Elephant Men : la dialectique du pachyderme
Pour une visibilité du genre
En partant de la réception critique très « auteurisante » qu’a reçue Elephant à l’occasion de l’obtention de sa Palme d’or au Festival de Cannes, l’auteur propose une analyse du film dans une perspective genre ( gender ) qui souligne la propension des lectures issues de la presse française à occulter la dimension masculiniste du discours tenu par le film pour se concentrer sur la « singularité » des choix esthétiques de Gus van Sant. Elephant se caractérise aussi par le biais des modalités de représentation qu’il convoque en termes de genre. Grâce à une analyse précise des liens qui se tissent à travers le film entre les personnages et de la caractérisation de ces derniers, l’auteur montre en quoi le film de Van Sant reconduit certains stéréotypes dominants de la représentation des genres à l’écran.
Il n’est pas abusif de considérer Elephant (Gus Van Sant, USA, 2003) comme un « cas d’école » de réception critique à caractère auteuriste. En effet, ayant bénéficié d’un accueil des plus élogieux1 avant même de se voir décerner le Prix de la mise en scène et la Palme d’or lors du Festival de Cannes – haut lieu de l’auteurisme institutionnalisé, s’il en est –, cette réalisation a surtout été saluée, pourrait-on dire, pour son aptitude à se conformer aux exigences de la politique des auteurs, qui, pour reprendre l’expression synthétique de Denis Lévy, reposent sur le critère d’une « vision personnelle du monde, repérable dans la conjonction d’une thématique propre et d’un style reconnaissable »2. Si les récompenses et les louanges que reçoit Elephant en 2003 représentent bien une forme de consécration pour son réalisateur, il faut préciser qu’elles ne font qu’achever d’asseoir le statut d’auteur dont le cinéaste jouit déjà depuis une dizaine d’années dans l’Hexagone, notamment grâce à la fortune critique qu’a connue la plupart de ses films, que ce soit Drugstore Cowboy (USA, 1989), My Own Private Idaho (USA, 1991), To Die For (Prête à tout, USA, 1995) ou encore le remake Psycho (USA, 1998).
Recherche l’unité stylistique désespérément
A la lecture des nombreux articles que la presse a consacrés à Elephant, on se rend compte que l’unité thématique de l’« œuvre » de Van Sant est généralement tenue pour acquise aux yeux des commentateurs ; seul le journaliste de l’Humanité prend la peine de rappeler à son lectorat que le cinéaste est un « spécialiste de l’adolescence et de la jeunesse »3. La mise en avant de l’unité stylistique du film, dont Serge Daney a indiqué qu’elle forme la « recherche obsessionnelle » inhérente à la politique des auteurs4, apparaît par contre dans l’ensemble des textes comme le principal mode de légitimation artistique du long métrage. Dans Positif, Philippe Rouyer attribue ainsi principalement la « fascination durable » qu’exerce Elephant « à sa mise en scène »5, tandis que Patrice Blouin parle, dans les Cahiers du cinéma, d’une œuvre dont le propos « passe entièrement par des choix de mise en scène » et où une « morale du regard » s’élabore grâce à un « art du dispositif »6. Les points de vue développés respectivement par Samuel Blumenfeld et Olivier Seguret dans Le Monde et Libération sont également caractéristiques de ce type d’approche. Pour le premier, l’étrangeté salutaire d’Elephant « provient d’un plan unique, répété à l’infini »7, alors que d’après le second, « [t]oute la splendeur du film tient dans son regard »8. D’après ce dernier, Elephant ne serait même « qu’un regard », le critique associant, à l’instar de son confrère du Monde, « [l’]élégance dominatrice de son dispositif » à un « plan-étalon », un « plan américain légèrement surélevé, dans le centre duquel est cadré, de dos, un adolescent blond aux cheveux mi-longs progressant dans les couloirs d’un lycée, au fil d’un travelling