Raphaël Oesterlé, Sylvain Portmann

Privilege (Peter Watkins, 1967), ou un Beatle à Nuremberg

Cet article propose une série d’éléments destinés à éclairer à la fois les conditions de production du film Privilege , la forme particulière de son récit, mais également ses différentes références à des films antérieurs. Le sort que lui a réservé la critique lors de sa projection au festival de Cannes en 1967 puis à sa sortie en salles quelques mois plus tard en Europe est illustré ici via une large palette de citations.

Peter Watkins tourne Privilege (Privilège, 1967) peu après The War Game (La bombe, 1965), film dont il se démarque tout en conservant certains de ses partis pris. Il reconduit en effet une réflexion d’ordre socio-politique projetée dans un futur proche (l’année 1970) au moyen d’un style à forte connotation documentaire. Cette structure confère un caractère démonstratif au film, les faits exposés apparaissant comme l’avènement inéluctable de situations présentes en germe dans le monde des spectateurs. Un glissement s’opère cependant. Le sujet n’est plus ici la guerre nucléaire, mais l’exploitation de l’image d’une pop star à des fins commerciales et politiques. Si la prévision catastrophiste demeure, elle s’accompagne ici d’une large part de parodie, singeant ouvertement l’esthétique Swinging London alors dominante. Le choix de Paul Jones, chanteur des Manfred Mann, et de Jean Shrimpton, mannequin en vogue, pour incarner les deux rôles principaux, accentuent l’inscription du film dans le milieu du show business (fig.1). Si la forme complexe entre documentaire et fiction perdure, jamais Watkins n’aura réalisé un film aussi proche des milieux du cinéma traditionnel.

Car Privilege est financé par la filiale européenne des studios Universal, ce qui peut paraître surprenant au vu de l’image de cinéaste marginal que Peter Watkins véhicule aujourd’hui. La notoriété dont il jouissait alors peut cependant éclairer cet intérêt, la polémique provoquée par The War Game étant encore dans tous les esprits. Désireuse de développer sa production européenne, il paraît probable que la Universal ait approché le cinéaste en misant sur les atouts publicitaires de sa réputation scandaleuse. Produit par une major, présenté au festival de Cannes en 1967, le film correspond par ailleurs aux standards en vigueur : nous avons affaire à un long métrage de fiction, tourné en 35mm et en Technicolor. Ce premier (et unique) essai de cinéma traditionnel permettra à Watkins de mettre en œuvre un important dispositif technique, susceptible d’entremêler scènes de fiction classique – et même spectaculaires – à des séquences jouant fortement sur des effets documentarisants.

Les deux modes de représentation se conjuguent ainsi pour dépeindre le parcours d’un chanteur pop, Steve Shorter (Paul Jones). La première partie du film expose l’étendue de son succès, l’accent étant mis sur la construction de son personnage médiatique. Produit conçu par divers managers et industriels, source de revenus grâce à la vente d’objets dérivés, il endosse également le rôle de gardien de l’ordre. La violence mise en scène dans ses shows (dans lesquels il apparaît enfermé dans une cage, libéré, puis battu par des policemen sur une scène que contemple un public hystérique) (fig.2 et3) a en effet pour but de canaliser celle de la jeunesse, l’empathie du public servant d’exutoire, et de préserver ainsi l’ordre établi. Le second volet nous montre le même milieu de décideurs vendre la créature Steve Shorter aux intérêts du clergé, désireux de combler le vide de ses églises grâce à l’impact du chanteur auprès de la jeunesse. Prêchant non plus la révolte, mais la rédemption par la soumission, cette partie culmine lors d’une cérémonie nocturne, qui voit le chanteur affirmer son nouveau credo dans une mise en scène rappelant autant Leni Riefenstahl que les hauts-lieux de pèlerinages. A cette volte-face scénarisée correspond un mouvement, quelque peu mécanique, d’éveil à la conscience de soi du personnage. Cet ensemble vide qu’est Steve Shorter gagnera en effet peu à peu en consistance, au gré de sa relation avec une jeune artiste (Jean Shrimpton). Sa prise de conscience aboutira à une crise, l’idole clamant le dégoût de sa condition lors d’une remise de prix, scellant par là sa mort symbolique. Délaissé par ses producteurs et doublement réduit au silence – il n’enregistrera plus, et nulle trace de sa voix ne sera conservée –, Steve Shorter retrouvera l’anonymat.

