Éditorial
Le cinéma élargi a acquis depuis quelques années un regain de visibilité dans les expositions et les manifestations consacrées à l’art contemporain, participant plus largement à un intérêt renouvelé pour les pratiques d’avant-garde. Ce dernier se signale dans les études cinématographiques, principalement anglo-saxonnes, à travers des publications telles que Expanded Cinema de David Curtis, A. L. Rees, Duncan White et Steven Ball1, Into the Light de Chrissie Iles2, ou la réévaluation de la notion de paracinéma par Jonathan Walley3. Cet « élargissement » peut néanmoins surprendre par sa référence presque exclusive au dispositif cinématographique, tel qu’il a été théorisé dans le champ des études filmiques francophones par Christian Metz, Jean-Louis Baudry, Jean-Louis Comolli ou encore Marcelin Pleynet dans les années 1960-1970. Pourtant, à la même période, les études consacrées au cinéma élargi mobilisent des modèles intermédiatiques, hybrides et transversaux, qui répondent à l’ouverture de ces pratiques expérimentales.
Dans les performance studies, le cinéma élargi est mis en relation avec les arts de la scène, comme l’illustre le dossier de Tulane Drama Review intitulé « Happenings, Action Theatre, Game Theatre, Gags, Events, Fluxus, No Theatre, Activities », dirigé en 1965 par Michael Kirby4. Dans les arts visuels, ces phénomènes sont ressaisis à partir du happening, forme performative associée à des plasticiens, à l’instar de l’anthologie Assemblage, Environments and Happenings d’Allan Kaprow5 ou de la monographie A Primer of Happenings & Time/Space Art d’Al Hansen6. Selon cette perspective, le schéma de George Maciunas qui retrace en 1966 la généalogie des arts élargis7 est mobilisé presque rituellement pour situer ces formes d’expérimentations dans la filiation du collage, de l’assemblage et des environnements. De la même manière, le cinéma élargi est envisagé dans les années 1960 à travers un prisme performatif redéfini à partir des arts plastiques, comme en témoigne le numéro de Film Culture dirigé par Jonas Mekas qui renvoie explicitement dans son titre aux arts élargis8. Un autre modèle d’élargissement du cinéma se situe du côté de la cybernétique et de l’anthropologie, au centre de l’ouvrage qui a popularisé le terme, Expanded Cinema de Gene Youngblood9 : l’auteur envisage le cinéma comme un moyen d’élargissement de la conscience, en lien avec le psychédélisme et les utopies médiatiques de Richard Buckminster Fuller, qui signe la préface. En un sens, nous pourrions soutenir que l’ensemble de ces pratiques a été synthétisé à travers la notion d’intermedia, formulée par Dick Higgins dès 196610.
Autrement dit, le cinéma élargi, entre les années 1965 et 1970, se définit comme une pratique qui transgresse la délimitation moderniste des médias et le dogme d’une spécificité des supports d’expression, en lien avec le happening et les nouvelles technologies mais aussi avec la sphère commerciale et scientifique – à l’instar des Expositions universelles et de certaines expériences sous psychotropes.
Ce dossier est le premier volume consacré à ce type de phénomènes intermédiatiques en langue française, à l’exception d’Extended cinéma de Philippe Dubois, Frédéric Monvoisin et Elena Biserna11, actes d’un colloque portant sur un ensemble de pratiques qui ne recoupent que périodiquement le cinéma élargi tel qu’entendu historiquement, sans en définir systématiquement les croisements et les discontinuités. Dans l’espace anglo-saxon, le numéro de Millenium Film Journal consacré au paracinéma et à la performance, dont l’introduction est signée par Paul Arthur12, croise ces deux angles d’approche en mettant en avant la dimension live et improvisée de la projection, en vue de réévaluer la relation qui s’instaure entre l’écran, le spectateur et le projecteur. Nous pourrions tout aussi bien renvoyer au dossier « Happenings and Intermedia » de la revue Arts in Society de 196813, qui vise – en réponse au « théâtrocentisme » du numéro de TDR édité par Kirby – à définir le happening au-delà de tout référent disciplinaire. Nous entendons poursuivre et réactualiser cette lecture, à partir d’objets historiques et contemporains, dans une optique qui est proche de la récente étude de Pavle Levi, Cinema by Other Means14, qui renouvelle le champ à partir d’un corpus issu des mouvements d’avant-garde et des pratiques d’artistes visuels en ex-Yougoslavie.
Dans le présent dossier, nous ne republions pas de sources, mais proposons des études de cas rédigées pour l’occasion15, reflétant une partie du paysage historique et des travaux contemporains. Par ailleurs, nous avons invité trois artistes à proposer une intervention visuelle. Mathieu Copeland et Philippe Decrauzat, respectivement plasticien et curateur, ont autonomisé deux photographies de tournage de leur dernier film, produit par Marrakech Press, dans lequel intervient le musicien et percussionniste F. M. Einheit (ex-membre du groupe de musique industrielle Einstürzende Neubauten) qui en a composé la bande sonore. Ces photographies restituent la dimension performative du tournage, les débris de briques figurant la dislocation du dispositif cinématographique et la fragmentation du son dans la composition d’Einheit. Juliana Borinski propose une histoire des perforations de la pellicule Kodak sous forme de charte graphique d’une part, et une visualisation de la topographie du celluloïd grâce à des procédés scientifiques d’autre part, articulant une archéologie matérielle et plastique du film. Susan M. Winterling décline une poétique du cadrage, en jouant sur la duplicité entre la luminosité et l’opacité de l’écran de projection, et sur le geste de l’opérateur et la surface de réception de l’image.
