« Il faut arrêter de penser au Sud géographique, et penser au Sud sociologique »
Entretien avec Martial Knaebel1
Martial Knaebel fait partie, avec Magda Bossy et Yvan Stern, des « fondateurs » du (désormais dénommé) Festival International de Films de Fribourg. Il a été administrateur de l’Association de soutien du Festival des Films du Tiers-Monde dès sa création en 1987, et directeur artistique du Festival de 1988 à 2007.
Cet entretien s’inscrit dans le cadre d’une recherche que nous menons sur l’histoire du festival de Fribourg. Il était pour nous particulièrement intéressant de vous rencontrer car vous avez été le directeur de la manifestation pendant une longue période, et pouvez ainsi l’envisager dans ses grandes évolutions. Suivant l’ordre chronologique, la première question concerne les débuts du festival : comment décririez-vous sa mise en place ?
Comment ça s’est construit ? Il me semble que c’est déjà assez connu, les 25 ans d’Helvétas, le projet de Magda Bossy 2 : plutôt que de célébrer les bienfaits de l’aide au Tiers-Monde, mieux vaut aller voir ce que le soi-disant Tiers-Monde apporte aussi à la culture mondiale. Donc, aller rechercher les richesses du Sud. Magda Bossy a eu l’idée de faire un festival de films ; ce qui, à l’époque, était le plus facile, le meilleur marché, et ce qui était susceptible d’attirer le plus de monde. Il suffisait de faire venir les copies de France : le cinéma d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine avait été si peu diffusé en Suisse qu’en allant chercher des copies sous-titrées à Paris, on arrivait déjà à faire quatre festivals.
Quelles démarches concrètes deviez-vous effectuer, au début, pour trouver ces films ?
C’était ce que j’appellerais des connexions, en particulier avec les distributeurs français qui étaient assez nombreux. A l’époque, Paris était quand même une capitale du cinéma. Français d’origine, j’avais un frère à Paris, et il m’arrivait d’y passer un week-end qui représentait pour moi un festival ! Il y avait tellement de films, tellement de salles… Dans le quartier latin, combien de pizzerias, à l’époque, étaient des salles de cinéma ! Vraiment, c’était un festival !
Les premières années, ce ne sont pas forcément des productions qui sont absolument contemporaines. Est-ce que cela est lié aux difficultés à trouver des films récents ou encore à la faible quantité de films distribués, même en France ? Ou alors, cela ne faisait-il pas partie de vos critères ?
Au début, on ne cherchait pas la nouveauté absolue. On cherchait plutôt à faire connaître ce cinéma, et plutôt que d’aller chercher les productions les plus récentes, il valait mieux aller chercher des chefs d’œuvre reconnus, mais qui n’avaient jamais été vus en Suisse, du moins en Suisse romande. D’autre part, à l’époque, on était quand même une petite manifestation ; avoir des films inédits en Suisse, qui n’y avaient jamais été distribués, ça aurait été difficile.
Mais il y avait déjà un certain nombre de films du Sud à Locarno ?
Oui… quand on dit que c’est le festival de Fribourg qui a introduit les cinématographies du Sud en Suisse, ce n’est pas vraiment exact… Il y avait déjà pas mal de films qui étaient montrés à Locarno grâce, entre autres, à Freddy Buache. Le fait est que les films ne circulaient pas dans les salles ; et le festival de Fribourg, c’était avant tout un circuit 3 plus qu’un festival proprement dit…
D’ailleurs, c’est quelque chose qui s’est maintenu : même quand le festival change de nom et s’installe définitivement à Fribourg, il y a encore le circuit des films du Sud…
Oui, c’est une chose à laquelle je tenais beaucoup. Le plus important, à mes yeux, c’est que les films soient vus. Et, à moins d’aller à Locarno, ces films, on ne les voyait pas. D’autant plus que les critiques de cinéma, quand ils faisaient leurs reportages ou écrivaient leurs articles, parlaient plutôt des films à la mode, de cinémas connus. Même d’ailleurs pour des cinéastes qui étaient déjà très connus tels que Satyajit Ray : ce n’était soi-disant pas intéressant pour le public…
N’y a-t-il pas une sorte de tension qui se met en place entre un circuit et un festival qui s’attache à un lieu ?
Oui… mais chacun avait son avantage. L’avantage du festival qui s’attache à un lieu, c’est que ça permet de donner une personnalité au festival.
Quels types de salles constituaient le circuit ? Etait-ce surtout des salles paroissiales, ou des salles de cinéma ?
