Du cinéma à l’intermedia : autour de Fluxus
La notion d’art intermédiatique, théorisée par Dick Higgins, désigne un vaste ensemble d’expérimentations artistiques qui transgressent la pensée moderniste de la spécificité du support d’expression. Bovier soutient que c’est dans ce contexte que le cinéma élargi doit être envisagé, celui-ci ne s’assujettissant aucunement à un simple paradigme cinématographique. Les incursions des artistes du mouvement à géométrie variable Fluxus dans les domaines de l’installation, du film, de la vidéo et de la performance s’inscrivent dans cette logique intermédiale, qui repose sur le simple énoncé de règles et de protocoles ou sur l’événementialité discrète d’opérations intégrant l’aléa.
Dans les années 1960, différents termes concurrents sont utilisés en Europe et aux États-Unis pour désigner un ensemble de pratiques hybrides qui mettent en jeu une dimension performative et qui mobilisent parfois des dispositifs de projection. Ces œuvres, qui reposent sur un processus d’intermédialité, sont le plus souvent appréhendées à partir d’une forme d’art antérieurement constituée, comme le montre bien le champ lexical attaché à ces désignations : l’accent porte tour à tour sur le théâtre, les arts visuels, le cinéma et, plus rarement, la poésie. Il suffit d’énumérer quelques-unes de ces catégories pour mettre en évidence cet ancrage disciplinaire : Theater of Mixed-Media (Richard Kostelanetz), Theater Piece (John Cage, Robert Whitman), Ray Gun Theater (Claes Oldenburg), Environmental Theater (Richard Schechner), Théâtre total (Ben Vautier), Theater by Painters (Henry Geldzahler), Kinetic Theater (Carolee Schneeman), Happening (Allan Kaprow, Michael Kirby), Event (George Brecht), Neo-Haiku (Yoko Ono), Live Art (RoseLee Goldberg), Materialaktion (Otto Mühl), Aktion (Joseph Beuys), Expanded Cinema (Jonas Mekas, Stan VanDerBeek), ou encore Paracinema (Ken Jacobs). Certaines distinctions sont opératoires et structurent l’espace public dans lequel ces performances se déploient ; mais d’un autre point de vue, ces démarches transgressent les délimitations entre champs artistiques, constituant ainsi un ensemble indifférenciable. Quant au paradigme cinématographique, je ne pense pas qu’il surdétermine ou ordonne ces pratiques performatives : le « New Cinema Festival I » (novembre-décembre 1965, New York Film Makers Cinematheque), désigné dans la presse comme festival d’expanded cinema1, et le dossier spécial de Film Culture sur les « arts élargis », paru à l’hiver 19662, pour prendre les deux événements inauguraux du « cinéma élargi » aux États-Unis, sont indissociables d’un métissage entre les disciplines artistiques, revivifiées par une dimension live. La pratique de l’expanded cinema, popularisée par l’ouvrage homonyme de Gene Youngblood3, publié en 1970, doit être envisagée dans le contexte de la performance et du happening, qu’elle prolonge en introduisant une composante mécanique ou un facteur technique. Certes, je n’entends pas nier par là le rôle considérable joué par le cinéma et la vidéo dans les arts des années 1960. Mais ceux-ci se caractérisent avant tout par un geste d’hybridation des média, en réaction au dogme de la spécificité des supports d’expression, emblématiquement incarné par Clement Greenberg à la fin des années 1930 et identifié à l’expressionnisme abstrait depuis les années 19504. L’opposition de Michael Fried5 à la « théâtralité » qui caractérise l’art « littéraliste » permet de dégager clairement les enjeux : la pratique de la performance, de façon plus flagrante encore que le minimalisme, exacerbe l’effet de présence réelle ou « l’objectité » de l’œuvre, qui ne se laisse plus percevoir avec détachement dans sa clôture ou son autosuffisance. Absolutiser le cinéma en tant que dispositif qui oriente les « arts élargis » reviendrait à aligner ces derniers sur la logique moderniste de la spécificité du médium, ce qui constitue un contre-sens par rapport à l’intentionnalité de ces démarches théorisées et débattues par les artistes et les performers eux-mêmes.
