Enjeux d’histoire(s) : Né sous Z
Tout sur Robert (ou presque)
Après avoir reçu une mention spéciale au festival Visions du Réel dans la catégorie « Regards neufs » pour Dix-huit ans en 2009, la cinéaste Frédérique Pollet Rouyer revient à Nyon pour présenter, en avant-première, son dernier film : Né sous Z.
Au programme de la compétition internationale, la première projection publique de Né sous Z s’est faite en présence de la réalisatrice qui animait un débat sur son film en fin de séance. Le film retrace le parcours de Robert dont la recherche des origines familiales permet de rendre compte de l’histoire coloniale française et – telle est du moins la finalité exprimée par la réalisatrice – de son impact sur la situation sociale et culturelle d’aujourd’hui.
Né d’un soldat français et d’une mère vietnamienne pendant la guerre d’Indochine, Robert est l’un des 5000 petits Eurasiens « rapatriés » en France suite à la défaite de Diên Biên Phu en 1954. A cinquante ans, après des années de recherches, sa famille française le retrouve. Robert part alors en quête de son histoire personnelle, qui commence en France.
Il cherche à reconstituer son parcours à partir du moment où, âgé de huit ans au Viêtnam, il a été arraché à sa mère, jusqu’à son arrivée en France, lorsqu’il fut placé dans un foyer d’accueil. Pour ce faire, il se rend dans des lieux d’archives et recueille divers témoignages. Puis, dans la seconde partie du film, il se rend au Viêtnam dans l’espoir de retrouver sa mère.
En s’appuyant sur une histoire individuelle, le documentaire aborde les rapports des soldats français avec les femmes indigènes – aspect encore peu traité de la guerre du Viêtnam – et la composante raciale de l’idéologie coloniale. Les enfants nés de ces « unions » sont le fruit de la colonisation, et leur parcours de vie en découle. Robert est un cas parmi tant d’autres : partant sur les traces de sa propre histoire au travers du film, il met toutefois au jour tout un pan de l’histoire de France. Le déclic se fait chez lui au moment des retrouvailles avec sa famille française car, jusque-là, il avait en quelque sorte tiré un trait sur son passé. La démarche de la réalisatrice, qui accompagne Robert dans les recherches qu’elle a en partie instiguées, s’apparente à celle d’un historien, dont l’enquête permet d’inscrire la mémoire individuelle dans l’histoire collective.
La trame narrative obéit à la progression de la quête de Robert, qui structure l’enchaînement des séquences et, grâce à son caractère « d’enquête », favorise la participation affective du spectateur. Cette trame est composée de diverses rencontres, dont chacune apporte des éléments nouveaux et nécessaires à la reconstruction ainsi qu’à la compréhension du passé de Robert. Chacune de ces étapes est montée en alternance avec des séquences de retrouvailles entre Robert et sa famille française. Ces insertions dans le récit principal sont marquées formellement : lors des scènes liées à l’enquête, la caméra est fixe, tandis que les scènes familiales sont filmées avec une caméra à l’épaule. On retrouve également ce dernier mode de filmage dans la seconde partie de la quête de Robert, lorsqu’il se rend au Viêtnam.
Le film s’organise alternativement en fonction de ces deux types de séquence, tout un suivant une logique de progression linéaire dans la constitution d’un savoir sur le passé du protagoniste. Les retrouvailles familiales, introduites dès le début du film, forment des séquences porteuses de gaieté et d’espoir. Le montage alterné accentue le contraste entre ces scènes et celles dévolues à ce que Robert découvre du passé colonial et de son enfance. Ce choix de montage a également la particularité d’offrir à Né sous Z un double dénouement : le premier, celui qui se déroule en France, est heureux ; le second, situé au Viêtnam, est plus dramatique, puisque la quête de Robert dans son pays d’origine aboutit à une impasse.