permanent »9. Cependant, au-delà de cette insistance sur la primauté du travail « stylistique » et sur l’unité qu’il confère au film – l’artiste-cinéaste fédérant de la sorte, comme le note Denis Lévy, une « forme » et un « contenu » qui ont été artificiellement disjoints au plan théorique par la politique des auteurs10 –, ce que ces textes soulignent avec le plus de force, c’est la propension des choix d’ordre esthétique à produire un discours qui soustrait le public aux codes de la culture de masse (tacitement considérés comme avilissants). Dans le cas d’Elephant, cette tendance est mise en relation avec le supplément d’autonomie que le film offrirait aux spectatrices et spectateurs dans l’appréhension des divers motifs qui ont présidé à la perpétration du massacre représenté. Dans les colonnes de La Croix, Geneviève Welcomme estime par exemple que « Gus Van Sant livre le fait brut, sans une once d’explication psychologique ou sociologique », le cinéaste plaçant « le spectateur face à la cruauté absurde, et l’abandonn[ant] au bord de l’abîme »11. De même, Jean-Pierre Léonardini juge que « Gus Van Sant se garde bien d’afficher quelque interprétation que ce soit », préférant se cantonner à « l’énigme opaque » qu’il a choisie de filmer12. D’ailleurs, toujours selon le journaliste de l’Humanité, « l’auteur ne fait mine d’épouser les lois du documentaire […] que pour mieux aborder au rivage d’effroi une fiction qui colle au [plus] près » de la réalité du carnage qu’elle évoque. Dans un esprit analogue, Gwen Douguet souligne dans Le Figaro :
« Le réalisateur a opéré à la manière d’un médecin légiste […], montrant sans juger, laissant le public, sous le choc, le soin d’imaginer, de réfléchir. Il a […] reconstruit le puzzle à sa façon, sans expliquer pourquoi. Surtout pas ! »13
Philippe Rouyer considère quant à lui que « Van Sant se défie des réponses toutes faites », le réalisateur s’étant « affranchi des contingences du fait divers pour traiter en profondeur de la violence à l’école »14. Et le critique de conclure qu’« Elephant fait résonner le bruit et la fureur du monde afin d’inviter à la méditation »15. Selon Patrice Blouin, « Gus Van Sant détourne la procédure du jeu sur console vers une sorte d’‹ interaction intellectuelle ›, qui tient davantage de la compréhension du monde que de la manipulation à distance », cela en des temps « où triomphent souvent des œuvres plombées par des oppositions simplistes et des stéréotypes grossiers »16. Enfin, il faut citer Thomas Sotinel qui, à l’occasion de la sortie dvd du film, emboîte le pas à ses confrères en insistant sur le fait qu’il s’agit là d’un « film américain courageux, produit en dehors et malgré l’hostilité du système des studios », dont la valeur artistique procède de « sa nature d’œuvre inépuisable, ouverte à des regards différents, à des interprétations »17.
Les leitmotive de cette rhétorique auteuriste sous-tendue par la construction d’un artiste-démiurge dont le point de vue transcende la trivialité des sujets qu’il traite et des moyens d’expression qu’il convoque ont fait l’objet d’une critique productive, au sein des études filmiques françaises, de la part des tenants d’une approche d’inspiration féministe. En replaçant certains de ces discours sur le cinéma ou sur les films de la Nouvelle Vague qui leur sont associés dans le contexte de la tradition cinéphilique – elle-même nourrie d’un romantisme persistant – qui en a fait le lit, ces travaux ont éclairé la dimension résolument masculiniste de cette grille de lecture, mettant du même coup en évidence la part politique occultée de la (pourtant bien nommée) « politique des auteurs »18. Mon propos vise ici moins à reconduire cette critique qu’à en préciser un aspect à partir d’une mise en perspective de la réception d’Elephant avec les normes de genre (gender) produites par le film.