Je ferai donc porter l’accent sur la médiation entre champs d’activités artistiques, à travers la forme privilégiée du montage ou du collage de média distincts – jusqu’à leur point de rupture, d’indifférenciation – dans une perspective qui peut conduire à une pensée authentiquement postmédiale6. Je m’attacherai à discerner ce qui advient du « cinéma élargi » dans le cadre de l’anti-mouvement Fluxus7, en m’appuyant sur un essai programmatique de Dick Higgins : « Intermedia »8, publié en 1966, et sur un certain nombre d’événements filmiques ou « paracinématographiques » de la même période. La nébuleuse Fluxus est régulièrement associée à l’émergence de l’art vidéo, qui peut être défini comme un intermedia, en ce sens qu’il repose sur une hybridation entre différents supports d’expression : ses deux mythes fondateurs et sans cesse reconduits9 reposent sur l’aperception de la vidéo à travers un autre médium, en l’occurrence la musique dans le cas des postes de télévision « arrangés » que Nam June Paik expose en 1963 à la Galerie Parnass (Wuppertal)10, et la sculpture dans le cas des téléviseurs que Wolf Vostell installe en 1963, à la Smolin Gallery (New York)11. Mais le cinéma représente aussi un outil de prédilection pour les compositeurs, les poètes et les plasticiens associés à Fluxus : la mécanicité et l’impersonnalité de la prise de vue – automatisant ou « désautorisant » l’acte de création –, la reproductibilité du film – copie ou multiple sans original – et le caractère de masse du cinéma – un « art fait par tous » et pour tous – entrent en résonance avec les stratégies subversives de Fluxus, convoquant comme antécédent les incursions des surréalistes dans le champ du film12.
La prise de position de George Maciunas en 1965, dans un prospectus promotionnel qui présente Fluxus en opposant « l’art-distraction » à « l’art », est explicite sur ce point :
[…] l’art-distraction doit être simple, amusant, sans prétention, traitant de choses insignifiantes, ne requérant aucune habileté ou entraînements sans fin, n’ayant aucune valeur commerciale ou institutionnelle. La valeur de l’art-distraction doit être abaissée en le rendant illimité, produit en masse, accessible par tous et finalement produit par tous. Fluxus art-distraction est l’arrière-garde sans aucune prétention […]. Il tend vers les qualités monostructurelles et non théâtrales de l’événement simple et naturel, un jeu ou un gag. C’est la fusion de Spike Jones, du music-hall, du gag, des jeux d’enfants et de Duchamp.13
Maciunas prend parfois explicitement pour modèle le productivisme russe14 ; malgré son appel à une dissolution de l’art dans l’action politique, sa position s’apparente ici plutôt à l’excentrisme d’un mouvement comme la FEKS (la fabrique de l’acteur excentrique)15, jusque dans ses références au music-hall et aux spectacles populaires qui constituent l’un des versants de l’art de la performance. Dans le graphique qu’il a établi sur les origines et les ramifications de Fluxus16, Maciunas souligne le rôle central du « concrétisme », de la simultanéité et de l’indétermination dans l’art contemporain, tout en prenant en compte l’appropriation de la culture populaire. Commentant par la suite son graphique17, en assignant le ready-made du côté de l’objet chez Duchamp et du côté du son chez Cage, Maciunas dérive la notion de « concept », qu’il relie à l’art-concept de Henry Flynt et aux events de George Brecht. Dans cette perspective, le « concept », qu’il se caractérise par la forme monostructurelle de l’event ou par la structure compartimentée du happening, constitue le format d’expression privilégié du groupe Fluxus, parallèlement aux mouvements orientés par l’action (task-oriented movements) qui sont au centre de la danse postmoderne (Maciunas renvoie à Ann Halprin dans son graphique). L’expanded cinema représente un autre embranchement possible de ces pratiques : la filiation en ce cas se situe résolument du côté du « sensationnalisme », avec pour antécédents le cirque, le music-hall, les expositions internationales, les spectacles de Walt Disney, mais aussi le collage et le junk art, comme on le voit dans le « graphique des arts élargis » de Maciunas. Je préciserai encore que le cinéma élargi participe à la structure compartimentée du happening, où une multitude d’événements parallèles se déroulent simultanément, sans aucune possibilité de saisie englobante.
