La puissance de l’imaginaire vidéographique sur le militant mao : La démolition du Simplon 12 (L’Echo du Boulevard, 1974)
Pour le militant mao, la « conscientisation » des masses par la praxis a toujours été une priorité, pour ne pas dire une fascination. La bande-vidéo La démolition du Simplon 12 (collectif L’Echo du Boulevard, 1974), retrouvée un peu par hasard dans les archives de Marlène Belilos, déposées à la Ville de Lausanne en juin 2009, rend compte de ce militantisme dans les luttes urbaines.
Cet article cherche à comprendre les raisons de la force d’attraction de l’instrument vidéo sur certains militants mao au début des années 1970. La démolition du Simplon 12 offre un bon exemple du cadre idéologique de l’époque, structurant à la fois l’activisme militant et l’utilisation de la vidéo dans la lutte.
Pour le militant maoïste, la « conscientisation » des masses par la praxis a toujours constitué une priorité, pour ne pas dire une fascination. La bande-vidéo La démolition du Simplon 12 (collectif L’Echo du Boulevard, 1974), retrouvée un peu par hasard dans les archives de Marlène Belilos déposées à la Ville de Lausanne en juin 20091, rend compte de ce militantisme dans les luttes urbaines.
La démolition du Simplon 12 offre un bon exemple du cadre idéologique de l’époque, structurant à la fois l’activisme militant et l’utilisation de la vidéo dans la lutte. Cette bande-vidéo a ceci d’exemplaire qu’elle témoigne d’un « répertoire d’actions collectives »2 émergent, fluctuant et éphémère, car les bandes magnétiques en circulation furent, en grande partie, effacées, perdues ou détruites. Le support vidéo n’en a pas moins exercé une force d’attraction indéniable sur certains militants mao au début des années 1970.
L’éphémère collectif de L’Echo du Boulevard
Le collectif de L’Echo du Boulevard se crée à Lausanne à l’occasion de la réalisation de cette vidéo. Il regroupe deux militants du comité de quartier L’Echo du Boulevard, Marlène Belilos et Karine Bourquin, ainsi que Guy Milliard, à l’époque chercheur à l’Institut de sociologie des communisations de masse à Lausanne (ISCM) et pionnier dans l’utilisation de la vidéo à des fins sociales.
L’activisme de Marlène Belilos est déterminant pour comprendre la singularité de cette expérience. Avec l’aide de quelques militants, elle crée L’Echo du Boulevard en mars 1973, après avoir dû quitter Genève à la suite de son licenciement de la Télévision suisse romande (TSR) pour subversion en octobre 19713. Le comité de quartier reprend à son compte le travail d’information que trois étudiants en architecture de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) avaient mené sur l’avenir du quartier et popularisé notamment dans un journal intitulé précisément L’Echo du Boulevard.
Très rapidement, l’orientation du comité de L’Echo du Boulevard est influencée par l’appartenance politique de Marlène Belilos à Rupture pour le communisme (RPLC), un groupe politique maoïste associé au journal lausannois Rupture. Ce journal était animé à l’époque par une composante spontanéiste de la « tendance B » de la Jeunesse progressiste vaudoise qui s’était formée en 1969 après l’exclusion de certains de ses membres du Parti ouvrier populaire (POP)4. Les membres du comité de quartier, influencés par l’idéologie maoïste, croient en la capacité des habitants à prendre conscience de leur exploitation par leurs propres moyens. Ils se lancent dès lors dans du porte-à-porte pour récolter les témoignages des locataires, organisent des assemblées générales de quartier, distribuent des tracts dans la rue, mènent des enquêtes auprès de la population et publient un journal qu’ils vendent au marché intitulé L’Echo du Boulevard. Journal d’information et de lutte collective des habitants du sous-gare.