Ouverture

Le dispositif proposé par Watkins ne se limite pourtant pas à un va-et-vient mécanique entre des moments d’identification aux personnages, sous formes de séquences « classiques », et des instants de rupture relevant du documentaire. Le film débute par un gros plan sur le visage baissé d’un personnage, rapidement masqué par un clap de cinéma identifiant la séquence (fig.4). On peut y lire distinctement un patronyme – Steve Shorter, de même que les noms du réalisateur (R. Kooper) et du caméraman (H. Robens). La voix du clapman annonce alors : « Télévision nationale, scène une, prise une ». Le clap retiré, l’acteur relève son visage et fait face à l’objectif (fig.5). Après avoir pris son souffle et toisé la caméra quelques secondes, le personnage profère ces mots : « Je voudrais seulement vous dire à tous combien je suis heureux d’être de retour en Angleterre après ma tournée américaine ». Des accords d’orgue ponctuent sa déclaration, vite rejoints par des acclamations, tandis que nous retrouvons dans le plan suivant, filmé en extérieur, le nom du personnage inscrit en lettres géantes sur un calicot. En un mouvement de grue, la caméra descend et cadre une foule enthousiaste, péniblement contenue par un cordon de policiers cadrés en plan moyen. Elle poursuit alors en un travelling latéral longeant le cordon, qui donne à voir l’atmosphère hystérique accueillant Steve Shorter. Ce passage d’une position en surplomb à un filmage « à hauteur d’homme » a une valeur emblématique : Watkins délaisse le point de vue « entomologiste » de la démonstration pour s’immerger dans son objet.

Ces plans inauguraux mettent en évidence certaines des stratégies de Privilege. Le premier d’entre eux introduit le personnage de façon détournée. Nous assistons en effet au tournage de l’émission qui sera diffusée sur le petit écran, signe que notre objet ne sera pas tant l’individu « Steve Shorter », que la façon dont son image est construite. La peinture de l’envers du décor sera réitérée tout au long du film à travers de nombreuses séquences où l’entourage du héros s’adresse ouvertement à la caméra, ces scènes évoquant immédiatement le genre du documentaire promotionnel. Par ailleurs, ce plan façonne notre appréhension du personnage. Nous nous situons d’emblée – aucun générique ne précède ces plans – dans un rapport de proximité (par la frontalité du gros plan et l’accès privilégié aux coulisses) et d’altérité (nous ne savons rien de cet homme inexpressif qui nous regarde). Sa prise de parole vient appuyer cet état : le recours au déictique1 crée une adresse forte tout en restant peu intelligible pour le spectateur, alors que la voix blanche ne laisse percer que peu d’informations sur son destinataire. Tout au long du film, Steve Shorter conservera ce caractère lointain et impénétrable, que sa relation avec Jean Shrimpton viendra thématiser. Mandatée pour réaliser son portrait peint, elle ne parvient finalement qu’à ébaucher une silhouette, vide de toute substance. Et de fait, Steve Shorter n’existe pas en soi, il n’est que support. Le second plan du film, qui dévoile l’effet produit par son intervention télévisuelle, complète ce portrait en creux. Le seul moyen de le saisir sera par ses pygmalions d’un côté et son public de l’autre. L’ultime plan de Privilege confirme ce caractère évanescent. La voix over y précise qu’il constitue « tout ce qui reste de Steve Shorter ». Nous découvrons alors ce qui avait constitué notre premier contact avec le chanteur. Le même plan, clap y compris, à quelques différences près : il est en noir et blanc, la bande est usée et le son en a été effacé (comme le précise le narrateur). Seul demeure un bruit de projecteur, qui évoque une situation de visionnement. Cette matérialité de la projection induit la présence d’un public – ou au moins d’un spectateur – qui restera indéterminé.

Cette absence de destinataire identifiable sera alors palliée par le spectateur du film, témoin lointain d’une image à peine lisible. Le générique commence à défiler, alors que Steve Shorter enchaîne les prises. L’image se fige sur un regard caméra, suivi d’un recadrage. Le film s’achève dans le silence, laissant face à face le spectateur et le personnage réduit à sa pure matérialité d’image située dans un au-delà inatteignable. Steve Shorter s’est échappé, et toute l’agitation à laquelle nous avons assisté est rejetée dans le néant.

