« Discours » versus « médium » : entretien avec Malcolm Le Grice
François Bovier
Malcolm Le Grice, cinéaste et artiste multimédia actif au sein de la structure Arts Lab et de la London Film Makers’ Cooperative, revient sur l’émergence de la scène britannique du cinéma indépendant et élargi, en la réinscrivant dans un contexte hautement politisé. S’opposant à la logique de la spécificité du médium, il réinscrit ses expérimentations à partir du cinéma élargi dans une stratégie de construction discursive qui prend à revers la logique platement représentationnelle du cinéma narratif.
Version originale disponible sur le site www.decadrages.ch .
Décadrages
Dans les années 1960, vous vous êtes impliqué activement dans le mouvement des coopératives de cinéastes. Quelles relations entreteniez-vous avec la London Film Makers’ Cooperative, fondée en 1966 ? Ce milieu a-t-il interagi avec votre propre pratique du « cinéma élargi » ?
Malcolm Le Grice
Votre question n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît à première vue.
J’ai commencé à réaliser des films un peu avant la fondation de la London Film Makers’ Cooperative (LFMC). Je me suis d’abord tourné vers le cinéma dans le but de dépasser la peinture par le biais d’autres média artistiques, impliquant notamment la technologie électronique et l’ordinateur. En 1965, lorsque j’ai tourné mes premiers films en 8mm, je ne connaissais pas le cinéma underground américain, ni la New York Film Makers’ Cooperative. À cette époque, je n’avais pas non plus connaissance du cinéma des avant-gardes historiques ; je ne me suis intéressé à ces pratiques qu’après avoir réalisé mes premiers films.
L’émergence de la scène du cinéma expérimental à Londres, à la fin des années 1960, est également complexe et intriquée. Mon contact privilégié n’était pas la LFMC ; j’étais d’abord lié à l’Arts Laboratory (Arts Lab), à Drury Lane, fondé par Jim Haynes, où David Curtis, artiste et ami de longue date, avait ouvert un cinéma au sous-sol. À partir de 1967, j’ai montré mes travaux dans cet espace ; rapidement, grâce à la programmation de Curtis, j’ai découvert le cinéma expérimental américain et européen. À la même période, la LFMC a été fondée par un groupe de personnes qui voulaient devenir cinéastes. Mais à l’époque, la principale activité de cette organisation se limitait à la diffusion de films, en investissant parfois Better Books, la librairie anarchiste animée par Bob Cobbing.
À l’Arts Lab, j’ai développé avec Curtis le projet d’un atelier de cinéma, pour répondre à la situation à Londres, où il n’y avait pour ainsi dire aucun cinéaste expérimental en activité – cet état de fait était dû en grande partie aux coûts prohibitifs du 16mm. J’ai commencé à mettre ce projet en pratique, en utilisant de façon artisanale une tireuse optique et du matériel de développement. Ce matériel me suffisait : j’ai réalisé la plupart de mes premiers films en 16mm par ce biais ; mais il était trop fragile et instable pour que d’autres cinéastes puissent s’en servir.
Au cours de l’année 1968, la plupart des personnes impliquées dans le cinéma expérimental en sont arrivées à la conclusion qu’il était aberrant de maintenir deux organisations différentes à Londres, alors qu’il y avait si peu de cinéastes actifs dans ce champ ; une série de rencontres, supervisées par Simon Hartog de la LFMC et moi-même d’Arts Lab, a ainsi été organisée en vue de fusionner la coopérative et le laboratoire en une entité unique. Avec Hartog, nous avons imaginé et mis en place une nouvelle coopérative des cinéastes de Londres, qui comportait un atelier et une salle de cinéma, ainsi qu’une structure de diffusion.
Par le biais de contacts pris par Curtis à l’Arts Lab, un amateur d’art américain, Victor Herbert, nous a fait don de 3 000 livres sterling ; j’ai ainsi pu acheter du matériel de laboratoire professionnel d’occasion, mais en excellent état. L’atelier reposait principalement sur une tireuse par contact intermittente 16mm de marque Debrie, que nous avions installée dans le nouveau laboratoire. Même si cette Debrie n’était pas à strictement parler une tireuse « optique », elle nous permettait d’expérimenter toute une série de « fautes techniques » productives : le tirage de boucles, l’exposition manuelle du film à la lumière, la coloration de la pellicule à travers des filtres ou la multiplication des surimpressions. Nous explorions ainsi toute une série de méthodes qui permettaient de métamorphoser l’image filmique. L’atelier et la salle de cinéma, aménagés dans le même immeuble, ont véritablement lancé la LFMC qui est devenue le principal centre de projection et de production cinématographique expérimental à Londres.