Quoi qu’il en soit, le mouvement fédéré – non sans heurts, ni ruptures – par Maciunas recourt systématiquement à l’édition de cartes, de partitions, de boîtes et de livres, qui représentent autant de multiples comparables au film ; et, il faut le rappeler, Fluxus se constitue autour de 1961 en tant que projet d’édition, qui se concrétise en 1963 à travers la publication du recueil An Anthology18.
Intermedia
Le concept d’« intermedia »19, théorisé par Dick Higgins, constitue un point d’entrée productif pour circonscrire et contextualiser le « cinéma élargi ». L’essai programmatique de Higgins20 est publié en 1966 dans le premier numéro de Something Else Press Newsletter, la revue associée à la maison d’édition fondée par Higgins en 196321 – et que Maciunas considérait comme concurrente avec les activités de publication de Fluxus. Higgins lui-même présente Fluxus comme une « tribune qui regroupe un large corpus de happenings et d’events qui n’étaient pas orientés vers les arts visuels, et dont on ne pouvait avoir connaissance à travers le circuit des galeries d’art »22. Dans tous les cas, l’usage du concept d’intermedia, dans le sens où l’entend Higgins, se généralise rapidement, désignant l’un des points communs des arts des années 1960 – et qui a pu être ressaisi, dans une perspective diamétralement opposée, comme un geste de « dématérialisation de l’œuvre »23.
L’intermedia, à suivre Higgins, excède les divisions entre champs artistiques, en rompant avec l’idéologie de la spécificité des supports d’expression :
Ce n’est pas un hasard si le meilleur de la production artistique actuelle semble en grande partie se situer entre les techniques [media]. Le concept de séparation entre les techniques naît à la Renaissance. L’idée qu’une peinture est faite de pigments sur toile ou qu’une sculpture ne doit pas être peinte, paraît caractéristique d’un type de pensée sociale – divisant et structurant la société entre la noblesse et ses subdivisions, bourgeoisie sans titre, artisans, serfs et travailleurs sans terre.24
L’inscription de l’œuvre dans son contexte social n’est pas sans rappeler les prises de position de Meyer Shapiro25, qui représentent une alternative au mythe moderniste de l’art autonome. Mais ce qui retient mon attention ici, c’est l’accent mis sur l’interstice entre les média, que Higgins précise en référence aux ready-mades de Duchamp :
Certaines des raisons qui font que les objets de Duchamp sont fascinants tandis que s’affaiblit la voix de Picasso sont que ceux-ci sont véritablement entre les media, entre sculpture et autre chose, tandis que Picasso est aisément rangé dans l’ornement peint. […] Le ready-made, ou objet trouvé, n’ayant pas été conçu pour se conformer au pur medium, évoque en un sens l’idée d’intermedium, et par conséquent une situation entre les media artistiques en général et ceux de la vie.26
L’intermedia désigne donc des voies d’interaction inédites dans les arts, tout en contestant l’autonomisation de l’œuvre, son retrait hors du champ social et de la « vie ». Car il ne s’agit pas seulement d’enchevêtrer les disciplines artistiques, mais encore de confronter l’œuvre à des éléments non artistiques. Higgins s’oppose ici explicitement aux mythes expressifs, ancrés dans un schème phénoménologique, qui innervent la pensée de Greenberg :
Dans le milieu des années 1950, beaucoup de peintres commencèrent à prendre conscience de l’inanité fondamentale de l’expressionnisme abstrait, qui était le courant dominant à l’époque. Des peintres comme Allan Kaprow ou Robert Rauschenberg aux États-Unis et Wolf Vostell en Allemagne se tournèrent vers le collage, ou dans le cas de ce dernier vers le dé-coll/age qui consistait à ajouter ou ôter, substituer ou altérer les composants d’une œuvre d’art.27
« Ajouter ou ôter, substituer ou altérer les composants d’une œuvre d’art », c’est là le geste négatif de l’intermedia ou, plus précisément, du « dé-coll/age », tel que l’a pratiqué et théorisé Vostell28 – que l’on peut faire remonter aux Nouveaux Réalistes et à leur appropriation de l’espace public à travers des affiches lacérées. Dans son versant positif, l’intermedia réarticule des techniques ou des supports préexistants, en opérant des greffes entre eux et en les exposant à des ferments non artistiques. En suivant la trajectoire de Kaprow, Higgins établit une relation de corrélation entre la pratique du collage et les formes dérivées de l’environment et du happening29 ; la matière de l’intermedia, en ce sens, repose sur la relation entre le spectateur et l’œuvre, celui-ci étant pleinement intégré à celle-là. Cette participation à l’œuvre se distingue cependant radicalement de la dynamique de l’« absorption » du spectateur dans l’espace de la représentation ; elle relève au contraire de cette forme de « théâtralité » critiquée par Michael Fried comme contrevenant à toute possibilité d’absorbement dans le tableau30. En transposant ce distinguo dans le contexte du cinéma, il est possible d’affirmer qu’une logique de l’« attraction » s’oppose ici à la « narration »31 : un mode de représentation « primitif » et « acentré » rompt avec la linéarisation des signifiants et la hiérarchisation de la composition, appelant à la participation active du spectateur à la séance de cinéma ou à la présentation sans apprêt de l’œuvre.