Ceci démontre la place centrale de la voix over, qui médiatise notre rapport au récit. Elle est présente dès la première séquence du film, lors de la parade triomphale qui salue le retour de l’idole. Son timbre bas, sa diction dédramatisée contrastent avec les cris de la foule, réduits à des bruits de fond. Elle acquiert par là une caution d’autorité, en venant préciser la nature de ce qui est montré. Elle introduit les différents protagonistes, ainsi que l’époque dans laquelle le récit se déroule. Interpellant le spectateur, commentant l’image, elle possède une dimension didactique qui en fait la représentante d’un énonciateur (présumé) neutre et objectif, d’autant qu’il s’agit de la voix de Peter Watkins lui-même. Son ton froid viendra régulièrement pondérer certains moments dramatisés du film, alors ramené à son statut exemplaire2. De plus, son omniscience sous-entend une connaissance préalable des événements qui doivent logiquement être situés dans un temps antérieur à l’élaboration du film (rappelons qu’il prend les atours du documentaire). Ce faisant, les événements narrés prennent place dans un étrange espace-temps : ils se situent dans un futur déjà accompli. La supposée indécision du récit garantissant le plaisir de la fiction s’en trouve perturbée, dans la mesure où les actes des personnages ne se donnent pas comme advenant devant nous, mais comme ayant déjà eu lieu. La voix, comme détachée des événements, entretient ainsi une relation singulière avec le récit. Les « remarques instructives » qu’elle distille semblent parfois, comme en aparté, la placer aux côtés du spectateur. Privilege devient alors un objet ambigu, dans la mesure où son lieu d’énonciation reste inassignable. Comment interpréter ces mots conclusifs : « Cela va être une heureuse année, en Grande-Bretagne, cette année, dans le futur proche », qui synthétisent cette tension entre projection dans le futur et caractère définitivement accompli du passé ? Comment comprendre également que nous ayons pu être les témoins des agissements d’un personnage présenté comme effacé de la mémoire collective ?

Un film référentiel

Le retour triomphal de l’idole inscrit immédiatement Privilege dans un rapport intertextuel. Les images véhiculent en effet une esthétique reprenant celle de Triumph des Willens (Triomphe de la volonté, Leni Riefenstahl, 1935). Ainsi, le retour à Birmingham de Steve Shorter lui vaut-il un « ticker-tape welcome »3, illustrant l’extraordinaire popularité du chanteur. Mais à la différence des parades américaines classiques (dédiées à la visite de chefs d’Etat, au retour d’astronautes ou aux équipes de baseball victorieuses), le personnage adopte une posture beaucoup plus statique. Et aucun sourire n’est concédé. Le plan sur Steve Shorter figé dans un salut immobile reproduit, par son cadrage, par son mouvement ainsi que par la pose de l’acteur, le passage d’Adolf Hitler en voiture dans les rues de Nuremberg, où la foule est venue l’acclamer (fig.6 et 7). Watkins y ajoute certes la chute de bouts de papier mais le ton de la satire s’affirme.

Plus tard, une séquence mettant en scène un concert organisé dans un stade renvoie très clairement à l’esthétique des manifestations nazies. Le stade, lieu de rassemblement populaire par excellence, accueille alors Steve Shorter. Watkins y place un moment clé du film, celui où le personnage principal annonce sa transformation, où sa face violente devient pacifique et chrétienne (fig. 8). Notons au passage que le groupe de musiciens qui ouvre les festivités arbore des brassières rappelant sans équivoque celles portées par les nazis (en guise de svastika inclinée, l’Union Jack). Si Watkins mobilise parfois l’esthétique formelle de Riefenstahl à « contre-emploi », l’instrumentalisant pour mener à bien sa dénonciation, il en va tout autrement lorsqu’il puise dans les motifs ou les thèmes de Lonely Boy (Roman Kroitor/Wolf Koenig, 1963), documentaire réalisé pour la télévision canadienne à qui Privilege doit beaucoup4. Ce court métrage de 26 minutes5 accompagne au plus près Paul Anka, vedette de l’époque, pendant quelques jours de l’année 1962. Il fait suite, dans la filmographie des réalisateurs, à une série d’œuvres du même format et réalisées dans le cadre du Candid Eye6.

Lonely Boy poursuit ces expériences menées par l’ONF. Comme pour Privilege, une voix over commente les images et présente les personnages7. La première occurrence de cette voix annonce au début du film :

« En cinq petites années, Paul Anka, un jeune Canadien, a passé de l’obscurité d’Ottawa au statut de star de l’industrie américaine du divertissement, chiffrée en millions de dollars. Beaucoup se sont interrogés sur la signification de ce phénomène d’aujourd’hui. La transformation époustouflante d’un saltimbanque [entertainer] en une idole vénérée par des millions de fans de par le monde. Ceci constitue un regard candide [candid look] sur Paul Anka des deux côtés des feux de la rampe [footlights]. » [notre traduction]

