Portrait du cinéaste en arpenteur du monde : The Journey de Peter Watkins et la critique des médias1
Adeena Mey
Cet article prend pour levier non les films eux-mêmes, mais l’impressionnante documentation réunie par Peter Watkins en vue des tournages de ses films sur Edvard Munch et August Strindberg. A partir de là, et de la notion de « matière » préalable, la réflexion s’ouvre sur ce qui construit (et comment) le biographique: où viennent se mêler matériau et archives préexistantes, apports du cinéaste et de l’équipe de tournage, et jusqu’aux regards et contributions du public, pour constituer ce que Watkins nomme de « l’histoire vivante ». A bousculer ainsi les frontières entre documentaire et fiction, entre passé et présent, entre auteur et public, à faire « battre la vie » ici et maintenant, les films de Watkins sont alors envisagés comme une manière de donner matière à ressentir et à penser.
Depuis trente ans, Peter Watkins développe une critique intense et souvent ingénieuse du cinéma commercial et des médias de masse en général2. Alors que certains de ses films – tout particulièrement The War Game (1966), lauréat d’un Academy Award – sont connus et largement commentés, le manque de reconnaissance dont il semble souffrir depuis quelques années peut surprendre. De par son dédain absolu à l’égard de l’idée d’« objectivité » et sa méfiance agressive envers toute institution médiatique (qu’il s’agisse d’organisations académiques ou artistiques, de chaînes de télévision ou de compagnies de production hollywoodiennes), Watkins a souvent été taxé de « paranoïaque » et passe pour être un « collaborateur problématique », même parmi ses admirateurs et les personnes susceptibles de soutenir sa démarche. De plus, ses films ne se plient à aucune catégorie conventionnelle : bien que considérés comme des documentaires, ils constituent en vérité un exercice de déconstruction polémique du système médiatique. Ses œuvres les plus réussies n’ont que rarement atteint le public à qui elles s’adressent et de qui elles seraient susceptibles d’être appréciées. En effet, plusieurs de ses films les plus importants n’ont pas trouvé de distributeur nord-américain, à l’instar de Punishment Park (1971) ; et seuls Culloden (1964), The War Game (1966) et Edvard Munch (1974) sont disponibles sur le marché et jouissent d’une certaine réputation.
L’absence de prise en compte du film épique The Journey, d’une durée de quatorze heures et demie, tourné entre 1984 et 1985, et présenté en première au Festival du Film de Berlin en 1987, constitue le désaveu le plus évident des prouesses médiatico-critiques de Watkins. Conçu et réalisé en réponse aux différents systèmes médiatiques, éducationnels et gouvernementaux auxquels Watkins s’est confronté sur son parcours, ce film déconstruit les systèmes conventionnels de production ; au fil de ses quatorze heures et demie, il formule une critique complexe et hétérogène. Bien que n’ayant pas répondu aux exigences de Watkins quant à sa capacité à critiquer radicalement les structures spectaculaires traditionnelles, The Journey représente un potentiel de réflexion productif pour qui voudrait s’en saisir.
The Journey en tant que processus
Dès 1963, grâce à leur inventivité, The Diary of an Unknown Soldier (1959) et The Forgotten Faces (1961) de Watkins – deux films catégorisés comme « amateurs » en Angleterre – ont été consacrés aux « Oscars » du Concours annuel des dix meilleurs films amateurs et lui ont donné accès à un contrat avec la BBC. Pendant quelque temps, Watkins travaille sur des projets dirigés par d’autres réalisateurs ; peu après, il initie ses propres œuvres, Culloden étant le premier projet à être produit. Fruit de recherches minutieuses, le film met en scène la bataille éponyme qui opposa Ecossais et britanniques, ainsi que la destruction ultérieure du Clan des Highlands comme force politique. En réalisant Culloden, Watkins élargit certaines des méthodes expérimentées dans ses films amateurs, plus particulièrement l’intégration de la caméra à l’action, qui rompt avec la posture d’un observateur distant, et le recours aux gros plans sur les personnages dont le regard fait directement face à la caméra et au public. Lorsque les habitants des Highlands tournent leur regard en direction des spectateurs du film, ils défient les limites conventionnelles de l’Histoire et de la géographie, remettant en cause, d’une part, la tendance à fantasmer un passé « héroïque » et, de l’autre, la négligence des liens problématiques entre le passé et le présent.
Cette rupture avec les conventions a valu à Watkins de nombreuses résistances, ainsi que quelques récompenses en retour ; ainsi, la BBC l’autorise à poursuivre un projet qu’il avait suggéré avant Culloden, un film traitant des horreurs potentielles causées par une guerre nucléaire. Depuis sa sortie controversée (interdit de diffusion à la télévision par la BBC pendant vingt ans), The War Game est devenu un « documentaire » très influent et demeure une œuvre d’une force et d’une lucidité considérables. Bien qu’il traite de la guerre nucléaire – en mettant en scène les événements menant à l’« holocauste », depuis son irruption jusqu’à ses conséquences apparemment sans fin – la critique élaborée dans The War Game se concentre sur la vacuité de l’« engagement » promu par les fictions des médias commerciaux ainsi que sur le prétendu « détachement » du cinéma documentaire et des journaux télévisés. Certains passages qui s’apparentent à du documentaire pris sur le vif – les séquences centrées sur les victimes des détonations nucléaires et leurs résultats effroyables – sont jouées et fictives. Quant aux scènes les plus grotesques – un porte-parole de l’Eglise expliquant que l’on peut apprendre à aimer la bombe atomique, « pour autant qu’elle soit propre et de bonne famille » ; des citoyens lambda révélant leur ignorance de l’existence du Strontium 90 –, elles sont spontanées ou basées sur des déclarations véridiques. Il apparaît ainsi, dans The War Game, que le cinéma de divertissement, tout comme le documentaire, sont des constructions, qui participent au maintien de systèmes de production en masse de produits audiovisuels destinés aux consommateurs.
Pour Watkins, The War Game devait conduire les citoyens ordinaires impliqués dans le tournage et les téléspectateurs à une prise de conscience des événements qui peuvent se produire pendant un conflit nucléaire. L’horreur de la mise en scène de ces personnages qui souffrent, s’exprimant à travers leurs regards adressés à la caméra et au public, ne se réduit pas à un simple appel à considérer les dangers potentiels des décisions politiques de l’époque (et la complicité des médias qui, par leur refus de s’impliquer, les soutiennent) ; elle suggère encore la nécessité d’agir afin de modifier le statu quo. Et si des spectateurs tentaient de se détourner des implications du film en invoquant son exagération, celui-ci montre clairement que la souffrance humaine à laquelle le public est confronté a déjà eu lieu dans chacun de ces détails pendant la Seconde Guerre mondiale, au Japon et en Allemagne, et qu’elle est le fait d’interventions entreprises par la partie soi-disant « civilisée » de cette lutte.