Il y avait relativement peu de salles paroissiales ; pour la simple et bonne raison qu’avec les salles paroissiales, on risquait d’avoir des ennuis avec les exploitants. Donc, autant le faire chez eux. D’autant plus que nous, on voulait dire que ces films ne devaient pas seulement être vus dans les salles paroissiales. Qu’ils méritaient d’être vus comme les autres films.
Votre travail de sélectionneur impliquait ainsi beaucoup de déplacements dans les festivals. De manière générale, comment procédiez-vous pour constituer le catalogue ?
Bien sûr, il y avait les festivals, mais, surtout, j’ai beaucoup vu, discuté et lu. Et on nous envoyait pas mal de films. Une fois qu’on a commencé à être connu, on a commencé à recevoir des films, des cassettes et puis après des dvd … Mais je crois que j’ai surtout beaucoup lu.
Mais ça nous mène à la question que vous me posiez, à mon sens la plus intéressante et la plus originale : « Qu’est-ce qui a conduit à donner au Festival un certain profil, une certaine personnalité ? » Je crois que c’est parce que, que ça soit Yvan [Stern] 4 ou moi, on s’intéressait beaucoup au cinéma, mais on avait aussi d’autres intérêts. Lui, il était chrétien… Enfin, on n’en a jamais beaucoup parlé… Par ailleurs, ma motivation première, c’est quand même… Enfin, faisons un petit retour en arrière.
Quand j’ai fini mes études, j’ai voyagé pendant trois ans en Afrique, sans appareil photo, pas comme un touriste, mais comme travailleur coopérant. J’ai voyagé parce que je voulais me rendre en Tanzanie, parce que j’avais lu un bouquin sur Djamah, le socialisme à l’africaine jusqu’à Nyerere… Pourquoi je voulais voir ça ? Parce qu’on était en 1974, les espoirs de 1968 étaient déjà battus en brèche, les gauchistes, les maoïstes, les trotskistes… C’était les guerres de chapelle, ce n’était pas très intéressant. En 1968, les colonels en Grèce, en 1973, la chute d’Alliende, les romantiques qui rêvaient de faire une brigade internationale… Bref, il y avait un sentiment de faillite de l’Europe, des intellectuels européens. J’étais parti là-bas pour ça mais, en même temps, c’était un trip , dans les deux sens du terme. Je voyageais, et c’était presqu’un rêve d’enfance, celui d’être un « explorateur »… Dans beaucoup d’endroits, j’étais tout seul, les gens n’avaient pas vu d’Européens depuis une éternité. Mes yeux étaient ouverts, mais pas sur le côté touristique (visiter la vallée des rois, etc). Je n’avais pas d’appareil photo, j’ai ainsi pu entrer en contact avec les gens de manière beaucoup plus naturelle, sans avoir une barrière devant moi. C’est un aspect très important de ce voyage, qui a fortement influencé ma réflexion sur le monde, mon envie de montrer des images du monde… et des images que, moi, je n’aurais pas faites ; c’est-à-dire, tout à fait à l’inverse de ces trucs que la Migros organise… « Images du Monde », je crois… où les gens viennent raconter leurs aventures : « Oh, là, il y avait un petit pingouin. Et là, c’est moi avec un petit nègre ». C’était tout à fait l’inverse, c’était dire : « Non, c’est à eux de montrer ce qu’est leur vérité ». C’est aussi mon intérêt politique pour ce festival, en cherchant à montrer les enjeux culturels, politiques et sociaux de ce qui se passe dans ces pays.
Le festival constitue ainsi une forme de projet, que vous auriez ensuite cherché à faire progresser d’années en années ?
Non, au début, il n’y avait pas de projet mais des opportunités, des occasions. Là, il y a un bonhomme qui dit : « Tiens, j’organise un festival » ; moi, ça m’intéresse, j’ai toujours été curieux des gens qui se lançaient dans des trucs pas ordinaires. Ensuite, on dit que ce sera un festival sur des films du Tiers-Monde, et cela m’intéresse aussi ; on essaie alors d’impliquer les organisations d’entraide. La réflexion est venue après : petit à petit, je me dis que ça peux donner quelque chose… Et puis, pour le dire crûment, il y avait aussi l’aspect financier, qui, pendant un moment, m’occupait trop l’esprit pour me permettre de vraiment développer quelque chose. Il faut revenir à la situation en 1980. Dans les années 1980, il n’y avait quasiment aucun film – même aucun, je crois – d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine à avoir été distribué commercialement en Suisse. Il y avait bien un ou deux films qui étaient montrés dans les ciné-clubs ou les salles communales, mais il n’y avait aucun distributeur suisse à avoir acheté les droits de films de ce genre-là.