Mais qu’en est-il donc de mon propre travail, et de sa relation au cinéma élargi ?
C’est à travers la salle de projection de l’Arts Lab, à Drury Lane, que mon implication dans le cinéma élargi s’est véritablement concrétisée, entre 1967 et 1968. La salle aménagée par Curtis comportait un écran très large – un grand mur blanc –, un sol sans sièges revêtu de moquette, et deux projecteurs 16mm. C’est en partie en fonction de cet espace mis à disposition et de ces deux projecteurs que j’ai conçu mes films en double projection. Un peu plus tard, l’atelier de la LFMC nous a permis de produire des films à très bas coûts, en utilisant de la pellicule noir et blanc Orwo importée d’Allemagne de l’Est – produite dans une vieille usine Agfa sous le contrôle des communistes, bien avant la réunification. Cette pellicule se caractérisait par son haut contraste – par une qualité datée qui rappelait les actualités et convenait tout à fait à l’environnement politique de Londres dans la période militante des années 1968. Le principe égalitaire et l’absence de censure qui sont au centre du mouvement des coopératives de cinéastes, inauguré par la coopérative de New York, correspondaient à mes prises de position idéologiques. La London Film Coop s’est rapidement développée en un centre de réalisation de films expérimentaux, mais aussi en un lieu très actif de débats autour du cinéma, de la culture, et de sa relation à la politique et à l’idéologie. Plus précisément, j’entretenais une conversation régulière avec Peter Gidal, qui avait proposé une définition du « cinéma structurel-matérialiste » – certains de ces débats étaient publics, et nous avons tous deux publié des essais théoriques et critiques.
Ainsi, la coopérative de Londres a exercé une influence déterminante sur le développement de ma propre pratique en tant que cinéaste. La LFMC représentait un contexte intellectuel extrêmement dynamique et actif, et offrait les moyens nécessaires à la production ; dans chaque nouvel espace temporaire – la coopérative se déplaçait régulièrement d’un immeuble à l’autre, aux loyers bon marché mais extrêmement précaires –, la salle de projection était adaptée à des formes expérimentales de projection, au théâtre d’ombres et à d’autres formes de performance, à la musique live et à l’improvisation.
La coopérative exerçait une influence indéniable sur mon travail ; mais il serait faux de l’envisager comme mon unique modèle. Comme cela a été depuis lors bien mis en évidence, Londres dans les années 1960 était le foyer d’expériences artistiques et de modes de vie alternatifs, indissociables d’activités politiques et d’un mouvement de contestation. Il y avait un public enthousiaste pour tout ce qui était « underground », pour les nouvelles formes d’art et les différentes fusions entre domaines artistiques. Dans ce contexte, je ne m’impliquais pas seulement dans le cinéma, mais j’expérimentais également avec la vidéo, qui en était à un stade primitif, et plus particulièrement avec les ordinateurs. J’ai fait plusieurs performances qui reposaient sur un théâtre d’ombres en 3D ; et j’ai poursuivi mes investigations sur la musique expérimentale et le son, notamment à travers des performances audio-visuelles conduites ponctuellement avec le groupe de musique expérimentale AMM.
Déterminer des influences précises dans un environnement aux facettes multiples et une période historique aussi dense n’est pas une tâche aisée.
Décadrages
En un sens, cette idée d’un « environnement aux facettes multiples » offre une clef d’entrée dans votre travail à partir du film, de la vidéo, de la performance, du théâtre d’ombres et de la musique expérimentale. Nous voudrions vous poser la question suivante : comment le « cinéma élargi », l’atmosphère politique de l’époque et les œuvres intermedia interagissaient-ils ? De plus, comment cet ensemble de relations s’est-il répercuté sur vos premières expérimentations avec l’image en mouvement et le son ?