La marge au service de la norme
Pour cela, il faut commencer par reconnaître, dans le sillage de l’opinion journalistique dominante, la singularité des partis pris esthétiques, mais aussi narratifs et génériques de la réalisation de Van Sant et la propension de celle-ci à trancher avec les conventions de la culture de masse. Mais il importe également de relever qu’Elephant joue sur ces conventions de façon dialectique, en les activant sciemment afin de bien mettre en évidence la distance prise vis-à-vis d’elles. Pour ce faire, il s’inscrit dans plusieurs cadres spécifiques qui sont typiques de l’industrie de masse tout en s’efforçant simultanément de rompre avec les codes de celle-ci. Téléfilm produit par la chaîne privée par câble HBO, filmé de surcroît en format 1.33 (par opposition au 1.85 habituellement prisé par le cinéaste ou au 2.35 qu’il adopte occasionnellement), Elephant opte pour des pratiques filmiques qui se situent aux antipodes des cadrages souvent serrés et du montage rapide qui caractérisent la production télévisuelle américaine (le film va jusqu’à afficher les noms de ses personnages sur des cartons qui rappellent le cinéma muet). Ainsi que la critique l’a relevé, le film combine de longs travellings avant soigneusement chorégraphiés avec des plans fixes, des plans-séquences immersifs et l’emploi parcimonieux de ralentis19. Sur le plan narratif, Elephant se distingue non seulement par un récit fondé sur la fragmentation temporelle de la trajectoire des nombreux personnages mis en scène, mais aussi par une minimalisation de ses enjeux qui, renforcée par l’absence de dramatisation des rapports interpersonnels, tend à déplacer l’intérêt du spectateur vers l’exploration des paramètres qui motivent la conduite de ses acteurs plutôt que vers la résolution d’une intrigue. Enfin, au niveau générique, le film participe clairement du sous-genre du teen movie20 (en regain de vigueur à l’époque grâce au succès de American Pie de Paul et Chris Weitz, USA, 1999), avec ses caricatures d’adolescent-e-s en recherche de partenaires, d’expériences initiatiques et de (re)pères, mais sur un mode si crépusculaire et in fine morbide qu’il prend invariablement le contre-pied de l’optimisme insouciant qui anime d’ordinaire ces productions.
Je voudrais montrer ici qu’en dépit du caractère atypique des choix esthétiques dont témoigne Elephant, le propos qu’il élabore peine à se démarquer du discours dominant relatif à certaines préoccupations phares de l’époque, notamment en termes de rapports de genre. De manière très générale, ce conformisme est perceptible dans la dimension foncièrement misogyne de la représentation des personnages masculins et féminins exposée par le film, au sens où cette représentation reconduit l’économie symbolique courante de la subordination socialisée du féminin au masculin. En effet, à la diversité des portraits individualisés et valorisants des figures masculines qui jalonnent le récit, comme John (le héros attendrissant de l’histoire), Elias (l’artiste doux et solitaire), Nathan (le sportif noceur et décomplexé) ou Benny (le Noir viril et altruiste), Elephant oppose une vision systématiquement dépréciative de la féminité, que ce soit en raison de sa superficialité supposée (Brittany, Jordan et Nicole renvoient à une identité fondée sur le contrôle obsessionnel du corps, fig. 1), de sa marginalité (Michelle campe une fille complexée, caricature d’une exclusion sociale qui ne connaît pas d’équivalence masculine dans le film) ou de sa fragilité (Acadia est un personnage sensible à la détresse de John, mais incapable de s’extraire du lycée sans l’aide providentielle de Benny, fig. 2), qui légitime tous les poncifs essentialistes les plus éculés sur les femmes (un penchant naturel pour le commérage, la jalousie, la frivolité, le déficit de puissance d’agir, le consumérisme frénétique, etc.). Cette logique représentationnelle binaire et subtilement dévalorisante trouve en outre son pendant dans la figuration du duo de tueurs formé par Eric et Alex, qui, en tant qu’antagonistes mettant en péril l’équilibre de la société et seul binôme exclusivement masculin du film, se voient affublés de connotations homosexuelles, en particulier via la séquence de la douche qu’ils prennent en commun.
