François Bovier

Editorial

Le cinéma de Stephen Dwoskin fait l’objet d’une récente actualité, tant internationale que nationale. D’une part, le 35e Festival international du film de Rotterdam a consacré, du 25 janvier au 2 février 2006, une rétrospective au cinéaste. D’autre part, les Films du Renard ont édité un premier volet de l’intégrale de son œuvre en DVD (disponible sur le site www.renardfilms.org). Mais qu’en est-il de cette terra incognita cinématographique, que l’on découvre à nouveau1 ?

Côtoyant la bohême de Greenwich Village, la Factory de Warhol et les débuts du cinéma underground, Dwoskin réalise ses premiers courts-métrages dès 1961. En 1965, il s’établit à Londres et participe à la fondation de la Coopérative des cinéastes. Il enchaîne les films jusqu’à ce jour. Peter Kubelka peut ainsi lui accorder une place de choix dans la manifestation qu’il organise à Paris, en 1976 (« Une histoire du cinéma »)2. Cette histoire d’un autre cinéma répond à une visée internationaliste : Kubelka relie les avant-gardes historiques françaises et allemandes à l’underground américain et, pour une part, à la postérité de la nouvelle vague, radicalisant ainsi la politique de programmation de l’Anthology Film Archives. Pourtant, le Comité de sélection de l’Anthology Film Archives (qui compte parmi ses membres Kubelka) n’intègre pas l’œuvre de Dwoskin dans le vaste corpus hétéroclite de films « avancés » qu’ils établissent (Laurel et Hardy, Cocteau, Epstein, Dovjenko, Riefenstahl, Rossellini côtoient Brakhage, Landow, Mekas ou Warhol)3.

Par la suite, cette omission n’est pas réparée – tant s’en faut, l’œuvre de Dwoskin constituant rien moins qu’un corps du délit au sein du cinéma expérimental, pourrait-on soutenir. Les principaux historiens du cinéma indépendant ne mentionnent pas son nom4, ou au passage seulement5. Les révisions historiques les plus récentes le prennent à peine en compte6. Un premier soupçon point : Dwoskin serait-il radié du cinéma expérimental, parce qu’extérieur au champ américain qui constitue l’horizon de référence quelque peu exclusif de ces études ? Il semblerait que non. Dans l’espace francophone, la principale histoire du cinéma différent, que nous devons à Dominique Noguez, n’accorde somme toute qu’une place marginale à Dwoskin7. A ce jour encore, nul travail monographique ne lui est consacré.

C’est en nous rapportant à la première prise en considération systématique des films de Dwoskin que nous trouvons une raison plus plausible de cette troublante discrétion. Paul Willemen, en déplaçant les termes du débat féministe (réactivé dans le cadre du cinéma par Laura Mulvey, en 1975), valorise le geste dwoskinien comme un mécanisme d’exhibition du voyeurisme attaché à la dynamique scopique du film8. Selon nous, c’est bien sur ce point que la radicalité du cinéma de Dwoskin peut heurter : le spectateur bute malgré lui sur un corps à corps entre l’objet filmé et le sujet filmant, tous deux se déprenant mutuellement (la femme, dénudée et désemparée, faisant face à la prise de vue fixe et insistante de l’opérateur, immobilisé par son handicap). Willemen réajuste la question du positionnement du spectateur, introduisant un « quatrième regard » : les films de Dwoskin deviennent plus facilement lisibles, visibles, pouvant même alimenter les réflexions des gender studies. Mais ce n’est qu’avec un retard certain qu’une telle lecture, interrogeant les constructions sexuelles et les normes identitaires, a su frayer sa voie dans un espace public qui n’est pas confiné aux seuls spécialistes ou connaisseurs9. Mais venons-en au présent dossier.

D’emblée, nous avons écarté plusieurs aspects de l’œuvre de Dwoskin, comme son cinéma d’autofiction et ses films documentaires. Il n’en sera question que sommairement, à travers les propos de Dwoskin (voir l’entretien écrit qu’il nous a accordé, et que nous avons pris le parti de conduire sous la forme d’une filmographie commentée). Nous nous sommes concentrés sur deux pans de sa pratique filmique : ses portraits féminins, auxquels son cinéma est souvent associé, et ses adaptations littéraires. Suivant cet axe duel, le dossier s’ouvre sur son dernier film, Oblivion, une libre transposition du Con d’Irène d’Aragon, et se clôt sur ses premiers courts métrages, centrés sur des modèles féminins.

François Albera, à travers une lecture attentive du texte « pornographique » et poétique qui constitue la source lointaine d’Oblivion, met en évidence le rapport singulier que Dwoskin entretient à l’« adaptation » : « prétexte », le livre d’Aragon permet de reposer le rapport au handicap, à la sexualité et au voyeurisme, au centre du cinéma de Dwoskin. La « variation » qu’opère Oblivion éclaire en retour certains aspects du Con d’Irène qui n’auraient pu apparaître sans cette torsion.