Cette annonce programmatique signale un glissement du Candid Eye vers un « candid look ». L’allusion revendique autant une filiation qu’une posture peut-être moins naïve. Le passage de l’œil au regard, affirmant la présence active de l’observateur, n’est en effet pas anodin. Le film propose certes quelques scènes où l’image est bien produite par le regard, où on la voit en train de se construire devant la caméra. Mais le couple de regards annoncé (des deux côtés des projecteurs) s’avère pourtant bien moins contrasté : même derrière les footlights, la lumière qui éclaire le visage de Paul Anka n’autorise pas de coup d’œil ou de regard « candide ». Le film permet, sinon l’approche d’une star prétendument présentée comme inaccessible, celle d’un état de représentation permanente. On y découvre un être perpétuellement soumis à tous les regards, dévoué à son art et à ses commanditaires, toujours disposé aux jeux de la célébrité (autographes, embrassades avec ses fans, etc.).

Les images de la star privilégiées par les réalisateurs canadiens sont principalement celles de ses concerts (scène d’hystérie collective) et celles des coulisses (avant-concerts ou discussions avec l’équipe encadrant le chanteur). Le film confère une importance particulière à l’imbrication des points de vue dans la confection de l’image du film : d’une part un reportage sur Paul Anka et d’autre part un discours réflexif sur l’image et le documentaire. Deux séquences sont particulièrement parlantes à cet égard, dont l’une est explicitement reprise dans Privilege.

La première séquence a lieu dans des loges où arrive Paul Anka, qui remarque la présence de la caméra et s’en étonne, mais qui pourtant s’en accommode presque instantanément. L’arrivée d’un photographe vient ensuite perturber la scène. Ce dernier est filmé alors qu’il observe la lumière, règle son flash, son regard… Gestes qui font directement écho au portrait filmé du chanteur. On en thématise d’ailleurs les interférences, car ni la caméra ni le son ne s’arrêtent et le chanteur d’ajouter, afin de mettre à l’aise le photographe : «  Oubliez simplement qu’ils sont même là ! ». Comme si Paul Anka redoublait, le temps d’une remarque, le dispositif que Kroitor et Koenig mettaient en place (peut-être même qu’Anka répète là ce que les réalisateurs lui ont donné plus tôt comme consigne). La séquence se termine sur un mouvement panoramique de la caméra, placée ostensiblement devant un miroir où se reflète son image lorsqu’elle suit de gauche à droite la sortie de Paul Anka. Cette simulation d’intimité (le chanteur est momentanément « en slip »), outre qu’elle montre l’omniprésence des regards ou la présence perpétuelle de la « compagnie » du chanteur, permet une remise en question du point de vue. La double intrusion de l’équipe de tournage et du photographe, est ainsi rendue perceptible.

L’autre séquence nous présente Jules Podell (proche de Frank Costello, chef mafieux new-yorkais), patron de la boîte de nuit Copacabana, et que Paul Anka appelle familièrement Uncle Julie. Filmé face caméra, on le voit demander au cameraman : « Voulez-vous que les serveurs bougent un peu ? ». Lorsque le chanteur le rejoint et lui apporte des cadeaux, dont une photo de lui, destinée à son bureau, et ils s’embrassent. On perçoit ensuite la voix du réalisateur hors-champ : « Pourriez-vous refaire le baiser ? », car la caméra a bougé à ce moment-là. Rires de l’assemblée. Et pourtant ils «  rejouent  » la scène sans rechigner. Cette scène est reprise presque intégralement dans Privilege, mais cette fois dans une des « 300 discothèques appartenant à Steve Shorter, construites spécialement ces dernières années afin de répandre le bonheur à travers la Grande-Bretagne », comme nous l’indique le narrateur. On assiste alors à l’anniversaire du « music publisher » (Jules Jordan, interprété par Max Bacon) de Steve Shorter qui fête ses 65 ans. La voix over nous présente les protagonistes : l’éditeur musical est également appelé Uncle Julie par le chanteur. Il reçoit une photo qui le représente en compagnie de Steve. A la différence de Lonely Boy, le personnage regarde la caméra lorsqu’on lui propose de rejouer la scène, car c’est « de là » que la remarque émane. Le rire d’Anka s’est mué en sourire désabusé. L’entertainer arbore le faciès d’un clown triste que les mascarades n’amusent plus.