D’où la création du prix d’aide à la distribution5 ?
Exactement. En 1986. Et c’est d’ailleurs à la même période que je rencontre un « illuminé » suisse allemand qui me dit qu’il voudrait créer une cinémathèque du cinéma d’Afrique. Il avait besoin de Romands pour son comité. Je lui ai répondu qu’il était mal tombé avec moi, parce que j’étais un étranger, mais il a dit : « On s’en fout, tu parles français, ça ira ». J’ai accepté de faire partie de l’association de soutien à la distribution des films du Tiers-Monde, qui allait devenir Trigon.
Vous vous rencontrez avec deux préoccupations communes…
Oui, c’est exactement ça : une rencontre.
Le partenariat avec Trigon, ainsi que la création du prix d’aide à la distribution, manifestent la volonté d’inscrire le festival dans les processus de distribution et de promotion de ces cinématographies en Suisse. Cependant, les catalogues des premières éditions expriment également une volonté d’agir au niveau des pays producteurs, en favorisant l’émergence de films plus originaux, plus personnels, que les productions de genre qui y sont majoritaires. Estimez-vous avoir pu répondre à ces préoccupations ?
C’est difficile à dire…Tu sais plus souvent quand ça ne marche pas que quand ça marche. Par exemple, celui qui a fait Un homme qui crie (Belgique/France, 2010), Mahamat Saleh Haroun, on avait présenté son tout premier film, Bye bye Africa (Tchad, 1999). Il était passé à Venise mais totalement inaperçu, personne n’en avait parlé. Ici, il y a quand même eu des critiques qui l’ont vu, aimé, etc., et après il a eu des soutiens, mais on ne peut pas savoir si c’est vraiment grâce au festival. Toutefois, sans vouloir être trop prétentieux, je pense que, petit à petit, la qualité de notre sélection a été reconnue au niveau international. C’est grâce à de petits festivals comme Fribourg qu’il y a des jeunes, des inconnus, qui apparaissent. Il y avait aussi des cinéastes qui n’étaient pas vraiment inconnus, qui étaient passés dans d’autres festivals avant, mais, comme Fribourg se concentre exclusivement sur les films d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, les gens ne regardent que ça et les films sont davantage mis en valeur… A Cannes, par exemple, on ne parle jamais de ce genre de films ; on parle de la compétition, des blockbusters américains, à la rigueur des films européens. Il n’y a qu’à voir l’année dernière, avec Oncle Bonmee (Apichatpong Weerasethakul, Thaïlande, 2010) : « Comment on a pu donner la Palme à ce film… Je suis parti avant la fin… Les gens ne vont jamais aller voir ça ! ». Alors que le film a fait 5000 entrées en Suisse romande, rien qu’en Suisse romande, ce qui est énorme… ! Du coup, les petits festivals comme Fribourg avaient leur importance.
Les films programmés à Fribourg ne sont pas vraiment représentatifs de la situation du cinéma dans les pays de production : par exemple, le Nigéria ou l’Afrique du Sud avait une importante production de films d’action et de films comiques qui rencontraient un grand succès dans ces pays ; ou encore en Inde, avec les comédies musicales… Vous faites un choix quasiment opposé à celui de la représentativité, en sélectionnant des films peu connus, mais dont vous revendiquez l’intérêt esthétique et politique. N’y voyez-vous pas une forme de contradiction par rapport à l’idée de montrer les cinémas du Sud ?
De toute façon, tu ne peux pas faire autrement. Sinon, tu fais un festival diplomatique, où il y a un peu de tout ; c’est ce que j’appellerais un festival soviétique, ou chinois. J’ai été au festival de Shangaï, et je n’y remettrai plus jamais les pieds, parce que c’est justement un festival où l’on s’est dit : « Il faut qu’il y ait un film mongol, puis un film africain… ». C’est pour ça que les festivals de cinéma africains sont, eux aussi, assez peu intéressants : ils sont très politiques, au sens diplomatique du terme. Et puis, le but pour nous était de faire aimer ce genre de cinéma au public. Alors tu peux jouer sur la corde diplomatique, ou alors la corde « toutes les misères du monde » : ça marche avec dix personnes dans la salle, mais pas avec cent personnes, et puis ça marche dix minutes, après les gens en ont marre. Et je raisonnerais de la même manière ! Donc, la qualité est extrêmement importante. La qualité et puis le risque. C’est-à-dire, la qualité ce n’est pas la qualité de « l’opinion internationale », ce n’est pas parce qu’un film n’a quasiment jamais été vu, ou qu’il a été jugé mauvais par d’autres, que nous ne pouvions pas le choisir. Et d’ailleurs, je crois que ça a sauvé certains films, dans le sens où ils ont été revus par des gens qui ont été obligés de les revoir dans une atmosphère particulière. C’est un aspect très central : créer une atmosphère autour des films. Une atmosphère de qualité, et une atmosphère de réflexion – pas obligatoirement de réflexion chiante, mais de réflexion.
