Dimitri Marguerat

Extrait d’un entretien filmé de Marlène Belilos réalisé et retranscrit par Dimitri Marguerat, Lausanne le 9 septembre 2011

Les débuts de L’Écho du Boulevard

Le mouvement était parti d’une petite boutique qu’avait ce mouvement des architectes, c’était des architectes qui faisaient leur diplôme. Et c’est eux qui avaient mis en lumière la démolition du 3 et 5 rue du Simplon... Moi, j’habitais-là et on s’est mis avec ce mouvement-là. Et au départ, ce sont les architectes qui posent des questions, qui mettent les habitants dans le coup, qui font des réunions qui... oui qui organisent les choses. Ensuite les architectes, ils finissent leur travail de diplôme et ils s’en vont. Et nous, on est resté avec les habitants... Donc, on a politiquement, puisque je faisais partie d’un groupe politique, politiquement organisé les choses. Alors organisé les choses en allant trouver les habitants... On passait nos soirées... à faire du porte-à-porte. C’est-à-dire qu’on allait dans tous les immeubles, on sonnait aux portes et on demandait aux gens comment ça allait, si leur immeuble avait des problèmes de restauration, de loyer, d’augmentation de loyer tout ça... Il faut savoir qu’à ce moment-là... le quartier était habité principalement par des personnes âgées, que ces personnes âgées avaient un budget extraordinairement serré, elles vivaient avec l’AVS, que toute augmentation de loyer mettait en cause leur budget... Donc voilà... nous on s’est mis vraiment au service de cette population... Il faut savoir... que le grand moment de ces revendications-là, c’étaient les luttes urbaines... Et donc, il y avait ces mouvements en Italie autour effectivement des occupations d’immeubles, et on s’est retrouvé un peu dans cette mouvance... en appliquant très directement à ce quartier-là... En fait, contrairement avec ce qui se passait avec les luttes disons avec les ouvriers et tout ça où... quand on a essayé de mener des luttes avec des ouvriers, c’était assez difficile. Alors qu’avec les habitants, ça allait un petit peu de soi, moi je me sentais en tout cas totalement en confiance...

L’influence maoïste au sein du comité

Toute l’idée, c’était enfin, c’était ce que disait Mao : « Celui qui n’a pas fait d’enquêtes n’a pas droit à la parole. » Alors, l’idée, c’était ça, c’était : qu’est-ce qu’ils veulent ? Qu’est-ce que veulent les masses ? Quelles sont les revendications des habitants ? Après, à nous de les mettre en forme. Mais qu’est-ce que veulent les gens ? Donc voilà... on passait nos soirées à sonner aux portes... aller chez les habitants... Juste ici était le 12 rue du Simplon, c’était un immeuble qui était voué à la démolition et où habitaient des Suisses et des étrangers. Et c’est vraiment un très bon exemple du quartier. Parce que... il y avait une solidarité entre les habitants suisses et les habitants étrangers énorme. Il y avait notamment une vieille dame, dont je me souviens encore, qui habitait au rez-de-chaussée, et qui est pratiquement restée à la fin seule dans l’immeuble contre l’évacuation. On lui faisait des propositions de relogement et elle avait cette formule dont je me souviens encore... et on avait écrit un article, parce qu’on faisait avec les habitants... des articles dans le journal. Alors, on les interrogeait et tout ça et après on faisait... on mettait ça aussi en forme par écrit. Et elle, elle nous avait dit... : « On n’arrache pas un vieil arbre pour le mettre dans un jeune verger. » Et donc, elle refusait absolument toute offre de relogement, elle est restée-là vraiment jusqu’à la fin avec des saisonniers qui se sont occupés d’elle. Et vraiment, il y avait... enfin... le rêve. Le rêve, c’était notre rêve de fraternité, de solidarité entre les gens, le fait qu’ils allaient... qu’on allait créer une nouvelle société. Et si vous voulez, cette alternative, on pouvait la voir avec les habitants, ce qu’on voyait beaucoup moins... par rapport aux usines et tout ça. Et là, et là on voyait des solidarités se créer, les gens vivre ensemble, se donner des coups de main... Voilà... ça nous ravissait. On avait l’impression que ça se passait.