Après la projection à Visions du Réel, la réalisatrice a expliqué la genèse du film. Une de ses amies, qui connaissait la famille française de Robert, l’a mise au courant de la rencontre imminente entre Robert et les siens. Frédérique Pollet Rouyer, immédiatement saisie par cette histoire atypique, décide de contacter la famille en question. Son idée première était de filmer les retrouvailles, qui donnent d’ailleurs lieu aux premières images qui furent tournées. En découvrant cette histoire familiale, la cinéaste cerne rapidement les enjeux politico-historiques qu’elle est susceptible de receler. C’est alors que se concrétise l’idée de tourner un film documentaire. Elle propose à Robert de l’aider à reconstituer son passé et d’en faire un film. Le voyage au Viêtnam ne viendra que plus tard. Au total, il aura fallu à Frédérique Pollet Rouyer trois ans et demi pour réaliser son projet. Ce laps de temps comprend toutes les recherches qu’elle a effectuées pour retrouver la trace de Robert enfant dans les archives de l’administration française et pour comprendre cette période de l’histoire coloniale qu’elle connaissait mal. Chacune des scènes tournées en France a par conséquent été précédée d’un long travail de recherche. La réalisatrice avait sélectionné les lieux et les sources dont elle nous montre, dans le film, la découverte par Robert. Ces découvertes sont donc quelque peu artificielles puisqu’elles étaient déjà connues de la cinéaste, qui passe par son personnage pour en naturaliser l’apparition. En outre, ce travail effectué en amont lui a permis de mettre en scène à la fois les lieux et le protagoniste principal de son film, qui fait figure d’historien, en quelque sorte malgré lui. En procédant de la sorte, la réalisatrice « oblige » Robert à s’inscrire dans une histoire collective. Ce choix de mise en scène exerce également un impact sur le spectateur, car les découvertes de Robert sont aussi, au fil du film, les siennes.
Robert se rend dans des lieux d’archives où il rencontre des conservateurs qui ont exhumé des documents préalablement à sa venue. Il découvre, par exemple, son dossier personnel rempli par l’administration de l’école coloniale dans laquelle il avait été placé à l’âge de sept ans environ. Dans cette scène, l’archiviste est présent et donne des explications sur le dossier. Dans une autre scène, Robert se retrouve face à une historienne spécialisée dans la période de l’histoire coloniale française. Elle lui (et nous) fournit ainsi des explications qui sont d’ordre plus général. Toutes les séquences qui se rapportent au récit premier sont des scènes-clés par rapport à la progression de l’enquête. Leur construction est similaire. Il s’agit de filmer une discussion entre Robert et ses différents interlocuteurs. Cette mise en scène redondante semble être la traduction du travail de préparation de la cinéaste. Dans toutes ces scènes, la présentation des documents et les explications données par des professionnels authentifient et légitiment le discours historique. L’historien est le garant de la « véracité » des informations basées sur des sources. Les moments nodaux de l’enquête reposent certes avant tout sur le discours historique, mais les éléments personnels contribuent également à construire un savoir général.
Si l’enquête s’inscrit dans une progression, les scènes de famille intercalées fonctionnent différemment : il s’agit de moments déliés de l’enquête, définis par une sorte de suspension du temps de l’histoire. Ce sont des instants de joie qui ne s’inscrivent pas dans une logique causale. Il est d’ailleurs difficile de saisir s’ils ont tous été tournés au même moment, ou si certaines scènes sont ultérieures à la journée des retrouvailles. On peut dire de ces bulles atemporelles que, d’une part, elles fournissent au film un rythme particulier en le ponctuant régulièrement, et que, d’autre part, elles développent l’enjeu de mémoire en démontrant l’importance du témoignage. En effet, certains membres de la famille racontent à plusieurs reprises qu’ils connaissaient l’existence de Robert depuis toujours, cette information leur ayant été transmise par le père de ce dernier. En conséquence, le témoignage du père a un impact fondamental puisque toute l’histoire familiale ainsi que celle du film n’auraient pas pu avoir lieu sans son intervention. L’importance de la transmission du savoir est donc soulignée par cet acte de parole. Robert et son père ont contribué, par leurs actes, à la construction d’une mémoire.