Mais pour revenir à Higgins, celui-ci évoque ici littéralement une terra incognita, qu’il identifie à un geste de continuation ou de relève des avant-gardes historiques, dans une perspective transhistorique (ou faudrait-il écrire : post-historique ?32) :
Nous avons besoin de plus de mobilité et de flexibilité, ce que ne peut apporter le théâtre traditionnel. […] Ainsi, le happening s’est développé comme un intermedium, un territoire vierge s’étendant entre le collage, la musique et le théâtre. Il n’est pas régi par des règles ; chaque œuvre détermine son propre support [medium] et sa forme en fonction de ses besoins. […] Nous avons mentionné l’intermedia dans le théâtre et les arts plastiques, les happenings et certaines variétés d’installations. […] Toutefois, j’aimerais avancer que l’usage de l’intermedia est plus ou moins universel dans l’ensemble des beaux-arts, puisque notre nouvelle mentalité se caractérise par la continuité plus que par la catégorisation. […] Peut-on parler de l’usage de l’intermedia comme d’un mouvement de masse et englobant dans lequel Dada, le Futurisme et le Surréalisme furent seulement les antécédents de l’énorme vague de fond qui surgit actuellement ?33
Un paradoxe traverse les concepts qui sont ici affirmés : la « flexibilité », dessinant des territoires inédits entre les média, est articulée à la recherche d’un « support » spécifique – comme si les propos utopistes de MacLuhan sur les nouveaux média34 s’intriquaient à la quête d’une forme appropriée à l’intermedia.
Le cinéma constitue de facto un intermedia : il se situe entre la vision, la parole et le son. Mais à l’ère du happening, il se reconfigure ou mute à son tour, oscillant entre l’espace de la représentation projeté à distance, la présence corporelle du performer et la participation du public au spectacle. La distinction que Higgins postule entre l’intermedia et les mixed media permet de préciser ce point. En effet, Higgins oppose l’intermédiation au multimédia, en prenant l’exemple de la musique populaire diffusée à la radio, qui mixe la folk music et le rock, tout en intégrant d’autres éléments (la tradition indienne, le blues du Mississipi, l’ostinato indonésien et les expérimentations électroniques européennes) :
De l’une ou l’autre de ces choses, nos pères auraient fait une tradition, ils auraient constitué une « technique mixte » [Mixed Media] dans laquelle chaque élément serait distinct des autres, et l’agrégat aurait appartenu à l’un ou l’autre de ces éléments. Mais il semble que nous ayons développé un goût pour l’« intermedia » dont l’essence repose très exactement en certains points spécifiques […] situés dans l’entre-deux. […] Des éléments de sources différentes produisent un nouvel hybride qui semble prospérer vigoureusement.35
De la même façon, le « cinéma élargi » ne constitue pas une « technique mixte », agrégeant la performance au cinéma, mais un « nouvel hybride » qui se développe en des configurations inédites – ce qui conduit Jonas Mekas à soutenir, en 1966, que l’expanded cinema dépasse et supplante le « nouveau cinéma américain »36. Le « cinéma élargi », en tant que sous-phénomène de l’intermedia, ne devrait pas être abordé en termes de synthèse, quand bien même celle-ci serait-elle disjonctive, mais en termes d’« hybride » qui procède par greffes entre média et non-média générant une forme inédite, inouïe, monstrueuse en un sens. Maciunas opposait la forme « monostructurelle » de l’event à la structure compartimentée du happening, dans le but de dissocier les activités de Fluxus des performances théorisées à la même époque par Allan Kaprow, Michael Kirby ou encore Richard Kostelanetz37. Higgins, quant à lui, soutient que le happening constitue la forme d’intermedia la plus spectaculaire, en se situant à la croisée des arts visuels, du théâtre et de la musique38. Suivant cette perspective, je soutiendrai que le « cinéma élargi » prolonge ou dévie le happening, en introduisant au sein de la performance la dynamique de la projection et ses pulsations stroboscopiques.