Malcolm Le Grice
Il faut tout d’abord rappeler que de nombreux artistes, dans les années 1960, se situaient en rupture par rapport aux contraintes d’un médium traditionnel unique – la Peinture, la Sculpture, ou la Musique, par exemple. Ils expérimentaient à partir de différents média, tout en les combinant. À présent, je préfère parler de ce phénomène comme d’une combinaison entre « discours artistiques » plutôt qu’entre média – d’autant plus que la quasi-totalité des éléments qui entrent en jeu dans la production artistique et dans le visionnement d’œuvres est aujourd’hui médiatisée ou remédiée à travers un processus digital. C’est l’articulation de faits historiques de « langage » et non la dimension physique du « médium » qui fait sens.
En 1964, les limites de la peinture me frustraient en tant qu’étudiant en arts à la Slade School à Londres ; j’ai alors commencé à réaliser des œuvres où la peinture se réduisait à une surface reliée à la réalité qui lui faisait face – par le biais d’accessoires flexibles et d’objets fixés par des pinces amovibles, en incorporant des microphones et des flashes de lumière. Ces peintures s’apparentaient à des œuvres temporelles, où la signification était générée directement par l’œuvre, indépendamment de la prise en compte des intentions de l’artiste. Bref, les enjeux se nouaient autour d’une réflexion sur le spectateur, la présence de l’œuvre et l’éthique, plutôt que sur la représentation, l’expression et l’esthétique. Le passage d’un médium à un autre ne constituait pas ma principale préoccupation ; le film est en fin de compte devenu ma principale activité quand j’ai commencé à l’envisager en tant que performance live plutôt qu’en tant que mode de narration rétrospective. Comme très peu de travaux filmiques ont historiquement été menés de cette façon, un large champ d’expérimentation s’est ouvert à moi ; avec comme avantage supplémentaire la possibilité d’articuler mon implication dans la musique improvisée avec mon engagement dans le visuel (ou le pictural).
Lorsque j’étais étudiant en arts, entre 1959 et 1964, j’ai commencé à me « politiser » d’une façon très singulière. À cette époque, la Grande-Bretagne était une société très fermée et hiérarchisée – ce qui malheureusement semble être à nouveau le cas aujourd’hui. L’aristocratie et la haute bourgeoisie qui régnaient sur les écoles publiques et les universités renommées constituaient un frein à toute mobilité sociale et méritocratie. La réaction à cette situation s’est exprimée à travers différents niveaux. Les changements dans l’habillement et dans les modes de vie ont atteint un sommet à la fin des années 1960, en lien avec la montée de la musique rock dans la culture de la jeunesse – c’était un processus révolutionnaire, même s’il se limitait à un niveau de surface symbolique. La progression des milieux politiques de gauche était plus cruciale encore, revendiquant une égalité de traitement pour les éléments des classes laborieuses ; ce mouvement, avec son ancrage intellectuel dans le marxisme, a conduit à la radicalisation des activités des syndicats d’ouvriers. Cette mouvance a été alimentée par l’opposition à une classe dirigeante souvent incompétente, qui avait acquis son statut privilégié à travers des relations sociales et non par le travail ou par le mérite.
J’ai intégré ce mouvement par le biais singulier du milieu du sous-prolétariat de province. Les membres de ma famille étaient dépourvus de tout moyen financier et de toute éducation, mais parvenaient à survivre grâce à leur présence d’esprit et à leur énergie, tout en se tenant à la limite de la légalité. Néanmoins, ils m’amenaient souvent avec eux au théâtre, et jouaient de la musique. Ainsi, lorsque je me suis retrouvé impliqué dans le contexte métissé des « Swinging Sixties » à Londres, je partageais cette position politique radicalisée qui était articulée à un désir d’expression artistique. Cependant – et cette restriction est essentielle – ces deux aspects n’étaient jamais directement liés. Ma production artistique n’était en aucun cas orientée par un quelconque idéal politique didactique. Ces deux aspects – à savoir, une politique qui va à l’encontre de l’établissement et une approche radicalement expérimentale de l’art – se déployaient parallèlement. La constitution d’une théorie de l’art qui mettait progressivement au jour le concept d’un nouveau sujet spectatoriel, en s’attachant principalement au domaine du cinéma, constituait le seul point de rencontre entre ces deux aspects. Cette élaboration théorique était étroitement liée aux idées que Peter Gidal articulait à l’époque à travers la catégorie du « Matérialisme structurel ». Mais je dois souligner le fait que lorsque je réalisais et je présentais mon travail, ma démarche reposait sur un « instinct » improvisé dans le contexte des discours sur l’image visuelle, rythmique, durative, colorée et temporelle. Mes œuvres n’étaient jamais déterminées par une pensée théorique. Si elles entretenaient un lien avec la théorie, c’était à travers une commune infra-structure psycho-philosophico-éthique qui constituait le cœur complexe des pratiques artistiques de ce temps. Ma théorie et celle de Gidal ne se résumaient en aucun cas à un manifeste – elles ne reposaient pas sur un système de croyances.
