Alain Boillat

L’inquiétante étrangeté du found footage horrifique : une approche théorique du programme « P.O.V » de l’édition 2012 du NIFFF

Le dernier film d’Ursula Meier a été largement couvert par la critique francophone à sa sortie, tant suisse que française. Cet article passe en revue quelques motifs de la critique, comme le lien fréquemment relevé avec l’œuvre des frères Dardenne ou encore la forme du conte (dit social) que semble avoir voulu privilégier la réalisatrice pour ce film. Suit un entretien avec Antoine Jaccoud, co-scénariste du film, qui revient sur la genèse du scénario, ses questionnements et plus largement sur sa méthode de travail avec la cinéaste franco-suisse, tant avant que pendant le tournage.

Le présent article reprend certains éléments de la conférence publique «  Found footage  : effet(s) de réel, réalité de l’effroi » donnée par l’auteur dans le cadre du NIFFF le 13 juillet 2012.

Pour sa douzième édition qui s’est tenue du 6 au 14 juillet 2012, le NIFFF (Neuchâtel International Fantastic Film Festival) a notamment proposé, parallèlement aux diverses compétitions, un programme intitulé « P.O.V »2. Par ce titre, les organisateurs ne se référaient pas simplement à des plans tournés en caméra subjective (nommés en anglais « point of view shots ») comme on en trouve fréquemment au cinéma de façon ponctuelle, mais à des films appartenant au genre du fantastique3 qui usent de ce procédé avec une certaine systématicité et dans un cadre de référence spécifique, défini ainsi dans le catalogue du festival : « […] le P.O.V intègre la notion de “home made” inspirée de reportages télévisuels ou documents vidéos amateurs. »4 Les traits distinctifs retenus sont donc l’assimilation de l’emplacement de la caméra à l’œil d’un filmeur diégétique ainsi que la problématique des usages contemporains des technologies de prise de vues. Il est vrai qu’antérieurement à la généralisation d’un matériel professionnel léger au cours des années 19605, une telle pratique n’était que difficilement concevable dans le cinéma dominant.

La vogue de ce type de films, initiée par le succès de The Blair Witch Project (Daniel Myrick et Edouardo Sanchez, 1999) à la fin des années 1990 – époque où la question des dérives de la télé-réalité constituait un débat de société (le film The Truman Show sort en 1998)6 –, doit son existence au fait qu’une majorité de spectateurs a l’habitude, tout comme les personnages de ces fictions, de prendre et de visionner des images animées filmées dans leur environnement proche. Si le home made est perçu comme tel, et que son application à des récits horrifiques s’avère efficace, c’est parce que, dans le contexte d’une omniprésence de la captation d’images (du film de famille à la caméra de surveillance), les spectateurs associent ce style de filmage à leur chez soi, à l’intimité : dès lors le fantastique, comme l’a montré Freud, étrangéifie ce qui relève du heimlich pour produire le Unheimliche – notion devenue célèbre en français sous l’appellation d’« inquiétante étrangeté »7. Le choc sur lequel repose l’impact attractionnel de l’horrifique résulte ici d’une intrusion de l’hyperfictionnalité dans le cadre familier du cinéma amateur, d’un détournement du « théâtre du quotidien » au profit du spectaculaire. Les effets y sont d’autant plus « spéciaux » qu’ils surviennent dans des situations banales.

L’ambivalence de la représentation subjective

Plus fondamentalement, ce sentiment déconcertant, recherché par le public du cinéma horrifique qui attend du film une forme d’agression, un déplaisir paradoxalement transmué en une satisfaction cathartique, est peut-être lié aux limites mêmes de l’identification « secondaire » au personnage (opposée à l’identification « primaire » à la caméra, selon la terminologie empruntée à la psychanalyse par Christian Metz)8. En effet, bien qu’ostensiblement filmée à la « première personne », l’image n’en correspond pas moins dans de tels cas à la vue d’un autre, à une activité perceptive qui a eu lieu avant et ailleurs (même si tout, dans le film, connote l’immédiateté), et qui s’effectue par le truchement d’une médiation technologique particulièrement exhibée.

La Dame du lac (Lady in the Lake, Robert Montgomery, 1947) constitue un véritable cas d’école pour les théoriciens du cinéma qui se sont penchés sur la question de la subjectivité9. Gilles Delavaud a d’ailleurs suggéré que ce film procédait, à l’instar des « P.O.V » aujourd’hui, du recours à un mode de consommation domestique des images (en l’occurrence télévisuel)10. Le film de Montgomery témoigne du fait que l’usage constant de la caméra subjective tend à enrayer l’identification au personnage (certes à une époque où les appareils de prise de vues étaient considérablement plus encombrants, et dans un cas où le héros dont on épouse le regard n’est pas censé filmer ce que nous voyons), alors que le réalisateur entendait au contraire faire de celle-ci l’équivalent du « Je » romanesque de l’ouvrage homonyme de Raymond Chandler. Ainsi retrouve-t-on dans ce constat un autre aspect discuté par Freud, cette « identification à une autre personne, de sorte qu’on ne sait plus à quoi s’en tenir quant au moi propre, ou qu’on met le moi étranger à la place du moi propre »11. L’enjeu des films d’horreur en caméra subjective consiste précisément à exploiter cette gêne ressentie par le spectateur à l’égard du dispositif cinématographique en la reversant sur le monde du film et en suscitant de l’empathie envers le personnage qui filme, victime de phénomènes surnaturels. Cette position d’infériorité du protagoniste, qui subit les événements, est une caractéristique essentielle de ces films en « P.O.V ». En effet, il ne s’agit pas d’attribuer l’origine du regard au tueur, comme le veut une tradition solidement implantée dans le cinéma horrifique de série B à la suite d’Halloween (1978)12 : alors que chez John Carpenter le regard s’affranchit de tout ancrage dans un lieu donné pour conférer à la menace une sorte de pouvoir ubiquitaire (ainsi que l’explicite la multiplication des plans sur différents lieux vides de la dernière séquence du film)13, que l’image est appréhendée comme une subjectivité purement perceptive, indépendante de toute émotion (la « mécanicité » du filmage ne renvoie pas tant au dispositif qu’à un être maléfique totalement déshumanisé), les films du programme « P.O.V » du NIFFF non seulement perçoivent l’action dans son hic et nunc à travers l’œilleton ou l’écran d’une caméra, mais mettent en scène des personnages qui subissent les événements tragiques et en témoignent14. La participation spectatorielle s’effectue sur le mode de la surprise : on n’en sait jamais plus que les protagonistes15, de sorte que le surgissement de la violence est tout aussi subit pour eux que pour nous. Bien que la médiation technologique soit affichée (tant sur le plan visuel qu’en tant que référent des répliques échangées), elle n’introduit pas l’effet de distance que l’on pourrait être tenté d’associer à la réflexivité filmique, dans la mesure où l’appareil de prise de vues, qui fait corps avec le personnage, appartient pleinement à la diégèse. La caméra du film se confond totalement avec la caméra dans le film, elle s’oblitère en celle-ci.