Fluxfilms : scénarios « intournables », installations et performances « paracinématographiques »
Les artistes associés à Fluxus qui ont travaillé systématiquement sur le médium filmique évoluent le plus souvent de la projection sur un écran fixe, qui s’inscrit dans le dispositif « classique » de la salle obscure, à la spatialisation d’images en mouvement sous forme d’installations (je pense ici au white cube, mais aussi aux fluxboxes). L’œuvre filmique de Paul Sharits incarne ce déplacement de façon emblématique39. En un premier temps, Sharits interroge l’articulation entre les photogrammes et la dimension volumétrique de la projection dans ses flicker films, en associant des couleurs pures qui se superposent et qui exercent une impression physique sur le spectateur – Sharits ayant lui-même établi un parallélisme entre cette expérience traumatique et la crise d’épilepsie40. En un second temps – à partir de 1971 –, il conçoit des installations filmiques, en transgressant l’unité du photogramme : il joue désormais sur un effet de superposition des images à travers la disposition des écrans dans l’espace, le montage se déplaçant sur un plan purement spatial41. C’est en vain que l’on chercherait un tel tournant dans les films de George Landow. Mais celui-ci a néanmoins intégré la démultiplication de l’écran dans certaines de ses œuvres, notamment Bardo Follies (1967/1974) qui inclut quatre projections simultanées en jouant sur la destruction du celluloïd, la pellicule se consumant42.
Le différend qui oppose Maciunas et P. Adams Sitney autour de la catégorisation et de la définition du « film structurel » permet de ressaisir l’opposition entre la logique anti-culturelle de Fluxus et la recherche d’une grammaire filmique élémentaire. En 1969, Sitney identifie un changement de paradigme dans le cinéma expérimental43, qui correspond à une rupture avec l’apologie de la subjectivité du regard du cinéaste – qui peut être mise en parallèle avec l’essor du minimalisme (même si Sitney ne prend pas en compte les films de Richard Serra, qui représentent un point de jonction évident avec le cinéma « structurel »). Maciunas dénonce trois erreurs par rapport au postulat de Sitney, à savoir « une terminologie erronée, des exemples et une chronologie erronés, ainsi que des données erronées sur les origines »44. Par-delà l’opposition entre le point de vue d’un critique qui se fait le porte-parole du cinéma indépendant américain et l’imprésario de Fluxus qui convoque comme antécédents les films et les pièces de George Brecht, Tony Conrad, Dick Higgins, George Maciunas, Jackson Mac Low, Yoko Ono, Nam June Paik ou encore La Monte Young, ce sont deux conceptions du cinéma qui s’affrontent : Sitney s’inscrit dans une perspective formelle qui consiste à hypostasier la réduction du cinéma à ses seuls éléments constitutifs, tandis que Maciunas appréhende le film comme un simple médium que les artistes peuvent s’approprier, en le déconstruisant et le refaçonnant. C’est selon cette dernière optique qu’il convient d’appréhender les incursions des artistes Fluxus dans le cinéma, le film étant investi en tant qu’intermedia.