L’ironie la plus grande au vu de l’histoire de The War Game, c’est que son potentiel à générer des dynamiques militantes se traduisit par sa suppression pure et simple par la BBC. Le film finit par sortir avec difficulté en salle, ce qui ne satisfaisait pas pour autant Watkins : les seuls cinémas qui acceptèrent de le diffuser (du moins aux Etats-Unis) furent des salles d’art et d’essai, que ne fréquentaient pas les masses auxquelles le réalisateur voulait s’adresser. Ainsi, si The War Game échappa à une censure totale, ce fut uniquement au prix d’une ghettoïsation élitiste.
Rétrospectivement, il paraît évident que Watkins ne s’est jamais remis du retrait du film par la BBC, et que sa décision de s’impliquer dans The Journey représente sa réponse la plus éloquente à cette censure. En effet, le processus de production élaboré que Watkins a développé paraît avoir été pensé spécifiquement dans le but d’échapper aux contrôles systématiques qui prévalaient alors qu’il travaillait au sein de la chaîne « progressiste » de la BBC.
Première étape du projet, The Journey repose sur la mise en place d’une structure de production totalement indépendante des organisations médiatiques spécifiques, de leurs méthodes de collaboration et de leur vision. De plus, cette structure devait être aussi internationale que possible, tout d’abord parce que les questions que Watkins s’attache à traiter sont internationales (il en était venu à la conclusion que le centrement de la perspective sur un seul pays constituait l’une des faiblesses de The War Game), ensuite parce que l’un des problèmes fondamentaux rencontrés en travaillant avec les médias conventionnels était leur subordination à des idées nationalistes dogmatiques.
Pendant les années 1970, à l’instar de nombreux cinéastes indépendants, Watkins a entrepris, entre deux projets de films, plusieurs voyages au sein de réseaux d’espaces d’art et d’institutions d’éducation supérieure où il était encore possible de présenter des pratiques cinématographiques alternatives. Et comme nombre de ses pairs, il a noué à cette occasion de nombreux contacts dans diverses régions des Etats-Unis, d’Europe et d’Australie. Jusqu’en 1982, Watkins envisageait ces connexions comme un réseau de diffusion alternatif, au sein duquel chaque programmateur était impliqué dans des activités curatoriales ouvertement plus politisées qu’au sein des cinémas commerciaux ou de la télévision. La première étape de la démarche de Watkins a consisté à tester ce réseau, en demandant aux programmateurs de s’engager personnellement ou du moins d’investir une partie de leurs ressources dans la production d’autres alternatives possibles, tel ce film global.
A la fin de l’année 1983, Watkins était parvenu à organiser un système international impliquant la base (grassroots) et reposant sur le volontariat, dont le but était de produire un film explicitement politique3. Les personnes qui ont accepté de travailler avec Watkins se sont investies dans la réalisation de ce qu’il appelait alors « The Peace Film »4, dans la perspective de concrétiser leurs convictions politiques et positions idéologiques, et de communiquer au-delà de leurs cercles relationnels habituels et de leurs affiliations institutionnelles – tout simplement en « s’impliquant plus » que d’accoutumée.
Un réseau local a été formé dans chaque lieu pour récolter des fonds, pour composer une équipe (constituée autant que possible de locaux), et pour faire en sorte que ces citoyens régionaux deviennent les acteurs des entretiens et des communautés mises en scène, dans l’espoir de communiquer, par le biais de Watkins, avec des personnes du monde entier. De ce point de vue, The Journey est comparable aux projets artistiques de Christo, qui traitent autant de la possibilité de rediriger les dynamiques communautaires au nom de l’art que de leur propre finitude en tant que projet artistique.
L’intérêt de Watkins à s’engager dans des communautés locales pour produire un film global découle du constat que dans le monde moderne, presque chaque nation individuelle – plus précisément, chaque région de chaque nation, chaque ville – constitue un mélange de groupes raciaux et ethniques, chacun possédant son héritage et son identité propres. En concevant la mise en scène de l’évacuation de la famille Hendricks, vivant à Utica dans l’Etat de New York, vers Ilion, dans le même Etat, en tant que dynamique communautaire plus large, Watkins démontrait non seulement l’absurdité des plans de défense civile du gouvernement fédéral, mais encore le degré d’ignorance des bureaucraties gouvernementales quant aux différences ethniques au sein des communautés auxquelles elles s’adressent. Le plan de défense civile ignore totalement le fait qu’évacuer une famille afro-américaine comme les Hendricks et leurs voisins, la plupart noirs ou d’origine hispanique, vers un quartier blanc d’une ville bien plus petite, puisse poser problème aux évacués et aux familles d’accueil. Le processus de mise en scène des évacuations a cependant forcé les personnes impliquées à considérer ces questions, ne serait-ce que de façon minime, et à collaborer avec des gens d’ascendances raciales et ethniques multiples sur un projet dont les conséquences politiques affectaient tous les participants. De façon générale, les mises en scène de communautés ne sont pas conçues comme le moyen optimal de réaliser un film abouti, mais comme un outil d’expérimentation innovant et progressiste qui met les médias au service d’un développement communautaire multiculturel.
Sur le plan de la réalisation, le processus de travail de Watkins est analogue aux dynamiques de groupes dont il est l’instigateur. Sa démarche contraste avec les méthodes des médias dominants, tant au niveau de la quantité que de la qualité du travail entrepris. En effet, la « performance » que constitue la réalisation du film est aussi impressionnante que le moindre élément entrant dans sa composition finale. De 1983 à 1984, Watkins a sans cesse voyagé à travers le monde. Il a pris en charge l’organisation des équipes et a tourné dans trois villes américaines (Portland, Seattle et Utica/Ilion), ainsi que dans les Iles Hébrides et à Glasgow, en Ecosse ; en France, en Allemagne de l’Est, en Norvège, en Union Soviétique, au Mozambique, dans divers lieux au Japon et en Australie, à Tahiti (et ce malgré certaines réticences de la part du gouvernement français) et dans deux localités du Mexique. Il a voyagé sans aucune autre protection que celle de son entourage personnel ou professionnel, passant seul d’un pays à un autre, d’un système linguistique à l’autre, dépendant ainsi presque entièrement du bon vouloir des habitants des lieux où il filmait.