On observe ainsi deux types de reprises. La première s’inspire d’une esthétique connue (la représentation du IIIe Reich par Riefenstahl) pour la juxtaposer à celle de la pop culture. Les scènes de foule, durant le défilé ou lors du rassemblement nocturne, prennent ainsi une tournure inquiétante, teintée de totalitarisme. Cet alliage a un effet didactique, puisqu’il s’agit pour Watkins de démontrer que la manipulation des masses par l’image s’échafaude dans un cas comme dans l’autre de la même manière. Le deuxième mode d’emprunt reprend à la fois la forme et les situations dramatiques des réalisateurs canadiens, sans pour autant remettre en cause leur démarche. Lonely Boy interrogeait déjà la nature de l’image de la pop-star, sa composition permanente – Watkins semble bien plus s’en « servir » qu’y apporter une critique. Il s’en nourrit dans un premier temps afin de composer une galerie de portraits burlesques incarnant les différents échelons de l’industrie du disque. Dans un deuxième temps, cette inspiration satirique est contrebalancée par le traitement du personnage principal, plutôt de l’ordre du pathos.

Fortune critique

Privilege fut rapidement retiré de l’affiche par la Universal. Cet ostracisme reste difficile à saisir8, d’autant que le réalisateur semblait soutenu par sa maison de production9 et qu’un autre projet était déjà sur pied10. Peter Watkins est par ailleurs plusieurs fois revenu sur l’acharnement dont a fait montre la critique anglaise envers Privilege11, qui aurait contribué à écourter la carrière du film. A ce propos, nous renvoyons à l’inventaire minutieux de la réception critique auquel se livre James Michael Welsh12, qui semble confirmer les propos du cinéaste. Cependant, l’étude de la réception dans l’Europe francophone (France, Suisse et Belgique) fait apparaître un discours moins unanime. On distinguera deux moments dans les recensions de Privilege : le premier fait état de sa projection au festival de Cannes, tandis que le second correspond à sa sortie en salle. Deux autres types de discours font également écho au film. L’imagerie pop à laquelle il est associé a en effet généré quelques mentions dans la presse féminine, alors que sa charge anticléricale a suscité un large écho dans la presse chrétienne.

Chronique cannoise

Comme nous l’avons précisé, Peter Watkins bénéficie alors d’une relative notoriété, et la projection cannoise semble avoir été un succès13. Le prix de la Fédération française des ciné-clubs, attribué à Privilege, viendra d’ailleurs confirmer cette reconnaissance. Ceci ne sera cependant que peu mentionné, et l’accueil critique sera plus réservé. La chronique d’Yvonne Baby est emblématique de la manière dont le film a été envisagé :

« Après La bombe […] Watkins s’est servi de ce qui l’obsède dans le présent pour faire une prédiction de l’avenir. Il a réalisé un film véhément […], fondé sur des intentions généreuses, mais qui, en raison de ses outrances, prend l’apparence d’une ‹ caricature-fiction ›. »14

Plusieurs éléments sont ici remarquables. En premier lieu, Privilege est considéré dans le prolongement de The War Game – cette association, réitérée quasi systématiquement, achève de démontrer l’impact de ce dernier. Or, cette perspective conduit à une seconde récurrence : la rigueur prophétique de The War Game aurait fait place à une grossière démonstration (la « caricature-fiction »). L’excès et l’insolence, déclinés sur tous les tons, forment le principal grief à l’encontre du film15. Cette outrance est néanmoins tempérée par les intentions louables du cinéaste, motif qui reviendra surtout dans les commentaires entourant la sortie du film en salle.

Marqué par la référence écrasante du précédent opus, l’ensemble des critiques a ainsi fait l’impasse sur différents aspects propres à Privilege. La connaissance de Culloden, par exemple, aurait pu permettre de mieux approcher la rhétorique télévisuelle. En effet, Peter Watkins l’utilise ici également dans un but parodique, et non à seule fin de lester ses prédictions d’un effet de réel. D’une manière générale, la dimension humoristique du film n’a été que peu relevée, l’ombre de The War Game empêchant peut-être sa visibilité. Seul Georges Sadoul se démarque : la comparaison avec The War Game lui permet de mesurer l’écart entre les deux films16, alors que Privilege est envisagé, favorablement, à l’aune de A Face in the Crowd (Un homme dans la foule, Elia Kazan, 1957)17. Il est enfin le seul à goûter le comique du film, malgré un verdict finalement négatif18.