Même lorsque le dispositif de projection « classique » est maintenu, le statut du film n’en est pas moins radicalement altéré : les films que Yoko Ono a réalisés pour le festival du film à l’Elgin Theater, par exemple, incorporent l’événementialité de la performance au moment du tournage, à travers un dispositif qui n’est pas sans évoquer les performances d’atelier. Fly (1970), centré sur les mouvements d’une mouche sur le corps d’une femme nue, et Legs (1970), entreprise de catalogage de 363 paires de jambes, partagent plus d’affinités avec les compositions « musicales » de La Monte Young (à l’instar de Composition 1960 no 5, lâcher de papillons dans la salle de concert, ou Composition 1960 no 2, préparation d’un feu devant le public)45 qu’avec les recherches systématiques du « film structurel ». De toute évidence, Legs prolonge le geste de Yoko Ono dans Four (Fluxfilm no 16, 1966), cartographie indicielle de 365 fesses dénudées de la scène artistique londonienne. Fly, par contre, propose une variation sur l’un des six scénarios de films non tournés que l’artiste a écrits en 196446, en articulant une action discrète à l’énoncé d’une idée qui peut se passer de toute actualisation. Ces concepts de films s’apparentent à une forme de (néo)haïkus visuels. The Walk to the Taj Mahal, découpé en trois phases, repose alternativement sur la musique (en relation de contrepoint avec un écran noir), l’imagerie (composée d’une série de travellings urbains pris en voiture ou en moto, sans son) et « l’image réelle » qui tend à se confondre avec le faisceau du projecteur (un écran blanc)47. Malgré son caractère conceptuel, cet énoncé de consignes implique la subjectivité du regard du spectateur : ce qui est visé, c’est la formation d’images rémanentes ou mentales, qui indifférencient toute distinction entre l’acte de création et la réception publique de l’œuvre. Deux « scénarios intournables » – représentant une variation sur ce genre littéraire surréaliste48, réinvesti à partir de la pratique de la poésie concrète49 et des events Fluxus – manifestent littéralement cette confusion. Les instructions de Mona Lisa and Her Smile – » Demander aux spectateurs de regarder fixement une figure (n’importe laquelle) pendant une longue durée, puis de tourner immédiatement le regard vers l’écran et d’en voir l’image fantôme » – et du Scénario no 4 – » Demander aux spectateurs de regarder fixement l’écran jusqu’à ce qu’il devienne tout noir » – proposent de faire l’expérience du point d’indistinction entre l’objectivité du substrat de l’image et son redoublement ou son effacement par l’acte de la perception subjective.
Et il ne s’agit là en aucun cas d’une entreprise isolée, qui serait liée au caractère idiosyncrasique du cinéma de Yoko Ono (qui est l’une des instigatrices des events avec sa pièce Lighting Piece en 195550 – à l’image d’autres événements discrets qu’elle accueillera régulièrement dans son atelier, en 1960-1961). Ainsi en est-il de Tree Movie de Jackson Mac Low. Conçu en janvier 1961, ce projet de film est influencé par les compositions de La Monte Young, comme le précise Mac Low dans une lettre à Maciunas (en récusant au passage l’influence de Tree Movie sur les films de Warhol, comme s’obstine à l’écrire par ailleurs Maciunas) :
L’idée d’un film qui consiste en une vue continue du même objet est d’après moi directement dérivée de compositions telles que Composition 1960 Number 7 (juillet 1960) de La Monte, où l’on demande aux interprètes de tenir « longuement » une quinte.51
Sans équivoque, Tree Movie (1961) se présente comme un film d’instructions, se réduisant à l’énoncé d’un concept :
Choisissez un arbre*. Dressez devant lui une caméra et cadrez de telle sorte que l’arbre* emplisse la majeure partie de l’image. Mettez la caméra en route et laissez-la tourner pendant un nombre d’heures indéterminé. Si la caméra n’a plus de film, remplacez-la par une autre avec un film vierge. Les deux caméras pourront être alternées de cette manière indéfiniment. L’enregistrement sonore fonctionnera en même temps que les caméras. Pouvant commencer à n’importe quel moment du film, une projection publique montrera n’importe quelle longueur du film. *À la place du mot arbre, on peut mettre « montagne », « mer », « fleur », « lac », etc.52