Au début de l’année 1985, lorsque Watkins se présenta à l’Office national du film du Canada pour le montage (l’ONF lui ayant préalablement donné accès à son équipement de postproduction), il avait tourné plus de cent heures de matériel ; plus important encore, il avait démontré qu’il était possible pour un cinéaste de questionner les systèmes contemporains en circulant à travers eux et en excédant sans cesse leurs limites, tout en achevant un projet complexe et coûteux (The Journey a coûté l’équivalent de plus d’un million de dollars). En parvenant à réaliser ainsi son film, il entendait montrer que chacun d’entre nous, qu’il soit impliqué ou non dans le monde des médias, peut et doit agir au-delà des limites de ses capacités – s’il désire léguer à ses descendants un monde plus humain et progressiste.
The Journey en tant qu’œuvre : éléments d’analyse
En tant que film abouti, The Journey peut être compris d’au moins deux manières différentes : comme l’indice du processus de production que j’ai décrit, et comme une œuvre avec sa propre forme et cohérence. Même si le film était dépourvu de tout intérêt « intrinsèque », on peut espérer que la redéfinition du cinéaste en tant qu’arpenteur du monde, orientée sur le plan international, aurait exercé un impact considérable sur une nouvelle génération de réalisateurs de la même façon que les films rarement projetés d’Andy Warhol ont influencé l’esthétique d’artistes envisageant leur médium de façon alternative. The Journey est pourtant de loin le film le plus intéressant que Watkins ait jamais réalisé.
Les quatorze heures et demie de The Journey prennent la forme d’un immense tissage cinématographique qui inclut des discussions sincères avec des « gens ordinaires » provenant de nombreux pays différents ; des psychodrames communautaires ; une variété de formes d’analyses qui déconstruisent les pratiques médiatiques conventionnelles ; des présentations d’œuvres d’art (ou d’extraits d’œuvres) par d’autres personnes ; des portraits de personnes et de lieux ; et une profusion d’informations portant sur des problèmes contemporains, notamment la course à l’armement et les dépenses militaires, la faim dans le monde, l’environnement, les politiques de genre, la relation entre la violence du passé et du présent et, plus particulièrement, le rôle des médias et des systèmes éducatifs modernes dans le contexte de la globalisation. Chaque élément central de The Journey est décomposé : pendant l’expérience du visionnement du film, les parties individuelles deviennent des motifs mouvants, qui sont continuellement recontextualisés par les images et les sons environnants. Plus important encore, chaque élément inclus dans le film dans sa forme finale fonctionne comme une critique du cinéma commercial ou des médias dominants, du fait de son contenu, de sa forme et/ou du processus implicite qui a été mobilisé pour générer les images et les sons auxquels assiste le spectateur.
Très tôt dans la mise en place du projet, la focalisation de The Journey sur une série de discussions approfondies avec des gens ordinaires à propos de l’actualité internationale, est apparue comme une évidence. Dans chaque lieu, la première priorité était de trouver des individus (Watkins penchait généralement en faveur des familles ou de groupes familiaux – parents et enfants de tous âges) disposés à débattre avec Watkins, en face de la caméra, sur de longues périodes de temps. Ces personnes devaient être des « amateurs », qui n’ont pas l’habitude d’exprimer en public leurs opinions politiques, et encore moins dans le cadre d’un film. Dans la version finale de The Journey, Watkins présente chaque groupe à travers les mêmes informations visuelles et les mêmes questions ; et il enregistre leurs réponses. Sa détermination à soulever la question de l’« holocauste » nucléaire, sans la dramatiser (suite au téléfilm The Day After [1983], Watkins en était arrivé à la conclusion que mettre en scène des catastrophes nucléaires ne pouvait que donner l’impression de leur inévitabilité), a pris la forme d’une série de photographies des conséquences de la bombe à Hiroshima et Nagasaki, qu’il présente au spectateur au début de The Journey et qui font par la suite l’objet de discussions avec chaque famille. Ces photographies ne sont pas inconnues, bien que les agrandissements que Watkins montre aux familles – auxquels s’ajoute le « zoom » inévitable engendré par l’effet de la projection – les révèlent avec plus de précision que ne le permet leur présentation sous une forme imprimée (d’où une critique implicite des tendances de la presse et de la télévision à neutraliser les images en les miniaturisant).
Finalement, les photographies de Hiroshima et Nagasaki, les préoccupations et l’ensemble de questions préétablies de Watkins, ainsi que son recours à un dispositif similaire dans chaque culture (une pièce dans laquelle chaque famille se réunit normalement en tant que famille), fonctionnent comme une grille permettant de mesurer les réponses des divers groupes de personnes interviewées. Cette dimension de The Journey est expérimentale, dans l’acception la plus fondamentale du terme. Certains spectateurs du film se plaignent du caractère répétitif des questions de Watkins et du caractère prévisible des réponses – particulièrement après le premier ou le deuxième entretien – mais c’est précisément là l’un des buts du projet : confrontés à l’évidence indéniable de l’horreur vécue par ces hommes, ces femmes et ces enfants après une attaque nucléaire, et aux mêmes questions posées quant à ce qui est entrepris (dans les écoles et dans la vie quotidienne) afin de prévenir de tels événements, les Hendricks et les Crippens aux Etats-Unis, les Vikans en Norvège et les familles en Union soviétique, en Ecosse, au Japon, à Tahiti, en Allemagne, etc. révèlent un malaise identique face à ces photographies, à l’inconséquence des gouvernements, ainsi qu’à leur propre absence d’information, de prise de conscience et d’engagement.
