Regards sur l’« impouvoir » : le « cinéma direct » de Ruspoli, de la terre à l’asile
Mario Ruspoli est l’un des pionniers du « cinéma direct », qui repose sur la mobilisation d’un matériel audio-visuel synchrone et léger. En 1961, il réalise, avec une caméra 16mm Coutant-Mathot (le prototype KMT1) et un enregistreur Nagra, Les inconnus de la terre et Regard sur la folie – moyens métrages sur lesquels portera ma lecture. Partisan d’une approche anthropologique, Ruspoli documente la vie d’hommes et de femmes qui sont isolés, en raison de leur situation géographique (des paysans dans la Lozère) ou de leur mise à ban de la société (les patients de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, dans la Lozère également). Ces films, tournés avec la même équipe (les opérateurs Michel Brault et Roger Morillère, la preneuse de son Danielle Tessier), participent aux enjeux liés à la pratique du « cinéma direct ». Par ailleurs, Ruspoli prendra lui-même position vis-à-vis des polémiques et des débats qui se cristalliseront en mars 1963 lors des Journées d’étude du MIPE-TV autour des techniques légères (voir la contribution de Séverine Graff au présent dossier), en rédigeant un rapport pour l’Unesco2, où il joue explicitement le « Cinéma Direct » contre le « Cinéma-Vérité » de Jean Rouch et Edgar Morin. Je situerai donc brièvement Les inconnus de la terre et Regard sur la folie par rapport à d’autres productions d’équipes légères de tournage, qui constituent pour Ruspoli autant de référents dont s’inspirer ou d’antécédents à dépasser.
Mais mon hypothèse de lecture repose sur un autre parallélisme qui est mobilisé par les psychiatres de Saint-Alban à l’occasion du tournage de Regard sur la folie : en l’occurrence, « l’impouvoir » dont fait état Antonin Artaud, qui disloque sa pensée et désagrège son écriture. Car, de mon point de vue, le groupe synchrone léger supervisé par Ruspoli, dans Les inconnus de la terre et Regard sur la folie, peut être envisagé comme un sismographe qui enregistre les dérèglements de la pensée et les difficultés de corps en souffrance, confrontés à la rigueur de la terre ou aux murs de l’asile. Il convient tout d’abord d’expliciter la nature de cet interprétant.
L’impouvoir
Artaud, peu après la publication de sa correspondance avec Jacques Rivière, directeur de la NRF qui a rejeté ses premiers poèmes (en critiquant « le vague, ou, tout au moins, l’informité »3 de sa production littéraire), circonscrit son rapport à l’écriture et à l’existence à travers la formule aphoristique suivante, dans Le Pèse-Nerfs :
« Un impouvoir à cristalliser inconsciemment, le point rompu de l’automatisme à quelque degré que ce soit. »4
Autrement dit, la pensée fait défaut, ses mécanismes d’association sont suspendus ; l’automatisme, qu’il soit à entendre dans le sens surréaliste (l’écriture automatique) ou strictement psychologique (l’automatisme psychologique décrit par Pierre Janet5), est irrémédiablement désamorcé. « L’impouvoir » ne se réduit pas à une impuissance (un défaut d’inspiration) ou à un manque (une écriture mal formée, une pensée dispersée, comme le laisse entendre Jacques Rivière6), mais désigne plus radicalement l’irresponsabilité de la parole et la souffrance de l’existence (dans les termes d’Artaud : « Une espèce de déperdition constante du niveau normal de la réalité »7). Derrière le geste de négation de l’écriture (en 1924, Artaud adhère au surréalisme, dont les manifestes exploitent largement cette rhétorique négativiste, avant de rompre momentanément avec le mouvement en 1927), s’inscrit l’affirmation implacable d’une défection de la pensée et de la parole qui ne connaît aucun remède (la drogue ou la médecine constituant un faible palliatif) :
« Et je vous l’ai dit : pas d’œuvres, pas de langue, pas de parole, pas d’esprit, rien. Rien, sinon un beau Pèse-Nerfs. Une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l’esprit. »8
Certes, les films de Ruspoli ne sont pas « artaldiens » ; ils ne prennent pas en charge « l’impouvoir » à travers leur structure formelle, discursive ou énonciative. Mais en instaurant les conditions de possibilité d’une écoute de paroles qui sont littéralement inouïes ou aliénées, ses « films directs » apparaissent comme des caisses de résonance de voix minoritaires et réprimées, qui relatent les conditions de vie de la petite paysannerie française ou qui exposent la quotidienneté de l’existence dans une institution asilaire moderne9. La technique du « direct » est investie en ce cas en tant que dispositif de captation de paroles « brutes », spontanées et relativement peu dirigées.