Pour bien saisir le sens de mon propos, il convient de rappeler qu’au tournant des années 2000, un grand nombre de films issus de l’industrie hollywoodienne est traversé par l’angoisse des effets disruptifs de l’essor technologique sur la masculinité dominante, que ce soit en relation avec le développement d’internet, des jeux vidéo, des téléphones portables, du dvd ou de la télévision par câble. L’un des films les plus emblématiques de cette tension est The Matrix (Andy et Lana Wachowsky, USA, 1999) qui, à l’instar d’autres productions à succès de la période21, s’emploie à naturaliser la supériorité physique et morale de son héros blanc en l’opposant à une machine toute-puissante, symbole du pouvoir oppressant et féminisant des nouvelles technologies22. En effet, depuis que la seconde révolution industrielle a impulsé, à la fin du XIXe siècle, un profond sentiment de remise en cause de la prééminence masculine au sein de la classe moyenne américaine – au point de conduire à redéfinir certains des éléments constitutifs de l’identité masculine –, l’imaginaire collectif de cette société n’a cessé d’entretenir la crainte du lien vivace entre l’innovation technologique et ses potentialités dévirilisantes. Comme dans The Matrix, cette féminisation tendancielle s’effectue en principe sur deux modes plus ou moins intriqués : la forte dépendance du sujet masculin à l’endroit de la technologie trahit son manque d’autonomie (l’état de servitude induit par le dispositif hallucinatoire de la Matrice), la confrontation ou la comparaison avec la technologie (la figure de l’agent Smith comme expression patente de la possibilité, pour la modernité, de produire du « masculin fort ») met à mal le pouvoir de ce sujet via la révélation de l’arbitraire de sa supériorité sociale. Certes, on l’a évoqué, Elephant s’inscrit dans une gamme de productions qui diffère sensiblement du blockbuster susmentionné, tant sur le plan industriel qu’esthétique, et son discours s’édifie à partir de stratégies qui s’éloignent d’une narration réglée par un strict enchaînement causal. Il ne nous semble pourtant pas excessif de soutenir que le film de Gus Van Sant participe également, à sa manière, du paradigme discursif que nous venons de décrire, son discours manifestant une inquiétude, dans des termes relativement similaires, face à la menace de décentrement que l’omniprésence technologique fait peser sur l’hégémonie masculine.
La fabrique machinale du teenager
Comme l’a montré Murray Pomerance, Elephant peut être envisagé comme une critique sévère du dispositif de la high school contemporaine en tant que « manufacture » de teenagers et produit institutionnalisé du capitalisme industriel. Figuré sous les traits d’un « environnement stérile aux surfaces dures, facile à nettoyer et à surveiller, avec des circuits de déplacement modélisés et peu de place pour l’intimité, la singularité, la sexualité, la spontanéité et l’expression libre »23, le lycée serait selon Elephant le lieu privilégié d’apprentissage du détachement physique et émotionnel nécessaire à la vie au sein d’une « société de masse fondée sur la technologie »24. Dans ce contexte, l’utilisation systématique des longs travellings, à l’intérieur de l’enceinte du bâtiment, paraît remplir une double fonction : souligner les effets structurants indicibles que cet environnement exerce sur les personnages par l’homogénéisation visuelle de leurs attitudes ; désamorcer, pour le spectateur, tout mécanisme identificatoire afin de mettre davantage en exergue, dans une optique quasi entomologique, cette dimension réifiante. L’impression de formatage des adolescents est accentuée par la configuration vidéoludique des travellings qui, en raison de leur point de vue scrutateur et de la place centrale qu’ils assignent aux protagonistes, exacerbent la nature médiatique profonde de ce décor25. Dans Elephant, le lycée se conçoit donc comme un labyrinthe standardisé et standardisant, où les personnages sont les victimes virtuelles d’un principe mortifère et imperceptible qui va finir par s’actualiser. A ce titre, il y a lieu de noter que la restitution du parcours de chaque personnage ne semble jamais mue par un désir autre que celui de décrire une errance sur un mode à la fois continu et morcelé, qui aboutit au lieu – l’impasse – où le lycéen, hormis John, se fera finalement tuer26.
