Les écarts de Gus Van Sant
Auteur d’un ouvrage récent sur l’œuvre de Gus Van Sant paru chez Yellow Now, l’historien du cinéma belge Edouard Arnoldy envisage ici le travail du cinéaste à la croisée de dispositifs médiatiques et artistiques contemporains, dégageant parentés et différences. Il aborde ainsi, à travers Elephant et d’autres films de Van Sant – notamment Mala Noce et Psycho – la façon dont les images du cinéaste voisinent avec d’autres issues de la photographie, de la télévision, de la vidéo, du super-8 et des jeux vidéo. Cette réflexion permet de saisir la place de l’œuvre du cinéaste dans le paysage des images d’aujourd’hui.
Chaque fois que le cinéma est abordé dans ses rapports à d’autres arts (photographie, théâtre, littérature) ou à des médias de communication (télévision, internet, téléphone portable), ou plus largement encore à toute autre pratique des images et des sons (de l’exposition au jeu vidéo), voire à quelque façon de penser (philosophie, histoire), me reviennent à l’esprit les premiers mots de Jean-Marie Straub dans un entretien accordé à François Albera en 2001 : « Pour commencer, il faut dire que la conjonction ‹ et › c’est toujours de la connerie : cinéma et histoire, cinéma et littérature, cinéma et musique, tout ça c’est la fin du monde, la faillite intellectuelle »1. Cette sentence, qui invite à la prudence, ouvre d’ailleurs un court article que j’ai consacré en 2009 au Testament du Docteur Cordelier (France, 1959) de Jean Renoir, dans un ouvrage dédié aux liens entre cinéma et télévision. Ce livre, édité à Lausanne sous la houlette de Mireille Berton et Anne-Katrin Weber, j’y ai immédiatement repensé lorsqu’il a été question pour moi d’écrire cet article autour d’Elephant (USA, 2003) de Gus Van Sant, précisément parce que sa richesse tient dans l’élargissement de son propos et d’un terrain a priori bien balisé, qui met à mal la stricte conjonction entre cinéma et télévision2. Dans un contexte où le cinéma est appréhendé dans sa dimension intermédiale, l’œuvre de Jean Renoir vaut d’être toujours gardée à l’esprit, précisément parce que tous les films de Renoir, invariablement et quelle que soit la réussite de chacun, reprennent à bras le corps les liens du cinéma à d’autres arts et médias : le théâtre, le roman, le music-hall, la peinture, la télévision, et j’en passe sans doute3.
Plus récemment, je me suis permis de clore une conférence dédiée à « Cinéma et jeu vidéo » en mars 2011 à Lille en reprenant les mots de Straub, non par souci de provocation mais pour répéter que la conjonction de coordination ne doit pas être là pour confondre totalement ce qui est a priori radicalement distinct (l’art et le jeu : en termes freudiens, ce « renversement par son contraire » dit bien la complexité de tels rapports), et pour réfuter au passage une certaine tendance à l’analogie qui, étonnamment, prévaut souvent dans les analyses de films confrontant le cinéma à d’autres pratiques artistiques ou médiatiques. Enfin, pourquoi Gus Van Sant (qui n’est pas Jean Renoir) ? Sans doute parce que Gus Van Sant est un cinéaste dont tous les films, certes là encore avec une réussite variable, sont traversés par ce questionnement, non pas sur l’essence du cinéma mais bien sur la place du cinéma parmi d’autres images. Car Gus Van Sant a sans doute pour principale préoccupation cette place incertaine du cinéma d’aujourd’hui. Bien sûr, le réalisateur américain est loin d’être le seul à scruter les frontières du cinéma ; cette posture inscrit plutôt ses films dans la foulée de très stimulantes expériences cinématographiques qui traversent l’histoire du cinéma – depuis Lumière et Méliès (sensibles à la photographie, au dessin, à l’animation, aux travaux de Marey) jusqu’à nos jours – et passe donc par Jean Renoir. Parcours entre quelques-uns des possibles du cinéma actuel, Elephant et plusieurs films de Gus Van Sant (To Die For/Prête à tout, USA, 1995 ; Psycho, USA, 1998 ; Paranoid Park, USA, 2007) invitent le spectateur de cinéma à s’inquiéter des déplacements entre les images et à ne jamais considérer le cinéma dans ses liens à d’autres images, actuelles ou moins récentes, dans une relation privilégiée, voire exclusive à toute forme particulière d’image. Dans le paysage médiatique et artistique des trente dernières années, Gus Van Sant ne manque pas de disposer ses films au plus près des images contemporaines du cinéma : la photographie, la télévision, la vidéo, le super-8 et donc aussi, ni plus ni moins que les autres images, le jeu vidéo4. Le cinéma est bien l’affaire de combinaisons, de toutes ces combinaisons possibles. Tournant autour d’Elephant, voici maintenant quelques détours parmi les indéterminations des images aujourd’hui5.