Le direct
Dans son rapport pour l’Unesco, Ruspoli cite comme antécédent du « cinéma direct » les productions de Robert Drew10. Pourtant, sa propre démarche filmique se situe aux antipodes du travail des équipes américaines synchrones : il ne se concentre en aucun cas sur des personnalités politiques ou des événements publics. Rappelons en effet que, dans les productions de Drew, l’objectivité revendiquée de l’énonciation filmique, l’absence de mise en scène et de direction des acteurs sont contrebalancées par la dramatisation de la situation filmée elle-même : Primary (Robert Drew, Richard Leacock, 1960), pour prendre un exemple emblématique, est axé sur les candidats aux élections présidentielles primaires ; filmés par deux équipes d’opérateurs dans leurs prises de parole, Kennedy et Humphries composent des rôles, négociant ou médiatisant leur image selon des conceptions opposées. La mise en scène est donc reportée sur le niveau profilmique, qui répond à une représentation minutieusement réglée. La présence de l’équipe de tournage de Ruspoli dans les fermes de la Lozère ou dans l’hôpital de Saint-Alban provoque bien une réaction auprès des paysans ou des patients ; mais celle-ci n’est pas surdéterminée par une théâtralité ostensible, qui se conforme à des codes sociétaux préétablis. Dans le rapport de Ruspoli pour l’Unesco, la référence à Drew a pour fonction de convoquer une Histoire, celle de la Living Camera11, comme pour mieux s’en émanciper.
Chronique d’un été (Jean Rouch, Edgar Morin, France, 1961) constitue la référence la plus évidente12. Non pas tant pour renvoyer à la catégorie de « Cinéma-Vérité »13 (Ruspoli s’y oppose, de fait, jouant le Kino-Pravda de Vertov contre Rouch et Morin14), qui connaîtra par la suite un véritable retentissement, que pour une raison pratique : Michel Brault et Roger Morillère participent au tournage de Chronique d’un été, de mai à octobre 1960 ; ce sont les mêmes opérateurs qui assurent, au printemps 1961, le tournage des Inconnus de la terre et de Regard sur la folie. Si les techniques divergent (le son synchronisé est largement utilisé dans les films de Ruspoli, ce qui n’est pas le cas dans Chronique d’un été – hormis la discussion entre Rouch et Morin au Musée de l’Homme, tournée à l’été 1961), le lien le plus authentique, que Ruspoli ne souligne pas dans son rapport, a trait à l’affinité entre sa démarche et le projet de fédération de cinéastes-ethnographes au sein du Comité du film ethnographique, fondé en 1953 et rattaché au Musée de l’Homme15, où Jean Rouch joue un rôle indéniable, auprès de scientifiques de renom (Marcel Griaule, André Leroi-Gourhan, ou encore Claude Levi-Strauss). Roger Morillère fait office de relais : employé par le Comité du film ethnographique (il est l’opérateur de bon nombre d’« ethnofictions » de Rouch16), il apporte sur le tournage des films de Ruspoli le prototype de la caméra KMT Coutant-Mathot et un Nagra bricolé17. Mais à la différence de Rouch, Ruspoli ne pratique pas la mise en situation de scénarios psychologiques (les acteurs improvisant des dialogues post-synchronisés aux images) ; de plus, il se concentre sur les marges de la société française. Michel Brault, opérateur formé à l’Office national du film (ONF) du Canada et pionnier de la technique de la caméra portée à l’épaule18, fait le lien avec un autre organisme qui présente d’évidentes affinités avec le projet de Ruspoli. D’ailleurs, Brault tournera dans le cadre de l’ONF des films qui prolongent l’expérience du tournage des Inconnus de la terre, à l’instar d’A Saint-Henri, le 5 septembre (Hubert Aquin, Canada, 1962), centré sur un quartier populaire, ou de Pour la suite du monde (Pierre Perrault, Canada, 1963), réalisé dans l’Ile-aux-Coudres.
Ruspoli s’inscrit dans une perspective ethnographique ; c’est ce qu’il sous-entend dans son rapport pour l’Unesco, en assignant au « cinéma direct » la tâche de capter « l’authenticité des événements », de « montrer aux hommes d’autres hommes dans leur vie, leur travail, leurs conquêtes »19. Relativisant ainsi la notion de « caméra participante »20, il prend soin de préciser que le cinéaste doit adopter, dans l’« étude du comportement de l’homme, du groupe, de la société »21, une attitude d’effacement face aux événements, ne devant en aucun cas provoquer la situation. Dans un article qui a une fonction de synthèse, il définit le « cinéma direct » à travers trois critères distinctifs qui sont au cœur de son propre travail :
« 1o Une ‹ attitude › d’observation et de recherche de la part des cinéastes, qui consiste à puiser directement leur substance dans les éléments mêmes de la vie, de la société, de l’homme, de la tribu, sans les transformer, tels qu’ils se présentent devant nos yeux ou notre caméra ;
2o La prise de vue et de son synchrone directement sur le terrain, au moyen d’appareils légers silencieux et portatifs, aussi peu voyants que possible, qui puissent permettre au cinéaste de filmer immédiatement, n’importe où et dans n’importe quelles conditions. […]
3o Enfin, une nouvelle manière de travailler. Réalisateurs et techniciens doivent savoir travailler ‹ comme un seul homme ›, et presque ‹ penser la même chose en même temps ›. »22
Observation sur le terrain, synchronisation du son à l’image et unité de l’équipe de réalisation : ces trois principes sont mis au service d’une chronique de l’extraterritorialité au sein d’une région de France en voie de développement. Le diptyque Les inconnus de la terre et Regard sur la folie propose au spectateur de faire l’expérience des laissés-pour-compte de la ratio capitaliste, de donner à voir (et à entendre) des marges qui demeurent radicalement hors-champ dans l’économie traditionnelle de la production cinématographique. Les « films directs » de Ruspoli – telle est la gageure de ma lecture – peuvent être considérés comme autant d’études sur « l’impouvoir », pour reprendre cette expression d’Artaud qui désigne le dérobement et l’effondrement de la pensée, et que les psychiatres de Saint-Alban convoquent explicitement dans Regard sur la folie.