La peur programmée : un contrat de lecture spécifique

Le rapport au spectateur instauré par ce type de films peut être envisagé dans le cadre de l’approche sémio-pragmatique développée depuis plus d’une vingtaine d’années par Roger Odin (même si lui-même, à notre connaissance, n’a jamais discuté cet objet)16, qui en a récemment publié une synthèse dans une collection plus généralement dévolue aux théories de la communication17. Tout d’abord, cette problématique peut être pensée en regard des théories de la fiction : même si le scandale suscité par la sortie de Cannibal Holocaust18 a donné lieu à certaines lectures erronées – on connaît le mythe selon lequel le cinéaste aurait été amené à « produire » sur un plateau de télévision ses acteurs comme des preuves pour mettre un terme à la rumeur selon laquelle ils auraient été assassinés lors du tournage – ou si la campagne promotionnelle The Blair Witch Project a consisté à brouiller les pistes en utilisant le canal d’Internet pour diffuser des images présentées comme des documents réels, le spectateur n’est, en général, pas à proprement parler leurré quant au statut de la représentation. Il assiste à l’horreur en connaissance de cause : même si le régime de la fiction se présente, dans sa facture, sous l’apparence d’un reportage live, la lecture qu’il active n’est pas documentarisante, mais fictionnalisante19. Ainsi les nombreuses caractéristiques audiovisuelles de ces films qui, en tant que facteurs de discontinuité, provoquent un marquage énonciatif sont-elles appréhendées comme le recours à un style emprunté à une autre pratique : bougé, sous-exposition ou surexposition du film, imprécision de la mise au point, présence du time code dans l’un des coins de l’image, zooms intempestifs, cadrage aléatoire, taches sur l’objectif, obstruction de la vision par un avant-plan envahissant, arrêts brusques de la prise de vues, bruits parasites occasionnés par la manipulation de la caméra, etc. sont autant d’indices du cadre de référence « film amateur », mais n’en constituent pas pour autant des preuves d’une ontologie supposée du « réel ». La crainte du spectateur n’est pas celle d’être complice d’un réalisateur de snuff movies20 : il sait que tout est mis en scène, mais il est effrayé quand même21, selon le mode de réception paradoxal instauré par la fiction (en particulier dans un médium photoréaliste et immersif comme le cinéma). D’ailleurs, ces films n’empruntent que superficiellement certains traits au cinéma amateur, puisque leur structure d’ensemble obéit quant à elle aux canons narratifs du cinéma dominant. Ainsi, plusieurs figures qui, selon Roger Odin, sont récurrentes dans le film de famille – telles que l’émiettement narratif ou l’indétermination de l’espace et du temps22 – sont absentes dans les films horrifiques.

En imitant des pratiques associées au film amateur ou au film de famille, ces productions horrifiques induisent une migration de l’espace privé vers un nouveau contexte de diffusion, celui de l’espace public du divertissement. Roger Odin a décrit un phénomène voisin en discutant les implications de la monstration télévisuelle d’archives familiales (effectives) :

La production de sens se fait alors sur le mode intime : je vais chercher dans ma propre vie ce que je partage avec ces invités. Une relation d’empathie peut alors s’instaurer. Mais plus encore que leur contenu, c’est l’origine de ces images qui importe. Les réalisateurs des émissions ne manquent d’ailleurs pas de le souligner […], certes pour se dédouaner de la mauvaise qualité de ces images, mais surtout parce que la mention de cette origine fonctionne comme un opérateur énonciatif m’invitant à voir ces images comme des images tournées par des gens « comme moi » (vs des professionnels). Dès lors, ces images m’interpellent autrement : elles possèdent une force affective spécifique, une force qui me pousse à les accepter telles quelles, sans interroger leur énonciateur en termes de vérité […].23

Bien que le théoricien parle ici de vrais films de famille – soit de films réalisés et visionnés au sein de l’institution familiale – alors que le cinéma horrifique se contente de se présenter sous ses atours, souvent dans une phase d’ancrage initial – un film tourné lors d’une fête organisée pour le départ au Japon de l’un des personnages dans Cloverfield (Matt Reeves, 2008), ou à l’occasion d’un mariage dans [REC]3 (Genesis) (Paco Plaza, 2012) –, l’effet de proximité pointé par Odin tant au niveau de la nature du représenté que du régime énonciatif vaut également pour la réception de telles fictions : c’est sur cette « force affective spécifique » que capitalisent les réalisateurs de « P.O.V ».

Le savoir du spectateur quant à la nature du référent de la représentation cinématographique résulte d’un réglage préalable au visionnement du film : la catégorie « film d’horreur » utilisée par la presse ou les programmes des salles désambiguïse le rapport au film, et les événements montrés l’attestent (la mort en direct est déontologiquement exclue à l’écran sous cette forme, même si l’on peut apprendre par ailleurs que le réalisateur de Cannibal Holocaust n’a pas hésité à torturer réellement des animaux pour les « besoins » pervers du film). Il est en outre fréquent que les affiches promotionnelles annonçant la sortie suggèrent la qualité amateur de l’image, et comprennent des mentions renvoyant au genre du film. Ainsi lit-on sur la couverture du DVD de The Last Exorcism (Le Dernier exorcisme, Daniel Stamm, 2010) la citation suivante qu’on nous dit tirée de Mad Movies, journal spécialisé dans le cinéma fantastique : « Oubliez Paranormal Activity. La peur. La vraie. Elle est ici. » En faisant référence, dans une logique de surenchère propre à la promotion de ce type de productions basées sur l’efficacité des chocs produits (critère auquel satisfont à notre sens fort peu les « P.O.V »), à un autre film qui repose sur le même principe (la couverture du même DVD précise qu’il s’agit là du « film le plus effrayant depuis The Blair Witch Project », le comparant suggérant bien plus une pratique de filmage qu’un étalon d’efficience horrifique), ce discours publicitaire revendique une filiation – il s’agit bien là d’un « sous-genre » du film d’horreur, identifié dans les espaces de production et de réception –, orientant de façon décisive les attentes du consommateur du DVD. Un contrat de lecture est passé qui vise à exclure toute réception du film sur le mode documentarisant.