L’expérimentation entreprise par Watkins, en ne s’en tenant pas à la simple évidence, a une fonction de révélation. Ce qui est ici mis au jour, c’est la gêne vécue par la plupart des individus lorsqu’ils sont confrontés à ces questions en présence d’autres membres de la famille. Faisant preuve d’un profond respect pour ces personnes, Watkins est aussi parfaitement conscient qu’elles n’ont presque rien fait en tant que familles – malgré l’importance de leur investissement familial – pour se sensibiliser aux problèmes globaux qui affectent leurs vies, ni pour modifier le cours des événements. Pour la plupart de ces gens, être interviewés dans The Journey constitue le moment inaugural d’une confrontation à la globalisation en tant que familles, rompant avec leur dynamique mutuelle de « protection » contre la dure réalité. C’est aussi la première fois qu’elles collaborent avec une personnalité des médias pour élargir leur perspective sur des problématiques contemporaines (plutôt que de se satisfaire des visions réductrices véhiculées fragmentairement par les journaux télévisés ou la presse). En effet, la façon dont ils gèrent le stress de cette situation – à travers leurs commentaires, leur langage corporel, leurs échanges verbaux et non-verbaux – constitue l’un des principaux sujets du film. Les discussions sont donc en fin de compte pensées comme des modèles d’action. Leur utilité dépend du degré d’adhésion des spectateurs à un acte qui peut être considéré comme civil (bien qu’inconfortable, dans un premier temps) et qu’ils pourraient eux-mêmes reproduire.
Le caractère répétitif des interviews induit par ailleurs un autre effet : il crée un ensemble d’attentes qui est momentanément déçu. Les spectateurs se sont habitués au fait que les familles trouvent horribles les événements représentés dans les photographies de Hiroshima et de Nagazaki et s’accordent pour affirmer qu’il ne faut jamais qu’ils se reproduisent, jusqu’à ce que Watkins montre ces images à un collectif d’agricultrices du Mozambique. Le propos de ces femmes, déclarant être familières de telles atrocités et en subir fréquemment juste à côté de chez elles, produit un effet de choc. Ce qui, dans les pays industrialisés, représente une horreur lointaine, constitue une réalité quotidienne pour une large partie du tiers-monde.
De plus, on se doute bien que ce sont les adultes qui prennent le plus souvent et le plus longuement la parole, les adolescents étant plus laconiques et les enfants moins bavards encore. Si cette situation semble naturelle (on n’attend pas des enfants qu’ils soient conscients des problématiques de la globalisation), lorsqu’un jeune enfant fait une remarque perspicace, la situation n’en devient que plus spectaculaire. Et quand Yoriko Shinya, une jeune fille japonaise, manifeste des connaissances en géographie mondiale très limitées et une franche ignorance de toute question internationale, sa virtuosité au piano rend sa performance d’autant plus remarquable. En effet, la famille Shinya, comme beaucoup de foyers des pays industrialisés, tient leur fille à l’écart de ces problèmes, en supposant qu’elle est « trop jeune » pour s’y intéresser, tandis que dans le même temps elle la soutient dans l’acquisition de compétences qui relèvent selon toute évidence du niveau d’un adulte.
Le tournage des discussions avec les familles a été long et relevait de la sphère privée ; à mon avis, aucune des personnes impliquées dans le film ne comprenait l’intensité de l’engagement de Watkins. Dans les documentaires conventionnels, et ce davantage encore dans le traitement médiatique des nouvelles, les interviews sont rigoureusement montées. L’ensemble des entretiens filmés qui constituera un film ou un sujet d’information est déterminé par les présupposés du réalisateur quant à leur utilité ou à l’impact de ce qui y est dit. C’est tout particulièrement le cas quand l’interviewé n’est pas un expert, le personnage principal du film, ou encore le témoin privilégié des faits et dires d’une personnalité « importante » : les entretiens avec le citoyen ordinaire excèdent rarement le niveau du décorum. A l’opposé, The Journey se concentre sur ce que les personnes ordinaires pensent et vivent, et le dévouement de Watkins à leur égard était presque absolu : en effet, il offrait à ceux qui acceptaient de lui parler le temps de répondre à ses questions et il traitait leurs réponses avec respect, non pas métaphoriquement, mais en leur allouant véritablement du temps à l’écran. Le plus grand choc des personnes qui ont collaboré avec Watkins a été de découvrir que le film complété durait quatorze heures et demie, et qu’une très large part du métrage était consacrée aux réponses des familles. La stratégie de Watkins consiste à confronter le public à des conversations sérieuses, se déroulant en temps réel, avec précisément le type de personnages que l’on évite de montrer au cinéma. Par moments, ce qui se dit est intéressant ; le plus souvent, c’est ennuyeux, et parfois prétentieux. Mais les spectateurs perçoivent l’identité de ces gens. Ce ne sont pas des personnages, mais des individualités que le public apprend à connaître. Dans la perspective de Watkins, le film est une forme de praxis qui instaure la possibilité d’une écoute nécessaire à la construction de collectivités locales progressistes et à une communauté mondiale saine5.
Dans deux cas – en Norvège et dans l’Utica/Ilion, Etat de New York – les familles ont collaboré avec des organismes communautaires pour mettre en scène des scénarios à partir de projets de planification de défense civile (en Australie, un troisième groupe a rejoué et interrogé l’expérience de l’enfermement dans un abri anti-aérien ; à Glasgow, en Ecosse, une communauté a mis en scène l’imposition de la loi martiale). Watkins a tenté de conférer à ces adaptations une impression de réalité (ce qu’il était parvenu à faire avec succès dans The War Game), mais celles-ci sont toujours reconnaissables en tant que mises en scène (on aperçoit parfois la perche du micro ou d’autres traces de la présence de l’équipe de tournage). Néanmoins, l’impact que ces dynamiques ont exercé sur les personnes qui se sont investies dans ces rôles, les enfants tout particulièrement, dote le film d’une puissance psychodramatique aussi forte que n’importe quelle fiction vraisemblable. Un exemple des plus probants se manifeste au milieu du film, lorsqu’un groupe de Norvégiens, comprenant Anne et Cornelia Vikan, court jusqu’à un abri antiaérien. Le fait qu’ils reconnaissent le caractère potentiellement inéluctable d’un tel événement est à mon sens aussi émouvant que toute forme de théâtralisation conventionnelle. A l’instar des discussions au sein des familles, l’intérêt de ces mises en scène, loin de reposer sur leur caractère spectaculaire ou cinématographique, tient à la modélisation de processus d’information critique susceptibles d’être développés par des groupes communautaires, des écoles et des médias locaux ; les implications pratiques liées aux décisions politiques et sociales, ainsi que les modalités de réalisation de la plupart des films et des émissions de télévision sont ainsi mises en évidence.
Les discussions familiales (et les mises en scène communautaires) sont centrales ; mais elles s’inscrivent dans un contexte plus large qui implique d’autres modes d’informations. The Journey est divisé en dix-huit parties d’une durée approximative de cinquante minutes, séparées par des points d’interrogations. Cette structure répond à divers buts, dont l’un est pratique, en facilitant l’intégration du film à la situation d’une salle de classes. Dans chaque partie, le spectateur peut voir des extraits d’entretiens et des informations de contextualisation ; des récits de témoins visuels de bombardements de la Seconde Guerre mondiale ; différentes formes de « reportage de guérilla » ; des informations à travers des photographies, des récits et des textes imprimés ; et des plans parfaitement exécutés.