C’est un des aspects que nous avions relevés : vous avez un catalogue qui, dès le début, présente beaucoup d’informations au public, en postulant peut-être que les films nécessitent d’être accompagnés, contextualisés, pour un public qui connaît peu la situation dans laquelle ils sont réalisés…
Exactement. Je trouve très important de présenter un film, mais ce n’est pas le film qu’il faut raconter, c’est le cadre, c’est-à-dire l’environnement politique et social du film, mais aussi l’environnement historique… C’est tout cela que je trouve nécessaire d’exprimer dans une présentation, ce n’est pas la peine de raconter l’histoire, le film se raconte de lui-même. On va peut-être présenter le réalisateur, mais c’est peut-être moins intéressant que de présenter l’environnement sociopolitique.
En termes d’identité du Festival, on voit bien comment vous avez défini cette volonté de faire du Festival une occasion de promotion et d’éducation au cinéma…
Oui, je reste dans l’idée que le cinéma, comme tout autre forme d’art, est un outil d’appropriation culturelle ; et c’est l’outil le plus approprié parce que le plus populaire. Et puis les élites politiques et culturelles ne sont pas arrivées à se l’approprier pour en faire un domaine réservé. Le cinéma permet, d’une manière ou d’une autre, de se confronter à la réalité des autres. Et c’est là l’intérêt d’un festival, c’est là l’intérêt des séances scolaires, etc., il faut quand même favoriser cette appréhension en créant un cadre. Ça renvoie à ce que je disais des présentations et de l’atmosphère. Sinon on commence à devenir, ce que disaient certains critiques, un « festival cinéphilique »… Ce qui ne veut rien dire, parce qu’un festival est toujours cinéphile, c’est un pléonasme total ! Un festival qui ne serait que cinéphile, ça serait un festival qui n’aurait pas de vision, qui présenterait tout et n’importe quoi.
Vous avez été directeur du FIFF pendant une vingtaine d’année, durant lesquelles la manifestation a passablement changé. Comment parvenir à maintenir l’identité caractéristique du Festival malgré ces évolutions ?
C’est peut-être parce qu’il y avait un seul directeur… !
A travers les changements de noms, on perd progressivement un peu de l’évidence de la relation du Festival avec le cinéma du Sud [le festival s’est successivement appelé « Festival des films du Tiers-Monde », « Festival de Fribourg, Amérique latine, Afrique, Asie » et « Festival International de Films de Fribourg »]… Est-ce que ces modifications sont liées à un changement de contexte, dans le sens où la situation du cinéma dans le monde change, et le festival cherche à suivre ces évolutions ? Avez-vous eu le sentiment d’avoir dû redéfinir le Festival ?
Oui. A un moment – c’était deux ou trois ans avant que je démissionne –, j’ai signalé qu’il fallait arrêter de penser au Sud géographique, et penser au Sud sociologique. C’est-à-dire, au Sud qui vient chez nous, avec les migrations, et aussi au Sud chez nous, avec les nouveaux pauvres, et la réapparition soudaine, « miraculeuse », du prolétariat, qui avait mystérieusement disparu pendant les dernières années.
Pour moi, le Festival se doit de porter un regard sur ces réalités. Quand on fait une sélection, ça ne veut pas dire qu’on ne regarde que des films, cela veut dire qu’on regarde le monde autour de soi. C’est très important. On essaie de comprendre les lignes directrices du monde autour de soi, les courants, les tendances, en essayant de trouver les images qui les expriment et qui permettent aux gens de les analyser, d’en prendre conscience. Au début, j’étais influencé, tout à fait inconsciemment (je serais menteur si je disais que j’y pensais déjà), par une vision sociale : il y a des rapports de classes systématiquement partout, et il faut essayer de conceptualiser cela au mieux. Je me suis beaucoup intéressé à la psychologie et à la philosophie sociales : Habermas, puis maintenant Axel Honnet. A présent, je me rends compte que ces envies-là, je les avais inconsciemment depuis longtemps. A l’époque, je pensais que c’était les restes, positifs d’ailleurs, de mon éducation chrétienne…
Justement, en forçant le trait, on pourrait distinguer dans les années 1980 deux grandes tendances : l’une marxiste, l’autre chrétienne. Le cinéma pouvait-il constituer un lieu de rencontre, ou de conflit, pour ces mouvements ?