Cependant, dès l’entame de ces films, les réalisateurs jouent le jeu de la fausse illusion (facticité contractuelle qui distingue le mensonge de la fiction). En effet, alors que le générique constitue traditionnellement un espace de communication convoquant l’instance d’énonciation réelle du film (la mention du nom du cinéaste notamment), ici cette instance est déjà déguisée, rabattue sur une instance diégétique : tout renvoi au film en tant que fiction est nié, ce qui conduit le plus souvent à une absence totale de générique, ou à sa réduction à des informations concernant la source (fictionnelle) des images qui vont suivre, comme dans Cloverfield, où le film est présenté comme un document secret de l’armée américaine (fig. 1-2). The Blair Witch Project instaurait cette pratique de l’ouverture impromptue (absente de Cannibal Holocaust, dont le générique est traditionnel bien qu’ironique) en débutant, à l’instar de la bande-annonce, par un carton annonçant que des étudiants en cinéma ont disparu dans une forêt du Maryland au cours d’un reportage sur des phénomènes de sorcellerie et « qu’un an plus tard, on a retrouvé leur film » – en anglais, la tournure passive dépourvue d’agent (« was found ») inscrit plus clairement l’éviction du sujet, l’occultation de l’instance à laquelle il incombe de mont(r)er le film (car si ces bandes 16mm et ces enregistrements vidéo ont été abandonnés ainsi en forêt, qui donc s’est chargé de les abouter en un montage unique au cours duquel alternent les deux formats ?)24. En renonçant à la pratique courante du générique de début qui constitue un seuil de la fiction – absence qui fait dès lors office d’élément signifiant, de signe de reconnaissance de la pratique du found footage –, les réalisateurs de films horrifiques entendent présenter le monde de leur film comme un prolongement du réel à des spectateurs prêts à jouer le jeu d’une telle croyance. Afin d’instaurer un rapport immédiat au référent des images, l’organisation « textuelle » du film est dissimulée via l’emprunt à une pratique qu’Odin décrivait en ces termes : « Ainsi ouvert aux deux bouts, le film de famille apparaît comme voué à une incomplétude définitive, le film de famille n’est pas un texte : il est à jamais un fragment de texte. »25 Dans la fiction, la fragmentation ne résulte pas des contraintes de tournage, mais constitue une figure de rhétorique : elle se fait l’indice du « réel ».

L’expérience du found footage

Le fait que le NIFFF ait rassemblé dans un même programme cet ensemble de productions est symptomatique de la délimitation actuelle d’une sorte de « sous-genre » de l’horreur26. Le trait commun entre ces films n’est pas tant la caméra subjective que l’esthétique du found footage (« métrage trouvé ») : les films se présentent comme des documents bruts ayant été récupérés après la mort supposée de l’individu qui s’est chargé d’enregistrer l’intégralité de ce qui nous est donné à voir. Dans les discours francophones sur le cinéma, cette expression anglaise est plutôt associée à des pratiques relevant du cinéma expérimental, telles qu’elles sont à l’œuvre chez Bruce Conner ou Peter Tscherkassky, qui partent de divers extraits de films existants pour les intégrer dans un montage original, jouant avec les conventions classiques tout en exhibant l’hétérogénéité du matériau qu’ils se réapproprient27. Il est à ce titre significatif que la rubrique rédigée en français à propos de ce terme sur Wikipédia fasse exclusivement référence à la pratique des lettristes et de leurs épigones, tandis que la version anglaise du même site renvoie à la rubrique parente « Found footage (genre) » qui propose comme origine Cannibal Holocaust et définit l’expression comme « un genre de filmage, principalement dans l’horreur »28. On dira que cette différence tient à l’horizon culturel des seules personnes ayant rédigé le texte disponible sur cette encyclopédie libre ; elle n’en illustre pas moins l’existence de deux pratiques qui non seulement diffèrent considérablement en termes de genèse filmique (les uns partent de métrages préexistants, les autres effectuent un tournage), mais aussi s’inscrivent dans un contexte de diffusion et de réception totalement distinct.

Néanmoins, on peut à notre sens avancer que ce rapprochement terminologique n’est pas totalement fortuit, et que les films d’horreur appartenant à ce « genre » témoignent, eux aussi, d’un caractère « expérimental ». Il tient tout d’abord à l’importance conférée à un dispositif spécifique de tournage et à la soumission de l’esthétique et de la narration du film aux contraintes qu’il implique (plutôt que l’inverse, comme cela est traditionnellement le cas dans le cinéma de fiction dominant). Les restrictions imposées par ce dispositif (défini par le nombre de caméras et de protagonistes appartenant à l’équipe de tournage, par le type de caméscope utilisé, etc.) se manifestent de façon évidente au niveau du récit : les informations ne peuvent en effet parvenir au spectateur que dans la mesure où les personnages situés à proximité de la caméra possèdent ce savoir ; l’ubiquité habituelle du montage cinématographique est par conséquent fortement entravée. Les opérations de montage sont souvent réduites au strict minimum, au profit d’une impression de « montage au filmage » ou de plans-séquences29. Le niveau de la monstration est soumis à la même contrainte, du moins pour autant que le cinéaste tienne à assurer la vraisemblance du procédé dont dépend l’effet de réel du film : alors que les personnages, filmeur y compris, courent en tous sens pour échapper à la menace, le spectateur peine à discerner cette dernière. La caméra tenue par une victime sert alors de prétexte pour produire un film à moindre frais, la formule lancée par The Blair Witch Project puis confirmée par le succès de Paranormal Activity étant devenue emblématique de ce fantasme de l’industrie qui consiste à maximiser les bénéfices en faisant un hit d’un produit réalisé à faibles coûts30. Toutefois, il faut noter que le procédé du found footage, s’il permet au cinéma norvégien de concurrencer les productions étatsuniennes sur ce terrain en exploitant le folklore local (Trollhunter, André Ovredal, 2010), est également utilisé dans un film tel que Cloverfield qui se veut spectaculaire et dont le tournage obéit aux normes des blockbusters hollywoodiens.