L’activisme de Karine Bourquin n’est pas comparable avec l’engagement politique de Marlène Belilos, bien que ses sympathies idéologiques avec les idées « gauchistes » de l’époque la poussent à participer à des actions politiques5. A l’initiative de Marlène Belilos, elle rejoint le comité de quartier et participe aux premières actions de L’Echo du Boulevard. Divorcée avec un enfant, comme Marlène Belilos après sa rupture avec l’un des cadres de RPLC, Karine Bourquin militera également dans le groupe Garderie de L’Echo du Boulevard qui se crée en 1975 à la suite d’une enquête révélant le manque de structures d’accueil de la petite enfance dans le quartier.
La participation de Guy Milliard à la réalisation de La démolition du Simplon 12 est à l’image de son engagement politique. Dans le cadre de son expérimentation sociale et artistique de la vidéo, il prend part ponctuellement à des luttes en tant que sympathisant6. Avant d’être sollicité par Alfred Willener à l’ISCM, ce fils de bonne famille bordelaise, qui avait étudié à l’école des HEC de Paris et en parallèle la sociologie à l’Université de Paris-Sorbonne, avait déjà collaboré en France dans le cadre de ses recherches à l’Atelier des techniques de communication (le groupe ACT). Ce groupe avait été créé au cours de l’hiver 1969 sous l’impulsion notamment de Jean-Marie Serreau, homme de théâtre qui s’était intéressé très tôt aux « matériaux mobiles d’animation » mis à disposition des centres culturels par le Ministère des Affaires culturelles et dans lesquels figuraient du « matériel de vidéo portable »7. L’expérience de Guy Milliard dans les centres culturels le conduira d’ailleurs à participer avec André Iten à une expérience similaire à la Maison de la Culture de Saint-Gervais à Genève qui débouchera notamment sur la Semaine internationale de la vidéo (SIV, 1985-1997).
Après sa participation au groupe ACT, Guy Milliard quitte Paris pour Lausanne et devient l’assistant d’Alfred Willener. A partir de 1973, il développe une activité artistique et autobiographique personnelle en expérimentant le champ vidéographique. Il réalise notamment avec Karine Bourquin Il n’y a plus rien (1973), une courte réalisation intimiste et expérimentale à partir d’une chanson de Léo Ferré. De cette période, on retrouve également Journée nocturne (1974), un essai d’une vingtaine de minutes qui tente de montrer les contradictions liées à la pratique de l’outil vidéo, « une opposition entre improvisation et construction ou, si l’on veut, entre un langage et le rejet de tout langage constitué »8. Citons également le film SAVI 74 (1974), une coréalisation avec Francis Reusser à l’occasion du premier Salon de la vidéo à Genève. Probablement sous l’influence du cinéaste lausannois, dont l’engagement militant était important à l’époque, notamment après sa participation au Comité Action Cinéma (CAC, mai-juin 1971) et son activisme à Rupture9, le film se révèle être un pamphlet contre les médias de masse et un relais des luttes minoritaires (féministes, urbaines, etc.). Notons enfin deux films, l’un sur la fin de la communauté mao de Préverenges, Images volées, fin d’une communauté (1975) avec Léa Pool, et l’autre sur la fusillade de Genève en 1932, Genève année trente : mémoire d’une crise (1977).
La démolition du Simplon 12 : l’insertion d’une vidéo dans la lutte
La bande-vidéo La démolition du Simplon 12 a été tournée à l’aide d’un module portable de vidéo légère (appartenant à Guy Milliard) et une prise de son externe (micro) probablement entre le mois de juillet et le mois d’octobre 1974. La réalisation du film intervient dans une dynamique de mobilisation intense dans le quartier, qui s’est soldée par la relocation des appartements vides du no 3 à la rue du Simplon. Fort de ce succès, le comité exige du propriétaire des immeubles, la société Ebauches SA10, la relocation des appartements au no 5. Pour tenter de « briser le silence d’Ebauches SA et des autorités communales », note le comité, une action « Maisons vides – portes ouvertes – nettoyage » est organisée le 19 janvier 1974 pour montrer aux habitants du quartier l’état convenable des appartements11. En avril de la même année, cependant, à la surprise des habitants, la Municipalité de Lausanne autorise la démolition d’un autre immeuble à la rue du Simplon, le no 12, dans lequel vivent encore des personnes retraitées et des travailleurs étrangers logés par une entreprise de construction locale.