Sortie en salle

La couverture de la sortie du film en salle est plus complexe à analyser. Le Monde reconduit l’avis de son envoyée spéciale à Cannes19 et Louis Chauvet campe sur ses positions20, n’ajoutant que peu d’arguments aux notices festivalières. Leur avis est partagé par la plupart des grands quotidiens. Robert Chazal assume la posture du bourgeois effarouché dans France Soir, tournant en dérision le comportement des fans21 et s’offusquant devant l’affront fait à l’Eglise22, tandis que Claude Garson de L’Aurore livre une étrange analyse, condamnant une attitude méprisante des auteurs du film envers les foules23. La presse à vocation culturelle rejoint cette réserve, considérant que Watkins rate sa cible24, de même que les Cahiers du cinéma, expédiant le film en une notule, qui se conclut sur ces mots :

« Agitant les signes sans établir un sérieux déchiffrage, s’abstenant de toute distance, Watkins semble vite succomber à une certaine fascination […]. L’abandon de la mise en scène au profit des formes du documentaire ne l’empêche d’ailleurs pas de schématiser à outrance les personnages. »25

Le film est ainsi rejeté par les publications à grand tirage pour différentes raisons. Tous se rejoignent cependant pour condamner la seconde partie du film (le rachat de l’idole par l’Eglise), jugée invraisemblable, et souligner le côté mécanique et artificiel de la démonstration.

Une partie de la critique défend néanmoins Watkins, et ce pour des raisons diverses. Nous trouvons d’abord les critiques adhérant au film dans la mesure où son discours, dénonçant les stratégies de manipulations des milieux économiques et politiques, vient illustrer le leur26. Un autre faction instrumentalise les thématiques du film pour donner libre cours à sa rancœur devant le monde contemporain, fustigeant les mœurs de la jeunesse27. D’autres enfin choisissent de déjouer les attentes : la presse chrétienne, de La Croix à Témoignage chrétien, loue dans son ensemble les qualités préventives de cette fable, au prix parfois de certaines circonvolutions (la cible de la satire y est assimilée à l’Eglise anglicane, insinuant de la sorte qu’elle se distingue de l’Eglise française, ou plus généralement du catholicisme). De façon plus étonnante, le journaliste de Réforme est le seul à établir un lien entre idoles, idéologies politiques, stars de cinéma et propagande28. A l’inverse l’Humanité29 ou la Voix ouvrière30 s’en distancient à contre-cœur.

Nous pouvons cependant isoler un certain nombre d’invariants perceptibles dans la plupart des textes, quelles que soient leurs conclusions. Tous remarquent la construction du film en trois temps : la parodie du monde du show business (la référence à Lonely Boy est souvent présente), la charge anticléricale et la rédemption par le personnage féminin. Tous relèvent également la pertinence de la première partie, annihilée par le baroque invraisemblable de la seconde (ici la référence à Riefenstahl est perçue, et c’est même ceci – l’intrusion brutale du fascisme – qui est considéré comme rédhibitoire). La fin est unanimement jugée artificielle, mais la performance des acteurs est saluée31 – avec condescendance lorsqu’il s’agit de Jean Shrimpton32. Enfin, toutes les plumes ont perçu l’enjeu principal du film : l’idolâtrie du monde de la variété et les dangers de sa mercantilisation. Ces cris d’orfraie semblent pourtant aujourd’hui bien ingénus, l’industrialisation de la culture paraissant comme un fait acquis que nul ne conteste. Pour preuve, l’édition récente de Privilege en DVD a été accueillie comme une sucrerie pop au charme suranné, confirmant ironiquement le destin promis à Steve Shorter par son producteur.

1 « Je voudrais seulement vous dire... » [nous soulignons].

2 La bande-annonce du film promettait : « un exposé terrifiant et cinglant sur le mauvais emploi du pouvoir dans une époque faite d’illusions »[nous soulignons].

3 Cortège salué par une pluie de petits papiers (à l’origine, des morceaux de bandes issues de téléscripteurs), typique des Etats-Unis, plus particulièrement de New York.

4 A ce propos, le Monthly Film Bulletin (mensuel du British Film Institute, renommé Sight and Sound dès 1991), déplore avec complaisance que « Privilège [cite Lonely Boy] abondamment et sans remerciement », sous-entendant ainsi un lien de parenté malhonnête (P.J.S., « Privilege, Great Britain, 1967 », Monthly Film Bulletin, no 401, juin 1967, p. 90) [notre traduction].

5 Le film est visible en ligne sur le site internet de l’Office National du Film du Canada : http://www.nfb.ca/film/lonely_boy.

6 L’appellation Candid Eye recouvre une série de films documentaires produits par l’ONF. Malgré l’absence de manifeste, ces films sont caractérisés par une revendication de mise en scène non interventionniste (allant parfois jusqu’à l’utilisation de caméras cachées) et par l’exploitation d’« […] une approche non scénarisée, [qui] pousse aussi loin que possible le potentiel de mobilité de la caméra et [qui] éprouve […] les limites de la prise de son synchrone » (Caroline Zéau, L’Office national du film et le cinéma canadien (1939-2003). Eloge de la frugalité, Bruxelles, P.I.E.-P. Lang, 2006, p. 271).