Les films d’horreur de type found footage constituent une sorte de laboratoire pour une réflexion sur la distinction et sur les liens entre fiction et non-fiction. On pourrait dire littéralement qu’ils sont le lieu d’une « expérience » à la fois proposée au spectateur et mise en scène à travers l’histoire racontée. Il y est d’ailleurs souvent question de conditions expérimentales nécessaires à l’observation de phénomènes (parapsychiques) : le charlatan de The Last Exorcism qui utilise une panoplie d’effets à la Méliès pour tromper son monde découvre à ses dépens l’étendue des pouvoirs d’individus réellement possédés. Dans ce film, la crédibilité des effets spéciaux cinématographiques est habilement renforcée par l’exhibition d’artifices diégétiques. Dans The Devil Inside (William Brent Bell, 2012), qui se présente sous la forme d’un reportage sur une jeune femme partie en quête de réponses quant à l’existence de phénomènes de possession démoniaque dont semble avoir été victime sa mère meurtière désormais internée, la séquence d’exorcisme qui déclenche une contamination donne lieu à la mise en place d’un dispositif d’observation des réactions de la patiente : attachée sur une civière et reliée par des électrodes à des appareils de mesures, la possédée est filmée simultanément par plusieurs caméras, dont une qui capte les mouvements de sa pupille en gros plan (fig. 3). À l’instant où le prêtre affirme n’avoir détecté aucun signe de possession, alors que son corps nous dissimule le visage de la patiente, le spectateur voit sur l’écran des moniteurs situés à l’arrière-plan que celle-ci a désormais ouvert les yeux à l’insu des autres personnages (fig. 4-5). Juste après le dévoilement dans le champ d’une menace « hors-champ », un cri de démence retentit sur un insert d’imagerie ophtalmologique (fig. 6) qui occupe désormais tout l’écran, avant qu’on ne nous montre les gesticulations de la possédée (fig. 7). La monstration de cette séquence violente est distribuée sur des images relevant de différents régimes dont la présence est motivée par le dispositif d’enregistrement mis en place par les personnages. La « focalisation » sur la pupille, double humain de l’objectif de la caméra, est l’indice d’une obsession de la vue qui constitue le corollaire fréquent d’un usage continu de la caméra subjective31.

Enfin, la dimension « expérimentale » de ces productions tient également à leur facture. Les caractéristiques de formats non professionnels inscrivent en effet dans le support même la troublante proximité qu’entretiennent ces films avec le domaine des images privées, aux antipodes des normes du cinéma dominant. Ces images filmées dans des formats substandards (16mm ou vidéo amateur), une fois gonflées ou kinescopées sur pellicule 35mm ou transférées dans des formats numériques destinés à la projection en salle ou à la commercialisation, affichent leur grain ou leur trame, créant une esthétique « sale » qui contribue à renforcer l’abjection suscitée par ce qui est représenté. Cette adéquation entre le fond et la forme ne concerne certes pas uniquement, au sein du genre horrifique, le found footage : Night of the Living Dead (La Nuit des morts-vivants, George Romero, 1968) ou The Texas Chain Saw Massacre (Massacre à la tronçonneuse, Tobbe Hooper, 1974) ont également été marquants dans l’histoire du genre en raison de la « grossièreté » de leur facture (et de leur ton), de même que tout un pan des productions appartenant à ce genre traditionnellement associé à de petits budgets où l’image, dans sa matérialité même, se veut tout sauf rassurante. Néanmoins, on trouve dans les films de found footage un nombre considérablement supérieur d’images qui, en raison de la difficulté supposée des personnages à saisir le réel, confinent à l’abstraction ou au noir total32. En outre, il arrive fréquemment que la caméra, tombée par terre en raison d’une défaillance de l’opérateur (ou parce que ce dernier l’a déposée sur le sol en la croyant éteinte), soit désolidarisée de toute manipulation par une instance humaine, réduite à une captation dont on nous donne l’impression qu’elle est involontaire, aléatoire. Ainsi, dans Cloverfield, la caméra chute au sol à la suite d’un crash d’hélicoptère tout en filmant l’opérateur qui retourne la ramasser avant de se faire dévorer par le monstre (fig. 8-9) ; ou, dans l’épilogue de C’est arrivé près de chez vous, après l’assassinat de tous les protagonistes, la pellicule de la caméra jetée au sol se déroule jusqu’à l’amorce de fin, moment d’arrêt du tournage forcé par les conditions matérielles (fig. 10-14). Le « documentaire » réalisé par l’équipe des personnages de C’est arrivé près de chez nous se confondant avec le film lui-même, la seule clôture possible est le décès du filmeur.

La déshumanisation induite par des situations où la caméra n’est pas manipulée par un personnage s’oppose à l’énonciation anthropoïde du cinéma dominant ; elle est particulièrement à l’œuvre dans une série de films initiée par Oren Peli qui repose sur le principe d’une utilisation constante d’un système de caméras de surveillance : il s’agit de Paranormal Activity, dont quatre volets sont sortis à ce jour, entre 2007 et 2012 (alors qu’un cinquième est annoncé pour octobre 2013). Dans Paranormal Activity 3 (Henri Joost, Ariel Schulman, 2011), le balayage de gauche à droite qui s’opère dans les séquences de cuisine, justifié par le fait que le père de famille a fixé l’appareil de prise de vues sur le bras pivotant d’un ventilateur, rappelle la succession de panoramiques du film expérimental Back and Forth de Michael Snow (1969). Ici toutefois, la mise en scène est entièrement élaborée en fonction du mouvement giratoire de l’appareil, d’un jeu de dissimulation provisoire des informations et d’une articulation autour d’un événement dramatique. On suit, en fonction d’un hasard feint, l’épouse se rendant à la porte après avoir entendu frapper (fig. 15-17) ; lorsqu’elle regagne la cuisine, n’ayant vu personne sur le seuil, elle constate avec stupéfaction que les ustensiles et le mobilier ont été attirés au plafond et s’écroulent d’un coup (fig. 18-20). Le dévoilement progressif du champ, réglé de façon mécanique par le mouvement de l’axe mobile du ventilateur (et donc de manière totalement indifférente au drame, contrairement aux images filmées caméra au poing par les victimes), est synchronisé sur l’attitude de la protagoniste, qui exprime l’étonnement alors que la cuisine est encore hors-champ. Le mouvement régulier instaure une durée continue – sensible avec la visualisation du time code en bas de l’image – et maximise par contraste l’effet du surgissement du fantastique. La mise en œuvre d’un trucage semble obéir ici au principe bazinien du « montage interdit »33 tout en appliquant précisément le plan-séquence là où la manipulation du réel est la plus forte.

Regards à la caméra

L’effet spécifique produit par les films horrifiques de found footage – qui ne se généralisent qu’au cours de la première décennie du xxe siècle – n’est possible qu’à une époque où les spectateurs sont eux-mêmes des usagers des technologies de filmage : c’est parce que filmer et être filmé sont des activités qui font partie de notre quotidien que chacun peut s’identifier aux victimes. Nous vivons à l’ère de ce que le psychanalyste Serge Tisseron a appelé « l’intimité surexposée »34 ; ici, l’intimité est précisément exposée à tous les dangers.