L’occupation du 3 à la rue du Simplon (septembre 1977)

En fait, ce qu’on n’avait jamais fait, c’était l’idée d’aller occuper un bâtiment. On s’est installé donc juste-là au 3 et 5 rue du Simplon. Les appartements étaient simplement magnifiques. Et ça, c’était vraiment un grand moment, parce que bon, ça ne s’était pas beaucoup passé à Lausanne à ce moment-là. Et, on est resté... les gens nous ont vraiment bien soutenu dans le quartier, la police n’a pas osé intervenir tout de suite. Et finalement, si vous voulez, et ça c’est peut-être un peu dommage, là j’ai eu un peu un problème avec mon organisation politique, parce qu’ils nous ont dit, en fait, il faut savoir partir. Donc, en fait, c’est nous qui avons quitté les lieux sans obtenir bien évidemment que la démolition n’ait pas lieu. Et après quoi nous avons vu la démolition se faire sous nos yeux. Alors je ne sais pas... stratégiquement si c’était bien de partir ou de rester jusqu’au bout, jusqu’au moment de la démolition.

Les dissensions avec Rupture pour le communisme (RPLC)

Moi, je voulais rester jusqu’au bout... jusqu’au moment où on était peut-être viré par la police. Et eux... disaient non non, il faut savoir partir, il faut savoir s’arrêter. Le mouvement a été symboliquement important.... Je vois par exemple à Paris, actuellement, il y a un collectif qui s’appelle Jeudi noir, qui fait ça, ils font des occupations symboliques. Alors ils montrent qu’un appartement est vide, que c’est scandaleux, et puis ils s’en vont...

Les limites de l’occupation

Si vous voulez, on était dans un quartier de personnes âgées.... Bon, mais nous, on était jeune. Donc, il n’y avait pas de raison de ne pas passer à l’action. Et donc, quand on est passé à l’action, il fallait quand même qu’il y ait une base, qu’on soit soutenu. Il ne s’agissait pas non plus... c’était pas les Brigades rouges, ce n’était pas la RAF, on n’était pas là pour aller les armes à la main enlever des gens, enfin c’était pas du tout ça la problématique. La problématique, c’était d’être en accord avec des revendications et de pouvoir les mettre en acte. Alors l’occupation, c’était une manière de le faire. Mais l’occupation, ça voulait aussi dire, ben regardez, c’est habitable, donc on y habite. Donc, si on y habite, c’est que ça doit pouvoir continuer d’exister. Voilà, c’était la démonstration. Mais après, pour nous, il fallait pouvoir installer les gens et qu’ils y restent. Et pas simplement que nous, qui étions des militants, allions dedans. C’est ce que nous avons fait, dans ce sens-là, c’était symbolique, effectivement, parce que nous avions tous des appartements et qu’il n’y a pas eu de personnes sans appartenant qui nous ont rejoints. Nous n’étions que des militants... Si vous voulez, maintenant, moi, je vois par exemple lors des occupations, ce sont des gens qui recherchent des logements... Quand il y a les squatters, c’est un autre mouvement. Nous, on n’était pas des squatters. Voilà, on n’était pas des squatters dans le sens qu’on voulait habiter-là pour toujours... C’est pour ça qu’on était partagés... Quand on fait du militantisme politique, il faut savoir s’arrêter. Mais c’est dur....

Diversité des moyens d’action

Les différents moyens, c’était... l’enquête. Alors l’enquête, on la formalisait dans un journal, puisqu’on faisait, de ça, on faisait ou des tracts ou un journal. Des propos, des mots. Donc on incarnait les mots dans le journal. On y mettait des photos, on y mettait des dessins si on pouvait, donc il s’agissait effectivement de rendre les choses, de les incarner. Alors, la vidéo, on l’a fait de manière... Ben, ce qui s’est passé, ce que si vous voulez par exemple, quand on apprenait des informations, l’idée, c’était de divulguer, ce qui est effectivement, c’est ça, ça veut dire qu’en Suisse on ne divulgue pas les informations. Et de divulguer même les projets de la Municipalité. Je me souviens que, je ne sais plus si c’était Deppen ou Marx Lévy qui nous avait répondu en disant : « C’est détestable l’habitude que vous avez de porter les choses sur la place publique. » Ce qui quand même en démocratie paraît une évidence. Mais ça n’était pas du tout dans les mœurs. Alors, la divulgation, ça pouvait être fait également par le film. Mais vous savez, on en a fait un et c’était... encore mal commode de faire de la vidéo... Alors après, de montrer aux habitants, de garder une trace filmée... pour montrer aux habitants. Mais alors ça nous est arrivé, après, de pouvoir montrer ça en assemblée, c’est-à-dire de manière à ce que les gens puissent se reconnaître, se retrouver dans ces images, dans ce qu’ils avaient pu dire... Encore un moyen pour que les gens puissent se regrouper... C’est ça l’idée... C’était se reconnaître et se regrouper... De manière à... à dire, à ben oui, il a eu le même problème que moi...