L’acte de concentration, la pure perception de l’observateur qui se centre sur un objet, sont ici identifiés à une éventuelle œuvre qui fait la médiation entre une captation dépersonnalisée et un improbable artefact culturel. Ce projet de film a néanmoins fini par connaître une actualisation – en fait, pas moins de trois versions réalisées en vidéo par Mac Low en 1971 et 1972, et diffusées à l’occasion de deux programmes de quatre heures à Anthology Film Archives, en janvier 197553. À suivre l’argumentation de Higgins, ces films d’instructions devraient être envisagés en tant qu’intermedia entre la poésie concrète et le cinéma. Mac Low, pour sa part, place explicitement Tree Movie sous le signe de Cage :
L’idée d’accepter tout ce qui pouvait advenir en face de la caméra lorsqu’elle était focalisée sur un arbre ou n’importe quel autre objet pendant un long laps de temps était bien entendu influencée par John.54
Dans un registre nettement plus performatif, Zen for Film (1964) de Nam June Paik – qui réactualise Zen for Head (1962) et Zen for TV (1963) dans le contexte du cinéma – incarne l’équivocité fondamentale entre la réduction du film à sa plus simple expression et son redoublement par la présence corporelle du performer. La première représentation de Zen for Film a lieu en mai 1964 à New York, dans le cadre de concerts Fluxus organisés par Maciunas. Cette performance « paracinématographique » s’inscrit explicitement dans le format de la composition musicale et le contexte de la salle de concert, une amorce transparente étant projetée en boucle sur un écran de taille modeste, aux côtés d’un piano et d’une contrebasse, tandis que Paik dessine des ombres sur l’écran en s’interposant face au faisceau du projecteur. L’ombre de Cage hante la scène – » l’hommage » iconoclaste de Paik qui a coupé la cravate du maître en 1959 ne signifiant pas pour autant qu’il se soit dépris de son emprise55. L’absence d’image souligne l’écoulement du temps, à travers l’intensité d’un présent continu (continuous present) que Gertrude Stein n’aurait probablement pas déniée ; l’amorce blanche devient le support d’une écriture aléatoire et discrète, la poussière s’accumulant sur la pellicule où peuvent s’inscrire de fines rayures (le parallélisme avec la célèbre composition vide 4'33" de Cage, interprétée par David Tudor en 1952, est évident). L’œuvre, participant au « concrétisme » revendiqué par Maciunas (elle est d’ailleurs proposée sous forme de boîte dans les Éditions Fluxus en 1964 : à savoir une pellicule non impressionnée), met néanmoins en jeu une logique paradoxale, s’apparentant à un « couteau sans lame auquel manque le manche »56. Zen for Film actualise, à travers la dynamique filmique, Zen for Head – qui représente une variation sur les consignes de la Composition 1960 no 10 (for Bob Morris) de La Monte Young, tout en introduisant un axe temporel unidirectionnel : d’après les instructions de Young, il s’agissait de tracer au sol une ligne blanche à la craie (« Tirez un trait et suivez-le »), geste dont la réitération induit d’infinies modulations ; Paik en avait proposé une variante devenue célèbre, la tête induite de peinture, dans sa performance Zen for Head. Le même geste, ramené aux limites du tube cathodique, structure Zen for TV, exposé en 1963 à la galerie Parnass – une ligne blanche traverse verticalement l’écran. Zen for Film, équivalent « paracinématographique » du bruit blanc, laisse entrevoir l’espace incommensurable qui sépare la présence de l’absence, l’image du néant, et le son du silence – tout en imposant la présence live du corps du performer qui dessine une figuration par son ombre projetée contre un écran blanc. Par le biais de la mécanicité du film mise à nu, le bruit du projecteur souligne l’inexistence du silence, tandis que l’inscription matérielle du temps sur la pellicule signifie l’inconsistance du vide. En s’interposant entre l’écran et le projecteur, Paik fait encore intervenir un dispositif qui sous-tend le cinéma, à savoir la fantasmagorie et le théâtre d’ombres.