J’ai toujours soutenu que mes prises de position politiques reposaient sur une intervention portant sur le contexte artistique, et non sur le contenu artistique. C’est à partir de ce principe de base que j’ai travaillé à la London Film Co-op, à l’Art Education et au sein de différents comités du British Film Institute ou de l’Arts Council. Ce qui motivait ma démarche, c’était une tentative d’intervention directe sur la perception mais aussi sur les fondements économiques de la production d’un art radical.
Alors, qu’en est-il du « cinéma élargi » ? Curieusement, je ne pense pas que nous parlions de ces œuvres en tant que « cinéma élargi », avant la publication du livre de Youngblood en 1970. D’après mes souvenirs, nous parlions de Multi-projection, de Performance et, suite à l’exposition de la Gallery House en 1973, d’Installation. Quant à mon travail, mes premiers films étaient pour une large part réalisés pour deux ou trois écrans – ce qui n’équivaut pas strictement à du multimédia ; comme Castle 2 (1968), ils étaient précisément montés et synchronisés de sorte à ce que l’accent porte sur l’expérience du spectateur qui éprouve par lui-même la durée « présente ». Les performances liées au cinéma reposaient principalement sur des jeux d’ombre comme Horror Film 1 (1971), des improvisations à partir de bandes magnétiques/diapositives/films comme Wharf (1968), des œuvres avec des projecteurs en mouvement comme Matrix (1973) ou des lectures comme Pre-Production (1973). Mais à cette époque, j’ai également réalisé d’autres performances sans films. J’ai réalisé une série de performances en vidéo pour la manifestation « Drama in a Wide Media Environment » (« Théâtre dans un environnement médiatique élargi ») qui s’est tenue à l’Arts Lab de Londres pendant deux semaines en août 1968, l’une incluant un « happening » improvisé à partir de la diffusion de nouvelles liées à l’intervention militaire russe en Tchécoslovaquie. Mes performances comportaient également des éléments audio et lumineux, notamment les performances réalisées avec AMM au 26 Kingly Street et un Typo-Drama généré par ordinateur pour l’« Event One » de la Computer Arts Society en 1969. Mes installations reposaient au début sur des boucles pour plusieurs écrans – la plupart du temps des champs de couleur abstraits –, avec des bandes magnétiques comme Gross Fog et Joseph’s Coat en 1973.
Mais pour en revenir à cette opposition entre « discours » et « médium » : mon œuvre explore les croisements entre média ( cross-media ) dans un sens physique, éprouvant le matériau filmique, l’écran en tant que surface visuelle plane, la re-construction de l’image à travers la manipulation de la pellicule au moment du tirage, la technologie électronique (primitive) à travers des impulsions sonores qui modifient l’éclairage, et les ordinateurs afin de générer du texte ou une image filmique (par exemple dans Your Lips , 1969 ‑ 1971). Même dans le cadre de cette conception matérialiste, la définition de ce qui fonde un « médium » va au-delà des frontières préétablies du « médium ». Ici, l’électricité est traitée à la fois comme un médium et comme un contenu ; elle est générée dans un contexte socio-politique déterminé, se matérialisant à travers l’ampoule électrique elle-même, dans Castle 1 (1966). Dans ce cas, le flash lumineux en tant que tel intervient comme une interruption qui s’interpose face à l’écran et qui est également représenté dans le film ; en conséquence, l’attention du spectateur se redirige sur la lumière du projecteur en tant que partie intégrante du médium. Cette œuvre, en concentrant l’attention sur l’espace du public devant l’écran, ouvre également le concept de médium à l’espace et au temps de la projection elle-même – constituant une forme de sculpture temporelle. De cette façon, l’extension de la compréhension physique du médium prolonge également les discours qui portent sur les média et les structures sociales formant le contexte de l’expérience artistique – et de la sorte, la technologie ne se réduit plus au véhicule de la signification, mais s’intègre à son tour au langage en tant que tel.
