Editorial
Par un triste hasard, le sujet d’Elephant, film réalisé par Gus Vant Sant en 2003, fait écho à l’actualité alors que nous achevons la rédaction du dossier consacré à ce long métrage : comme les lycéens de l’établissement scolaire de Columbine en 1999, les jeunes travaillistes rassemblés sur l’île norvégienne d’Utoya, prisonniers d’un espace circonscrit arpenté par un tueur implacable, tombent sous les balles de leur(s) bourreau(x). Certes, le tueur d’Oslo semble avoir agi par conviction idéologique, tandis que les adolescents du Colorado, du moins tels que les figure Gus Van Sant, étaient totalement dépourvus de culture historique et politique ; mais, une fois couvert par les médias, le drame devient un « film » similaire – le cinéaste a d’ailleurs dit de la diffusion des informations sur la tuerie de Columbine qu’il « avai[t] l’impression de regarder un film d’exploitation, tant les images télé et les commentaires étaient dramatisés »1. En effet, dans le climat de stupeur et d’incompréhension qui règne dans les jours qui suivent le massacre d’Oslo, la presse recompose progressivement, à l’instar d’Elephant, le puzzle du tragique événement. Décrivant l’itinéraire du tueur, les médias relèvent certains aspects analogues à ceux qui ont fait débat en 1999, en particulier l’intérêt de l’assassin pour les jeux vidéo de -combat2. A nouveau, force est de constater, après notamment les fusillades d’-Erfurt en 2002 et de Winnenden en 2009, que l’argumentaire développé par Michael Moore dans Bowling for Columbine (USA, 2002) d’une spécificité étasunienne de ce type de violence n’est pas satisfaisant (alors que la caractérisation genrée de ce type d’assassins s’avère quant à elle invariablement masculine). Moore lui-même teintait d’une certaine ironie la présentation de sa quête d’explications rationnelles lorsqu’il renvoyait, dans le titre de son film et dans un bref passage de celui-ci, aux incidences éventuelles qu’une simple partie de bowling – dernière activité des deux assassins de Littleton avant de s’attaquer à leurs camarades – aurait pu avoir sur le comportement déviant des jeunes gens. Le récent World Invasion : Battle Los Angeles (Jonathan Liebesman, USA, 2011), film militariste et fascisant qui, parallèlement à sa sortie en salles, a été décliné en jeu vidéo de tir « à la première personne » (First Person Shooter), semble lui donner raison : le personnage interprété par Michelle Rodriguez, canardant depuis un véhicule de l’armée en marche des aliens fondamentalement hostiles, exulte en constatant que le chauffeur en écrase plusieurs, « comme un strike au bowling »3.
Le film de Van Sant, de son côté, prend ses distances par rapport au fait divers, sur lequel il ne s’appuie que pour fil(m)er avec sensualité les trajets de corps adolescents qui se frôlent, se séparent et s’effondrent. Rejetant le bruit et la fureur dans la périphérie de son récit pour s’adonner à l’exploration du microcosme qui sera le lieu du drame, Gus Van Sant exhibe à divers titres la marque d’un certain cinéma d’auteur. Sacré « bon objet » de l’éducation nationale française qui lui a spécifiquement dédié un CD-Rom pédagogique4, Elephant bénéficie d’une si grande légitimité critique que l’on pourrait se demander ce que l’on peut encore avoir à en dire. Précisément : « l’immunité » dont bénéficie cette Palme d’or au Festival de Cannes de 2003 s’est selon nous exercée au détriment d’une analyse en profondeur, et a contribué à minimiser tout ce qui excède le travail proprement dit du cinéaste. C’est pourquoi les auteurs s’attachent ici en particulier à la dimension socioculturelle et intermédiale du film : non seulement à l’objet filmique en tant que tel, mais à ce qui se passe « autour d’Elephant ».
Edouard Arnoldy, qui a publié en 2009 un essai sur Van Sant qu’il présente comme une « balade […] au gré d’intrusions entre des images qui résonnent comme autant d’échos aux questions posées au cinéma »5, examine dans l’étude inaugurale de ce numéro comment Elephant ainsi que l’ensemble de l’œuvre du cinéaste participent du contexte des images d’hier et d’aujourd’hui, qu’il s’agisse du super-8, de la télévision ou des jeux vidéo, esquissant plusieurs ouvertures auxquelles répondent d’autres articles du dossier. Alice Laguarda se penche quant à elle sur la représentation des adolescents que Van Sant figure comme des êtres fantomatiques à la dérive, dans Elephant comme dans ses « petits frères » Gerry (USA, 2002), Last Days (USA, 2005) et Paranoid Park (USA, 2007) qui, eux aussi, livrent un récit minimaliste inspiré d’un fait divers. L’auteure montre comment Elephant s’inscrit dans le double héritage culturel du romantisme (en mettant en scène le conflit entre passion et raison) et de la modernité (en plaçant ses protagonistes au sein de la crise des sociétés occidentales telle que l’a envisagée Hannah Arendt). La filiation de Van Sant avec la tradition romantique est explorée plus avant dans l’article de Gaspard Vignon, qui s’interroge sur les particularités de l’univers sonore d’Elephant – caractérisé par un usage de musiques électroacoustiques savamment mêlées aux sons d’ambiance – et établit, sur la base d’une analyse musicologique précise, certaines corrélations, en termes de production d’affects et de paradigmes culturels, entre les deux morceaux de Beethoven que le film fait entendre et le monde qu’il nous donne à voir. Si Elephant subjugue par ses travellings hypnotiques, il ne faut pas pour autant oublier que son rythme envoûtant n’est pas seulement insufflé par les images et leur habile concaténation, mais aussi par la matière sonore qui les accompagne.