Face aux dérives que figure cet espace aux connotations carcérales, Elephant dégage deux principaux types de masculinité, respectivement incarnés par John et Alex. Bien qu’ils ne soient pas ordonnancés de manière aussi systématique et redondante que dans un récit plus « classique », plusieurs éléments invitent à considérer John comme le véritable « héros » du film27 (fig. 3). D’abord, il est le premier personnage à apparaître à l’écran et c’est par rapport à lui que la présence de tous les autres lycéens se justifie dans le film, John étant le seul protagoniste que chacun d’eux croise au moins une fois, ne serait-ce que du regard, au cours du récit. Ensuite, sur le plan de son identité genrée, John renvoie l’image du « nouvel homme », caractérisée par un équilibre entre une psychologie fine et une authentique résistance physique, soit ce qui constitue la norme dominante de la masculinité blanche de classe moyenne depuis le tournant des années 199028. Son côté sensible, voire innocent – qui sera confirmé par la larme qu’il verse pudiquement au début du film – lui est essentiellement conféré par les cheveux mi-longs et peroxydés, les yeux bleus et la lèvre inférieure épaisse qui composent sa gueule d’ange. Sa force est quant à elle suggérée par le taureau noir qui orne son T-shirt jaune, symbole éclatant d’une puissance naturelle et intérieure qui se matérialisera à la fin via l’intervention gracieuse de Benny, homme noir au T-shirt jaune. Mais c’est surtout l’arc narratif du protagoniste qui est révélateur de la position hégémonique que le récit lui octroie. En effet, de tous les personnages, John est le seul à parvenir à s’extraire sain et sauf du lycée labyrinthique – le franchissement des portes du lycée est marqué par une sorte de halo de lumière (fig. 4) –, avant même que le carnage n’ait débuté. Cette aptitude exemplaire à retrouver instinctivement le chemin d’une nature dont la high school semble avoir négligé les vertus (c’est du reste un chien qui l’accueille à sa sortie) est redoublée par le rôle préventif qu’il joue par la suite auprès des personnes se trouvant à proximité du bâtiment. A l’instar d’un héros tel que Neo (The Matrix), John ne se contente pas de s’affranchir de l’emprise de la « machine » (à tuer), il en préserve aussi ceux qui l’entourent29. Du reste, cette démarche désintéressée conduit, de façon significative, à la refondation du pacte patriarcal mis à mal en début de film. En effet, le père de John, qui avait disparu depuis que son fils l’avait laissé dans sa voiture en état d’ébriété, à l’amorce du récit, réapparaît repentant, de façon « inexpliquée », au moment même où John s’emploie à prévenir les gens du danger qu’ils encourent (fig. 5-6). Enfin, en vertu du principe communément admis selon lequel tout idéal de masculinité procède d’une essentialisation de la prééminence du personnage qui le personnifie30, John figure indiscutablement la norme de genre promulguée par Elephant. Non seulement sa trajectoire atteste sa faculté à être apprécié « naturellement » de tous les personnages (il est le seul à recevoir un peu de compassion de la part d’une camarade et Alex le met en garde face au massacre qu’il s’apprête à perpétrer), mais son attitude prévenante (au début du film, il prend le volant parce que son père est trop ivre pour conduire) montre qu’il est d’emblée apte à se substituer à une figure paternelle défaillante ainsi qu’à maîtriser la technologie (automobile) que ladite figure laissait partir à la dérive. John est en somme d’autant plus homme qu’il peut frayer avec les technologies sans voir ses potentialités viriles altérées par leurs effets délétères31.