L’un des éléments les plus saisissants de The Journey est le récit fascinant des bombardements de Hiroshima et de Hambourg, tenu par Tashiko Saeki, Hajime Hamada, Emma Biermann et Werner Brasch, qui en furent les témoins visuels. Par leur expérience, ces survivants sont sans aucun doute « experts » en matière d’« holocauste », sans pour autant s’apparenter aux experts formels, impersonnels, à qui l’on fait appel dans les documentaires traditionnels. Ces témoins apportent un éclairage précis sur les désastres causés par les guerres et sur les conséquences de leur expérience vécue aujourd’hui : cela se lit à travers leur visage et s’entend à travers leur voix. Et le fait que l’on revienne sur leurs récits, d’une partie du film à l’autre, répond à la tendance des médias dominants à réduire les témoignages douloureux à des unités ponctuellement limitées dans le temps, que l’on encadre de manière à désamorcer leur impact.
La documentation par le groupe de soutien de Montréal sur la couverture médiatique du « Sommet de Shamrock », le voyage effectué en 1985 par Ronald Reagan au Québec pour y rencontrer Brian Mulroney, constitue l’exemple le plus approfondi d’un reportage de guérilla. Les thèmes manifestes de la rencontre étaient les pluies d’acide et le soutien du Canada au déploiement de nouveaux missiles américains sur sol canadien. Le groupe de Montréal (dirigé par le cinéaste indépendant Peter Wintonick) a filmé les journalistes – particulièrement ceux affiliés à la Société Radio-Canada – qui se préparaient à l’arrivée de Reagan, en prenant part à des conférences de presse, à des sessions de photos et à d’autres activités comparables. En se concentrant sur le sommet en tant qu’événement médiatique, le collectif montréalais révèle la complaisance du « contingent professionnel » du monde des médias, son attachement aux apparences plutôt qu’aux réalités politiques, ainsi que sa complicité avec les gouvernements. Ce qui est indéniablement le cas lorsque l’on prétend qu’un événement important se produit, tandis que Reagan et Mulroney perdent leur temps – et la presse son énergie – en assistant à des protocoles cérémoniels qui diffusent implicitement des messages nationalistes et militaristes. Le groupe de soutien ne se contente pas de documenter les activités de la presse professionnelle ; il accomplit ce que les médias officiels ne parviennent pas à réaliser : à savoir interviewer les participants à une large manifestation contre l’acceptation des missiles américains par le Canada et retracer les activités des manifestants.
Une autre forme de « reportage de guérilla » est incarnée par le White Train Monitoring Project, un groupe informel de cinéastes utilisant le super-8, qui ont documenté les différentes phases du trajet du White Train, transportant des ogives nucléaires depuis la centrale de montage de Pantax, à Amarillo dans le Texas, jusqu’à la base sous-marine de Bangor, à Washington, ainsi que les manifestations de diverses communautés contre ce convoi. Les images tournées en super-8 sont retravaillées à l’aide d’une tireuse optique pour mettre certains détails en valeur et en proposer une interprétation visuelle. Dans le film, ces images sont placées de sorte à ce que lorsque les missiles s’approchent de Bangor, le spectateur parvient à la fin de The Journey.
Les implications de ces différents motifs sont souvent explicitées par le biais de photographies, de discours et de textes défilant à l’écran. Nous avons déjà mentionné la présentation d’images de Hiroshima, qui est précédée et qui fait écho à la présentation de photographies tirées de At Work in the Fields of the Bomb de Bob Del Tredici6 (il s’agit à l’origine d’une exposition de photos et de textes, qui fait l’objet d’une publication en 1987). Parsemées au sein des nombreuses heures de The Journey, les images de Del Tredici détaillent le processus de production et le déploiement d’armes nucléaires aux Etats-Unis, exposant la mentalité et l’attitude des individus directement impliqués dans ce programme d’armement. A l’instar de la présentation des photographies de Hiroshima et de Nagasaki, les images de Del Tredici ne sont pas montrées conventionnellement : elles semblent se situer dans un espace détaché de toute interférence humaine ; Del Tredici tient les photos, pointe du doigt les détails qu’il décrit, comme si les spectateurs étaient assis à une table avec lui7.
Une autre source d’informations est communiquée dans The Journey par le biais de commentaires en voix over (incarnée par Watkins lui-même). Certains spectateurs ont critiqué ce dispositif en tant qu’allégeance à la figure du narrateur dominant, quasi-divin et masculin8. Mais il apparaît clairement, dès le début du film, que Watkins convoque cette convention pour en formuler une critique9. The Journey s’ouvre sur la voix de Watkins, qui se présente en l’absence de toute image :
« Bien, bonjour. Je m’appelle Peter Watkins. Je suis anglais, un cinéaste anglais, je vis actuellement en Suède. C’est ma voix que vous entendrez par moments pendant le visionnement, en tant que narrateur de The Journey. Mon but est de vous apporter des informations supplémentaires et de commenter le processus de réalisation du film. J’espère que vous n’aurez pas l’impression que les informations que je vous donnerai sont objectives. Il est certain que tous ceux qui ont contribué à The Journey ont travaillé très méticuleusement pour fournir des données aussi justes que possibles ; mais j’insiste sur le fait que notre présentation de l’information est biaisée, à cause de notre engagement vis-à-vis du sujet du film. »
S’il n’est pas rare qu’un film s’ouvre sur la voix d’un narrateur (particulièrement lorsque celui-ci est célèbre ou passe pour un expert reconnu), le fait que celui-ci révèle le caractère « biaisé » du film et qu’il le souligne par le ton de sa voix est vraiment inhabituel.