Le dossier s’ouvre sur une étude des pratiques intermédiales au sein de Fluxus, François Bovier démontrant que le statut de la projection et du script dans ce mouvement à géométrie variable n’est pas assujetti à un paradigme cinématographique. Les concepts d’intermedia, théorisé par Higgins, et d’event, tel que défini par George Brecht, permettent d’éclairer à travers une approche transversale la pratique du film et de l’installation chez des artistes tels que Higgins, Jackson Mac Low, Yoko Ono, ou encore Nam June Paik. Dans sa contribution, Érik Bullot propose une étude précise de conférences de Hollis Frampton ou de Philippe Fernandez en tant que phénomènes de cinéma élargi, qu’il relie à la pratique de la ventriloquie. Il relativise ainsi le primat de la dimension visuelle de ces pratiques, pour mettre en avant leur dimension linguistique, donc performative, et pédagogique. Dans l’article de Branden W. Joseph qui est ici traduit pour la première fois en français, les performances de l’Exploding Plastic Inevitable d’Andy Warhol sont reliées aussi bien aux multiprojections dans l’Exposition universelle de 1964 qu’aux premiers films de Warhol. Repartant de sources rares, Joseph développe une analyse approfondie des performances intermedia de l’EPI, en les reliant à la pensée médiatique de Marhall McLuhan et à la réception critique des installations du Pavillon IBM dans la presse de l’époque. Nicolas Brulhart étudie les implications de Wilhelm et Birgit Hein dans la scène du cinéma élargi en Allemagne, en se concentrant sur la programmation de la salle indépendante XSCREEN. Il met ainsi au jour une tension entre les expérimentations underground et la scène plus institutionnalisée de l’art, à l’époque où se manifeste une volonté d’intégrer le film au sein des musées et des galeries. Julian Ross, dans son article, revient sur les débuts des pratiques intermédiatiques au Japon, en examinant les principaux lieux et événements de l’avant-garde, et tout particulièrement le collectif Jikken Kōbō. Il entend ainsi décentrer le regard sur le cinéma élargi, qui est surdéterminé par les études sur les scènes américaines et européennes. Claus Gunti, dans son étude historiographique, interroge les relations entre les champs du cinéma et de la photographie, en repartant de l’inexistence de la catégorie de photographie élargie, malgré une production comparable à plus d’un égard. L’articulation qu’il propose entre cinéma élargi et photographie élargie fait apparaître un manque, et par conséquent des possibilités de recherches. Adeena Mey se concentre sur le travail de trois artistes contemporains, à savoir Rosa Barba, Juliana Borinski et David Maljkovic, en vue d’interroger les liens généalogiques entre les pratiques historiques du paracinéma et des travaux qui reconduisent certains de ces paramètres. Les références, explicites ou moins immédiates, que ces artistes font à l’histoire du cinéma expérimental, permettent de mettre en relief un déplacement du « film sans film » ou du « cinéma sans projection » vers les espaces d’art contemporain.
Par ailleurs, les artistes et cinéastes expérimentaux Malcolm Le Grice et Ken Jacobs nous ont accordé tous deux un entretien. Le Grice revient sur la scène londonienne, en soulignant un va-et-vient permanent entre différentes disciplines et pratiques artistiques, dans un contexte hautement politisé. Il explicite les enjeux de sa démarche intermédiatique, en opposant à la logique de la spécificité du médium des constructions discursives et représentationnelles. Quant à Jacobs, il inscrit sa propre pratique parafilmique dans une expérience sensorielle et corporelle, suscitant des effets stroboscopiques et de relief. Retravaillant des images issues le plus souvent du cinéma des premiers temps, il vise à produire une vision primitive – pré-linguistique et pré-perspectiviste.
On l’aura compris, ce dossier entend contribuer à la refonte des études du cinéma élargi, celui-ci pouvant être appréhendé, dans ses pratiques historiques et contemporaines, comme un vecteur intermédiatique, aujourd’hui désigné par la catégorie floue mais englobante du moving image art. En un sens, c’est déjà ce qu’entendait S. M. Eisenstein lorsqu’il formulait le concept de « cinématisme » pour circonscrire un large spectre d’objets comportant une dimension cinématographique indépendamment de la présence de l’appareil filmique16.
La rubrique suisse prolonge pour une part le dossier. Thomas Schärer et Fred Truniger interrogent la principale manifestation de cinéma élargi en Suisse, à savoir « Underground Explosion », organisée par Dieter Meier en 1969 à Zurich, Munich, Cologne et Essen. Leur étude de cas permet de mettre en avant la dimension populaire et spectaculaire d’événements largement médiatisés qui mêlent cinéma élargi, Krautrock et performance, relativisant ainsi la mythologie d’une pure contre-culture. Quant à Alain Boillat, il revient sur la programmation « P.O.W » (point of view) de l’édition 2012 du Neuchâtel International Fantastic Film Festival, pour interroger la fonction de la caméra subjective dans des films de genre. Par ce biais, il interroge l’ambivalence de la construction d’une énonciation à la première personne, dans des films qui produisent des effets de véracité à travers un contrat de lecture horrifique. Sylvain Portmann, dans son analyse du dernier long métrage d’Ursula Meier, L’Enfant d’en haut, souligne la tension entre un ancrage social, réaliste, et un jeu avec les codes de la fable, en s’appuyant notamment sur la réception critique du film. Il conduit également un entretien avec le coscénariste du film, Antoine Jaccoud, qui explicite son travail avec Ursula Meier. Enfin, Selim Krichane, dans son compte rendu de l’exposition « Playtime » à la Maison d’Ailleurs à Yverdon, interroge le dispositif de la culture vidéo-ludique au sein d’un musée, en lien avec l’émergence du champ d’étude des game studies et de la place croissante du jeu vidéo dans la culture contemporaine.