Le parcours intérieur de Robert est aussi un élément de progression dans le film. Tout d’abord, on assiste à un travail de remémoration grâce aux scènes liées à l’enquête. Ce travail s’accorde avec la réappropriation de la thématique historique par le personnage. A cela s’ajoute une série de plans américains, fixes et frontaux sur Robert, qui sont récurrents sur toute la durée du film. On l’y voit généralement assis, à l’écoute de ses interlocuteurs. Le caractère ponctuel et répétitif de ces plans leur confère une fonction rythmique. Ils apparaissent à tous les niveaux que nous avons mentionnés : en France et au Viêtnam, à différents moments de la quête de Robert et lors des instants passés en famille. Le travail de reconstitution du passé est donc régulièrement interrompu, provoquant une alternance entre le général (la construction de l’Histoire) et le particulier (la focalisation sur Robert). Ces plans fixes sont en effet des moments de « monstration » ralentissant le récit sans le stopper, puisqu’il y a une évolution des réactions du protagoniste.
Au début, Robert semble indifférent à son passé et à ce qu’il est en train de vivre dans le film. Puis, petit à petit, son visage et sa gestuelle laissent transparaître des émotions. Il s’agit d’éléments quasiment imperceptibles, mais nécessairement remarqués par le spectateur grâce à la systématicité de l’apparition de ces plans qui font office de « pauses ». Cette série d’images sur Robert est une « piste » en elle-même. Elle contribue à alimenter la charge émotionnelle du film. L’adresse au spectateur est d’autant plus évidente que Robert est filmé de manière frontale. Chacun de ces plans décrit l’état d’esprit du quinquagénaire à un moment donné. Ils semblent dire au spectateur : « Voilà comment est Robert dans telle situation, à tel moment ». Il ne s’agit donc pas de parler ici d’identification mais bien de participation affective. Cette seconde chaîne de progression est d’ordre émotionnel tant pour le spectateur que pour Robert. Le lien entre mémoire et histoire se traduit dans le film par une progression due au travail de remémoration, qui permet à la cinéaste de faire réapparaître une réalité occultée.
La construction dramaturgique du film est passablement travaillée et attractive pour le spectateur. La participation affective de ce dernier est continuellement engagée. Premièrement, la dramaturgie de l’enquête l’entraîne aisément. Deuxièmement, le spectateur, en découvrant la vie de Robert, accède à une partie de l’histoire de France non pas d’un point de vue politique, géostratégique ou autres, mais d’un point de vue culturel et personnel. La colonisation est abordée par les discours raciaux. Par exemple, un plan sur un document manuscrit de l’administration de la République montre qu’il est explicitement écrit quels jeunes Eurasiens sont « bons » à rapatrier en France pour « en faire de bons Français ». La colonisation n’est pas de l’ordre d’un passé abstrait : elle est personnifiée par l’existence de Robert.
Toutefois, la séance de débat à Nyon a démontré que l’objectif principal du projet de Frédérique Pollet Rouyer n’était pas vraiment explicite pour les spectateurs. Ces derniers devaient, d’après les propos tenus par la réalisatrice, remettre en question les discours actuels sur l’identité nationale en France. Comme elle s’en est expliquée, c’est là la raison d’être de Né sous Z : la réalisatrice s’oppose au discours identitaire ainsi qu’à la problématique de l’identité nationale telle qu’envisagée sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Bien que ce retour sur le colonialisme démontre la mixité ethnique du peuple français, le stade de l’interrogation sur la question de l’identité nationale n’a pas paru évident au public nyonnais, comme l’ont démontré ses réactions. Même si elles ont été relativement fortes, ce n’est pas l’histoire de Robert ou le fait qu’il soit français qui a marqué les spectateurs, mais le racisme colonial. Les premières interventions ont en effet été très critiques envers cette France du passé. Est-ce parce que le colonialisme n’est pas à proprement parler une problématique helvétique ? L’évaluation de l’importance de la composante culturelle pour la réception de ce film ne sera possible qu’à partir du moment où il sera projeté dans d’autres lieux (en France, par exemple), ce que nous ne pouvons qu’espérer.
Né sous Z (Born under Z, Frédérique Pollet Rouyer, 2011)
Réal. : Fédérique Pollet RouyerCoprod. : INA, avec la participation du CNC et le soutien de Centre Images – Région Centre ; L’image d’après (France) / Iota Production ; Black Moon (Belgique)Photographie : Patric JeanSon : Marianne Roussy, Claire-Anne LangeronMusique : Alain-Emmanuel Rousselon, Dragan UrlicDurée : 75 minTech. : HDcamPremière : compétition internationale de Visions du Réel, 7 avril 2011