Les aliénés de la terre
Dans la filmographie qui conclut son rapport pour l’Unesco, Ruspoli présente Les inconnus de la terre comme « une enquête en Cinéma-Direct sur les conditions de vie d’une fraction de la population rurale de la Lozère, aux prises avec le problème de l’isolement, de la dépopulation et de la difficulté de produire rationnellement »23. Il précise que le film, tourné avec l’aide des paysans, a recueilli leur « adhésion inconditionnelle » : construit à partir de leur parole et de leur témoignage, il évite ainsi l’écueil d’une « attitude ‹ pittoresque › et ‹ paternaliste › » à l’égard du paysage et de la vie agraire, mais aussi le risque du « ‹ commentaire à thèse › » (c’est-à-dire l’« orientation de la matière filmée » en vue d’illustrer une idée)24. Et de fait, ce sont les prises de parole des paysans qui définissent la structure du film et orientent le choix des images (une cinquantaine de minutes, tirées à partir de sept heures de rushes). Le film, qui ne se réduit pas à une perspective strictement sociologique25, reçoit le Prix de la Critique internationale au Festival de Tours, en 1961 ; et il est présenté dans le cadre de la Semaine de la critique à Cannes, avant de bénéficier de six semaines d’exploitation au cinéma La Pagode, à Paris.
Les inconnus de la terre met en jeu deux régimes de représentation opposées : ce documentaire repose, pour une part, sur des plans brefs, statiques ou avec des mouvements de caméra, qui évoquent par certains aspects le genre de la « nature morte » ou du « cinéma au long cours »26, auxquels s’adjoint régulièrement un commentaire récité en voix over ; et, pour l’autre, sur des dialogues synchronisés aux images, avec par moments des séquences utilisées comme plans de coupe pour ne pas suspendre les tours de parole, pour ne pas les détacher de toute image. Le premier régime de composition, avec sa composante plastique et photographique, emprunte ses codes au documentaire « surréaliste » qui se caractérise par la négativité de son ton et la crudité du regard porté sur le monde, à l’instar de Las Hurdes27 (Luis Buñuel, Espagne, 1933). Le commentaire, écrit et récité, n’est pas dépourvu d’un certain lyrisme, dans le cas des Inconnus de la terre (on est loin du style dépouillé d’Hemingway dans The Spanish Earth, Joris Ivens, Espagne/USA, 1937). En revanche, certains plans en intérieur, de nature purement descriptive, renouvellent la tradition du documentaire militant : il y a un rejet des effets plastiques, qui est arcbouté à un geste de dénonciation d’un état d’extrême pauvreté, à l’instar de Borinage28 (Joris Ivens, Henri Storck, Belgique, 1933). Le deuxième régime de composition repose sur la technique du « cinéma direct » : il s’agit de recueillir des témoignages, en recourant à des entretiens librement menés mais qui n’en demeurent pas moins orientés (si la caméra est « effacée »29, l’équipe de tournage est ancrée dans le milieu filmé30). Le discours du film se construit ainsi principalement à partir du point de vue des paysans et de leurs tours de parole.
Le générique d’ouverture pose le contrat de lecture de cette « enquête cinématographique » : les protagonistes du film sont présentés en s’adressant à la caméra, prenant la pose ou s’interrompant dans leur activité ; cette succession de portraits de paysans, cadrés en plans rapprochés de face, à l’intérieur ou à l’extérieur, s’apparente à une série de « clichés d’identité » qui authentifient les personnages (« Contastin, un berger des Causses », « les Cheyla, une famille de fermiers » ; « Gazo, un instituteur agricole itinérant » ; « Beaufils, un petit propriétaire » ; « trois frères des Cévennes » ; « Vors, un défricheur… et sa femme », fig. 1). Simultanément, Ruspoli rappelle au spectateur qu’il visionne un film, une représentation construite : les plans, très brefs, sont illustrés par une légende et sonorisés par le bruit de l’appareil de projection. Après les mentions du générique (on notera la « collaboration des docteurs Tosquelles et Gentis »), la caméra « baladeuse » de Brault31 campe le territoire dans lequel s’inscrivent les personnages (fig. 2) : l’opérateur se déplace rapidement, cadrant la terre et les herbes en plan rapproché ; opère un travelling depuis la route vers la terre et un amas de rochers ; descend ensuite dans un cratère, tandis que la voix over apparaît. Les plans, larges ou rapprochés, se succèdent rapidement, tantôt sur le cratère ou des crêtes de rochers, tantôt sur une route de terre ou les ruines d’une ferme. Le caractère désolé, presque lunaire, de cette terre aride est souligné par le commentaire de Ruspoli :
« Cratères, causses, cavernes : la Lozère. Le plus réussi des pays désolés. Admirable en carte postale, comme tous les enfers refroidis. Une terre sèche, la pluie ne reste pas. Elle rejoint aussitôt une éponge calcaire. Le refuge des légendes et des anciennes terreurs. La bête du Gevaudan a disparu, mais son ombre erre encore sous l’écorce. Même le printemps est enfoui dans la pierre. Certaines vallées gardent toujours leur tiédeur, tandis qu’à un vol de corbeau, la montagne gèle. Ici, il faut lire entre les routes. »
L’éloignement de cette terre est signifié par l’absence de toute présence humaine, ou alors réduite à l’état de ruine, sur le point de disparaître sous la pression des éléments naturels. Pour éviter toute équivoque (la « belle image », le « pittoresque »), la séquence se resserre alors sur le motif de la croix : une croix fichée sur un monument de pierre se détache d’abord du ciel, élancée et affilée, en un rapide travelling ascendant ; mais le motif est aussitôt dévalué, l’opérateur cadrant dans le plan suivant une croix primitive, que le vent a courbée (fig. 3). A travers un raccord sur le mouvement de la caméra, on découvre une autre croix encore, dans un cimetière cette fois, deux hommes creusant une tombe et répondant aux questions du groupe synchrone léger. Ce jeu de dégradation d’un signe, hautement symbolique, est encore renforcé par le commentaire en voix over, se focalisant sur l’effet du vent sur le paysage et les hommes32. Il sera encore dupliqué dans la séquence suivante, centrée sur un vieux et un jeune curés, le premier soulignant la superstition et l’inactivité des Auvergnats en hiver.