S’il y a bien une cohérence dans ce processus (ce qui n’est peut-être pas du tout le cas), elle repose sur le déplacement du centre d’attention de l’artiste en tant que « concepteur de la signification » au spectateur en tant que « constructeur du sens ». Il s’agit là d’un déplacement éthique (pour autant qu’il soit accompli) par le biais des moyens esthétiques de l’œuvre. Ce processus implique le fait que l’expérience artistique ne repose pas sur une interprétation rétrospective – c’est-à-dire l’interprétation de la signification insufflée à l’œuvre par l’artiste – mais sur une conséquence, en l’occurrence l’effet d’une expérience telle qu’elle est réellement éprouvée par le spectateur.
Même si les œuvres de ma première période ne sont pas dépourvues d’intentions politiques, très peu d’entre elles abordaient directement cette question. Castle 1 et Castle 2 reposaient sur une vague interprétation psychologique et politique influencée par Kafka (d’où la référence au Château ). Peut-être que Reign of the Vampire or How to Screw the CIA ? (1970) était mon œuvre la plus politique de l’époque, en ayant recours à des images militaires massivement retouchées. Dans tous les cas, j’étais déjà conscient du fait que l’aspect représentationnel d’un contenu ouvertement « politique » était inefficace par rapport à la construction discursive et sociale de la politique (d’où la présence d’un point d’interrogation dans le titre). Le champ de référence concret de cette œuvre était le discours symbolique de l’art, et dans ma tentative d’ajuster mes motivations politiques à un travail artistique plus intuitif et subjectif, j’ai commencé à parler de « politique de la perception ». Mon intérêt s’est réorienté très nettement sur le comportement conceptuel du spectateur. Et mon attitude à cet égard n’a pas changé – je ne prends pas directement parti sur des questions politiques, mais je tente de réaliser des œuvres qui exigent du spectateur qu’il pense hors des idéologies dominantes, en récusant la fixité du sens et les systèmes de croyance.
Décadrages
La notion de « politique de la perception » paraît tout à fait opératoire pour ressaisir votre travail à partir de la multi-projection, qui peut être articulé à la distinction que vous avez posée entre « discours » et « médium ». Comment différencieriez-vous l’environnement audiovisuel que vous créez d’attractions plus spectaculaires et commerciales, telles que l’Expo 67 à Montréal (avec les Eames) ou l’Expo 70 à Osaka ? Pour en revenir à votre pratique, par exemple à la performance de jeux d’ombre dans Horror Film 1 , où la projection, l’écran, le son et le public interagissent, pourriez-vous préciser comment vous avez élaboré cette idée d’anti-illusionnisme que Gidal a par ailleurs théorisée, et quelle perception phénoménologique implique ce cinéma « démonté » ?