L’accent britannique reconnaissable de Watkins semble, au premier abord, se plier aux conventions du narrateur britannique cultivé ; mais il convoque cette norme pour mieux la subvertir. Ceci est notamment dû à l’écart de cette voix par rapport à celle des narrateurs professionnels qu’on a coutume d’entendre : Watkins s’exprime naturellement avec son propre accent. De plus, immédiatement après s’être présenté, une pause intervient (toujours sans aucune image), suivie de deux femmes qui se présentent et qui traduiront les entretiens en anglais en voix over durant le film. Leur impact est similaire à celui des voix féminines qu’on entend dans Riddles of the Sphinx (1977) de Laura Mulvey et Peter Wollen ou dans Naked Space – Living is Round (1985) de Trinh T. Minh-ha ; elles contextualisent la masculinité normative du récit articulé par Watkins. Plus tard dans le film, on voit le réalisateur apparaître à l’image (le plus souvent assis avec les familles), et on reconnaît sa voix intégrée à l’action qui se déroule face à la caméra, aussi bien que hors-champ. Ou, en suivant le fil de la métaphore du « voyage », cruciale pour le film, on peut dire du narrateur qu’il quitte son enracinement dans un cadre spatio-temporel conventionnel (masculin), pour s’acheminer par-delà le monde porté à l’écran vers un univers où les luttes populaires constituent le sujet de The Journey ; car le voyage s’opère du détachement à l’engagement.
The Journey recourt aussi largement à la visualisation de textes. Ponctuellement, tout au long du film, Watkins montre des documents textuels qui portent sur les questions posées et le film lui-même, en recourant à divers expédients – des points d’interrogations, des mots, des déclarations déclinées par phrases ou paragraphes entiers, des questions adressées au spectateur, des listes – et à un découpage temporel extrêmement précis. En général, les documents inscrits à l’écran sont beaucoup plus expressifs que les textes froids et détachés des films conventionnels ; la temporalité à l’œuvre humanise l’information contenue dans ces textes, et le geste de désignation de détails confère un visage humain aux photographies.
Enfin, un dernier mode de contextualisation de l’information repose sur une série de tours de forces formels, dont la beauté picturale, au sens classique du terme, est frappante : ceux-ci attirent l’intérêt du spectateur par leur composition, leur couleur et leur subtile dimension suggestive. Souvent, ces instants de grâce nous ramènent aux raisons pour lesquelles il vaut la peine de combattre pour notre planète et nous rappellent que la beauté est menacée en ce monde. Chaque fois, ces moments d’illumination apparaissent comme un film dans le film, qui tiennent la comparaison avec les œuvres tournées en un plan unique de Bruce Baillie, Larry Gottheim et J.J. Murphy10. L’un de ces instants les plus touchants survient lors de la dernière séquence du générique de fin. Pendant soixante-deux secondes, on regarde un enfant polynésien qui dort, en silence. Ce plan constitue une méditation sur le but véritable de The Journey – un monde meilleur pour les enfants du monde – et une métaphore de l’activité du public face aux médias internationaux.
The Journey en tant que production : sa structure
Bien qu’un matériel audio-visuel extrêmement varié – dont on ne peut ici rendre compte complètement, faute de place – entre dans la composition des quatorze heures et demie de The Journey, celui-ci est particulièrement bien structuré. J’ai déjà mentionné le fait que l’organisation générale du film repose sur un vaste tissage, sans avoir décrit précisément les contours de cette structure. Comme je l’ai suggéré, les ensembles d’information les plus importants sont distribués en parts égales tout au long de The Journey, même si aucun élément n’est déployé de manière strictement rigoureuse ou systématique. Par exemple, les récits de témoins oculaires de l’« holocauste » sont répartis de façon aussi équilibrée que les autres sources d’information, mais ils acquièrent une forme particulièrement remarquable et saisissante. Le film s’ouvre sur le récit des expériences de Hiroshima de Madame Saeki (les parties 1, 2, 3, 6 et 7 incluent ses réminiscences) ; l’histoire de Hiroshima se prolonge à travers les souvenirs de Monsieur Hamada (parties 7, 8, 9 et 13) et de Monsieur Shindo (parties 8 et 13), ainsi que par le biais des discussions de la famille Mori et des souvenirs du Coréen Jikkon Li. Si ces récits de témoins visuels des bombardements de Hiroshima apparaissent surtout dans la première moitié de The Journey, la seconde revient sur les bombardements de Hambourg, à travers les commentaires de Monsieur Biermann (parties 9 et 18) et de Monsieur Brasch (parties 8, 11 et 18). Les spectateurs voyagent dans le passé par le biais de la description du parcours douloureux de ces personnes dans des villes dévastées : parallèlement au déroulement du film, ils « arpentent » différentes parties du monde.
L’aspect structurel le plus crucial de The Journey peut être ressaisi avec évidence dans la progression des discussions familiales. Pour schématiser, chaque tiers du film se concentre sur une activité de famille différente, tandis que leur superposition apporte un autre éclairage encore. Pendant le premier tiers du film, Watkins axe les discussions entre les membres des familles et les questions qu’il leur adresse autour des photos de Hiroshima et Nagasaki, et dans une moindre mesure celles de Del Tredici, ainsi qu’autour d’autres informations. Les mises en scènes communautaires constituent l’un des points centraux du deuxième tiers du film, à commencer par l’évacuation des Vikan dans la sixième partie. Enfin, dans le dernier tiers, The Journey se concentre de plus en plus sur les expériences et les réponses des familles et d’autres groupes face à la vision sur leurs écrans de télévision de participants du projet dans d’autres parties du globe, dans leurs foyers. La première illustration de cette dynamique intervient dans la quinzième partie du film ; dès la dix-septième, elle devient un motif prépondérant ; à la fin du film, elle prend une charge véritablement dramatique. L’échange de bandes vidéo entre les familles Smillie, à Dumbarton en Ecosse, et Kolosov, à Leningrad, conduit Sam Smillie à prendre un vol pour rejoindre Alexander Kolosov ; tandis qu’ils échangent d’autre bandes vidéo, l’amitié qui se noue entre les deux hommes devient évidente, les Kolosov prévoyant de recevoir les Smillie chez eux durant les « nuits blanches de l’été ». (L’impossibilité due au système soviétique pour la famille Kolosov de voyager en Ecosse rend encore plus poignant leur enthousiasme à accueillir les Smillie à Leningrad).
Ces trois modes d’activités familiales sont reliés à des problèmes globaux, mais le passage d’une activité à l’autre cartographie une progression en direction de l’internationalisme. Cette évolution se manifeste d’abord à travers la prise en compte d’informations sur des événements internationaux dans le cadre des interactions familiales les plus intimes, et s’exprime véritablement à travers l’implication des familles au sein de communautés dans le but de partager leurs expériences et de créer un échange entre familles et individus « ordinaires » dans différentes régions du monde. Cette progression est articulée aux usages potentiels des technologies cinématographique et vidéographique en tant qu’outils d’un changement global, en opposition à leur fonction d’instrument de maintien du statu quo sur un plan national. Dans les différentes parties du film, les familles s’approprient les technologies médiatiques dans le but d’en faire un usage fondamentalement distinct de l’expérience unilatérale du système de communication du cinéma ou de la télévision ; il s’exerce à l’encontre de la pratique de l’entretien dirigé par les journalistes autour d’un « sujet » dans le cadre des nouvelles régionales ou nationales. Ainsi, la technologie médiatique devient un catalyseur de nouvelles formes d’interactions au sein d’unités sociales qui sont articulées entre elles.
