Myriam Wahli

Eine ruhige Jacke, portrait d’un silence bruyant1

« Je suis maintenant enfermé dans la boîteet la vie suit son cours ennuyeux. »Roman, le 28 novembre 2008

L’ambition du « genre » documentaire est de présenter un morceau spécifique de réalité, de le dévoiler d’une façon particulière. Que se passe-t-il dès lors que la part de réel que l’on a choisi de projeter sur la toile n’est autre que l’un de nos semblables, lorsque le sujet est un Sujet ? C’est ce que choisit de montrer le premier assemblage d’images du jeune réalisateur suisse alémanique Ramòn Giger : Eine ruhige Jacke (Une veste tranquille). Projeté en première suisse dans le panorama Hélvétiques à la 17e édition du festival international de cinéma documentaire Visions du réel à Nyon, Eine ruhige Jacke (CH, 2010) se voit attribuer une mention spéciale par le jury Regard neuf.

La part de réel que ce film nous donne à voir est un quotidien, celui de Roman, 26 ans, atteint d’autisme. Ramòn rencontre Roman lors de son service civil, dans un centre de vie à Roderis, dans le canton de Soleure. Durant ce séjour, et avant toute élaboration d’un projet cinématographique, Ramón Giger s’imprègne de l’environnement dans lequel vit Roman. Il devient partie prenante du quotidien du jeune homme et apprend à connaître son entourage. Lorsque l’idée d’un film fait surface, Ramòn souhaite tout d’abord se focaliser sur le phénomène de l’autisme. Mais, en raison du lien privilégié que le réalisateur noue progressivement avec Roman, cette visée se métamorphose. Alors que le sujet du film aurait pu consister en la représentation d’un phénomène, Roman s’affirme petit à petit en tant que sujet, et le film devient ainsi portrait2.

Dès les prémices du projet, Roman manifeste le désir de participer, en spécifiant qu’il souhaite être appréhendé comme un « homme total »3, un homme qui ne soit pas seulement défini par sa maladie. L’implication du sujet filmé dans le projet filmique n’est pas anodine. Elle est l’héritière d’une façon bien particulière de concevoir l’approche d’un sujet dans le spectre du genre documentaire que d’aucuns nomment « caméra-participante »4. Cette participation, la pratique filmique du cinéaste et ethnologue français Jean Rouch ne peut que justement l’exemplifier : « Il faut aussi retenir l’audace dont témoignent les films de Rouch au plan méthodologique : […] dans le fait de miser sur la participation consciente des acteurs-actants et d’établir un climat de complicité ; dans le désir d’aller plus loin que le document brut et même d’explorer leur réalité intérieure, en naviguant entre le désir et la réalité »5.

De cette coopération naît une expérience qui permet l’approche d’un mode de perception qui diffère sensiblement (mais dans quelle mesure ?) de celui dont on pense qu’il est la norme, et ce, dans une absence de hiérarchie entre filmant et filmé6. L’absence de hiérarchie naît peut-être de la forme portrait du film qui implique une mutation des rôles communément attribués à celui qui « regarde » d’une part, et à celui qui est « regardé » d’autre part7.

Roman ne voit pas les choses de la façon dont tout un chacun les voit. Il se concentre sur deux branches qu’il frotte inlassablement l’une contre l’autre. Il vacille d’un pied à l’autre en hochant la tête de gauche à droite tel un pendule, longtemps, très longtemps. Il se bouche les oreilles et se crée un monde sonore interne en produisant des sons inopinés. La présence – même discrète – de la caméra est parfois perçue comme une intrusion par Roman : placée frontalement à lui, elle capte ses gestes en limitant inévitablement la possibilité qu’il a d’exprimer sa propre vision des choses. Le mode sur lequel s’effectue cette captation semble traduire le désir d’un effacement, ou du moins d’une présence faiblement marquée. Le filmant, caméra à l’épaule dans la majeure partie des plans, opte pour des procédés qui se marient avec les situations. Dans les scènes d’intérieur, la proximité est le mode dominant, les détails prennent du relief. Lorsque Roman se trouve au milieu de quelques autres personnes, les mouvements de caméra sont plus saccadés, se faisant l’écho de la nervosité inhabituelle de Roman dont on suit les déplacements imprévisibles. De fait, les plans s’en trouvent écourtés.