De l’élasticité et de quelques indéterminations des images aujourd’hui
Ecrivant cela, on songe immanquablement à quelques-uns des contemporains de Gus Van Sant, avec lesquels le réalisateur d’Elephant partage sans doute une certaine idée du cinéma : Araki, Clark, Caouette ou encore, pourquoi pas ?, Haneke. Parfois peintres, photographes ou vidéastes, tous, en effet, pensent le cinéma au regard d’autres types d’images (au gré de leurs affinités particulières) : photographiques, d’animation, de jeu vidéo, de vidéo, de super-8, de vidéo surveillance ou de téléphones mobiles. Et c’est bien de cela dont il est largement question dans Elephant de Gus Van Sant, un film où, d’entrée de jeu, la photographie rencontre le cinéma, où, ailleurs, la fiction (en couleur) croise le documentaire historique télévisuel (en noir et blanc), où, enfin, le jeu vidéo semble largement déterminer des choix de mise en scène. L’omniprésence d’une caméra qui, à l’instar des deux jeunes meurtriers face à leur ordinateur ou dans leur école, traque les personnages de dos dans le dédale des couloirs du lycée, la place assignée au spectateur dans ces dispositifs distincts mais aussi l’enchevêtrement de quelques régimes d’images (photographie, cinéma, jeu vidéo, documentaire) constituent les indices que Van Sant, en proposant une expérience cinématographique singulière, s’inquiète de l’indétermination de ces images, de leurs combinaisons et de la contamination des unes par les autres.
En priorité, peut-être devrait-il s’agir de ne plus superbement ignorer les liens noués entre le cinéma et le jeu vidéo, parmi les images actuelles ? Ne répète-t-on pas aujourd’hui ce qui a été fait avec l’animation, en déconsidérant (ou au mieux en accordant une place marginale à) ce que Sadoul qualifiait symptomatiquement de « branche à part dans l’art du film » ? Sans ignorer les travaux de Crafton, Joubert-Laurencin, Tomasovic ou encore, plus récemment, Vignaux6, sans doute est-il intéressant d’effectuer un bref détour par des réflexions sur l’animation qui consignent le cinéma dans ses liens à des pratiques situées à sa périphérie (le jeu vidéo et l’animation partagent en effet des accents enfantins, ludiques). Plaçant un instant Elephant à l’arrière-plan (pour mieux y revenir et sans jamais l’oublier), on peut ainsi reprendre rapidement quelques évocations d’un critique de cinéma (Bazin), d’un cinéaste-théoricien (Eisenstein) et d’un philosophe (Deleuze) qui partagent une certaine inquiétude quant à l’identité du cinéma. Sans jamais dire qu’il y a chez eux une idée commune du cinéma, il n’en reste pas moins que les quelques lignes consacrées à l’animation par Bazin ou Deleuze, sans oublier Eisenstein, permettent d’inscrire les films de Van Sant dans un sillon où l’on ne cesse de travailler et de réfléchir l’identité incertaine du cinéma, aujourd’hui comme hier7.