Une interprétation ouverte et multiple est indissociable des pièces Fluxus – et ce, pas uniquement dans le domaine de la composition musicale. Aussi n’est-il pas surprenant que Zen for Film puisse ouvrir l’anthologie de films Fluxus établie par Maciunas en 1966 – mais cette fois, en l’absence de tout performer (dont la présence corporelle, en particulier lorsque Paik est accompagné par la violoniste Charlotte Moorman, a pu à l’occasion provoquer de vives réactions, parfois sanctionnées par les forces de l’ordre57). Maciunas, patronnant Fluxus, prend la décision de produire une anthologie de films, parallèlement aux boîtes et aux autres œuvres multiples qu’il édite chaque année à l’enseigne du mouvement. En 1965, il propose une première version courte d’une anthologie de films Fluxus (avec huit films, environ 40 minutes) au « Ann Arbor Film Festival » et à la New York Film Makers Cinematheque ; en 1966, il établit une version longue de Fluxfilms, qu’il exploite à diverses occasions58. Cette anthologie de films, qui est l’œuvre commune de compositeurs, de poètes, de peintres, de graphistes et de cinéastes, s’apparente au programme composite des séances permanentes des années 1910-1920 – c’est là la signature de Maciunas en tant qu’orchestrateur de Fluxus, qui participe également à l’anthologie à travers quelques courts films. L’humour, la dérision et le gag prévalent, non sans mise en abyme du dispositif cinématographique et l’exploitation de matériaux parafilmiques (amorces, décomptes, perforations, images test, etc.). La structure des films est minimale, « monomorphique », oscillant entre le plan très longuement tenu, parfois avec l’utilisation du ralenti, et le montage ultracourt, photogramme par photogramme. Le deuxième film de l’anthologie, Invocation of Canyons and Boulders for Stan Brakhage (1963) de Dick Higgins, donne le ton. En gros plan, Higgins mâche un chewing-gum, le film prenant fin après vingt secondes – sa nonchalance contrastant et inversant le cinéma visionnaire de Stan Brakhage (qui vit retiré à Boulder) ou encore de Bruce Baillie (le fondateur de Canyon Cinema), à travers un jeu de mots irrévérencieux (Invocation of Canyons and Boulders). Le même film avait été montré en une boucle continue, à travers une installation qui s’apparente aux motifs idiots de la tapisserie (ou à une exposition de « films au mètre »). De la même façon, il est possible de présenter la Fluxfilm Anthology à travers différents dispositifs de mise en scène : les films peuvent être projetés continûment sur un seul écran, dans une salle obscure, ou être exposés dans un cube, les films se déployant simultanément sur les quatre murs de la pièce – Maciunas désignant ce mode d’installation à travers une référence aux spationautes, parlant de « Flux Space Center » ou de « Flux Capsules ». L’attention du spectateur est dans ce cas des plus flottantes, celui-ci prélevant de façon personnelle des bribes d’images et de sons. Ce que vise Maciunas à travers ce dispositif de monstration, c’est littéralement une production d’« art au mètre » par le biais d’une forme inédite d’intermedia, qu’il dénomme « films–papier peint »59.
Ce basculement du cinéma à l’intermedia au sein de l’amas diffus d’œuvres que constitue Fluxus est indissociable du mouvement concomitant de dépassement du film underground par l’expanded cinema. Il faut le souligner, Jonas Mekas occupe une fois encore le rôle de passeur dans cette entreprise, étant impliqué dans les projets de publication de Maciunas en tant que correspondant en charge du cinéma60. Le jeu de miroir entre la première anthologie publiée par Fluxus et le numéro spécial de Film Culture consacré aux « arts élargis » est évident dans l’écho entre les deux titres61. Ce redoublement permet de souligner l’antagonisme de logique et de politique entre le « cinéma visionnaire » chroniqué par P. Adams Sitney dans son ouvrage somme et le « cinéma élargi » qui procède par métissage, remontage et démontage, entre média mais aussi entre éléments non artistiques. Le rôle de l’humour dans le cinéma populaire, en particulier le burlesque, est revivifié par Fluxus, qui peut être ressaisi comme un geste subversif, présentant un monde inversé et se situant entre les média.