D’abord, en ce qui me concerne, les années 1980 correspondent à l’apparition d’un cinéma africain qui était, par rapport aux autres cinématographies du Sud, dans une situation très spécifique. C’était une arme de réappropriation de l’histoire et de la culture, vraiment. Après les indépendances, il fallait que les gens se réapproprient leur réalité (Ousmane Sembene, c’était ça !). A ce propos, il y a une chose à relever : on parle d’un festival qui s’est tenu en Suisse. Et la Suisse, dans les souvenirs que j’en ai quand je suis arrivé en 1970, c’était un petit pays, protégé du reste du monde, où on vivait relativement bien, qui était passé aux travers des gouttes de deux guerres mondiales, mais aussi des révolutions sociales, des « mai 68 ». Il y a bien eu « Züri brennt » ou « Lausanne bouge », mais à côté de ce qui s’est passé en France, c’était peu de choses. Mai 68, en France, ce n’était pas seulement la révolte étudiante mais surtout des grèves générales, qui ont failli faire basculer le pays. En même temps, un certain cinéma est apparu et, dans le monde occidental, une prise de conscience du reste du monde. C’est pour ça que je me suis retrouvé avec Yvan Stern : l’intérêt pour le Tiers-Monde, jusque-là, était surtout de la part des chrétiens de gauche, mais pas tellement des politiques de gauche qui s’intéressaient assez peu aux révolutions du Tiers-Monde et aux échecs qu’elles ont été (à part la révolution cubaine, les autres ont disparu ; ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas beaucoup de choses à critiquer à Cuba mais, au moins, elle est restée).
Le festival était, d’une certaine manière, un des épiphénomènes qui participaient à ce mouvement. Il y avait eu d’ailleurs, une année auparavant (en 1979), le festival des Trois continents qui s’était créé à Nantes et le tout jeune festival d’Amiens… Ils se sont créés un peu partout, ces petits festivals du Tiers-Monde.
Une chose dont je suis persuadé, c’est que la personnalité du festival de Fribourg, c’était de ne pas cacher qu’il avait une dimension politique, non pas partisane, mais politique. C’est d’ailleurs le cas de tous les festivals, mais en général, ils la mettent de côté. Le festival de Cannes, dans son atmosphère, est assez réactionnaire, même s’il y a quand même des terrains d’entente. Le festival de Berlin, c’est la « délicatesse teutonne », c’est aussi un festival politique, mais simplement, c’est la politique du spectacle.
Vous utilisez le concept de « Sud sociologique ». Finalement, ça serait cela, cette continuité de l’engagement politique du Festival : dans la dernière période où vous travaillez à Fribourg, vous cherchez à maintenir la « proposition de Fribourg » en montrant comment ces problématiques développées sur la « question du Sud » ne touchent pas que les pays du Sud…
Oui, car la plupart des films du Sud ont un autre intérêt, c’est qu’ils mettent le peuple en image. Dans le cinéma européen, c’est très rare. Et quand c’est le cas, c’est souvent de manière négative, péjorative. Et d’autre part, il y a toutes les minorités culturelles qui font des films. Si j’étais resté à Fribourg, j’aurais commencé à m’intéresser au cinéma indépendant nord-américain. Parce que le cinéma américain ce n’est pas que Hollywood. Je ne parle même pas du cinéma indépendant de Sundance, qui est du cinéma indépendant qui a déjà acquis ses lettres de noblesse. Il y a certainement un cinéma indépendant, avec des budgets à 1000 dollars… J’ai cru pendant un moment que le festival underground de Lausanne allait se lancer dans ce genre de programmation. Mais là aussi, on ne fait que montrer quelques images sans importance. Pour eux, l’underground c’est le gore. On assiste à une vraie dépolitisation ; la perte de sens politique dans la jeunesse est, à mon sens, quelque chose d’assez dramatique…
Nous avons également l’impression que de nombreux festivals, en programmant de plus en plus de films de genre, ou des œuvres « classiques » de l’histoire du cinéma, tendent à devenir des lieux que l’on pourrait comparer à des cinémathèques comme, par exemple, lorsque Locarno programme Lubitsch. Est-ce une tendance que vous avez aussi constatée ?