L’enquête, répétons-le, est fortement orientée, au moment du tournage comme pendant le montage33 : c’est la misère, sociale, sexuelle, physique et mentale de la population que les images exacerbent, et dont on mesure l’ampleur à travers les entretiens conduits avec les paysans. Ruspoli revendique ce parti pris (les critiques lui emboîtant le pas), tout en reliant Les inconnus de la terre à Regard sur la folie :
« Quand j’ai mis sur pied cette histoire, dont le premier titre était : Toi, l’Auvergnat, je voulais seulement faire un film sur les paysans. Puis je me suis aperçu qu’en Lozère trop de paysans finissaient à l’hôpital psychiatrique, j’ai voulu les suivre ; cela s’incorporait à mon étude sociologique, ethnographique aussi […]. On aurait pu appeler cela Les Aliénés de la terre, puisqu’il est évident que certaines conditions sociales sont aliénation pour l’homme : l’isolement, les terres désertes, la pauvreté, la solitude dans ce pays, où ne demeurent que des célibataires, des vieilles filles, des vieillards, où seuls restent les ‹ mauvais éléments ›, en bonne proportion des débiles qui sont incapables de bien travailler les terres, tandis que les plus intelligents pratiquent la théorie de l’abandon. »34
Les aliénés de la terre : ce titre signifie bien le processus de superposition des deux films, qui en viennent à former un palimpseste sans qu’un texte n’ait de préséance sur l’autre. Ce mouvement entropique est indéniable35 ; il est particulièrement sensible lors de certaines séquences d’entretien, par exemple celle tournée dans la ferme isolée de trois frères célibataires (fig. 4)36, que l’on voit d’abord au travail (à la traite de vaches, de chèvres). Filmés à table, jouant aux cartes ou mangeant, ils évoquent, tantôt en plans larges, tantôt en plans rapprochés, l’absence de femmes, la solitude et l’isolement ; leurs regards, et certains gestes, expriment leur embarras, la caméra scrutant et révélant une « psychopathologie de la vie quotidienne »37 de ces trois hommes esseulés. Mais Les inconnus de la terre est un film également articulé autour d’une opposition entre les générations et leur rapport à la terre, traversé par une aspiration à améliorer les conditions de travail grâce à une gestion collective des biens. Cette opposition affleure dans la réception critique du film, qui est fortement clivée.
Raymond Borde, reliant l’approche de Ruspoli à celle de Rouch et Morin, soutient que ce « cinéma d’entomologiste » repose sur un « postulat d’effacement préalable »38 de l’équipement technique. Dans sa critique, contemporaine à la sortie du film, Borde dénonce l’horizon d’attente ambivalent, contradictoire, du film, s’apparentant à un « laboratoire de sociologie ou d’ethnographie » (à savoir des « observations cliniques » qui s’adressent à un public de spécialistes) tout en visant une « exploitation commerciale »39. Selon Borde, cette ambiguïté se traduit à travers une esthétique de l’ébauche qui vise à authentifier les faits, à rompre avec la forme du documentaire conventionnel, tout en se complaisant dans certains effets de style :
« Dans son film sur la Lozère, Les inconnus de la terre, Ruspoli relaie les interrogatoires avec des paysages de ‹ Hurlevent › où la voix du commentateur, très théâtrale, nous invite à ‹ lire entre les chemins › le destin de l’homme. D’ailleurs la caméra scrute les visages comme le pinceau de Rembrandt. Qu’y a-t-il de plus esthète que les gros plans de Contastin, le vieux berger, burinés par le clair-obscur ? Ces jeux de l’ombre et de la lumière, ces profils émergeant de la grisaille des choses, on les retrouve à Saint-Alban. »40
Borde, critiquant la recherche de l’image frappante, voire une certaine esthétisation de la misère (le rembrandtisme du clair-obscur), en vient à condamner l’approche de Ruspoli comme un geste de réification41 :
« […] Les inconnus de la terre est un film qui considère les Lozériens comme des insectes. […] Cette froideur qui fuit le vrai contact imprègne [également] Regard sur la folie. »42
Une beauté noire, abrupte, sourd de certains plans au cadrage très travaillé, en particulier dans les séquences en extérieur. Mais si l’on peut parler de « théâtre de la cruauté », à la suite d’Artaud43, pour qualifier les « films directs » de Ruspoli, ceux-ci ne se réduisent en aucun cas au regard d’un entomologiste.