Le personnage d’Alex constitue le contre-type de la référence masculine campée par John. Il est à cet égard symptomatique que ce dernier sorte du lycée à l’instant même où Alex y pénètre avec Eric, l’antagonisme fondamental entre les deux personnages oblitérant toute possibilité de coexistence au sein d’un même espace. Marchant de façon hésitante, Alex, de taille plus menue que John et toujours plus chaudement vêtu que lui, connote une plus grande fragilité que l’ange blond. Cette faiblesse accrue est exhibée au demeurant dès sa première apparition, quand deux camarades de cours, dont Nathan (le sportif), profitent de l’inattention de leur enseignant pour lui jeter des morceaux de papier mâché à la figure. Humilié d’entrée de jeu, Alex est représenté comme la tête de turc du lycée, un individu symboliquement « féminisé » et confiné dans une forme d’impuissance dont il peine à s’émanciper.
En outre, si John s’avère capable de suppléer son père déficient, Alex est quant à lui exclusivement associé à sa « mère nourricière », une femme robuste et affirmée qui lui prépare son déjeuner le matin (son père, dont on ne voit pas même le visage, quitte la pièce aussitôt arrivé). A ce titre, on peut comprendre la scène du déjeuner que sa mère lui concocte comme l’indice de l’état de dépendance dans lequel il se trouve encore vis-à-vis d’elle. L’ampleur de cette dépendance est d’ailleurs suggérée par la composition visuelle de la scène, la mise en perspective d’Alex au premier plan avec sa mère qui cuisine au second plan, juste derrière lui, donnant l’impression qu’elle le domine physiquement en lui manipulant la tête (fig. 7). En d’autres termes, le film insinue qu’Alex n’est pas viril parce qu’il n’a pas réussi à se désengluer de la symbiose préœdipienne qui le lie à sa génitrice32. Cette servitude par rapport au féminin tout-puissant renvoie à une autre dépendance, encore plus significative et emblématique du tournant des années 2000 : l’asservissement à la technologie. Enfermé dans l’espace sombre et utérin de sa chambre au sous-sol – lieu pratiquement dénué de lumière naturelle, d’où il ne peut finalement s’extraire que « complété » par les ajouts prothétiques que sont ses armes automatiques –, Alex est systématiquement mis en relation, par l’entremise de la figure parasitaire d’Eric (sorte de nigaud symboliquement voué à souligner la dérive régressive et malsaine d’Alex), avec la télévision, les ordinateurs, la radio, internet et les jeux vidéo. Comme dans The Matrix, le personnage apparaît ainsi prisonnier d’un dispositif technologico-féminin qui l’empêche d’agir autrement que sur un mode médiatisé, via l’émulation des interfaces techniques qu’il mobilise pour entrer en contact avec le monde extérieur. Le mouvement circulaire de caméra dans sa chambre, lorsqu’il joue au piano, traduit sur le plan spatial cet état de captivité, l’impossibilité d’aller de l’avant. En outre, contrairement à ses autres camarades, Alex n’est jamais montré en mouvement dans les couloirs, par des travellings le suivant de dos. La seule exception à cette règle est le massacre final, durant lequel sa démarche se calque sur la configuration des jeux vidéo qui le structurent.