Sur le plan visuel, cette exhibition passe par une figure récurrente : l’adresse à la caméra, effectuée par les personnages de la fiction à travers leurs regards et leurs paroles. Les théoriciens du cinéma ont débattu des implications de cette figure qui constitue un tabou du cinéma classique dans la mesure où elle rompt avec la transparence de la représentation. Comme le notait Francesco Casetti, de tels regards occasionnent la transgression d’un interdit, « parce qu’ils révèlent un présupposé que l’on tait et que l’on doit taire, parce qu’ils tentent illégitimement d’envahir un espace séparé, parce qu’ils déchirent une trame qui doit demeurer intacte »35. Fait notable à notre époque où ne prédomine plus nécessairement cette « virginité » de la représentation, Casetti notait que les implications de ce regard droit dans les yeux du spectateur variaient en fonction des genres cinématographiques (la comédie musicale l’accepte plus volontiers), du type de discours (il mentionne précisément l’exemple du film de famille) et du média (cet interdit est levé à la télévision)36. Les films de found footage se situent dans ces marges en faisant du regard à la caméra, réciproque indispensable de la caméra subjective permanente, un trait définitoire du sous-genre qu’ils construisent, et une référence à un autre type d’expérience médiatique, celle du reportage télévisuel.

L’Autre nous regarde : la fragmentation, l’évanescence ou l’indistinction de la représentation résultant de la caméra subjective manipulée par des victimes participent à la construction de la menace en déshumanisant les assaillants, êtres « informes » (à l’instar des irradiés de Chernobyl Diaries ou des morts-vivants qui peuplent la plupart de ces films)37. Dans de tels cas, le « P.O.V » est utilisé de façon traditionnelle, c’est-à-dire comme un moyen d’activer l’imaginaire du spectateur en rejetant la menace hors-champ. C’est bien plutôt dans le régime strict de l’interpellation par un personnage que le found footage instaure un rapport nouveau au spectateur.

On peut distinguer deux types d’adresse : le premier type, ponctuel, s’opère dans le feu de l’action, dans le but de rappeler que la caméra est tenue par un protagoniste interagissant par le dialogue avec d’autres personnes dans le champ. Dans Diary of the Dead (2008) (fig. 21) – film absent du programme proposé par le NIFFF –, le maître du film de morts-vivants, George A. Romero38, opte cette fois pour l’esthétique du found footage et la forme du journal intime. Tandis que la voix-over de la narratrice, Debra, propose une réflexion sur la question du voyeurisme à notre époque où prolifèrent les images privées sur le web, les adresses à la caméra ont souvent pour but de questionner la légitimité du filmage. Ainsi Debra, filmée en gros plan, critique-t-elle l’attitude du filmeur déçu d’avoir manqué l’action principale, et se propose ironiquement de rejouer devant sa caméra un cri d’effroi qu’il a entendu sans pouvoir en filmer la source (fig. 22-23). Or le discours réflexif est rattrapé par l’action du film puisque, juste après avoir reproduit ce hurlement – on pense ici, dans une comparaison qui explicite la dimension sexuelle et phallocentrée de l’omniprésence des cris d’effroi féminins dans le cinéma d’horreur, à l’orgasme simulé de When Harry Met Sally (Rob Reiner, 1986)39 –, la jeune femme dont le regard est happé du côté droit de l’écran est effectivement effrayée par ce qu’elle découvre hors-champ, qu’elle se met immédiatement à filmer (fig. 24-26). Alors que de nombreux found footage d’horreur présentent une carence en termes de motivation de l’acte de filmer – il semble en effet souvent peu crédible qu’un personnage fasse primer le filmage sur sa survie –, Diary of the Dead problématise le besoin de filmer ressenti par des personnages qui trouvent là un moyen faire face au réel en l’objectivant, de transposer une expérience traumatique en un témoignage utile à d’autres.

L’autre type d’adresse n’exige pas nécessairement la présence de quelqu’un derrière le viseur : l’un des personnages l’utilise pour se confier, comme il le ferait dans un journal intime. L’objectivisation souvent sciemment pesante de telle séquence – la confession tend à suggérer une situation de procès – constitue paradoxalement le lieu d’affleurement de l’intériorité du personnage. Ce mode énonciatif a été inauguré dans The Blair Witch Project, dans un passage célèbre (utilisé dans la bande annonce et sur l’affiche) où l’héroïne dit regretter d’avoir entraîné ses amis dans une aventure périlleuse et n’avoir pas su reconnaître ses limites. Ce sentiment de culpabilité exprimé dans l’urgence d’une vie en sursis s’accompagne d’un type d’image qui est devenu un topos du found footage : celle d’un visage filmé de très près, éclairé de façon brutale par la lampe frontale de la caméra elle-même (fig. 27). The Blair Witch Project a popularisé cette esthétique du décentrement du visage, et donc cette destitution du siège de l’humain : la machine prend le pas sur l’expression des émotions des personnages tout en contribuant à les transmettre, les cadrages approximatifs et le bougé signifiant en eux-mêmes le désarroi et la panique. Cette altération de la figuration de « portraits », devenue une convention du found footage fictionnel, n’est en général pas à l’œuvre dans le cinéma amateur et le film de famille auxquels se réfèrent pourtant ces films d’horreur, car les proches constituent là l’essentiel du sujet. Aussi, dans un manuel paru en 1939 à l’intention des cinéastes amateurs, Pierre Hemardinquer, auteur spécialisé dans la publication d’ouvrages de vulgarisation sur des questions de techniques audiovisuelles, mettait en garde son lecteur face à certaines erreurs courantes dans un chapitre consacré à l’utilisation du viseur de l’appareil de prise de vues. Il légendait ainsi une illustration photographique montrant un gros plan d’une jeune fille dont la partie supérieure des cheveux était légèrement tronquée : « Ne coupez pas la figure de vos personnages par un défaut de cadrage ! »40. Hemardinquer envisageait certes cette pratique par rapport au support film (dans des formats réduits tels que le 16mm, le 9,5mm ou le 8mm), mais on saisit le gouffre qui est apparu entre une telle norme et la systématisation de la fragmentation de la figure humaine comme indice du style found footage.

Ces personnages qui se confient tout en nous regardant dans les yeux sont parfois filmés de façon plus stable, comme cela est le cas dans des documentaires de reportage. Dans le film espagnol Emergo, une équipe qui tente de percer le mystère de phénomènes de « poltergeist » filme un entretien avec le père de famille dans un long plan fixe, insistant, qui provoquera l’aveu de faits refoulés. L’expérience du found footage voisine alors avec la séance de psychanalyse.