Dans le dossier de presse des Inconnus de la terre constitué par la firme Argos Films, on trouve un tout autre point de vue, sous la plume de Roland Barthes :
« Il n’est pas facile de parler des paysans pauvres : ils sont trop misérables pour être romantiques, et comme ce sont tout de même des propriétaires, ils n’ont pas le prestige politique du prolétariat : c’est une classe mythiquement déshéritée.
Sur ce sujet à la fois ingrat et brûlant, Mario Ruspoli, aidé de Michel Brault et de Jean Ravel, a su faire un film juste, qui tout à la fois éclaire et séduit. Son film est une enquête réelle, parce qu’il a laissé parler ces paysans et qu’à travers leur langage direct, concret, ce sont les problèmes généraux du paysan français qui nous sont immédiatement représentés : la maigreur des revenus, le retard de la technique, l’opposition des jeunes et des vieux, le conflit du groupe et de l’individu, l’exigence du mieux-être liée à celle de la liberté : devant nous, une conscience de classe s’éveille et se parle.
Et pourtant, malgré la tentation du sujet, ce film juste n’est pas un film sombre : une saveur, une chaleur, une clarté circulent à travers les images, les objets, les paroles, une confiance réciproque met une vibration vivante entre la caméra et ces hommes, ces paysages, entre les questionneurs et les questionnés : c’est pour cela sans doute que nous ne sentons ici aucun spectacle […]. »44
La paysannerie, classe déshéritée et non héroïsée, qui s’éveille à la conscience par le truchement du film : en un sens, c’est bien là l’intention de Ruspoli. Et de fait, on ressent clairement, à la vision du film, un échange et une proximité entre l’équipe de réalisation et les personnes interrogées. Ce d’autant plus que certains personnages se font les porte-parole du cinéaste – en particulier, dans les dernières séquences du film. Sur ce point, on ne peut que se rallier au point de vue de Marcel Oms, qui souligne le regard partisan de Ruspoli :
« À partir du matériau brut, enregistré généralement grâce aux médiations du Docteur Tosquelles et de l’instituteur itinérant Gazo qui ont facilité le contact et le dialogue, Ruspoli est intervenu par le montage dans la construction d’une démonstration qui nous fait passer de Contastin le vieux berger du Causse aux jeunes agriculteurs organisés collectivement pour mieux suggérer la nécessité de solutions rapides. […] Le propos de Ruspoli qui, en 1959-60 du moins, était très proche du Parti Communiste, consiste à montrer que l’individualisme paysan est une des causes du retard de l’agriculture française et à suggérer des solutions passant progressivement par la collectivisation, en tout cas par une forme plus collective de recherche des solutions. »45
Mais, de mon point de vue, ce n’est pas tant par le biais du montage que par le statut privilégié accordé à une nouvelle génération d’agriculteurs que la collectivisation acquiert un statut programmatique dans le film (fig. 5). Ainsi, lorsque trois jeunes gens revendiquent la nécessité de moderniser les outils de production et de se regrouper en une organisation collective46, ils sont cadrés de manière frontale et rapprochée, rompant avec les plans d’ensemble sur les paysans, indifférenciés, qui râtèlent le foin. Mais il y a plus, encore. La séquence de clôture du film attribue au jeune Vors le statut de voix over : celui-ci préconise un plan de réorganisation de la culture des terres, avant de s’entretenir avec Ruspoli lui-même, sur fond d’images de labours aux champs, où le travail à la faux s’oppose à l’utilisation de bœufs ou d’engins motorisés (faut-il y voir une réminiscence de l’iconographie du cinéma soviétique ?). Cas de figure exceptionnel dans Les inconnus de la terre, un personnage endosse le rôle de la voix omnisciente qui analyse la situation et prescrit des solutions. Outre les psychiatres et l’instituteur itinérant, qui acquièrent la fonction de passeurs entre le monde afilmique et l’équipe de réalisation47, les jeunes agriculteurs sont ainsi investis positivement par Ruspoli. Ce dernier intègre consciemment à la structure discursive de son film le collectivisme comme antidote à la misère en Lozère ; et il le laisse entendre lors d’un entretien, opérant à nouveau un lien entre la terre et l’asile :
« Je veux insister sur le fait qu’il y a eu interférence entre Les inconnus de la terre et Regard sur la folie. En effet, les médecins connaissent admirablement la région et sans eux nous n’aurions jamais pu approcher cette réalité si intéressante, celle des jeunes kiboutziens, ces jeunes qui forment une association sans se tourner vers l’extérieur, et tentent de résoudre leurs problèmes dans un contexte plus actuel. »48
À l’écoute de la folie
Le « cinéma direct », on l’a dit, repose sur l’écoute et la captation d’une parole. Ce qui était sous-jacent dans Les inconnus de la terre devient le sujet même de Regard sur la folie : à savoir, une analyse de la parole, de ses manques et dérobements. L’étrangeté à soi-même, l’aliénation, sont auscultées au plus près, le film redoublant le processus de la cure analytique. Il s’agit cette fois de diriger la caméra sur l’homme, son intériorité – et non pas sur des contrées lointaines, ancrées dans un passé immémorial, comme c’était encore le cas avec Les hommes de la baleine (Mario Ruspoli, 1956)49.