En 1948, André Bazin écrit en effet quelques lignes sur les coexistences qui font le cinéma : « Le cinéma pur existe tout autant en combinaison avec un drame larmoyant qu’avec les cubes colorés de Fischinger. Le cinéma n’est pas je ne sais quelle matière indépendante dont il faudrait à tout prix isoler les cristaux. Il est plutôt un état esthétique de la matière »8. Ce détour par l’animation, qui n’est pas tout particulièrement un des domaines d’élection du critique, vaut d’être relevé. L’évocation de Fischinger en particulier dit bien l’état du cinéma selon Bazin : un lieu de rencontres multiples, de cristaux distincts mais néanmoins indissociables (le documentaire, la publicité, la poésie, la musique, l’expérimentation,…). A la même époque, dans un essai dédié à Walt Disney, Sergeï M. Eisenstein pose en 1941 une question qui vaut d’être reprise : « Le procédé de l’élasticité des figures est-il répandu ailleurs encore ? »9. Relisant cet essai et cette phrase en particulier, il est sans doute difficile de passer aujourd’hui à côté de la contamination du cinéma par l’animation et par le jeu vidéo. Cette idée d’une « élasticité des figures » nous conduit progressivement sur les traces de films comme Terminator ou Matrix, ou de jeux comme Heavy Rain ou Medal of Honor, qui touchent au film d’animation autant qu’au jeu vidéo et au cinéma. Manifestement, ces déplacements entre cinéma, animation et jeu vidéo aujourd’hui sont pris dans un mouvement qui dit beaucoup de l’indissociation de toutes ces images. Cet essai magnifique du cinéaste russe nous invite à bien considérer ces combinaisons en des termes esthétiques – et donc à ne pas nous satisfaire de la seule filiation technologique. On peut également retenir ceci : le cinéma n’est jamais seul, que ce soit chez Eisenstein, qui parle de Walt Disney pour parler du cinéma, de son cinéma, ou chez Bazin, qui ne parle jamais si bien du cinéma que lorsqu’il considère la photographie, la peinture ou le théâtre.
Et n’est-ce pas ainsi que l’on peut interpréter les très rares lignes que Gilles Deleuze consacre lui aussi à l’animation – cette « branche à part dans l’art du film » selon Sadoul ?10 Dans L’image-mouvement, Deleuze écrit ces quelques mots : « Si le dessin animé appartient pleinement au cinéma, c’est parce que le dessin n’y constitue plus une pose ou une figure achevée, mais la description d’une figure toujours en train de se faire ou de se défaire, par le mouvement de lignes et de points pris à des instants quelconques de leur trajet »11. « Une figure toujours en train de se faire ou de se défaire », voilà une belle manière de cerner le cinéma, et de dire toute son élasticité. Au fond, n’est-ce pas également ce qu’évoque à Raymond Bellour la présence de la photographie dans les films quand il s’intéresse aux liens entre photo, cinéma et vidéo dès les années 1980 : « La photo me permet de penser au cinéma. Entendons, aussi bien : penser que je suis au cinéma, penser le cinéma, penser tout en étant au cinéma »12 ? Voilà donc le plus petit dénominateur commun de ces propositions théoriques et des expériences cinématographiques de Gus Van Sant, qui disent toutes que le cinéma est constitutivement une affaire de combinaisons et de contaminations, qui considèrent toutes l’irréductible indissociation de ces images, et peut-être même jusqu’à l’élasticité et l’indétermination de ces images.
Pinceau, crayon, caméra, joystick
Et c’est bien ce que Gus Van Sant ne manque pas de clamer dans Elephant, un film au plus près des images contemporaines du cinéma : photographie, télévision et aussi, ni plus ni moins que les autres images, jeu vidéo. On a souvent dit qu’Elephant portait plus particulièrement en lui l’empreinte du jeu vidéo. Il y a bien des références déclarées à Tomb Raider (un jeu, un film) et aux shooters (ou First Person Shooter), ces jeux qui, au moins depuis le célèbre Doom (1993) jusqu’au non moins connu Medal of Honor (et sa dernière version de 2010-2011), confondent le point de vue du joueur et du « tireur ». Une scène d’Elephant noue très étroitement ces liens entre cinéma et jeu vidéo, lorsque les deux adolescents répètent une dernière fois leur opération, juste avant de partir au lycée. Quelques arrêts sur ces images s’imposent, à commencer par ces minutes du film où l’on assiste aux préparatifs du massacre. Cette scène dit beaucoup de ce qui fait l’organisation, le plan de bataille minuté, et la structuration temporelle d’un film lui-même constitué de blocs temporels qui glissent les uns sur les autres… Gestion singulière du temps par l’image donc : c’est bien ce qui est à l’œuvre dans cette scène. La répétition avant la bataille, en images, une main sur un plan du lycée et des regards qui se croisent, des points de vue qui s’affrontent : le planning des opérations est exposé par l’extraction d’images prises ailleurs dans le récit. Et parmi ces regards, il y a, fugacement, celui du tueur, dans des plans extrêmement brefs confondant plusieurs points de vue : celui des personnages (se projetant dans une scène de carnage dans le lycée), celui du spectateur et, possiblement, celui du joueur de jeu vidéo adepte des shooters. Dans une distribution des rôles ambiguë, le spectateur et le personnage du film sont ensemble, un instant, les acteurs et les joueurs de ce jeu/film vidéo.