Malcolm Le Grice
Une fois encore, il est difficile de répondre précisément à votre question – et quand bien même y parviendrais-je, le risque de me tromper ne peut pas être écarté. Je vais essayer de préciser pourquoi j’utilise le terme de « discours » plutôt que celui de « médium ». Jusqu’au début des années 1980, faire porter l’accent sur le médium en tant que matériau physique et processus matériel constituait un moyen de résister à l’illusion filmique et de souligner une présence filmique « problématique ». Certains aspects de la physicalité du médium ont perduré dans les bandes vidéo, mais la nature électronique puis digitale de la captation, de la manipulation et de la présentation de l’image a fini par supplanter cette physicalité. Dans l’ère digitale, les opérations fondamentales du « médium » sont dépourvues de toute forme de physicalité qui peut être saisie par nos sens. Ces transactions reposent sur des commutations électroniques de polarités qui prennent place sur une échelle atomique et à la vitesse de la lumière. Les éléments qui entrent dans la constitution du « médium » sont invisibles ; ils n’entretiennent pas de relation mondaine directe avec leur source (qu’il s’agisse d’images ou de sons), ni avec la façon dont celle-ci est rapportée à nos sens. Aujourd’hui, il n’y a plus de médium – on ne peut plus parler de médium intrinsèque ou stable qui définit les limites d’une pratique. De ce fait, lorsque l’on réalise une œuvre, nous devons déterminer le contexte conventionnel dans lequel celle-ci s’inscrit. Il nous faut sélectionner un contexte discursif. Ainsi, je comprends le discours comme un ensemble d’attentes de sens (un contexte de « langage ») contre lequel s’oppose une œuvre, en modulant ou confirmant ces attentes. Il s’agit là d’une conception dynamique du « langage » – le langage n’est pas un système fixe de signifiants ou une syntaxe, mais une arène dans laquelle de nouvelles pensées se relient à des concepts existants. Le principe fondamental de ce processus consiste à déplacer l’« attente » de l’interprétation construite par le spectateur, mais aussi par le réalisateur. Cette condition discursive et cet horizon d’attente étaient bien évidemment également présents dans les œuvres qui se concentraient sur le médium, mais à l’ère digitale ce processus est inévitable. Maintenir une position anti-illusionniste en dehors de la stratégie artistique qui consiste à se concentrer sur la physicalité de l’œuvre m’a conduit à poser une nouvelle question artistique persistante. Comment re-situer le public (moi-même y compris), en résistant à l’illusion à partir d’une image à la définition extrêmement élevée et à un son d’une reproduction très fidèle ?
Je n’en suis pas intimement convaincu, mais je pense que mon utilisation d’une échelle de comparaison entre les écrans dans mes vidéos multi-écraniques crée une possibilité de choix à chaque instant – que faut-il regarder et comment le rapporter à soi ? – pour le public (le spectateur).
Quant à la question du spectacle, je dois admettre que je recherche sur le plan artistique une expérience forte et immersive. J’envie la condition induite par la musique, que je tente de reproduire dans mon utilisation de l’image en mouvement. Je mets en place une structure d’expérience de la vision et de l’audition qui commence par une sensation résistant à l’interprétation et qui se constitue, à partir de l’utilisation de processus de mémoire consciente et inconsciente, en des unités de plus en plus larges de l’expérience et de la conception du temps – il s’agit là d’un modèle musical. Par contre, je ne suis pas persuadé que ce processus s’accorde bien avec la tentative théorique (et politique) de placer le spectateur plutôt que le concepteur de l’œuvre au centre de la signification artistique. Ce qui réintroduit sans la résoudre la question de savoir si les artistes peuvent théoriser leur propre œuvre et si leur théorie constitue une post-rationalisation de leur pratique « intuitive ». C’est cette problématique qui m’a toujours conduit à soutenir que l’œuvre doit se déployer à partir de la pratique et non de la théorie.
Je ne pense pas que je puisse apporter un quelconque commentaire sur l’Expo 67 à Montréal ou l’Expo 70 à Osaka. Ma connaissance de ces événements repose uniquement sur des comptes rendus de seconde main. Mon instinct me conduirait à dire que le spectacle multi-écrans dans ce type de grands événements a très peu à voir avec mon propre intérêt pour la multi-projection.
Même si je suis la plupart du temps en accord avec Peter Gidal, vous devriez vous adresser directement à lui si vous voulez discuter sa théorie. Je ferai juste un bref commentaire sur la notion d’un cinéma « démonté ». Je pense que ce concept peut introduire une certaine confusion, tout comme les débats qui avaient cours dans les années 1980 sur la déconstruction du cinéma. Nous nous opposions, Gidal et moi, à cet intérêt exclusif pour la déconstruction, comme s’il y avait un langage cinématographique préétabli qui pouvait être déconstruit. Je n’envisage pas mon « excavation » du médium filmique comme une déconstruction mais bien plutôt comme une construction créative à partir de ses propriétés intrinsèques. Bien entendu, à la lumière des systèmes digitaux et de l’explosion des formats de visionnement et diffusion (comme YouTube), j’interrogerais à présent la validité d’une pensée du médium en termes de propriétés « intrinsèques ». Je suis toujours attaché à l’idée que ce n’est que par le biais d’une pratique constructive/créative se déployant à travers un discours public actif qu’il est possible de résister à la domination de la théorie académique.