La dimension structurelle omniprésente et la plus fondamentale de The Journey repose sur un réseau d’interactions au sein des couches visuelles et sonores du film. Le rythme relativement serein de The Journey permet aux spectateurs de se familiariser avec une quantité inhabituelle de matériaux et, par ce biais, de réinscrire certains éléments spécifiques dans de nouveaux contextes. Très tôt dans le film, par exemple, Watkins juxtapose la couverture du Sommet de Shamrock aux plans d’une journaliste canadienne (Francine Sebastien) qui en dresse le « topo », une voix over traduisant ses propos : « Se drapant d’un lourd apparat de cérémonies protocolaires et de réceptions publiques, le Sommet Mulroney-Reagan connaît un programme bien chargé… » Sebastien est cadrée de sorte à ce qu’elle apparaisse, à première vue, comme cernée par l’obscurité – son visage étant masqué par le bras et le corps d’un technicien : elle est littéralement recouverte par un « lourd apparat » de protocoles médiatiques et de réceptions publiques. Et en effet, la documentation de ce flash d’information révèle que le souci principal de Sebastien et des professionnels qui la filment ne porte pas tant sur les questions du sommet, que sur la figure qu’elle compose à l’écran. Le flash spécial est répété à plusieurs reprises, non pas pour fournir plus d’informations, mais pour vendre des faits évidents avec plus de « professionnalisme ». Ce souci de l’apparence, qui se manifeste par le « drapage » de l’information dans un langage spécialisé et élitiste, ne reflète pas seulement le sommet lui-même, mais révèle par ailleurs le degré d’assimilation des médias commerciaux à une arme au service des systèmes gouvernementaux, fonctionnant dans les limites d’espace et de temps qui leur sont imparties. A travers cet exemple, et tout au long de son analyse des pratiques des médias dominants, Watkins est tout à fait conscient du fait qu’il critique un processus dont il fait partie, en évoluant dans un monde où le cinéma commercial et la télévision exercent une influence omniprésente. Après tout, il recadre le flash d’information de Sebastien, pour se le réapproprier à ses propres fins.
Dans de nombreux cas, la juxtaposition des multiples couches d’informations est encore plus élaborée. Le titre du film, par exemple, est présenté dans la deuxième partie : « The Journey » défile en couleurs et en plusieurs langues de droite à gauche du cadre, parfois accompagné par trois couches sonores simultanées. Le bruit des pas de Watkins marchant le long des voies ferrées en direction de l’entrée de la base sous-marine de Bangor (cette marche constituant par ailleurs un motif récurrent du film) compose la première couche ; la deuxième est constituée par la voix monotone du secrétaire de la Défense, Caspar Weinberger, qui énumère les différents systèmes d’armements en cours de production ; enfin, la troisième inclut, d’une part, un extrait de chant tahitien introduit plus tôt dans le film et, d’autre part, l’identification de Weinberger grâce à la voix over de Watkins.
Ce passage juxtapose plusieurs formes de « voyage » (journey) : le défilement des titres de droite à gauche de l’écran est en parfaite adéquation avec le son des pas, avec l’énumération du processus acharné de production d’armes par Weinberger ainsi qu’avec le rythme rituel des chants. Ces mouvements parallèles varient dans leur mode d’interactions : le défilement des langues et des pays représentés s’oppose, d’une part, aux élans nationalistes incarnés par la liste de Weinberger, et nous rappelle, d’autre part, que le processus de production d’armes ne se cantonne pas aux rangs de l’Assemblée américaine, mais qu’il est sans cesse poursuivi par d’autres nations. Le bruit des pas de Watkins réaffirme à la fois l’effort constant et progressif qui fut nécessaire à la réalisation de The Journey, ainsi que l’effort requis pour le voir. Les chants tahitiens, qui ne sont pas traduits, représentent les langues natives et les traditions que les régimes militaristes et nationalistes semblent vouloir éliminer. De plus, la juxtaposition de ces chants auparavant dans le film avec les photographies de Hiroshima, reliées à la question des essais nucléaires dans le Pacifique, fait référence au coût humain potentiel de la politique incarnée par Weinberger. Une dernière implication repose sur la superposition des chants rituels avec l’effet de litanie induit par Weinberger qui énumère la liste d’équipement militaire, la nomenclature spécialisée désignant les armes en cours de production soulignant cet effet.
Conceptuellement, la densité de The Journey s’accentue de minute en minute, d’heure en heure. Il est pourtant facile de passer à côté de sa complexité, comme en attestent les réactions de rejet face à un cinéma polémique, partagées par les amateurs de films commerciaux et les étudiants spécialisés en cinéma. Selon cette perspective, si le biais idéologique d’un film est trop manifeste, celui-ci devient alors simpliste, son message et son style trop évidents pour qu’il soit divertissant ou digne d’être étudié. Evidemment, ce dogme repose sur le présupposé qu’il est plus avisé de ne pas définir clairement sa position idéologique par rapport aux problématiques de la globalisation. Faire preuve d’« intelligence » revient à occuper un espace mental dans lequel on peut se distancer du réel, et le cinéma « intelligent » s’apparente à une forme qui distrait les spectateurs du monde, tout en prétendant en apporter une meilleure compréhension.
Plus le spectateur s’absorbe intensément dans le visionnement de The Journey, plus la cohérence du propos du film devient manifeste. De prime abord, The Journey semble passer abruptement d’un endroit à l’autre, mais en s’acheminant vers la fin, l’une des convictions qui traverse l’ensemble de l’œuvre de Watkins devient alors évidente : fondamentalement, tous les endroits du globe sont autonomes et forment les parties intimement liées d’un espace global unique. The Journey crée un espace cinématographique dans lequel le spectateur arpente sans cesse et en toute conscience le globe, pour aller à la rencontre de familles et de lieux particuliers, et pour découvrir comment chaque détail finit par s’inscrire dans un contexte global où le sens finit par se constituer. Le film de Watkins ne progresse pas dans la direction d’un paroxysme de l’action ou d’une résolution narrative, mais s’ouvre à une conscience du monde élargie.