Regard sur la folie est constitué en fait de deux courts métrages autonomes, à partir de six heures de rushes : la vie quotidienne des patients et les activités des psychiatres dans l’asile, d’une part ; et une fête annuelle ouverte à la famille et au public, d’autre part (moment d’exception qui s’oppose à la tristesse diffuse qui est de rigueur dans l’hôpital, fig. 6). Regard sur la folie, distribué à La Pagode, a remporté le Prix du film expérimental et d’avant-garde au Festival de Bergame, en 1962. Ruspoli et son équipe le réalisent en étroite collaboration avec les docteurs Tosquelles, Gentis et Racine. Pourtant, il ne s’agit pas là d’un simple document à l’usage d’étudiants en psychiatrie. Lorsqu’une journaliste interroge Ruspoli sur la nature de son film, celui-ci répond avec pertinence et acuité :
« C’est un film sur l’impossibilité de montrer la folie. (Un des malades à qui l’on demande ce qui ne va pas répond tristement : ‹ Je ne peux pas le dire… Le manque d’amitié… ›). Cependant, il est possible de faire passer derrière le miroir, d’utiliser comme tremplin, comme moyen de communication, l’angoisse, qui est le dénominateur entre le malade, le médecin, le public. »50
Jean-Paul Sartre, tel qu’il est cité dans le dossier de presse constitué par Argos Films, souligne également le mouvement d’empathie du film, qui invite le spectateur à se projeter dans la situation du patient :
« Le film de Mario Ruspoli n’est pas un documentaire ; il nous invite par d’admirables images à faire pour la première fois l’expérience de la maladie mentale ; par tout ce qu’elle a de proche et de si lointain, elle nous fait comprendre à la fois que tous les hommes ne sont pas des fous, mais que tous les fous sont des hommes. »51
Un film sur l’impossibilité de montrer la folie, mais qui est néanmoins filmée, restituée sur la bande image et la bande son – et qui permet au spectateur d’en faire l’expérience : ce projet résonne avec « l’impouvoir » tel que l’a vécu et décrit Artaud, notamment dans sa correspondance avec Jacques Rivière, qui est citée – avec un poème de L’ombilic des limbes – au début de Regard sur la folie. Les psychiatres de Saint-Alban proposent à Ruspoli de placer son film sous le signe du dérobement, du vol de la pensée et de la parole, contre lesquels on bute, et que l’on ne peut que s’acharner à écrire, à exprimer (Blanchot évoquait justement la poésie d’Artaud comme la « description d’un combat »52). Michel Bouquet, en voix over, invoque cet « impouvoir », sur un ton quasi clinique, tandis que la caméra de Brault situe l’asile dans le village, avant d’enchaîner sur un long travelling dans le bâtiment, en longeant une série de lits pour la plupart vacants :
« Un effondrement central de l’âme, une espèce d’érosion, essentielle à la fois et fugace, de la pensée. La séparation anormale des éléments de la pensée. Une maladie qui touche à l’essence de l’être et à ses possibilités centrales d’expression, et qui s’applique à toute une vie. Une maladie qui affecte l’âme dans sa réalité la plus profonde, et qui en infecte les manifestations. Le poison de l’être. Une véritable paralysie. Une maladie qui vous enlève la parole, le souvenir, qui vous déracine la pensée. Une fatigue renversante et centrale, une espèce de fatigue aspirante. Une fatigue de commencement du monde, la sensation de son corps à porter, un sentiment de fragilité incroyable, et qui devient une brisante douleur. »53
La douleur dont parle Artaud, et l’effondrement du langage qui en est à la fois la cause et le symptôme, constituent l’enjeu même de Regard sur la folie : c’est cette impossibilité à penser que Ruspoli s’attache à fixer, à circonscrire, avec l’aide de médecins qui occupent un rôle de pionniers dans le développement de la psychiatrie institutionnelle. Cette « parole soufflée » dont souffre Artaud, repose, comme l’a bien montré Jacques Derrida, sur l’irresponsabilité constitutive de la parole, manque qui peut être investi comme une puissance :
« L’‹ impouvoir ›, dont le thème apparaît dans les lettres à J. Rivière, n’est pas, on le sait, la simple impuissance, la stérilité du ‹ rien à dire › ou le défaut d’inspiration. Au contraire, il est l’inspiration elle-même : force d’un vide, tourbillon du souffle d’un souffleur qui aspire vers lui et me dérobe cela même qu’il laisse venir à moi et que j’ai cru pouvoir dire en mon nom. […] cette fécondité de l’autre souffle est l’impouvoir : non pas l’absence mais l’irresponsabilité radicale de la parole, l’irresponsabilité comme puissance et origine de la parole. […] Cette irresponsabilité, il ne revient ni à la morale, ni à la logique, ni à l’esthétique de la définir : elle est une déperdition totale et originaire de l’existence elle-même. »54