L’appartenance des adolescents d’Elephant à la « communauté » des shooters est précisée ailleurs dans le film, lorsqu’ils « font leurs armes » sur un ordinateur dans la chambre de l’un d’eux. Deuxième scène qui renvoie explicitement au jeu vidéo, cette séquence se singularise par un lent mouvement panoramique effectué dans la chambre d’un des deux adolescents, qui massacre le morceau Für Elise. La caméra pivote à 360° jusqu’à l’entrée de son complice, qui s’installe sur le lit pour jouer à l’ordinateur. Ce qui saute aux yeux, c’est d’abord la présence et le mouvement de la caméra dans cet espace réduit, confiné, en sous-sol, presque clos (une fenêtre-soupirail, une porte), qui tourne lentement dans la pièce pour se retrouver dans le dos du pianiste. Ce déplacement est d’autant plus remarquable qu’il correspond au point de vue que porte le joueur, immédiatement après, sur les personnages de son jeu, qu’il abat les uns après les autres. La position de la caméra dans le dos du pianiste est exactement celle de l’arme automatique dans le jeu vidéo. Ces images annoncent celles du carnage et renvoient à la fois au point de vue du joueur (qui se confond donc avec celui des personnages quand ils révisent leur plan de bataille) et à celui du spectateur d’Elephant qui suit les déambulations des tueurs ou des victimes filmés de dos dans les couloirs du lycée. Dans cette courte scène, ce sont bien deux points de vue – celui du joueur et celui du spectateur – qui se télescopent, qui se recoupent mais qui restent néanmoins bien distincts.
Tout au long du film, la position de la caméra, le plus souvent dans le dos des personnages, prend les allures d’un motif emprunté au jeu vidéo. Par deux fois, quand ils se projettent dans le feu de l’action ou lorsqu’un des deux adolescents répète la scène à l’ordinateur, le filmage de dos et en caméra subjective place le spectateur de cinéma dans la position du gameplayer. Le point de vue subjectif du joueur-tueur dans la chambre ou lors de leur briefing est par deux fois pointé du doigt. Lorsque la caméra quitte cette position, quand elle pivote autour des personnages (y compris autour des deux adolescents tueurs), elle se distingue tout aussi ostensiblement du dispositif ludique pour redire la singularité de la place du spectateur dans le dispositif cinématographique. Soulignant d’un côté une proximité, Elephant dit bien l’écart entre les places respectives des spectateurs de cinéma et des joueurs de jeux vidéo – et donc les particularités respectives de deux dispositifs proches et lointains.
Ces deux scènes se caractérisent par l’extrême contiguïté des points de vue, comme pour dire la proximité très grande des deux dispositifs en présence, le cinéma et le jeu vidéo, sans jamais, pourtant, les confondre. Ce type de rapprochement assorti d’un écart entre ces régimes d’images a été relevé par Charles Tesson à propos de La Dame du Lac (Lady in the Lake, Robert Montgomery, USA, 1947), dans un numéro spécial des Cahiers consacré au jeu vidéo :
« Parfois une main en amorce dote le héros d’un fragment de corps visible et noue une hypothétique fusion entre lui, la caméra et le spectateur. […] Au cinéma, le spectateur, tel est son désir, est avant toute chose un corps volage, non assignable à un point de vue unique. […] Dans ce cinéma sommaire, au minimalisme psychologique maximal, le héros se résume à ce qu’on lui voit faire. Seule compte sa manière d’occuper l’espace et d’y intervenir. Son corps est une enveloppe mobile, rien de plus. Le jeu vidéo radicalise cette proposition intenable pour le personnage de cinéma. »13
« Au cinéma », écrit donc Charles Tesson, « le spectateur, tel est son désir, est avant toute chose, un corps volage, non assignable à un point de vue unique ». Les chevauchements, à chaque fois dans une même scène, de ces deux points de vue distincts invitent à prendre toute la mesure de la contamination du cinéma par le jeu vidéo, et les combinaisons des deux dispositifs qui s’opèrent dans le film. De telles contiguïtés constituent à n’en pas douter le fil rouge du cinéma de Gus Van Sant.