L’avant-dernier plan en travelling avant sur Norman Bates dans Psychose (Psycho, 1960) proposait également une confrontation du spectateur avec le regard du personnage. Chez Hitchcock, l’étrangeté ainsi instaurée était toutefois rapportée à la pathologie du tueur, non à la victime. Le prologue de Lovely Molly (2011) combine ces deux postures en montrant le personnage de la jeune Molly avouant son crime face à la caméra dont elle se sert ; la jeune femme sera à la fois la victime du lieu hanté et la meurtrière de ses proches. L’acte de (se) filmer est aujourd’hui si intimement lié à l’individu que les personnages de ce type de films se comportent face à l’objectif de la caméra comme s’ils étaient devant un miroir. Même lorsque la caméra subjective est retournée contre le filmeur, le primat est accordé à l’expression de l’intériorité du personnage qui s’effectue par le truchement des mimiques faciales et du monologue.

Épuisement d’une formule ?

Dans son dernier film présenté au NIFFF, Lovely Molly, Eduardo Sanchez renonce à l’utilisation systématique de la caméra subjective qui avait fait le succès de Blair Witch Project qu’il coréalisa avec Daniel Myrick. Désormais, la facture du film de famille est réservée à des inserts ponctuels, flash-backs au statut énonciatif volontairement flottant – l’identité de la personne ayant filmé ces images demeure ambiguë, et aucune instance diégétique ne prend en charge la monstration de ces images –, à mi-chemin entre la preuve filmée, la trace mémorielle et le fantasme : l’utilisation de formats amateurs retrouve ainsi une part de l’étrangeté qui lui est attachée dans des films comme ceux d’Atom Egoyan (Family Viewing, 1988), Gus Van Sant (My Own Private Idaho, 1991), David Lynch (Lost Highway, 1997) ou Michael Haneke (Caché, 2005), où ce type d’images matériellement exogènes au reste du film surgissent comme le retour du refoulé. L’abandon du found footage en tant que principe structurant semble plus généralement gagner la plupart des auteurs des films de ce corpus. En effet, la première projection de Chernobyl Diaries fut précédée au NIFFF d’un message audiovisuel du scénariste Oren Peli spécifiquement destiné au public du festival – adresse en regard à la caméra qui évoque paradoxalement le style du found footage – dans lequel il précisait avoir renoncé à ce principe, jugé trop contraignant et peu compatible avec le récit prévu (dont le minimalisme – pour ne pas dire la pauvreté scénaristique – eût pourtant permis de s’en tenir à une caméra subjective constante). Oren Peli, réalisateur du premier Paranormal Activity, scénariste et producteur des quatre volets de cette série, ne renie pas la formule du found footage qui constitue tout de même le point de départ de Chernobyl Diaries, mais il s’en émancipe. La limitation du point de vue à ce dont le filmeur peut être le témoin, la justification diégétique de l’acte de filmer et le caractère quelque peu éculé aujourd’hui de certaines figures pseudo-documentaires expliquent sans doute un certain épuisement de ce type de productions. Le found footage demeure un étalon du genre, mais la référence à celui-ci fonctionne désormais aussi comme repoussoir. Significativement, dans le troisième volet de la célèbre série [REC], l’Espagnol Paco Plaza41 met en scène un véritable pied de nez au « P.O.V ». Après vingt minutes d’un filmage en caméra à l’épaule réalisé à l’occasion d’un mariage, la fête vire au massacre, et le nouvel époux ne supporte pas que l’un des invités continue à filmer : il se précipite sur lui, jette la caméra au sol et lui assène un vigoureux coup de pied (fig. 28-29). Pour le spectateur de [REC]3, ce geste marque la fin du film, ou plutôt le début d’un nouveau film, ainsi que le suggère l’apparition d’un carton de titre dont la seule présence contredit le régime du found footage (fig. 30). À partir de cet instant, tous les autres plans de [REC]3, qui nous montrent tout d’abord « l’agonie » de la caméra amateur et l’agacement du filmeur (fig. 31-33) – présenté dès le début du film non sans ironie comme un amateur ayant l’ambition d’un cinéaste, affirmant vouloir saisir des images « à la Dziga Vertov, cinéma vérité42 » –, seront filmés de manière traditionnelle et dans un format large, sans renvoi aucun à l’acte de la prise de vues. Ce revirement s’explique par la structure narrative du film – il s’organise en fonction d’une alternance entre deux pistes, l’une consacrée au jeune marié qui part à la recherche de sa promise, l’autre dédiée au personnage féminin –, mais aussi par une volonté de créer une complicité avec le spectateur sous la forme d’un jeu sur les codes du genre (jeu qui témoigne en lui-même de la généralisation des conventions du found footage dans le cinéma d’horreur). Ce clin d’œil surenchérit sur la réflexivité habituelle de ce type de films tout en y mettant un terme. Le choix de Paco Plaza témoigne sans doute d’une forme de lassitude du public envers le found footage horrifique. Rien d’étonnant à cela dans la mesure où cette pratique postule en quelque sorte une arnaque consentie : le masochisme du spectateur du film d’horreur ne consiste dans de tels cas pas seulement à payer pour être terrifié, mais aussi pour être déçu de ne pas l’avoir été véritablement. C’est dans ce caractère constamment déceptif que réside l’un des intérêts de tels films, dans lesquels il ne se passe presque rien – certains y verront peut-être une tension – tout en étant vendus sous la bannière du spectaculaire. Le risque qui pointe dans ces found footage dont le récit s’articule autour de la mise à mort de tous les personnages réside dans le fait que, pour le spectateur, l’élément le plus décevant soit l’ennui suscité par le film. C’est d’ailleurs pour parer à cet argument dépréciatif que la campagne publicitaire de Paranormal Activity 2 ne misait pas tant sur des plans extraits du film que sur des images montrant des spectateurs dans une salle de cinéma, effrayés par le visionnement du premier volet lors de screen tests (fig. 34-35)43. Il n’y a rien à vendre, si ce n’est la promesse même d’une efficacité du produit. Ces films qui, à l’instar de The Blair Witch Project, capitalisent sur l’impact du bouche à oreille, veulent non seulement jouer avec l’authenticité simulée de ce qui a été montré, mais aussi bénéficier de l’affirmation feinte d’une autre réalité, celle de leur efficacité présumée en tant que films d’horreur. En cela, ils s’inscrivent dans une démarche qui est en phase avec le phénomène des communautés virtuelles où s’échangent notamment des images du quotidien semblables à celles que ces films détournent à travers le genre fantastique. Le found footage horrifique relève donc principalement d’une stratégie commerciale de communication qui exploite un label défini par l’autoproclamation d’une efficacité. Mais tout cela, rappelons-le, n’est que fiction…