Ce dérobement d’une parole qui ne peut plus être proférée en son nom propre ou, si l’on préfère, l’irresponsabilité radicale et authentique de l’inspiration, associée ici à l’écriture poétique (la parole asphyxiée et délirante de la Pythie, qui doit faire l’objet d’une traduction, d’une interprétation, au centre de la pensée obsessionnelle de Blanchot sur l’écriture et que Derrida convoque ici implicitement55) constitue le sujet du film de Ruspoli. Celui-ci accorde une place centrale à l’écriture et à la poésie, en portant un regard attentif à l’édition du journal de l’asile et en recourant à la figure d’un patient « poète » comme interlocuteur privilégié, comme fil conducteur : celui-ci est d’abord cadré en plan rapproché à l’ouverture du film, interrogeant la nature de la folie, puis en plan large tandis qu’il récite ses poèmes par la suite, et à nouveau en plan rapproché lors de la fête (et il est vrai, on assiste bien à un ressaisissement de sa pensée à travers l’effort d’écriture – qui n’est cependant pas comparable à la densité et à la fulgurance des textes recueillis dans L’ombilic des limbes). La pratique thérapeutique semble ici étroitement associée à l’idée d’une expérimentation sur le langage et l’écriture, sur ses écarts et ses transgressions vis-à-vis d’une norme, conformément à l’un des principes de la psychiatrie institutionnelle qui investit la créativité d’une fonction thérapeutique56.
Ce qui paraît remarquable dans le film de Ruspoli – qui constitue, selon moi, l’un des documents filmiques les plus poignants jamais réalisés sur l’institution asilaire, comparable à certains égards avec Le moindre geste (Ferdinand Deligny et Jean-Pierre Daniel, France, 1971) –, c’est l’intégration de la technique du direct dans le processus thérapeutique, lui-même dirigé vers (ou contre ?) les médecins. En effet, le Nagra prolonge la situation de la cure par la parole, en offrant la possibilité d’une réécoute et d’un examen a posteriori des propos tenus par le patient et de son interaction avec le psychiatre. A travers une longue séquence qui conclut la première partie du film, les médecins font retour sur leur propre activité de soignants : instrument confessionnel en un sens, situé dans une relation de prolongement de la thérapie par la parole, le Nagra favorise dans un second temps l’autocritique de la part des psychiatres, qui évaluent leurs manques, leurs préjugés, les défauts dans leur qualité d’écoute justement – le spectateur, qui a d’abord vu et entendu de façon synchrone les entretiens avec les patients, assiste en un second temps à l’image de leur écoute, en empruntant un point de vue qui est proche de celui de l’opérateur, guidé par la parole d’autrui57. Ce processus de feed-back sonore (on ne projette pas des images, mais on fait écouter à ce public de spécialistes le dispositif de paroles qu’ils ont institué) est lové au cœur de Regard sur la folie : la résonance ou l’écho de la parole ne peuvent pas être interrompus, l’autoévaluation des psychiatres se poursuit donc sur fond d’images déliées des voix, mais qui illustrent le quotidien de l’hôpital de Saint-Alban. De mon point de vue, il y a là une différence qualitative entre cette mise à nu du dispositif de l’entretien dans le cadre asilaire, et des processus ponctuels d’exhibition de l’équipe technique58, notamment de l’opérateur (à cet égard, voir le dernier plan du film, où l’on ressaisit au centre du cadre le caméraman au travail).
Selon mon hypothèse de lecture, les « films directs » de Ruspoli portent sur une parole déréglée, dérégulée. C’est ce qui devient patent dans Regard sur la folie, où Ruspoli emprunte une position alternative à celle des médecins : il interprète les propos des patients d’un point de vue poétique, en portant un intérêt tout particulier aux écarts de langage. Les propos décousus qu’il faut selon les psychiatres réorienter et ancrer dans un cadre de référence concret sont interprétés par Ruspoli comme une parole inspirée, libre – à l’image de l’étymologie du mot poétique, qui renvoie à la parole prophétique de la Pythie de Delphes. La caméra et le Nagra sont investis, selon cette perspective, comme des outils de médiation privilégiés, révélant l’aspect scellé, dissimulé, des êtres59. Et dans ses articles, Ruspoli ne manque pas de souligner son intérêt pour la parole, pour la forme que la pensée revêt à travers l’expression verbale :
« En tant que cinéaste, à la recherche du comportement de l’homme, nous avons réalisé que, si le langage sert à ‹ exprimer ›, il sert tout aussi efficacement à camoufler, à cacher les sentiments, en un mot à mentir objectivement comme il résulte des ‹ interviews ›. […] Chez certains malades mentaux, momentanément figés dans leurs structures rigides, le langage s’exprime de manière très différente. Les barrages n’existent pas au même niveau et c’est au psychiatre de faire l’effort pour le comprendre, pour s’éclairer lui-même sur la pensée du malade.