La réception publique de The Journey
Lors de la sortie publique initiale de The Journey dans sa version finale, Watkins était déterminé à ce que le film soit projeté dans son intégralité. En effet, sa durée reflétait avec évidence l’implication de Watkins vis-à-vis des questions traitées dans le film et son respect pour les personnes qu’il avait interviewées et avec qui il avait collaboré. Ce dévouement passait bien avant toute obligation vis-à-vis du confort ou du plaisir des spectateurs de The Journey dans le contexte de festivals : en d’autres termes, envers un public qui était suffisamment impliqué dans le maintien du statu quo pour avoir le loisir de se divertir face à des films pendant des semaines entières. Le principe selon lequel les spectateurs désireux de s’engager dans le visionnement de The Journey devaient accommoder en fonction leur emploi du temps constituait l’une des intentions primordiales du projet : pour léguer un monde plus humain à nos descendants, il faut commencer par rompre avec notre gestion obsessionnelle du temps – façonnée avec succès par les médias de masse et les systèmes d’éducation – et par redéfinir nos priorités et nos activités quotidiennes11.
Mais si Watkins se montra inflexible quant à son exigence de diffuser le film dans son intégralité lors des premières projections publiques, il n’y avait aucune raison à ce que The Journey soit par la suite visionné intégralement et linéairement. Grâce à sa structure sérielle, chaque partie du film ou ensemble plus large de sections communique un nombre important d’informations qui portent sur des personnes, des lieux et des questions spécifiques, tout en reflétant la nature globale du film dans son intégralité. A cet égard, The Journey partage plus d’un trait commun avec la poésie épique moderne du Prelude (Le prélude, 1926) de William Wordsworth ou de Leaves of Grass (Feuilles d’herbe, 1855) de Walt Whitman, dont n’importe quel extrait substantiel permet de faire l’expérience de la vision du poète et d’entrer en relation avec l’ensemble de l’œuvre épique. En me basant sur l’expérience des projections que j’ai organisées dans des contextes publics ou d’enseignement, je suggèrerais que la huitième partie est celle qui gagne le plus à être montrée de façon autonome. Les première, deuxième et huitième parties constituent un long métrage particulièrement efficace (en effet, dans le cadre d’évaluations anonymes, mes étudiants ont mentionné cet ensemble comme l’expérience cinématographique la plus forte qu’ils aient vécue) ; et les parties 1, 2, 8, 10 (ou 11, ou 12), 17, 18 et 19 restituent avec puissance le film, dont la durée est approximativement diminuée de moitié.
Dans tous les cas, The Journey constitue pour Watkins autant un catalyseur de possibilités qu’une œuvre exemplaire. Pendant le processus de production du film tout comme lors de son visionnement, il ressort avec clarté que Watkins a conçu The Journey non pas comme une œuvre détachée, mais comme un réseau reliant des individus qui participent à un regroupement populaire international et dont le fonctionnement serait multiple, ou du moins que Watkins en nourrissait l’espoir : la constitution de ce réseau devait permettre la production et la distribution de ce film ainsi que d’autres, et favoriser l’implication des participants dans des formes d’actions politiques directes. Autrement dit, The Journey a été envisagé en tant qu’embrayeur d’une nouvelle forme de dynamique internationale susceptible de se développer entièrement en-dehors des canaux conventionnels. Dans A Fable (Parabole, 1954)12, William Faulkner médite sur le fait que les troupes du front de l’Ouest, qui ont pourtant rendu les armes, quitté leurs tranchées et célébré ensemble les vacances au milieu d’un no man’s land pendant la Première Guerre mondiale, n’aient pas mis définitivement fin à la guerre au gré de ce moment de camaraderie. Mon hypothèse est que Watkins émettait la gageure que The Journey pouvait encourager des milliers de personnes à se libérer des contraintes systématiques sous le joug desquelles elles vivent et à commencer à créer une société authentiquement internationale, en formant un mouvement organisé « horizontalement » et non plus hiérarchiquement.
Bien entendu, The Journey ne fait qu’indiquer les possibilités d’une approche internationaliste. Il n’est pas difficile d’imaginer des projets de films qui s’opposeraient frontalement à un aspect qu’on ne saurait négliger du travail de Watkins où les normes sont reconduites plutôt que mises en cause. Si The Journey a impliqué des milliers de personnes à travers le monde, un seul homme (blanc de surcroît) en assuma la réalisation ; le film est tout autant le produit de la vision et de l’énergie singulières de Watkins qu’un travail collectif. Evidemment, le vaste ancrage du projet de Watkins nécessitait qu’une personne puisse garder prise sur l’ensemble du processus, quel que soit son degré d’ouverture aux contributions de ses collaborateurs. Toutefois, comme Trinh T. Min-ha l’a mis en évidence, la position de producteur/réalisateur de Watkins peut être perçue comme un vestige des forces impérialistes et colonialistes – limite qui explique l’importance des nouvelles formes du cinéma progressiste13.
Pour répondre au défi et à l’urgence d’un cinéma global, de nombreuses directions peuvent être suivies. L’une d’entre elles est indiquée à travers les échanges de bandes vidéo entre les Smillie et les Kolosov, à l’occasion des dernières bobines de The Journey : les cinéastes de diverses régions du monde pourraient développer des formes collaboratives d’interactions engageant des individus de différentes cultures à tous les niveaux de la production et de la diffusion, et déjà au sein du film réalisé. Suivant une autre piste, comme je l’ai déjà suggéré par rapport aux mises en scène communautaires de Watkins, les cinéastes pourraient s’inscrire dans un mouvement international en développant simplement des projets qui reposent sur des interactions productives parmi divers groupes intra-nationaux. Watkins a tenté de s’acheminer dans cette direction à l’occasion des séquences tournées dans le nord de l’Etat de New York, sans articuler pleinement cette approche ; d’autres cinéastes ont exploré cette voie, y compris dans le cinéma populaire. En effet, on pourrait arguer que la remarquable collaboration interethnique sur laquelle repose Do the Right Thing (1989) répond aux scènes de destruction qui concluent l’action dramatique du film de Spike Lee. Ceci dit, malgré tout le travail accompli, le jour où l’on pourra adhérer sans réserves au fonctionnement du cinéma dans le monde et tout autour de lui paraît encore lointain et inaccessible.