Roman demandera à pouvoir, lui aussi, se filmer, filmer son réel durant le temps de tournage (de six mois). Son impulsion prise au sérieux, une caméra lui est fournie, avec laquelle il est libre de filmer ce que bon lui semble. Ce ne sont pas moins de trente heures de matériel filmique brut que Roman fournit finalement à Ramòn.

Ces trente heures sont découpées en une infinité de micro-séquences ne durant, pour la plupart, pas plus de deux à trois secondes. Toutes les coupures entre plans (ou presque) sont ponctuées par un petit gémissement émis par Roman. Il faut noter à propos de ce détail que lors des séances de communication facilitée auquel il participe de façon hebdomadaire, Roman émet ce même son à chaque lettre de l’alphabet qu’il pointe en agitant le bras.

Certains plans que Roman a captés seront ensuite insérés dans les autres prises de vues pour constituer la version définitive du film. Pour former un tout. Un tout qui comprend une présence dans le quotidien de cet individu hors-normes, ainsi que le regard propre qu’il porte sur lui-même, sur son existence. Ce sont ainsi deux conceptions de la réalité qui se côtoient sans que la vérité de l’une vienne empiéter sur le champ de validité de l’autre. Ce côtoiement se trouve exprimé dans les plans fixes de paysages nocturnes ou forestiers qui ponctuent de part et d’autre les séquences, et sont accompagnés non plus du son direct dont tout le reste du film est constitué, mais d’une musique composée par le père du réalisateur, Paul Giger, qui fait se rejoindre les deux régimes de perception – intérieur et extérieur – dans une même strate émotive.

Outre la possession de son propre instrument de perception (caméra), Roman a l’occasion de voir des séries de rushes au fur et à mesure du tournage. Se voir de l’intérieur en se filmant. Se voir de l’extérieur en visionnant les scènes filmées. Se laisser percevoir de l’extérieur en étant filmé. Les différents points du vue induits par le mode de tournage se rapprochent peut-être de cet idéal que nourrit Roman : être compris comme un « homme total ».

La pratique de visionnement des rushes souligne, et à juste titre, l’inclusion de Roman dans le processus filmique. S’exprimant à propos du « film ethnographique », Jean Rouch lui-même affirme l’importance de cette pratique : « Mais une étape supplémentaire, non prévue par Vertov, me paraît indispensable : c’est la présentation de la première ébauche (‹ bout à bout › dans l’ordre) aux gens filmés eux-mêmes et dont la participation ici est pour moi essentielle »8.

Ce mode interactif correspond exactement à ce que Jean Rouch appelle l’anthropologie partagée. Partagée d’une part, parce que la caméra est au centre de l’action, d’autre part parce que le film est montré, parfois en cours d’élaboration, à ceux qui y apparaissent9.

Eine ruhige Jacke est un film qui accueille le morcellement de la réalité sous forme de « taches », de brefs clignements. Un film qui ne prétend en rien comprendre la perception du monde propre au sujet filmé, mais qui tente de s’en approcher ; l’important n’étant pas d’aboutir à une réponse mais à un champ de questions auquel le spectateur devra faire face. Il est un documentaire-portrait ne se targuant d’aucune visée scientifique, mais qui donne à penser la place de chacun dans le monde10 en se limitant à une présence témoin, ainsi qu’en s’évertuant à briser les catégories dans lesquelles on range aisément l’autisme. Les vues que Roman capte remettent la perception du réel en question, elles en déconstruisent l’évidence11.

En ce sens, on peut dire que Eine ruhige Jacke répond à la visée que Robert Kramer assigne au documentaire : « L’un des buts est d’insister sur la manifestation d’autres possibilités à une époque où il y a uniformité d’affirmation sur ce qui est important et réel. »12

Eine ruhige Jacke (A Still Jacket / Une veste tranquille)

Année de production : 2010Durée : 77 minLangue : suisse allemandSous-titres : allemand / français / anglaisProduction : Vivìsue Film, Ramòn Giger Script et mise en scène : Ramòn Giger Caméra : Ramòn Giger & Roman Dick Son : Stephan KüminMontage : Roland von Tessin Dramaturgie : Jan Gassmann & Roland von Tessin Musique : Benjamin Kilchhofer & Paul Giger Montage sonore : Benjamin Kilchhofer Mixage : Florian Beck, Die BasisBerlinDolby Mastering : Hans Künzi, Sound Design StudiosFormat de production : ProHD / Mini35 / Couleurs / 16:9Format final : 35mm (1.85, Dolby Digital SRD)Site internet : www.romanfilm.com