La réalisation de cette vidéo s’insère dans un dispositif d’actions collectives plus vaste qui vise à divulguer les agissements des propriétaires dissimulés, selon les militants, par les pouvoirs publics. La vidéo n’est donc qu’un instrument parmi d’autres pour mobiliser les habitants du quartier et populariser la lutte. A la différence d’autres collectifs de vidéastes en France (par exemple Vidéo Out de Carole et Paul Roussopoulos qui met à disposition des ouvriers Lip du matériel vidéo12), les membres du collectif de L’Echo du Boulevard sont des acteurs insérés eux-mêmes dans la lutte (à l’exception, il est vrai, de Guy Milliard dont le travail pourrait s’apparenter à celui de Dominique Dubosc à Lip). La position de Marlène Belilos est plus ambiguë. Son expérience à la TSR lui procure des compétences techniques et journalistiques indéniables. Elle fait d’ailleurs partie de cette nouvelle génération de journalistes engagés à la fin des années 1960, alors que l’entreprise se restructure en profondeur. Avant son licenciement, elle avait réalisé et produit une émission culturelle intitulée Correspondance, plus connue pour ses canulars en direct et son goût pour la provocation.
Dans l’historique de la lutte du comité de quartier, nous trouvons la mention d’une autre bande-vidéo « présentée aux habitants [le 15 mars 1973], dans laquelle des locataires racontent leur résistance aux pressions des régies »13. Difficile de dire si ces témoignages ont été filmés par le collectif de L’Echo du Boulevard, ou même si ce ne sont pas ceux qui figurent sur la bande-vidéo La démolition du Simplon 12. Il semblerait cependant que le collectif n’ait réalisé qu’un seul film.
Le potentiel libérateur de la vidéo
La réalisation d’une bande-vidéo par L’Echo du Boulevard dévoile la fascination des militants pour l’outil vidéo et son potentiel d’émancipation sur les masses. Cette pratique s’inscrit dans la filiation du cinéma militant qui connaît son apogée en France autour de Mai 68 à travers le film d’intervention sociale. Le cinéma s’insère désormais dans la lutte : il devient un instrument de propagande et d’agitation sociale au service des classes sociales les plus défavorisées.
L’apparition d’un support vidéo portable et léger pour le grand public à la fin des années 1960 (le Portapak ½ pouce de Sony, commercialisé en France en 1967) contribue à développer cette pratique militante du film d’intervention qui ouvre le champ cinématographique à des minorités en lutte privées jusqu’ici d’espaces de parole. La vidéo permet dès lors de pénétrer dans des milieux ou des situations « peu fréquentables par une équipe de télévision »14. Ce n’est donc pas un hasard si la vidéo accompagne par exemple très vite les luttes féministes, car sa souplesse d’utilisation et de diffusion permet « de faire entendre des paroles timides ou systématiquement refusées […] », note Anne Marie Duguet15. Ce nouvel usage social de la vidéo constitue également un moyen de briser le monopole d’information de la télévision et du cinéma à une période où la hiérarchie et le cloisonnement des équipes de production sont fortement remis en question.
Le montage était encore à l’époque une tâché malaisée, et la qualité de la bande-vidéo retrouvée dans les archives de Marlène Belilos en porte la trace. Il s’agissait d’une phase difficile qui nécessitait l’utilisation de plusieurs appareils pour enregistrer les séquences retenues sur une bande vierge. La complexité de la manœuvre et la fragilité des bandes expliquent en partie leur mauvaise conservation. Les raccords entre les plans s’altèrent avec le temps et laissent apparaître des décalages et des chevauchements à l’écran. « En vidéo, expliquera Guy Milliard, la meilleure façon de travailler est peut-être bien de faire du montage spontané, en tournant […]. »16
Le film La démolition du Simplon 12 ne se prêtait guère à ce type de montage. Le scénario, sans doute discuté au sein du collectif avant le tournage, exigeait en effet la multiplication des prises de vue dans des lieux distincts. Il faisait face à deux impératifs liés à la lutte : l’élaboration d’un contre-discours et la révélation de la collusion des intérêts entre les pouvoirs publics et les propriétaires. Le premier impératif exigeait le respect d’un certain ordre rationnel de la pensée pour développer un argumentaire théorique. Le deuxième utilisait le « potentiel virtuel » de la vidéo dans l’espoir de faire émerger une « sub- ou une sur-réalité », un potentiel que Alfred Willener et Guy Milliard théorisaient à l’époque comme « une réalité qui n’est pas moins réelle, bien au contraire, parce qu’elle n’est pas (encore) établie »17.