2  Les films de la rétrospective « P.O.V » du NIFFF étaient les suivants : Punishment Park (Peter Watkins, 1971) ; Cannibal Holocaust (Ruggero Deodato, 1980) ; C’est arrivé près de chez vous (Rémy Belvaux, 1992) ; The Blair Witch Project (Daniel Myrick et Edouardo Sanchez, 1999) ; [REC] (Jaume Balaguero et Paco Plaza, 2007) ; Paranormal Activity (Oren Peli, 2007) ; Cloverfield (Matt Reeves, 2008) ; Emergo (Carl Torrens, 2011) ; Lovely Molly (Edouardo Sanchez, 2011) ; Chernobyl Diaries (Bradley Parker, 2012) ; [REC]3 (Genesis) (Paco Plaza, 2012) ; The Ultimate Pranx Case (Claude Grégoire, Sylvain Guy, 2012) ; V/H/S (collectif, 2012). En anglais, « POV [point of view] shot » est une expression lexicalisée, que l’on peut traduire par « plan subjectif ». Cette notion a partiellement trait à la place octroyée au spectateur comme sujet (du regard), qui a été envisagée dans les pays anglo-saxons dans une perspective psychanalytique d’obédience lacanienne au cours d’une polémique suscitée par un essai de Jean-Pierre Oudart sur la « suture » (J.-P. Oudart, « La suture », Cahiers du cinéma, no 211, avril 1969, pp. 36-39 et no 212, mai 1969, pp. 50-55 ; « Cinema and Suture », Screen, vol. 18, no 4, hiver 1977-1978, pp. 35-47). Voir notamment Daniel Dayan, « The Tutor-Code of Classical Cinema », Film Quarterly, vol. 28, no 1, automne 1974, pp. 22-31 ; William Rothman, « Against “The System of the Suture” », Film Quarterly, vol. 29, no 1, automne 1975, pp. 45-50 ; Stephen Heath, « Notes on Suture », Screen, vol. 18, no 4, hiver 1977-1978, pp. 66-76.

3  Notons que tous les films du programme ne ressortissaient pas à ce genre, à l’instar de Punishment Park et de C’est arrivé près de chez vous. Toutefois, ces deux films nous confrontent à l’usage d’une violence qui nous apparaît d’autant plus brut(al)e qu’elle est filmée dans le style du « cinéma direct ». À propos du film de Watkins, voir le dossier dirigé par François Bovier dans le no 20 de Décadrages ; au sujet du second film, nous renvoyons aux commentaires que nous avions proposés dans le cadre d’une réflexion menée peu après la sortie de Blair Witch Project sur la frontière entre la fiction et le documentaire (La Fiction au cinéma, Paris, L’Harmattan, 2001, pp. 111-115).

4  Neuchâtel International Fantastic Film Festival 2012, Official Catalogue, p. 75.

5  À propos de certaines réalisations documentaires de cette période et des enjeux qu’elles soulèvent, voir le dossier du no 18 de Décadrages dirigé par Séverine Graff (« Mario Ruspoli et le “cinéma direct” »).

6  En 1998, la chaîne de télévision United Paramount Network produit et diffuse Alien Abduction : Incident in Lake County de Dean Aliotoli, film tourné avec une caméra vidéo dont le principe est similaire à celui de Blair Witch.

7  Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté » [« Das Unheimliche », 1919], L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.

8  Christian Metz, Le Signifiant imaginaire, Paris, Christian Bourgeois, 1993 [1977], chapitre 3.

9  Voir Valentine Robert, « Le Scaphandre et le papillon et l’adaptation filmique du “je” littéraire : l’œil qui écrit », Décadrages, no 16-17, automne 2009, pp. 104-117.

10  Gilles Delavaud, « Le dispositif télévision. Discours critique et création dans les années 1940 et 1950 », dans Mireille Berton et Anne-Katrin Weber (éd.), La Télévision, du téléphonoscope à YouTube, Lausanne, Antipodes, 2009, pp. 246-248.

11  S. Freud, op. cit., p. 236.

12  Ce procédé est devenu si courant trois ans plus tard que Brian De Palma s’en moque dans la séquence introductive de Blow Out (1981), rétrospectivement appréhendée par le spectateur comme un « film dans le film » à petit budget réalisé à la va-vite.

13  À propos de la présence-absence de cette potentielle origine du regard, voir Marc Vernet, Figures de l’absence, Paris, Cahiers du cinéma, 1988.

14  Même dans les deux films mentionnés dans la note 2, les filmeurs sont, à un moment donné, pris à parti par les personnages qu’ils filment.

15  Même si le cinéphile est moins innocent qu’eux à l’égard des codes du genre, les protagonistes ne développant pas de métadiscours comme chez Wes Craven (la série des Scream) ou dans le récent Cabin in the Hood scénarisé par Josh Whedon (Drew Goddard, 2011).

16  Dans l’ouvrage collectif qu’il a dirigé sur le film de famille, l’un des articles porte toutefois sur l’insertion de (faux) films de famille dans la fiction et donne lieu à l’énumération d’exemples filmiques variés, de Peeping Tom (Le Voyeur, Michael Powell, 1960) – seul cas susceptible d’être rapproché de notre corpus de found footage horrifique – à Philadelphia (Jonathan Demme, 1993) en passant par Family Viewing (Atom Egoyan, 1987), Drugstore cow-boy (Gus Van Sant, 1989) ou L’Enfer (Claude Chabrol, 1993). Voir Marie-Thérèse Journot, « le film de famille dans le film de fiction. La famille “restaurée” ? », dans Roger Odin (éd.), Le Film de famille : usage privé, usage public, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995, pp. 147-162.

17  Roger Odin, Les Espaces de la communication. Introduction à la sémio-pragmatique, Grenoble, PUG, 2011.

18  Dans Cannibal Holocaust, le principe de l’enchâssement permet des aller-retour entre les exactions dans la jungle (dont témoignent les plans de found footage) et la mégalopole américaine, entre la crudité du pseudo-document et les réactions d’un professeur qui visionne les bandes retrouvées et formule un commentaire qui se rapproche beaucoup de celui de l’ethnographe Jean Rouch dans Les Maîtres fous, court métrage (« véritablement ») documentaire tourné en 1954 qui montrait notamment le dépeçage d’un chien par la tribu des Haoukas lors d’un rituel de possession. Le professeur de Cannibal Holocaust se demande si les soi-disant civilisés, qui se sont adonnés aux pires atrocités, ne seraient pas en fait les « vrais » sauvages, à l’instar de Rouch qui jouait sur la polysémie de son titre, l’expression « maîtres fous » pouvant se rapporter aux possédés comme aux colonisateurs.