La première « transposition » littéraire de Dwoskin, Tod und Teufel, constitue un pivot dans sa filmographie. Fort de ce constat, nous émettons l’hypothèse que Dwoskin découvre, à travers la pièce de Wedekind qui dénonce l’asservissement de la femme, l’économie réifiante de la « monnaie vivante » et de l’« esclave industrielle » théorisée par Klossowski.

Mathias Lavin analyse la construction de l’espace dans les courts métrages et les premiers longs métrages de Dwoskin, en se focalisant sur l’occupation des lieux et la fonction de découpe du cadre. Il met ainsi au jour le caractère paradoxal de la présence excessive des corps dans un lieu clos, étouffant : plus le cadre se resserre, plus l’espace confine à l’abstraction.

Andreas Stauder et François Bovier interrogent la relation entre les images de Dwoskin et les bandes son du compositeur minimaliste Gavin Bryars (recoupant en partie le corpus étudié par Lavin). Ils stigmatisent l’ambivalence entre le caractère physique, discontinu, du cadrage et du montage, et le caractère évidé, mécanique, de la musique.

Laurent Guido soutient que les courts métrages de Dwoskin s’inscrivent dans le programme du minimalisme et du cinéma « structurel ». Pour le démontrer, il analyse avec rigueur le rythme et la durée des plans, la gestuelle et les poses des « girls », ainsi que le travail de la mise en forme filmique.

Marthe Porret analyse le documentaire de Claudine Desprès et Julien Schmid sur Dwoskin : Self-Made Portrait, centré sur la présence insinuante du cinéaste sur la bande son et derrière la caméra, réalise le programme d’effacement définissant un « degré zéro » de subjectivité des auteurs du film.

En dehors du plan textuel, Stephen Dwoskin et Véronique Goël ont réalisé une séquence de photomontages pour ce dossier, témoignant de la dynamique intersubjective de leurs échanges artistiques, et de vie.

Notons encore que les films au centre de ce dossier seront projetés à l’Ecole supérieure des beaux-arts de Genève et au Spoutnik, du 2 au 4 mai 2006.

Dans la rubrique cinéma suisse, intégralement consacrée au Festival de Soleure, on passe en revue certaines productions helvétiques récentes présentées à cette occasion, et on s’interroge sur les discours institutionnels prononcés dans ce cadre et qui n’ont pas manqué de susciter la polémique.

1 Le 1er mars 2006, Libération consacre trois pages à la rétrospective de Dwoskin et à la sortie de son intégrale en DVD. Philippe Azoury présente le cinéaste comme «  l’un des plus grands artistes en activité  »… tout en s’interrogeant  : «  Qui le sait  ?  » Azoury rapporte sa redécouverte au Festival de Pantin, en 2004 (il aurait pu tout aussi bien renvoyer à celui de Marseille, en 1995).

2 Voir Peter Kubelka (éd.), Une Histoire du cinéma, Centre National d’Art et de Culture Georges-Pompidou, Paris, 1976.

3 James Broughton, Ken Kelman, Peter Kubelka, Jonas Mekas et P. Adams Sitney constituent une liste des «  œuvres essentielles de l’art du cinéma  », qui n’inclut pas les films de Dwoskin. Voir P. Adams Sitney (éd.), The Essential Cinema  : Essays on the films in the collection of Anthology Film Archives, Anthology Film Archives / New York University, New York, 1975, pp. XIII-XVIII.

4 Voir, par exemple, Parker Tyler, Underground Film  : A Critical History, Evergreen, New York, 1969  ; P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire. L’Avant-garde cinématographique 1943-2000, Editions Paris Expérimental, Paris, 2002 [première édition  : Visionary Films, Oxford University Press, Oxford, 1974].

5 Voir David Curtis, Experimental Cinema. A Fifty-Year Evolution, Studio Vista / Universe Books, Londres /New York, 1971.

6 Voir, par exemple, A. L. Rees, A History of Experimental Film and Video, British Film Institute, Londres, 1999  ; Michael O’Pray, Avant-Garde Film, Wallflower, Londres / New York, 2003.

7 Voir Dominique Noguez, Eloge du cinéma expérimental, Editions Paris Expérimental, Paris, 1999 [première édition  : op. cit., Musée National d’Art Moderne, Paris, 1979].

8 Paul Willemen, «  Voyeurism, the Look and Dwoskin  », in Afterimage, no 6, été 1976 (repris dans Paul Willemen, Looks and Frictions, Indiana University Press, Bloomington / Indianapolis, 1994).

9 Le site du Lux Center (qui a pris le relais de la London Film-Makers’ Cooperative) met en ligne, entre autres documents, une bibliographie des articles parus sur Dwoskin (www.lux.org.uk).