1 Cet article se base en grande partie sur les propos tenus par Ramòn Giger lors d’un entretien avec l’auteur dans son atelier bâlois, le 3 mai 2011. Le titre du film est tiré d’une réponse que donne Roman à l’une des responsables de son centre de vie : lors d’une crise, on propose à Roman de communiquer son malaise (ce qui lui est possible à l’aide d’un petit tableau composé des lettres de l’alphabet qu’il pointe l’une après l’autre pour former des mots et ainsi se faire comprendre) et, quand on lui demande ce qui calmerait cette tension, il réplique qu’il souhaiterait revêtir une « veste tranquille ».

2 Dans le numéro 17 de la revue CinémAction (1982), Samuel Mischaud remarque justement à propos de Un pays sans bon sens (Canada, 1970) de Pierre Perrault : « Or tout a changé à partir du moment où il [Perrault] a voulu, selon son expression, faire un film ‹ à l’intérieur des hommes ›, cela dans la droite ligne d’un travail où les personnages comptent autant et progressivement plus que le sujet sur lequel ils sont sondés [...] ».

3 L’expression « homme total » se réfère aux premiers plans du film qui sont la fidèle retranscription – blanc sur noir – d’une conversation durant laquelle Roman s’exprime clairement sur la façon dont il désire être filmé : « – As-tu une idée concrète, comment nous pourrions faire le film ? – En partageant la vérité avec moi. – Comment pouvons-nous partager cette vérité ? – En me rencontrant sans préjugés. – Qu’est-ce qu’un préjugé pour toi ? – Quand on ne me considère que comme un autiste. – Comment veux-tu être compris ? – Comme homme total. ».

4 Voici ce que dit Gilles Marsolais à propos de Jean Rouch et de la notion de la « caméra participante » : « Les notions de participation et de caméra participante, par opposition à une attitude et à une caméra dites non participantes, sont essentielles pour comprendre le cinéma de Jean Rouch. Voyons cela de plus près. Comme on le sait, la présence d’une caméra peut modifier à degrés divers, ou non, le comportement des gens filmés. [...] sans effet sur eux, [...], est dite non participante. Mais il ne suffit pas qu’une caméra prenne un bain de foule pour que se réalise cette participation. Cela suppose aussi une participation effective et consciente des gens à la réalisation du film » (Jean Rouch : Le renard pâle, Turin, Publication du centre culturel français de Turin, 1992, p. 95).

5 Ibid.

6 Cette « non-hiérarchie » a également été soulignée à propos du cinéma direct et de la psychiatrie institutionnelle dans l’article de Mireille Berton « Regard sur la folie : poétique et politique de la folie et du cinéma », Décadrages, no 18, printemps 2011, pp. 47-68.

7 Voici les propos tenus par Jean Rouch lors d’un débat à l’U.N.E.S.C.O. : « Une nouvelle méthode de recherche qui consiste à ‹ partager › avec les gens qui, autrefois, n’étaient que les objets de la recherche. Nous en faisons les sujets ! » (cité in Cinémaction, no 12, automne 1980, p. 57).

8 Jean Rouch, « La caméra et les hommes », dans Claudine de France, Pour une anthropologie visuelle, Paris/Den Haag/New York, Mouton, 1979, pp. 53-71, cité dans Jean Rouch : Le renard pâle, op. cit., p. 60.

9 Jean-Paul Colleyn (textes rénuis par), Jean Rouch. Cinéma et anthropologie, Paris, Cahiers du cinéma, 2009, pp. 14-15.

10 C’est à une définition similaire que s’essaie Jean Breschand à propose du cinéma direct dans son ouvrage intitulé Le documentaire. L’autre face du cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 2002, p. 31.

11 Id., p. 43.

12 Citation tirée des « Notes » rédigées pour la préparation de Cités de la plaine (2000) et publiées dans le dossier de presse, voir le site htpp://www.windwalk.net/index.htm.