnement partagé, et sur ses finalités, s’ensuivit dans les colonnes des journaux critiques, auxquels Matsumoto a aussi livré ses pensées. Le critique d’art Ishiko Junzō rappela à ses lecteurs, en relation avec le Sōgetsu, que « si l’“espace” ne se borne pas à seulement désigner le site de projection, l’“espace” n’est pas un medium neutre »41.
Cet article visait à démontrer que l’espace n’est en effet jamais statique, mais qu’il se trouve au contraire dans un état de perpétuel devenir, ce qui apparaît avec évidence lors de projections de cinéma élargi. À l’instar de l’approche de Zoller, qui propose d’« appréhender le film d’art comme le produit de sa situation spatiale, plutôt que comme l’“ idée personnelle ” d’un réalisateur individuel »42, j’espère avoir démontré que l’espace, à la fois dans sa manifestation physique et son contexte social, a contribué au développement du cinéma élargi au Japon, et que les projections, en perpétuelle négociation avec l’espace, furent cruciales dans la définition du site où se déploie le cinéma élargi.