L’influence d’autres collectifs de vidéastes amateurs

Oui, ça je sais, si vous voulez que eux [les ouvriers de Lip] ont monté [un collectif], mais nous, c’était trop ça pour nous, c’était encore trop. Mais, c’est vrai que dans la mesure où les immeubles appartenaient à Ebauches SA, que Ebauches SA c’était Lip, nous on voyait, vous savez c’était notre grand rêve révolutionnaire, c’est-à-dire la liaison avec les ouvriers, les habitants et tout ça. Donc on a envoyé une lettre, on est allé là-bas, on est allé à Lip. Moi, j’ai participé, je me souviens encore d’avoir participé à la manifestation. Donc... on savait qu’eux, mais eux, c’était, si vous voulez, c’était cent lieux en-dessus de nous... C’était ça qu’on essayait de mettre effectivement en œuvre. Et si vous voulez... moi qui habitait-là, je vous dis, vraiment dans l’immeuble, quand je suis partie, comme je défendais tout le monde dans le quartier, les gens de mon immeuble, quand il y avait des augmentations de loyer... on intervenait immédiatement, on faisait des recours, l’ASLOCA tout ça... Quand je suis partie, la régie de mon immeuble m’a proposé une prime pour mon départ de l’immeuble. C’est-à-dire que j’ai dit : « Ecoutez voilà, moi je suis en train de partir, mais je cherche un appartement à Genève et tout, c’est pas évident, j’ai trouvé quelques chose, mais enfin c’est un peu cher et tout ça. » Ils m’ont donné une prime de départ. Donc, c’est pour vous dire que je pense qu’on a eu une petite influence...

Les dissensions au sein de L’Écho du Boulevard

C’était mon organisation, c’était l’organisation à laquelle j’appartenais et qui à l’époque s’appelait Rupture pour le communisme. Et donc, moi, je militais là-dedans et ensuite... les dissensions si vous voulez. C’est-à-dire que moi, à un moment donné j’ai... L’Écho du Boulevard a été pour moi une espèce de prise de conscience... Au moment où j’ai eu cette dissension moi avec mon organisation sur le fait de devoir quitter le bâtiment... j’ai quitté cette organisation pour aller dans une autre organisation qui s’appelait Front rouge et qui était donc le CLP... Le Centre de liaison politique, il y avait là un architecte, Daniel Marco, qui travaillait là-dedans et qui était beaucoup plus au fait des questions d’urbanisme que les gens de Rupture pour le communisme qui était dans un idéal un peu populiste et en fait, il y avait un mouvement qui s’appelait Boule de neige qui était un truc sur soi-disant les paysans... Enfin... Moi, j’ai toujours trouvé que c’était extrêmement artificiel... Voilà... je pense qu’il n’y avait pas vraiment une grande réalité dans ce mouvement-là. Et cet axe-là était beaucoup plus privilégié par rapport à celui des habitants, parce qu’on estimait que les habitants, c’était pas tout à fait ça... Maintenant, que des gens de l’extérieur considéraient un moment que le maoïsme était trop à l’intérieur de L’Écho du Boulevard, aussi, parce que, régulièrement, il y avait toujours des gens qui... La récupération politique, c’était... C’est vrai que, si on n’avait pas été politique, il ne se serait rien passé. On était des politiques. On était des politiques, mais... moi j’étais un peu politique mais un peu spontanéiste en fait. Donc je n’ai jamais pu me conformer quand même tout à fait aux directives de mon organisation. Donc, dans ce sens-là, si vous voulez, on ne peut pas parler de dogmatisme trop important. Parce que les consignes, ça me hérissait totalement. Alors, dans ce sens là, ce n’est pas une très bonne politique au sens de mon organisation politique...

Lien entre la réalisation de la vidéo La démolition du Simplon 12 et le travail en tant que journaliste à la Télévision Suisse romande