Suivant une dialectique marxiste, il s’agit de recréer les conditions favorables à la « double négation » de l’aliénation par la médiation de la vidéo, autrement dit un retour sur soi provoqué par le pouvoir objectivant de la vidéo. Le but recherché n’est autre que la « conscientisation » des masses18. Dans le film, le procédé est simple. Il s’agit de dénoncer la contradiction du discours des pouvoirs publics à travers le dévoilement d’images d’appartements en bon état et le témoignage d’habitants qui évoquent leurs conditions de vie. La démarche se traduit par la structuration du discours en fonction d’un argumentaire qui contredit point par point le discours des pouvoirs publics alors même que, progressivement, les véritables intentions des propriétaires se dévoilent.
L’effet mobilisateur du dispositif
La volonté de mobiliser les habitants du quartier est perceptible à deux niveaux. Premièrement, par la participation des acteurs à la réalisation d’un film ; deuxièmement, par la participation des spectateurs lors d’une diffusion-débat. Dans les deux cas, le processus filmique doit provoquer une dynamique de groupe et conduire à une prise de conscience collective de la lutte. Pour les membres du comité de L’Echo du Boulevard, cette double dimension apparaît déjà dans leur pratique quotidienne de la lutte. Le porte-à-porte, la récolte de témoignages et les enquêtes sur le terrain font partie d’un ensemble de moyens d’actions qui ont pour but d’impliquer les habitants dans une démarche collective19.
Dans La démolition du Simplon 12, la participation des habitants du quartier à la réalisation du film est limitée. Seules Marlène Belilos et Karine Bourquin sont de la partie – et il s’agit, rappelons-le, de membres très actifs dans le comité. Il ne semble d’ailleurs pas que des discussions aient été menées lors d’une assemblée générale afin d’exposer le projet de tourner un film et d’impliquer les habitants. Le parti pris n’est donc pas le même qu’à Besançon, par exemple, lorsque Chris Marker donne la caméra aux ouvriers de la Rhodiaceta, pour faire suite à leur critique du film A bientôt j’espère qu’il avait réalisé sur leur grève – expérience qui donnera naissance au groupe Medvedkine20. Le plus souvent, la formation de tels collectifs de vidéastes amateurs s’inscrit dans un double usage de la vidéo, culturel par la mise à disposition d’un matériel mobile dans les centres culturels et militant lorsque la situation s’y prête, avec la participation de cinéastes professionnels (par exemple Chris Marker à la Rhodiaceta21, ou Dominique Dubosc à Lip22).
On retrouve cependant les témoignages de trois habitants du quartier dans le film qui révèlent la volonté du collectif de servir d’intermédiaire aux couches sociales les plus défavorisées. Une pratique qui n’est pas propre à L’Echo du Boulevard. Elle reflète d’abord l’état d’esprit de Mai 68 et de toute une génération de contestataires qui s’intéresse aux minorités délaissées par les syndicats et les partis politiques. C’est également une réaction face à la xénophobie qui traverse le mouvement ouvrier en Suisse durant les années 1960 et qui « contribuera », comme le note Jean Batou, « à maintenir longtemps les immigrés à l’écart de ses organisations »23. Dans le film, la parole est donnée à une femme étrangère (fig. 1), une personne âgée (fig. 2) et un ouvrier du bâtiment étranger (fig. 3). L’objectif est probablement double : favoriser la prise de conscience des plus démunis (le pouvoir de révélation de soi) et sensibiliser les habitants du quartier (le pouvoir d’identification ou l’« effet-loupe » de la vidéo).