7 Le son pour sa part est très souvent utilisé en contrepoint de l’image, créant des effets de «  montage vertical ».

8 Joseph A. Gomez ne semble pas mieux documenté : il s’en remet au critique John Alexander, pour qui les réseaux de diffusion ont fait pression sur la Universal afin de limiter la circulation du film. Ceci parce que «  Privilege était considéré par un patron de l’industrie du film ayant le pouvoir de décider de sa diffusion comme un film amoral et anti-chrétien qui se moque de l’Eglise, défie l’autorité et encourage la jeunesse dans des pratiques obscènes. » (Joseph A. Gomez, Peter Watkins, Boston, Twayne Publishers, 1979, p. 71).

9 Une entière liberté lui a été accordée lors du tournage, et la bande-annonce de Privilege auteurise le film avec insistance : « Peter Watkins, ce nouveau talent explosif, qui a d’abord fait les gros titres lorsque la BBC a banni son film controversé The War Game. Il prend maintenant d’assaut le grand écran en balayant les œillères du monde de la musique pop. Nous piaffons d’impatience d’en entendre le fracas [bruits de détonation] ».

10 Le dossier de presse de Privilege fait état de ce projet : « Peter Watkins travaille actuellement à un nouveau film […]. Il s’agira d’un western, cette fois […]. Cette réhabilitation des indiens nous vaudra sans doute l’un des westerns les plus intelligents et violents de l’histoire du cinéma » (Dossier de presse « Privilège », Universal, 1967).

11 Un entretien accordé à La Revue du cinéma en 1969 en témoigne : « […] en Angleterre, le film Privilege a été l’objet, dans une large mesure, d’une réception des plus virulentes, hystériques, vicieuses et critiques qu’un film eût dans ce pays. » (« Interviews », La Revue du cinéma, octobre/novembre 1969). A titre d’exemple, citons à nouveau le Monthly Film Bulletin : « Les atours de Watkins se résument à un manque de professionnalisme : son film est l’amalgame d’un scénario pauvre, d’un jeu inepte, sans direction, d’une utilisation de la caméra et d’un montage sans pertinence. Si parfois il paraît magnifique, l’honneur en revient à Peter Suschitzky [le chef opérateur]. […] Tout dans Privilege va de travers, et il est difficile de faire autre chose que le catalogue de ses ratés  » (P.J.S., op. cit., p. 90).

12 James Michael Welsh, Peter Watkins : A Guide to References and Resources, Boston, GK Hall, 1986, pp. 102-122. Issue d’articles de la presse anglaise, étasunienne et française, chaque entrée est résumée et souvent accompagnée de citations.

13 « […] Le film a été dans l’ensemble fort bien accueilli et il aurait pu fort légitimement briguer un prix s’il avait participé à la compétition. » (Feuille d’avis de Lausanne, 4 mai 1967). « Privilege a reçu un accueil chaleureux sur la Croisette » (Nice-Matin, 3 mai 1967). «  [Privilege] a ravi les festivaliers de Cannes.  » (Jean Collet, «  Privilège », Télérama, 9 juillet 1967).

14 Yvonne Baby, Le Monde, 4 mai 1967.

15 «  Usant d’allégories outrancières […] M. Watkins ne parvient à nous inspirer qu’une morne curiosité  » (Louis Chauvet, « Le cinéma qui dérange », Le Figaro, 3 mai 1967).

16 «  Privilege a le même auteur que War Game […].Mais ce sont deux œuvres très différentes. La première avait un style documentaire. La seconde, en couleur, use de toutes les ressources de la mise en scène […].  » (Georges Sadoul, Les Lettres françaises, 11 mai 1967).

17 « Je vais en scandaliser beaucoup en affirmant que je préfère le parti pris ici à celui d’Un homme dans la foule […]. » (Ibid.). Cette référence sera fréquente lors de la sortie en salle. Certains voient alors chez Watkins un dépassement du film de Kazan, qui ciblait principalement l’utilisation des vedettes dans la publicité. Mais c’étaient la radio et la télévision qui étaient visées – pas le cinéma, ni le régime de la fiction.

18 « De très bonnes trouvailles comme la transformation de similis Beatles en moines par une tonsure franciscaine. […] La satire, souvent heureuse, tourne donc court. » (Ibid.).