Comme Fenêtre sur cour (Rear Window, USA, 1954) auquel notre revue dédiait au printemps 2004 son deuxième dossier, Elephant s’organise en fonction d’un espace que les auteurs du présent numéro sondent sur le plan des modes de représentation, mais aussi des caractéristiques esthétiques et de l’organisation narrative. A l’instar du film d’Hitchcock, Elephant repose sur des choix singuliers de construction du « point de vue » dont les diverses implications sont examinées, avec les outils conceptuels élaborés dans le champ des théories de l’énonciation, dans l’article intitulé « L’œil d’Elephant : l’espace d’un regard ». Les modalités d’utilisation de la « caméra subjective » y sont appréhendées dans le rapport ambivalent qu’elles instaurent avec certaines pratiques courantes dans les jeux vidéo. Ces derniers, rappelons-le, sont présents dès le premier long métrage de Van Sant, Mala noche (USA, 1985), sous la forme d’un jeu d’arcades de voitures de course apparaissant plein écran puis inséré dans une séquence de montage alterné qui montre le jeune immigré mexicain conduisant un véhicule de façon irresponsable, ce qui suggère la dangerosité des « réalités virtuelles » et leur influence « directe » sur le comportement des joueurs. Ces jeux ont été fréquemment évoqués à propos d’Elephant sans que ce film ne soit véritablement envisagé à l’aune des game studies. Selim Krichane comble cette lacune en abordant Elephant dans une perspective informée d’un bagage historique et analytique issu du champ des études vidéoludiques qui lui permet d’examiner comment Van Sant joue avec les autres médias (sans être à proprement parler un « gamer ») et, en même temps, se joue de leurs codifications.
Charles-Antoine Courcoux s’intéresse ici à l’un des aspects les plus problématiques du film, dont la misogynie peut surprendre : c’est-à-dire à tout ce qui touche, dans le récit, à la question des rapports de genre. N’en déplaise à ceux qui veulent à tout prix louer la finesse d’Elephant, certaines représentations relèvent à ce titre de la stéréotypie la plus crasse : si Van Sant s’engagera dans la défense de l’homosexualité en relatant l’histoire de ce combat de façon didactique dans Harvey Milk (USA, 2008) et s’il peut, de fait, se montrer attentif à des problématiques de type gender, force est de constater que la plupart de ses films témoignent de bien peu d’égard à l’encontre des femmes et reconduisent un modèle de masculinité qui se démarque fort peu des poncifs d’un cinéma plus mainstream. Observant une occultation complète de ce critère dans la -réception française auteuriste d’Elephant, Courcoux soumet le film de Van Sant à une analyse éclairante de ses personnages en termes de rapports et de représentations de genre, mettant au jour de nombreux éléments qui assoient la cohérence du film tout en maintenant celui-ci dans un certain conformisme.
Qu’il s’agisse de l’emprunt à d’autres pratiques médiatiques, de l’économie symbolique de la représentation du masculin et du féminin, de la structure narrative ou de citations musicales, les choix de Gus Van Sant oscillent constamment entre assimilation et rejet, immersion et distance, entre l’exhibition d’une ambition artistique radicale et l’appartenance à la culture de masse. Les paradoxes qui traversent ce film sinueux nous semblent être à la base même de son inépuisable richesse herméneutique : nous n’avons, sans doute, pas fini de marcher sur les pas de cet « éléphant » du cinéma.
La rubrique suisse est constituée d’études qui touchent, dans des perspectives diverses, à des sujets qui ont trait à l’actualité de deux festivals romands de cinéma : celui de Fribourg (FIFF) et celui de Nyon (Visions du réel). Trois d’entre elles portent sur des films spécifiques, envisagés à travers la démarche documentaire qu’ils mettent en œuvre : Eine ruhige Jacke (Ramòn Giger, CH, 2010) est inscrit par Myriam Wahli dans la tradition rouchienne de la « caméra participante » et du respect de l’individu filmé, tandis que Mother (Madeo, Corée du Sud, 2009) de Bong Joon-ho et Né sous Z de Frédérique Pollet Rouyet (CH, 2011) sont examinés, respectivement par Justine Duay et Jennifer Darricau, dans leur manière d’articuler mémoire collective et souvenirs individuels. Ces films présentent en effet l’intérêt d’envisager les traumatismes nationaux par le biais de l’expérience personnelle. Dans une perspective plus surplombante et théorique, l’article de Charlotte Bouchez et Nicolas Brulhart s’attache à la question du fonctionnement institutionnel d’un festival et aux formations discursives qui l’accompagnent en proposant une réflexion méthodologique qui s’appuie sur l’exemple du FIFF. Leur analyse est suivie d’un entretien réalisé avec Martial Knaebel, qui fut pendant vingt ans le directeur artistique de ce festival dont il retrace la genèse et explique les orientations successives. A l’heure où l’intérêt du public menace de se déplacer vers d’autres supports que le film et vers d’autres lieux que les salles, il n’est pas inopportun de s’interroger sur le devenir de ce type d’occasions festives et conviviales qui créent ou entretiennent la passion du « 7e art », et nous donnent accès à ses marges.