Nous en sommes venus à penser que la recherche d’une certaine ‹ vérité › était étroitement liée à la recherche du langage, et que le langage n’avait rien d’universel, mais était un fil ténu et subjectif, sujet à toutes sortes d’oscillations. »60
Certains propos échangés ou tenus pendant Regard sur la folie résonnent singulièrement avec ce point de vue – ou, plus justement, incarnent cette oscillation du langage. Ainsi en est-il, lors d’un épisode remarquable au centre de la fête à l’asile :
« Roux : Alors je vais vous lire ce poème qu’une de mes sœurs a écrit, m’a lu, elle était couchée, elle avait la fièvre, elle avait 12 ans… Bon, dans un grand bois il y avait trois rois, dessous un chêne il y avait trois reines, ils parlaient finance, elles parlaient chiffons, de malins lurons fols de la danse frappaient en cadence sur les champignons… Dans un grand bois il y avait trois rois, dessous un chêne il y a trois reines, ils parlent finance, elles parlent chiffons, de malins lurons fols de la danse frappent en cadence sur les champignons… Dans un grand bois il y a, non il y aura trois rois, dessous un chêne il y aura trois reines, ils parleront finance, elles parleront chiffons, de malins lurons fols de la danse frapperont en cadence sur les champignons… C’est là l’expiation. C’est sur cette sorte de damnation, enfin de condamnation qui condamne les… enfin les rois aux mêmes gestes, aux mêmes reines, enfin, il… Une sorte de rituel qui les écarte de la vie… C’est ça, je crois qu’elle a voulu dire, elle avait 12 ans… »61
Roux, le poète inspiré, improvise une fable qui emprunte la structure des comptines, où le signifiant prime sur le signifié, le jeu des assonances et des allitérations sur la signification rationnelle : la reprise incessante de syntagmes nominaux et verbaux, la répétition mécanique de tournures syntaxiques, s’ouvrent à travers de légers glissements à d’autres propositions (les chaînes /trois rois-trois reines/finance-chiffons/, énoncées et dérivées à partir de /ma sœur/, avec leurs attributs /bois-chênes/, connaissent une première inflexion : /fol luron-danse-champignons/, qui s’ouvre subrepticement à un nouveau prédicat : /expiation-damnation/). Tout se passe comme si le dispositif du groupe synchrone léger était instauré en vue de ressaisir un glissement imperceptible où, à travers un sentiment d’« inquiétante étrangeté », le délire verbal se métamorphosait en discours poétique et prophétique. L’ouverture, la disponibilité et la réactivité à l’aléa d’une petite équipe de tournage soudée permet justement d’« improviser l’image »62 et provoquer certains événements de parole.
Indéniablement, le mythe expressif de la parole inspirée sous-tend le film : la folie constitue un texte à interpréter par-delà les clefs de lecture platement scientifiques de la psychiatrie ancienne. C’est en ce sens aussi que le film de Ruspoli participe au projet de la thérapie institutionnelle : il magnifie le mouvement qui est opéré de l’asile comme lieu d’enfermement à un projet de vie, où une nouvelle communauté voit le jour. Le film adhère en tout cas à ce programme : le second épisode, La fête prisonnière, instaure un espace-temps relativement continu, qui s’oppose aux instants que l’on suppose sans cesse réitérés dans le premier épisode. A la folie endiguée s’oppose une fête, avec sa dynamique de travestissement, sa théâtralisation et son ambiance carnavalesque (fig. 7), qui ne se départit pas pour autant d’une profonde mélancolie. A l’évidence, il est malaisé de distinguer les patients de la famille, les malades des gens en bonne santé : la fête met en scène divers masques et fonctions sociales auxquels tout un chacun est amené à s’identifier. Une fois encore, l’analyse la plus lucide, nous la devons à un patient, le poète Roux :
« F. Mais si vous me parliez de la fête ?Roux : De cette fête… Ben c’est une fête prisonnière puisqu’elle se passe dans une prison…F. : Mais par exemple ?Roux : Ici, mais vous voyez bien qu’il y a des murs partout…F. : Oui…Riquet : Les murs sont vraiment ennuyeux…Roux : C’est une prison puisqu’il y a des murs…F. : Comment ?Riquet : Les murs sont vraiment ennuyeux parce que les murailles… Par exemple pourquoi dit-on des frontières, quel terme ça a une frontière, je connais beaucoup un grand poète qui est mort dernièrement qui a dit que si tous les gars du monde se prenaient par… il est mort de quoi au fait ?Roux : Il est mort de quoi, il est mort très âgé…Riquet : Si tous les gars du monde pouvaient se donner la main, s’il n’y avait pas de frontière, il n’y aurait pas, on ne pourrait pas avoir de guerre. »63
À nouveau, le glissement d’un mot d’un contexte (les murs de l’hôpital) à un autre (l’atmosphère de la fête) – qui donne son titre à l’épisode : La fête prisonnière – révèle une vérité profonde : en l’occurrence, la solidarité par-delà les frontières, qui excède les limites de la raison rationnelle (et qui s’exprime à travers une énonciation brisée, heurtée, un flux de parole discontinu). C’est pourquoi la question de l’utilité didactique du film me paraît en fin de compte peu pertinente64. Par provocation, on pourrait soutenir que Regard sur la folie est un film « anti-psychiatrique », qui traque l’avènement et la libération d’une « parole soufflée » que nulle enceinte ne saurait contenir…