Dans le système du film, deux stratégies me semblent révéler plus encore, en filigrane, le rôle prépondérant qu’Elephant attribue à la technologie et aux médias dans le dérèglement comportemental et genré d’Alex. D’une part, le personnage est fréquemment délimité par des cadres au niveau du profilmique (portes, fenêtres, miroirs, pare-brise, douche, etc.) (fig. 8-11). A l’image des écrans qu’il regarde, ces cadres renvoient en sous-texte à la dimension « médiatisée » de la relation qu’il entretient avec le réel, comme en témoigne la scène où il se mire pour la première fois dans la glace des toilettes, ou celle de son arrivée chez lui, filmée au travers de la fenêtre du salon, depuis l’intérieur de la maison. De plus, ce trait le distingue nettement de John. Alors que le trajet en voiture de celui-ci est restitué depuis l’extérieur du véhicule, par un hors-champ signalant l’immédiateté du lien qui l’unit à la nature environnante, le déplacement d’Alex en voiture vers la fin du film est saisi à partir de l’arrière de l’habitacle, soulignant l’état de claustration dans lequel il se trouve. D’autre part, le retour en arrière le plus conséquent dans la chronologie du récit, consécutif à la « première » arrivée des tueurs au lycée (et donc supposé remonter aux sources de ce drame), est la scène de cours pendant laquelle Alex se fait humilier par ses camarades. Or il n’est pas anodin qu’il s’agisse d’un cours de physique dédié à l’étude des effets énergétiques dus à des modifications de la position des électrons dans l’atome. Par cette corrélation subtile entre le rabaissement féminisant d’Alex et les fluctuations d’énergie des atomes, Elephant suggère la nature « électrique » du dérèglement dans lequel le carnage s’origine. Cette association paraît d’autant moins hasardeuse que le premier plan du film est une vue de ciel bleu entravée de façon incongrue par un pylône électrique (fig. 12). Mis en rapport avec les deux autres plans de ciel qui ponctuent le récit (l’arrivée de l’orage pendant le sommeil d’Eric et Alex et le ciel ensoleillé à la fin), ce premier plan forme le point de départ d’une fable où la nature corrompue par la modernité technologique (le pylône) voit cette énergie destructrice se propager dans toute sa violence (l’orage/carnage) avant de se résorber d’elle-même (la disparition hors-champ des tueurs). Cette logique discursive, en vertu de laquelle la stigmatisation de la dérive technologique se conçoit également à partir d’une représentation laudative de son paradigme antithétique (la nature céleste), fait écho aux liens que d’autres films américains en général et de Gus Van Sant en particulier instaurent entre nature et identité sexuée.
Dans le remake de Psycho (Psychose, Alfred Hitchcock, USA, 1960) par exemple, l’identité de genre troublée de Norman Bates est directement corrélée à une nature déchaînée. Le fameux meurtre de Marion Crane sous la douche, perpétré au paroxysme du trouble sexué du jeune Norman (quand il se travestit en sa mère), est ainsi explicitement rapporté à deux inserts sur un orage violent qui ne figuraient pas dans le montage d’Hitchcock (fig. 13-18). Dans Last Days, qui peut être perçu comme la trajectoire funeste d’un individu que les médias ont trop détourné de la nature édénique qui lui est vitale (en l’occurrence la forêt avoisinante et ses rivières), le travestissement de Blake en femme correspond de manière symptomatique au moment où il se situe le plus à l’écart de la nature : reclus à l’intérieur de son manoir, prostré devant une télévision qui diffuse en boucle des clips sirupeux (fig. 19-20). Et il en va de même de la fonction du désert dans Gerry, où la part la plus fragile et « féminine » de la personnalité de Gerry (symbolisée par le personnage de Casey Affleck) se voit éliminée à l’occasion de l’épreuve de survie que l’espace naturel inflige à cet être dédoublé, permettant en quelque sorte de dissocier le bon grain de l’ivraie, par l’ascendant du Gerry « fort » incarné par Matt Damon sur l’autre Gerry (fig. 21).