Oui… mais pour un festival comme Locarno, Lubitsch, ça vaut la peine, parce que ce festival a les moyens de faire venir toute l’œuvre du cinéaste, d’éditer un livre qui discutent cette œuvre, avec des historiens qui la placent dans un cadre. Parce que Lubitsch, c’était quand même un cinéaste d’une certaine époque, qui a vu la montée du nazisme, qui a dû fuir… Et il était un observateur de son époque, extrêmement pointu. Par contre, un festival qui n’aurait pas ou qui ne se donnerait pas les moyens de faire une rétrospective complète, alors ça, c’est n’importe quoi, ce n’est même pas une cinémathèque : c’est du ciné-club !
Alors, est-ce que les festivals se substituent aux cinémathèques ? S’ils font un travail en profondeur, il n’y a pas de problème. C’est quand ils organisent des thématiques faciles qu’il y a un problème… Par exemple, cette année, j’ai été profondément déçu par la sélection : il n’y a jamais eu autant de films hollywoodiens (c’est-à-dire pas seulement « américains ») dans un festival comme Fribourg ; ça n’a aucun sens, si ce n’est la recherche de la facilité. La femme qui en savait trop : l’idée de la rétrospective est superbe ! Simplement, ils auraient pu trouver les films en Argentine, en Inde,… Ce n’était pas la peine d’aller chercher des films ultra-connus comme Gloria (USA, 1980) de Cassavetes. Là, je trouve que la responsabilité des festivals est énorme : tu vois, par exemple, ici [à Fribourg], il n’y a plus que les trois Rex, et quel choix cinématographique ? Quasiment plus rien. Mais ça passe inaperçu, parce que, avant, on avait un festival qui présentait une centaine de films totalement différents pendant une semaine, culpabilisaient les exploitants de salles et titillaient les oreilles et les yeux du public. Maintenant, ils voient dans un grand festival soi-disant différent des films qu’ils peuvent voir à la télévision ou au cinéma. C’est une forme d’abdication, on donne une indication vis-à-vis du cinéma mainstream, du cinéma dominant que ce cinéma n’espérait même pas…
Est-ce une évolution que l’on retrouve dans les autres festivals que vous mentionniez comme étant proches de Fribourg ?
Le festival des Trois continents est en train de renaître, et il a une politique de recherche plus intéressante. A Amiens, il y a toujours eu cet intérêt pour les séries B américaines, mais un cinéma américain non-Hollywood. Mais, comme s’est placé Fribourg pendant les quatre années d’Edouard Waintrop, ça aurait presque pu être le Neuchâtel Film Festival, je veux dire, ça n’a aucun intérêt…
Sans entrer dans des détails, comment s’est passée la fin de votre engagement à Fribourg ? Est-ce lié à un changement d’orientation du Festival ?
J’aurais peut-être dû me battre plus. Les gens prétendaient que ma présence était le signe d’un festival tiers-mondiste, et que le Festival était en quelque sorte un festival Trigon-film, ce qui était malhonnête, puisqu’on ne programmait que quatre ou cinq films Trigon sur une centaine… Alors, j’ai dit basta !
Et, maintenant, vous êtes toujours à Trigon ?
Oui, je collabore avec eux. J’ai une situation agréable bien que parfois difficile financièrement, mais je n’ai plus de chef, je n’ai plus de comité qui m’emmerde, j’ai un ami, le directeur de Trigon, qui me donne du boulot quand j’en ai besoin et qui reconnaît mes qualités – j’en ai quand même quelques-unes. Je collabore également avec un fonds que j’ai aidé à créer qui s’appelle Visions Sud-Est, qui soutient la production. Ça me plaît comme ça. Si le festival de Fribourg a besoin de mes lumières pour un panorama, j’ai des tonnes d’idées… Par exemple : l’histoire et le cinéma. Je ne sais pas si vous avez lu Le XXe siècle à l’écran de Shlomo Sand6. La postface est vraiment intéressante : il s’étonnait, en tant qu’historien, du peu d’estime accordé dans cette discipline au cinéma comme matériel de recherche historique. Il y aurait de quoi faire un panorama sur des films qui relatent l’histoire (par exemple les films d’Angelopoulos sur l’histoire de la Grèce), en analysant la manière dont ils le font. Le cinéma social aussi ; il y aurait des panoramas à faire sur le monde ouvrier au cinéma…