Donner la parole aux sans-voix est également une pratique intimement liée à l’outil vidéo. Elle vise à favoriser l’éclosion d’une parole brute de minorités (femmes, jeunes, étrangers, etc.) à l’aide d’un cadre intimiste que ni le cinéma ni la télévision ne permettent, tout simplement parce que la vidéo portable limite l’équipe technique à une seule personne. Dans La démolition du Simplon 12, les entretiens se déroulent au minimum à trois personnes : l’interviewé, l’intervieweur (Marlène Belilos) et l’opérateur (Guy Milliard).
Dans ce type de film, l’effet mobilisateur intervient lors de sa projection. Dans l’action militante, note Anne-Marie Duguet, « [l]a pratique la plus courante est celle de la diffusion-débat. Le souci de provoquer avant tout des confrontations d’opinions et l’échange d’informations, de ne pas reproduire avec la vidéo le mode de consommation plus ou moins solitaire de la télévision mais une réflexion collective […] »24.
La bande-vidéo La démolition du Simplon 12 a été diffusée lors d’une assemblée générale de quartier, comme l’annonce un tract (fig. 4)25. La diffusion devait donner lieu à un débat sur la suite des actions à mener. Ceci illustre bien la puissance de l’imaginaire qui entoure la vidéo. « [… C]e que vise la pratique militante à travers ces diffusions », note encore Anne-Marie Duguet « c’est, au-delà des expressions individuelles, l’élaboration ou le confortement d’une conscience collective apte à intervenir sur un ordre social jugé intolérable »26.
L’élaboration d’un contre-discours
Au sein du collectif de L’Echo du Boulevard, la nécessité d’une contre-information est initiée par Marlène Belilos et son expérience à la TSR : « C’est notre tâche d’informer sur l’action que nous menons », explique-t-elle, « c’est le but des tracts, des assemblées que nous organisons […]. Le déroulement de l’action, le soutien et la mobilisation qui l’entourent indiffèrent les professionnels de la presse. »27 La contre-information ou la divulgation d’informations s’oppose sciemment à une tradition helvétique autour de la culture du secret que la génération soixante-huitarde ébranlera d’ailleurs fortement par une nouvelle exigence démocratique. « L’idée, c’était de divulguer », expliquera Marlène Belilos, « [… car] en Suisse on ne divulgue pas les informations. Et de divulguer même les projets de La Municipalité »28.
Pour le comprendre, il nous faut revenir sur son licenciement avec six autres collaborateurs de la TSR. A l’époque, l’affaire de la TSR avait révélé le malaise d’une classe dirigeante qui prenait progressivement conscience du pouvoir de la télévision et s’inquiétait de la pénétration des idéaux « gauchistes » au sein de l’entreprise. La censure de certaines émissions le prouve, en particulier l’émission « Regards » réalisée par Nathalie Nath en 197129. L’émission se proposait alors de réaliser les idéaux de cette nouvelle génération : faire participer les téléspectateurs en leur donnant la possibilité de réaliser eux-mêmes des films sur des thèmes plutôt délicats (armée, famille, sexualité, etc.). Leur diffusion devait donner lieu à un débat contradictoire à la fin de l’émission. L’affaire débute lorsque la seconde émission, consacrée à l’armée et durant laquelle un pacifiste et un jeune officier réalisent leur propre film, est refusée par Bernard Béguin, le chef de programme de l’époque, au printemps 1971. L’émotion est vive au sein de l’entreprise et une manifestation est organisée par les employés devant le siège de la TSR pour protester contre la censure.