Poétique de l’auteur et politique du mâle
Ce faisceau d’éléments textuels et intertextuels conduit à penser que là où Alex n’est, tout comme Blake, que la manifestation palpable d’une jeunesse étasunienne rendue, à des degrés divers, dysfonctionnelle par les technologies supposément féminisantes qui l’ont éloignée de ses racines naturelles33, John incarne l’espoir d’une masculinité suffisamment lucide, endurante et respectueuse des valeurs patriarcales pour transcender la « dénaturation » induite par les dispositifs de la high school et de la culture de masse – les « matrices » actuelles – qui, s’ils n’annihilent pas directement cette jeunesse, n’en perpétuent pas moins, à en croire le discours d’Elephant, les conditions de son éradication. Dès lors, force est de constater que la radicalité des choix formels du film de Van Sant ne va pas à l’encontre des normes de genre en vigueur, mais participe à l’édification d’un discours – sur un mode certes plus suggestif – dont les résonances masculinistes et technophobes sont au contraire en phase avec la doxa androcentriste de productions comme The Matrix, Cast Away ou I, Robot34. On peut même pousser le raisonnement plus avant en relevant que le personnage masculin érigé en idéal par Elephant n’est pas sans cultiver un cousinage avec l’instance de réalisation – l’« auteur » – qui peut être inférée à partir du travail du film, au sens où chacune de ces deux figures imaginaires mobilise des technologies avec lesquelles elle parvient ensuite à prendre ses distances : John réussit à s’extraire du dispositif du lycée dans lequel il est immergé au même titre que « Gus Van Sant » arrive, de l’avis de la critique du moins, à transcender les codes de la culture de masse dans laquelle il s’inscrit. Comme Nicole Matthews le signale dans son étude dédiée à la comédie hollywoodienne contemporaine en prenant appui sur les travaux de Roland Barthes et de John Fiske, l’intertextualité et la réflexivité, loin d’être garantes d’une prise de distance critique « vis-à-vis de la diégèse du texte et des idéologies dominantes », peuvent tout aussi bien « encourager une proximité avec la figure qui produit ce texte », une connivence établie sur la base de la reconnaissance d’une forme relativement tacite d’adresse au spectateur35. Or, ainsi que Matthews l’indique ensuite, non seulement cette figure d’auteur trouve le plus souvent une personnification au sein du film, mais elle tend de surcroît à être prioritairement référée, dans l’imaginaire collectif, à une instance masculine, solitaire et démiurgique36.
L’analyse d’Elephant que nous avons proposée ici montre combien ce film est traversé par des problématiques de genre. Il nous semble par conséquent important de nous interroger sur les raisons de la persistance de la critique française à négliger, aujourd’hui encore, les enjeux de genre qui émaillent ses objets. Dans l’essai qu’il consacre à certains de ces facteurs explicatifs, Noël Burch évoque le désir de la génération de critiques qui a forgé la politique des auteurs de s’inventer « des pères aussi éloignés que possible des pères réels, en l’occurrence les cinéastes français de l’après-guerre, soumis aux vicissitudes humiliantes de l’Histoire »37. D’après Burch, l’élévation de personnalités telles que Hitchcock ou Hawks au statut d’auteur vise surtout à « faire accéder à l’existence artistique des cinéastes qui incarnent pour la critique française de l’époque l’usine à rêves hollywoodienne dans ce qu’elle a de plus contraire avec l’exercice d’un génie individuel ». On voit donc qu’un des principaux desseins ayant présidé à l’élaboration de cette politique n’est pas seulement de substituer des pères « exotiques » à des pères déchus, mais aussi d’exalter des hommes qui ont prétendument su se libérer de l’influence avilissante de l’« usine » et de l’industrie, par opposition à ceux qui y sont restés inféodés. Cet aspect est bien explicité par Denis Lévy lorsqu’il souligne qu’à compter de l’éclosion de la notion d’auteur dans le champ cinématographique, « la démarcation entre le cinéma comme art et le cinéma comme industrie se fait […] selon que le cinéaste est un auteur ou un ‹ technicien › »38. On imagine par conséquent difficilement comment une grille de lecture fondée sur l’intronisation de figures masculines capables de s’émanciper des contraintes « dégradantes » inhérentes aux techniques industrielles pourrait – sans s’abroger – rendre compte des contradictions de films comme Elephant, soucieux de magnifier une masculinité sur la base de son aptitude à s’affranchir des technologies postindustrielles.