19  Voir Roger Odin, « Film documentaire, lecture documentarisante », dans Jean-Charles Lyant et Roger Odin (éd.), Cinémas et réalités, Saint-Étienne, CIEREC, Université de Saint-Étienne, 1984, pp. 263-278.

20  Notons que deux films de fiction qui thématisent cette pratique morbide, Strange Days (Kathryn Bigelow, 1995) et Tesis (Alejandro Amenabar, 1996), ont précisément tendance à recourir à la caméra subjective. Ils ne sont sans doute pas pour rien dans l’éclosion, aux USA et en Espagne, de la multiplication des films d’horreur « P.O.V » à partir de la fin de la décennie. Certaines affiches du film d’Amenabar montraient d’ailleurs un motif que reprendra notamment le matériel promotionnel de Blair Witch Project : un très gros plan frontal d’un visage de femme, l’œil écarquillé fixant l’objectif.

21  Metz reprend dans Le Signifiant imaginaire (op. cit., p. 104) cette formule proposée par Octave Mannoni pour qualifier le paradoxe de la réception du régime fictionnel (« Je sais bien, mais quand même… », Clés pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Paris, Seuil, 1969 [1964]).

22  Roger Odin, « Le film de famille dans l’institution familiale », Le Film de famille : usage privé, usage public, op. cit., pp. 28-30.

23  Roger Odin, Les Espaces de la communication, op. cit., p. 108.

24  Voir Alain Boillat, La Fiction au cinéma, op. cit., pp. 76-77.

25  Roger Odin, « Le film de famille dans l’institution familiale », op. cit., p. 28.

26  Après son essor dans le genre horrifique, la pratique du « P.O.V » semble investir d’autres genres, comme la comédie (Project X, Nima Nourizadeh, 2012) ou le film d’action de super-héros (Chronicle, Josh Trank, 2012).

27  Le genre du found footage s’origine dans le cinéma de remontage tel qu’il se pratique en Union soviétique dans les années 1920 ; il est réactivé dans les années 1950 par des artistes qui s’approprient et détournent différents métrages déjà tournés à travers un montage inédit. Voir notamment Jay Leyda, Film Begets Film, Londres, Hill & Wang, 1964 ; William C. Wees, Recycled Images : The Art and Politics of Found Footage Films, New York, Anthology Film Archives, 1993.

28  http://fr.wikipedia.org/wiki/Found_footage ; http://en.wikipedia.org/wiki/Found_footage ; http://en.wikipedia.org/wiki/Found_footage_(genre). Sites consultés le 27 septembre 2012.

29  Le principe du plan-séquence est poussé à son paroxysme dans le found footage horrifique Infection (Albert Pyun, 2005).

30  Dans un récent numéro du fanzine italien Nocturno qui consacre un dossier aux « P.O.V », il est précisé que le projet Blair Witch a rapporté à ce jour 140 millions de dollars ; quant à Paranormal Activity, sorti en 2007, les auteurs donnent les chiffres suivants : « réalisé avec 15  000 dollars, il a rapporté 19 millions le premier week-end, et 107 au total. » (Nocturno, no 118, juin 2012, dossier dirigé par Davide Pulici, p. 73, notre traduction).

31  On trouve également ce motif dans Le Scaphandre et le papillon (Julian Schnabel, 2007) (voir note 8).

32  Inversement, le système de vision nocturne dont les caméras numériques sont pourvues permet d’exploiter narrativement l’exhibition de la technologie, comme dans The Blair Witch Project, Cloverfield ou [REC] ; l’infrarouge participe à l’étrangéification de ce qui est filmé.

33  André Bazin, « Montage interdit » [1957], Qu’est-ce que le cinéma, Paris, Cerf, 1994, pp. 49-61. Bazin expliquait ainsi ce qu’il admirait dans Le Ballon rouge (Albert Lamorisse, 1956) : « Il s’agit bien entendu d’un truquage, mais qui ne doit rien au cinéma comme tel. L’illusion naît ici, comme dans la prestidigitation, de la réalité. Elle est concrète et ne résulte pas des prolongements du montage. » (id., p. 53). À l’ère du numérique où les retouches en post-production sont devenues si aisées, il n’est toutefois plus possible de distinguer ce qui relève de la seule action sur le profilmique.

34  Serge Tisseron, L’Intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001.

35  Francesco Casetti, D’un regard l’autre. Le film et son spectateur, PUL, Lyon, 1990, p. 40.

36  Id., p. 41.

37  La figure de la horde d’individus dépenaillés qui s’avance lentement en direction des victimes trouve notamment une origine dans la représentation des lépreux tapis dans les souterrains du palais du Tombeau hindou (Das indische Grabmal, Fritz Lang, 1959), où certains plans montrent également ces « zombies » s’avançant en direction de la caméra.

38  Romero a notamment réalisé Night of the Living Dead (1968), Dawn of the Dead (1978), Day of the Dead (1985) et Land of the Dead (2005).

39  Cette question est d’ailleurs au cœur de Blow Out, dont le héros, preneur de son, a pour mission de trouver une voix féminine susceptible de convenir à la postsynchronisation d’un cri émis dans un film d’horreur par une jeune femme sous la douche alors qu’elle est menacée par un tueur filmé dont nous épousons le regard en caméra subjective (voir note 12).

40  Pierre Hemardinquer, A.B.C. du cinéma amateur. Guide pratique, Paris, Étienne Chiron, 1939, p. 67.

41  Sorti en 2007, [REC] donnera lieu l’année suivante à un remake hollywoodien réalisé par John Erick Dowdle, Quarantine (En quarantaine) ; dans son film suivant, Devil (2010), Dowdle reprend le principe du confinement spatial (le lieu des crimes est un ascenseur observé par une caméra de surveillance), mais la caméra subjective est plus traditionnellement mise au service d’une représentation désincarnée du Malin. Les deux premiers volets de [REC] sont coréalisés avec Jaume Balaguero, à qui l’on doit également plus récemment Malveillance (Mientras Duermes, 2011), un film qui joue sur les variations de point de vue mais ne recourt pas à un filmage diégétisé.

42  Le terme est utilisé en français dans deux répliques en espagnol.

43  Plusieurs variantes de la bande-annonce sont basées sur ce principe ; une version américaine repose entièrement sur l’alternance entre des images du film et la réaction de certains spectateurs, selon un remontage qui reproduit, en dehors de la fiction, le leurre du pseudo-documentaire.