L’équipe du professeur Willener est également impliquée dans l’affaire. L’un de ses collaborateurs avait été en effet sollicité par un groupe de la Jeunesse progressiste qui avait été choisi pour réaliser un film sur les jeunes et la démocratie30. Alors que la censure de la seconde émission oblige le directeur des programmes à s’expliquer durant une conférence qu’il tient à l’Université de Lausanne, le groupe demande à l’équipe de télévision de filmer la conférence de Bernard Béguin. Elle sera doublée par une prise vidéo de l’équipe du professeur Willener. « Aussitôt après cet épisode », relatent les sociologues, « la formule sera abandonnée et l’émission supprimée »31. Pour les collaborateurs de l’ISCM, cette affaire dévoile le potentiel de la vidéo pour des groupes hors institution, dont son utilisation « apparaît comme un des seuls moyens de sortir de l’impasse pour les ‹ non-conformes › aux règles des media »32.
Dans le film La démolition du Simplon 12, la stratégie de contre-information repose sur la nécessité de dénoncer les pratiques des propriétaires qui sont systématiquement dissimulées soit par les autorités politiques, soit par la télévision d’Etat. Deux procédés seront utilisés : le détournement du discours officiel et le soulignement de la légitimité du contre-discours.
Le premier procédé exploite l’effet d’objectivité de l’image. Au début du film, les plans se succèdent et montrent des appartements en bon état. On y voit une chambre à coucher à l’apparence charmante. La pièce est propre et ordonnée (fig. 5). On y découvre également une cuisine, agrémentée d’une petite table. La pièce est accueillante et un panier de fruits trône au milieu du buffet (fig. 6). Ces plans viennent contredire les paroles du municipal socialiste Marx Lévy selon un principe de détournement classique et souvent utilisé dans la vidéo militante. « C’est un immeuble vétuste et très déplaisant », explique le municipal pendant que des images d’appartements en bon état défilent. « Si vous êtes allés dans certains de ces locaux, et bien vraiment, l’ambiance qui règne est très peu réjouissante et les gens qui y habitent […] ne sont pas particulièrement heureux de cette ambiance […]. »33 Les paroles du directeur des Travaux proviennent d’un entretien accordé à une radio locale. L’image comble ici le vide initial du média radiophonique et déploie un effet discursif puissant qui vient discréditer totalement le discours des autorités politiques.
Le détournement de l’image ou du son avait déjà été expérimenté par Guy Milliard dans d’autres réalisations, notamment dans Journée nocturne (1974). Dans ce film, à plusieurs reprises apparaissent à l’écran des gens qui parlent. Comme « [cette] fille qui parle, mais on ne l’entend pas », explique Guy Milliard. Et de poursuivre : « Cette fille qui essaie de vous parler, que voudrait-elle nous dire au juste ? Elle voudrait nous parler de son travail quotidien dans une école aussi répressive, aussi sélective que par le passé, où les inspecteurs, les professeurs principaux et les concierges se conduisent souvent comme de véritables flics. »34 Il s’agit ici pour Guy Milliard d’illustrer le potentiel virtuel de la vidéo. Une autre réalité se cache en effet souvent derrière les apparences, le plus souvent une oppression, que la vidéo est capable de restituer. Faire apparaître cette vérité, voilà le but que s’est donné le collectif de L’Echo du Boulevard.
Pour renforcer la crédibilité du discours, le collectif exploite les codes du télé-journal et les attentes que celui-ci suscite auprès du spectateur. On voit par exemple à l’écran Karine Bourquin assise à une table qui fait face à la caméra (fig. 7). Elle lit des fiches disposées sur une table. La reconduction de la mise en scène du télé-journal tend à accréditer l’objectivité des informations qu’elle donne. Cet effet d’impartialité mobilise un horizon d’attente que le spectateur connaît, et dont la légitimité n’est pas contestée. Le télé-journal est censé rendre compte objectivement d’événements qui se sont déroulés dans le monde. Il apporte donc un « supplément » de crédibilité au discours.