Et puis il y a cette main montrée avec insistance, fermement posée sur le plan du lycée et sur la gâchette d’une arme ou d’un appareil photo. L’œil, c’est la main à la caméra. La main, c’est, note Emmanuelle André, « la figuration d’une pensée de l’œuvre et de ses propres procédures de fabrications ». Pinceau, crayon, caméra, appareil14 photographique, tous ces objets, indissociés de la main qui les tient, nous invitent sans doute à penser ici et ailleurs à la photographie, à l’animation et au cinéma – y compris dans la bande dessinée lorsque Tintin, arme au poing, menace un bandit dans le Lotus bleu de le « photographier à bout portant », et y compris encore, bien sûr, dans les jeux vidéo où la main armée, reliée à l’ordinateur par la souris ou à l’écran par un « joystick », conduit le regard du spectateur. Dans Mala noche, ces glissements entre les images s’opèrent par l’intermédiaire d’une petite caméra achetée par Walt, le personnage principal du film qui sort avec elle dans la rue comme s’il tenait une arme de poing. La confrontation entre les images peut y être frontale, quand Van Sant filme de face et de très près Walt qui tient une petite caméra. Les deux cameramen se font face, comme dans un duel rapproché. Si le passage d’un point de vue à un autre est parfaitement réglé par le raccord, un changement brusque est pourtant souligné, puisque ce que filme Walt est exposé à la suite d’une transition abrupte, passage du noir et blanc à la couleur, où la couleur appartient à Walt, alors que le noir et blanc est laissé à Van Sant. Le détour opéré par le récit (Walt achète une caméra) n’est peut-être rien d’autre qu’un stratagème de Van Sant pour mieux mettre à nu ce qui traverse Mala noche, c’est-à-dire cette façon si particulière de confronter des « niveaux d’images et de récits ». Dans cette séquence de Mala noche, le face à face, c’est bien d’abord celui de deux caméras qui se regardent, et qui reprend au moment du générique de fin. L’œil, la main, la caméra : ce face à face n’est peut-être pas sans rapport avec l’exergue qui ouvrait le film, « If you fuck with the bull you get the horn ». Cette mise en garde ne dit rien d’autre que ce que suggère ce « duel » entre deux caméras : comme le taureau, la caméra peut se retourner contre celui qui la tient, et lui donner un coup de corne !
C’est ce qui arrive à Elias dans Elephant. Parcourant le campus l’appareil photo en bandoulière, il fait le portrait de quelques-uns de ses camarades, notamment celui de John rencontré dans le couloir ou de deux amoureux croisés dans le parc, avant de photographier de face la mort à l’œuvre – la sienne. Voilà bien un personnage qui ne fait, au fond, rien d’autre que ce que fait Van Sant en arpentant les couloirs du lycée : une galerie de portraits, tirés les uns après les autres, de face et de dos. Filmer la mort de dos est aussi une manière singulière de tirer le portrait de quelques-unes des victimes de la tuerie du lycée. Comment, au passage, ne pas songer aux premiers instants de Ken Park où Larry Clark filme un adolescent qui met en scène son suicide armé d’un révolver et d’une caméra vidéo ? C’est aussi ce que subit Suzanne Maretto, alias Nicole Kidman en présentatrice de la météo dans To Die For, qui est harcelée par les flashes des paparazzis, avant de finir « refroidie » sous l’écran de glace d’un lac. Et s’il y a bien un film où l’œil et la main accrochent le regard du spectateur, c’est Psycho d’Alfred Hitchcock dont on s’étonnera peu que Gus Van Sant en fasse le remake en 1998, dans un film qui est précisément celui qui affirme le mieux les écarts incessants du cinéma de Van Sant. Dans Psycho, le rideau de la douche est plus qu’un écran ou un voile lisse entre plusieurs regards (comme chez Hitchcock). Ce rideau de douche donne dans le remake de Van Sant une image décomposée, éclatée comme des morceaux de verre recollés, comme les lambeaux d’une image cinématographique rafistolée – une image kaléidoscope qui rappelle le générique de Will Hunting (1997), à l’instar de toutes ces images qui se télescopent dans les films de Van Sant. Psycho, dira-t-il, était « […] d’une certaine manière une blague faite aux studios pour leur démontrer par l’absurde la nature de leur désir profond. Alors, oui, c’est une pièce d’art conceptuel »15. Et puis Psycho est, si l’on veut, une pièce d’art contemporain, s’inscrivant parmi quelques beaux projets de reprises, de remplois et de remakes qui, tous, interrogent la place des images cinématographiques et sont sensibles aux questionnements de l’art contemporain face au cinéma. Le film et la fameuse scène de la douche sont « tournés à l’identique », plan par plan, à l’exception de l’incrustation de deux brefs plans de nuages menaçants qui constituent comme les lézardes de ce remake ou plutôt de cette forme subtile de remploi d’un film préexistant16. Ces deux plans de nuages perturbent le déroulement de la scène, une des plus célèbres de l’histoire du cinéma, autant que l’idée d’un remake fidèle. Œuvre magistrale de cinéma, Psycho s’inscrit alors sans doute parmi quelques essais vidéographiques qui interrogent la matière d’image (cinématographique), dont le fameux 24 Hour Psycho de Douglas Gordon (Ecosse, 1993). Et cette vague de « remakes » n’ignore jamais les stratégies quasi ludiques qui les animent. Marie Fraser l’écrit fort à propos en évoquant Pierre Huyghe (qui a lui aussi travaillé les images d’Hitchcock)17 :
« Les remakes de films que Pierre Huyghe a réalisés au cours des années 1990 engagent des jeux sur la narrativité qui permettent de penser ces deux notions [le ludique et le narratif] non pas tant dans un rapport d’opposition mais comme une stratégie pour ouvrir et resituer le récit, autrement dit pour appliquer à la narrativité le potentiel d’ouverture que l’on attribue habituellement au ludique. Invitant à reconsidérer les mécanismes narratifs des systèmes prédéterminés dont il se veut la reprise, le remake deviendrait même prétexte à jouer sur la narrativité »18.
Remake, jeu vidéo, underground (avant-garde, art vidéographique), documentaire, biopic,… le cinéma de Van Sant est bien une affaire de déplacements, parfois déroutants, souvent aux accents contradictoires. Ses références sont, au gré de ses interviews et de ses films, les shooters, les grands classiques américains, des documentaires anglais méconnus, ou encore les travaux de Jonas Mekas ou de Stan Brakhage et de la scène underground new-yorkaise. En 1998, à la sortie de Psycho (sorte de pied de nez aux studios) et dans la foulée de Will Hunting (un blockbuster convenu à souhait), le souci de Van Sant est clairement… ambigu :
« Je voulais que mes films soient montrés dans des cinémas, pas dans des galeries fréquentées par des esthètes. Mon but principal a toujours été de raconter des histoires. Je voulais exercer une influence sur le cinéma commercial, en lui apportant certains de mes côtés expérimentaux. C’est encore ce que j’essaie de faire aujourd’hui. »19
Revendiquant à la fois son « style télé » et son goût pour les histoires traditionnelles, Gus Van Sant parle en peintre (ou en cinéaste d’animation, façon Fischinger) de ses propres films quand il évoque Paranoid Park en octobre 2007 : « Je les imagine graphiquement dans ma tête avant de les réaliser. Je bascule de plus en plus vers l’art des peintres, qui donnent de l’émotion à partir d’un paysage ou d’un visage réels. »20. Il reprend alors presque exactement ce qu’il dit à la sortie d’Elephant : « J’ai commencé comme peintre, en autodidacte. L’art, pour moi, a donc d’abord été lié à une pratique concrète »21. Ce qui semble être un « basculement » de Van Sant « vers l’art des peintres » en 2007 est pour lui soit un retour aux sources de la création, soit la perpétuation de ce qu’il a toujours fait, sans doute les deux à la fois : un cinéma pris entre plusieurs feux, marqué de l’empreinte conjointe des arts contemporains et, comme il le dit lui-même, des « histoires traditionnelles » ou du « style télé » du « cinéma populaire ». Autant dire que si l’indétermination des images actuelles est au cœur de ses films, le cinéma de Gus Van Sant n’en est pas moins lui-même incertain, et sans doute inspiré par des choix qui cultivent un goût de l’écart.