19 « La caricature qu’il nous offre est si grossière, son ironie est si lourde, que c’est le film qui finit par sombrer dans le ridicule. » (Jean de Baroncelli, « Privilège », Le Monde, 27 juin 1967).

20 « […] j’ai rarement vu satire plus niaise, œuvre plus maladroite, spectacle plus ennuyeux, plus désespérant. Et film manqué d’aussi triste façon... » (Louis Chauvet, «  Privilège  », Le Figaro, 26 juin 1967).

21 « Une réaction plus saine serait de faire entrer tout ce monde dans une cage plus grande en attendant que ‹ ça refroidisse › […]. » (Robert Chazal, « Privilège (provocant) », France Soir, 23 juin 1967).

22 « Mais où ce film […] devient odieux, c’est quand il montre comment, pour substituer la tendresse et la charité à la violence qui ne paie plus, l’état-major du chanteur fait appel à l’Eglise. » (Ibid.).

23 « Nous ne savons si les auteurs de ‹ Privilège › se considèrent comme des sur-hommes. En tout cas, ils traitent leurs concitoyens comme des ‹ sous-hommes › : c’est une attitude inhumaine que nous ne pouvons guère approuver. » (Claude Garson, L’Aurore, 23 juin 1967).

24 « La confusion de ce dénouement retire toute signification à un film qui n’a pas su choisir entre le cri de révolte […] et l’analyse de ce phénomène qu’est la ‹ cristallisation › des teenagers sur ces mannequins […]. » (Georges Charensol, « Privilège », Les Nouvelles littéraires, juin 1967). « Dans ce film faussement démystificateur, l’idole garde le beau rôle, comme dans les magazines. » (Jean Collet, «  Privilège – les faux problèmes  », Télérama, 9 juillet 1967).

25 Patrick Bensard, « Privilège », Cahiers du cinéma, no 192, juillet-août 1967, p. 67.

26 « Peter Watkins […] prouve l’essence totalitaire de la Religion, tout en menant à sa conclusion logique l’impact croissant des mass-media. » (Positif, no 86, juillet 1967).

27 « Dans Privilège, l’analyse du phénomène [...] de la crétinisation de la jeunesse est parfaitement menée. » (Georges Bratschi, Tribune de Genève, 17 octobre 1967). « […] il s’agit d’un magnifique pamphlet cinématographique contre les idoles de la chanson et leur (sic) procédés d’abrutissement collectif. » (Jean-Paul Grousset, Le Canard enchaîné, 21 juin 1967).

28 « […] il suffit en effet d’orienter le récital d’un chanteur et d’injecter un contenu là où n’apparaissait qu’une idéologie incertaine pour obtenir un instrument de domination financière, politique, religieuse, qui l’emporte en efficacité sur les moyens ordinaires de propagande… […] cette thèse promettait d’être joliment satirique, car enfin c’est le cinéma, entre tous les arts du spectacle, qui a codifié le star-system et s’est fait le véhicule des idéologies…  » (Marcel Reguilhem, «  Les Maîtres chanteurs », Réforme, juillet 1967).

29 « En extrapolant, Peter Watkins saute beaucoup trop loin et retombe dans le vide. C’est d’autant plus dommage que son film est remarquablement fait, que la plupart de ses arguments donnent à réfléchir sur la civilisation que nous subissons et qui nous conduit nous ne savons pas où. » (Samuel Lachize, « Quelque chose de pourri au royaume d’Angleterre », L’Humanité, 21 juin 1967).

30 « L’épiscopat anglais et les scouts de Sa Gracieuse Majesté en prennent un bon coup dans Privilèges (sic), mais le héros de cette histoire nous paraît trop évanescent pour nous faire croire à sa révolte. » (Voix ouvrière, 26 septembre 1967).

31 Notons ici que les louanges ne s’adressent qu’aux acteurs principaux, alors que les seconds rôles livrent une prestation souvent étonnante et riche d’improvisation. Etrangement, nul ne mentionne le fait que les faiblesses dans la construction des personnages pourraient également provenir d’un jeu d’acteur limité.

32 « Le chanteur Paul Jones est remarquable […] et le célèbre mannequin vedette Jean Shrimpton, dite ‹ Shrimp ›, est aussi radieusement jolie à l’écran que sur les couvertures des magazines féminins. » (Henry Lemaire, Le Soir de Bruxelles, 30 juin 1967). « […] Paul Jones, authentique ‹ idole › compose un Shorter plausible […]. Sa ‹ rédemption › se nomme Joan (sic) Shrimpton. Qui n’accepterait de se laisser sauver ? » (Jean Vigneron, « Jeunesse, jeunesse », La Croix, 5 mai 1967).