Oui sûrement... Il y a un lien, et ce lien après a été mis en exergue au moment de Lôzane bouge par un journaliste qui m’avait attaqué là-dessus en disant que je faisais la présentatrice et tout. Ecoutez, je pense que tout est toujours un peu lié dans une vie. C’est sûr que le fait que je connaissais les moyens audiovisuels a fait que j’avais envie de faire un film, que j’ai pu faire des choses avec les habitants, que j’ai pu utiliser l’image... et utiliser aussi l’écriture, enfin utiliser le journal, puisque bon, on a fait un journal très vite. Tout ça effectivement est lié... Tout est lié puisque c’est une personne, une personne avec... On ne peut pas faire de dichotomie comme ça en disant oui alors là j’étais télé, maintenant je suis militante. Je me suis servie de ce que je connaissais. Et ensuite de ça, je me suis aussi servie de ce que je pensais efficace. Enfin, je m’en suis servi à tous les niveaux, je m’en suis servi avec la presse, puisque je connaissais le milieu et que je savais comment on travaillait avec le journalisme, que je m’en suis servi en faisant du journalisme avec les gens du quartier, puisqu’ils sont devenus eux-mêmes un peu des écrivains dans le journal de L’Écho du Boulevard. C’est sûr que chacun se sert d’un savoir-faire et que si les moyens audiovisuels avaient été plus légers à ce moment-là, je m’en serais servi encore davantage sûrement... Parce que, c’était compliqué... Je ne pense pas que c’était encore des moyens très.... C’était difficile, c’était difficile de faire des transferts d’images, c’était difficile de faire ce qu’on fait maintenant tellement facilement... du montage tout ça. C’était d’une complication folle... Et en plus, ayant travaillé à la télévision, j’avais derrière moi l’idée qu’il fallait avoir des moyens professionnels. Donc sinon on ne pouvait pas faire du bon travail. Donc, en même temps ce qui m’arrêtait d’en faire plus que ça... Je savais ce que ça impliquait un tournage.... Ça ne pouvait pas s’improviser trop...

Donner la « parole aux sans-voix »

L’idée de donner les moyens d’expression aux masses, c’était un peu l’idée qu’on avait dans notre militantisme politique. Alors dans cette génération pour cette époque-là, effectivement, on pensait que les gens devaient prendre la parole, et que nous étions-là pour donner... Je crois d’ailleurs que dans un édito de L’Écho du Boulevard, on disait c’était donner la parole aux sans-voix... Les gens qui n’ont pas la voix doivent l’avoir... Alors, les moyens techniques, effectivement, ce qu’il y a c’est que, comme je vous dis, à ce moment-là, c’est plus parce que... il ne faut pas se leurrer, les gens n’avaient pas vraiment les moyens dans les mains, c’étaient des caméramans et des preneurs de sons professionnels qui faisaient les reportages. Mais c’était à l’instigation de... Des téléspectateurs pour l’émission de Natalie [Nath], des jeunes voilà qui pouvaient le faire. Ensuite de ça, pour nous, c’étaient les habitants qui, pour nous, nous dictaient ce que nous avions à écrire... Voilà... C’est pour ça que je vous dis, pour reprendre ce slogan un peu péjoratif, c’était effectivement l’idée... de rester un poisson dans l’eau et de ne pas devenir un caillou dans la marre. Ne pas finir au fond de l’eau... Parce que, à force de vouloir... se mettre au service de... la frontière est très difficile parce que... ce n’est pas vraiment que ça, c’est-à-dire on a rôle... On donne les moyens techniques... mais on les contrôle... L’Écho du Boulevard, au fond, c’est nous qui écrivions les articles, c’est nous qui tirions le journal, c’est nous qui faisions les banderoles... Voilà, donc si vous voulez, il faut quand même un certain savoir-faire, alors maintenant, on trouvait peut-être dans les habitants des gens qui nous aidaient, qui connaissaient quelque chose et tout ça, mais enfin, on ne tombait pas toujours dessus.

De l’entrisme à L’Écho du Boulevard ?

Je ne vois pas très bien... comment on peut... alors... Moi, j’ai fait Sciences Po, je crois que... Je ne vois pas comment on peut faire de la politique sans... exister en tant que parti politique. Nous, on était dans l’alternative, donc on n’était pas pour le parti, on était dans des organisations... Mais enfin, voilà, les organisations, si elle existe, c’est pour organiser. Alors évidemment, la propagande va dire instrumentaliser. Moi je vous dis organiser. C’est vrai qu’on organisait les gens... Bon, si on ne fait pas ça, qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on fait ? Alors ils s’organisent tout seuls ? Ben non, ils ne s’organisent pas tout seuls. Ça se saurait si les gens s’organisaient tout seuls. Alors, nous on fait partie des gens quand même, nous on faisait partie des habitants, bien sûr qu’on était militant... Alors après bon, on avait des définissions pour dire qu’on était à l’avant-garde... voilà qu’on allait apporter la vérité... Ça je n’y ai jamais tellement cru qu’on apportait la vérité, c’est pour ça que je vous dis, on attendait que les gens nous disent quand-même. On avait pas un discours préconstruit où on leur disait : « Ecoutez, voilà vous êtes exploités, c’est épouvantable ! » On ne leur disait pas ça...