Le détournement et l’accréditation de la crédibilité du discours s’accompagnent également d’un didactisme révélant le souci pédagogique du projet. Un impératif visible dans la construction du scénario et le montage : un assemblage de photographies, de tracts, d’articles de journaux et de manchettes (fig. 8). Le film est également entrecoupé par des panneaux montrés à l’écran et des intertitres, qui permettent de clarifier le discours. Chaque séquence est introduite par un commentaire over, souvent pris en charge par Marlène Belilos, et soutenu par une succession de pancartes qui interpellent le spectateur (« Les conditions pour démolir sont réunies // Qui reste-t-il dans l’immeuble ? // Des travailleurs étrangers. Des personnes âgées // C’est-à-dire des gens qui ne peuvent se défendre. Donc qu’on peut déloger facilement »35) Ce montage alterné a pour fonction de rompre avec la linéarité du discours, de provoquer le questionnement et donc la prise de conscience du spectateur.
Car, en fin de compte, c’est bien la mobilisation des habitants du quartier qui surdétermine la démarche. La dernière séquence du film est sans équivoque : « Il nous faut donc continuer à nous défendre, explique Marlène Belilos alors qu’une photographie d’une manifestation apparaît à l’écran, à nous unir et à agir ensemble contre les manœuvres des régies et des propriétaires approuvées par la Municipalité. Ne laissons pas le quartier se transformer contres les intérêts des habitants. »36 Le procédé évoque la forme du ciné-tract ou du film-tract, normalement bien plus courts, entre deux et trois minutes37. Mais le ciné-tract, qui repose sur un assemblage de photographies et de textes, est filmé directement au banc-titre et envoyé au laboratoire sans montage ultérieur, ce qui n’est pas le cas de La démolition du Simplon 12.
Cette bande-vidéo n’est ni un film d’opérateur dont le but serait de rendre compte d’un événement pris sur le vif, ni un film de création où la forme primerait sur le contenu. Elle se situe à mi-chemin entre le film-témoignage et le film à thèse. La volonté de faire témoigner des minorités l’apparente clairement au premier, le montage complexe établi sur la base d’un argumentaire préalablement déterminé au second.
« Vidéotopie »
Le terme « vidéotopie », que l’on emprunte à Alfred Willener, Guy Milliard et Alex Ganty, nous paraît bien restituer la puissance de l’imaginaire vidéographique sur le militant maoïste. Il y a bien quelque chose de l’ordre de l’« utopie » dans la pratique militante de l’époque, autrement dit, comme l’expliquent les trois sociologues de l’ISCM, « de l’ordre de ce qui n’est pas encore là, mais [qui] peut se concrétiser en prenant appui sur des motivations latentes »38.
Le point de convergence entre une « vidéologie », pour reprendre leur terme, et l’idéologie mao est donc proche : la concrétisation d’un ensemble de virtualités d’un côté, la prise de conscience des masses de l’autre (i.e. la croyance que le prolétariat peut prendre par lui-même conscience « de son rôle révolutionnaire, de son aliénation et de la nécessité d’une lutte permanente »39).
Cette conviction explique l’importance de l’outil vidéo dans les luttes des années 1970. Par son action et sa médiation, le militant politique mao pensait révéler aux masses leur exploitation. Cette perspective explique également la pénétration de la vidéo à l’intérieur de certains groupes minoritaires. On le voit par l’intermédiaire de La démolition du Simplon 12 : cette bande-vidéo présente à l’écran des personnes dont la précarité est bien souvent ignorée de l’opinion publique et des partis politiques. On recherche certes un « effet thérapeutique » sur le sujet filmé lui-même, mais pas seulement. Le recours à l’outil vidéo ne peut se comprendre sans l’impératif de popularisation et de dénonciation qui soutient cette démarche. La vidéo est ici une arme, un miroir de la société qui révèle l’oppression des plus faibles.
Le recours à la vidéo constitue cependant un « répertoire d’actions collectives » marginal par rapport à d’autres moyens d’actions. Ceci s’explique en partie par l’investissement important que la réalisation d’un film nécessitait à l’époque malgré les progrès intervenus sur le plan technique au début des années 1970. La vidéo n’a pourtant jamais délaissé complètement le contexte militant. Elle se révèle même aujourd’hui bien plus opératoire encore, à l’heure de la miniaturisation de la technologie avec les téléphones portables et la diffusion des images sur internet. Aurait-elle enfin et définitivement prouvé son efficacité ?