Regard sur la folie : poétique et politique de la folie et du cinéma
Souvent perçu comme un discours édifiant sur l’horreur de la folie, le film de Ruspoli doit être avant tout appréhendé dans le contexte de la psychiatrie institutionnelle (mieux connue, dès mai 1968, sous le nom d’anti-psychiatrie) qui lutte, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour le désenclavement de la logique asilaire classique. Ce mouvement psychiatrique s’engage alors, sur la base de courants de pensée issus du surréalisme, du marxisme et de la psychanalyse, contre l’exclusion et l’avilissement des fous. En consonance parfaite avec cette psychiatrie politisée, Regard sur la folie (Mario Ruspoli, France, 1962) met en œuvre sur le plan cinématographique certaines des valeurs prônées par une approche humaniste du fou, dont celle de la fluidité et de la créativité de la parole comme lieu d’une « vérité » à écouter. Situé au cœur d’un réseau intellectuel, humain et artistique extrêmement dense, ce film, tourné à Saint-Alban avec la collaboration des psychiatres de l’hôpital, doit être considéré comme la trace historique d’une conjonction entre deux champs – le cinéma direct et la psychiatrie institutionnelle – qui partagent une sensibilité commune de la folie inaugurée dans l’orbite surréaliste. Cet article se propose de restituer l’histoire de cette conjonction, avec comme fil rouge l’hypothèse d’une dimension « surréalisante » du film sur laquelle l’historiographie du cinéma direct semble avoir fait l’impasse.
« Et quelle incarcération ! On sait – on ne sait pas assez – que les asiles, loin d’être des asiles, sont d’effroyables geôles, où les détenus fournissent une main-d’œuvre gratuite et commode, où les sévices sont la règle, et cela est toléré par vous. L’asile d’aliénés, sous le couvert de la science et de la justice, est comparable à la caserne, à la prison, au bagne. […] Nous d’admettons pas qu’on entrave le libre développement d’un délire aussi légitime, aussi logique que toute autre succession d’idées ou d’actes humains. La répression des réactions antisociales est aussi chimérique qu’inacceptable en son principe. Tous les actes individuels sont antisociaux. Les fous sont les victimes individuelles par excellence de la dictature sociale ; au nom de cette individualité qui est le propre de l’homme, nous réclamons qu’on libère ces forçats de la sensibilité, puisqu’aussi bien il n’est pas au pouvoir des lois d’enfermer tous les hommes qui pensent et agissent. »
Signée en 1925 par les membres du mouvement surréaliste, cette « Lettre aux médecins-chefs des asiles de fous » dénonce, simultanément, l’état désastreux des institutions asilaires qui refoulent leurs malades à la périphérie de la société et la dépréciation du fou considéré comme un individu de seconde zone1. Valorisant la folie comme une forme de créativité qui rend justice à la liberté humaine et à ses potentialités multiples, les surréalistes envisagent le trouble psychique dans sa valence révolutionnaire, en tant qu’il peut remettre en question l’ordre établi en imposant une vision du monde en prise directe avec une réalité qui échappe à la plupart des êtres socialement adaptés. Le fou sait plus, voit mieux, exprime au-delà des conventions sociales, des normes morales et de la logique avérée par l’expérience quotidienne. Le fou mérite par conséquent qu’on le respecte, qu’on le soutienne et qu’on l’écoute dans son délire même, ce lieu propice à la fantaisie, à l’imaginaire et à la subversion (fig. 1).
La psychiatrie institutionnelle : une politique de la folie
Une vingtaine d’années plus tard, juste après la Seconde Guerre mondiale, l’opinion publique découvre qu’en France environ 40 000 pensionnaires d’hôpitaux psychiatriques sont morts de faim, de misère et de froid dans des conditions effroyables2. Comparée par certains contemporains aux camps de concentration nazis, l’« institution totalitaire »3 que représente l’asile psychiatrique classique va connaître dans l’après-guerre une crise sans précédent, entraînant du même coup une vague de réflexions et de réformes dont la psychiatrie institutionnelle est la plus représentative4. Des psychiatres et des infirmiers se mobilisent en différents lieux et de manière non concertée pour repenser leur pratique au sein d’institutions dont il s’agit de proscrire le caractère concentrationnaire (ordre, enfermement, ségrégation, servilité, médicalisation à outrance, etc.), afin de redonner au patient une valeur et une dignité humaines. La clinique de la Borde avec Jean Oury et Félix Guattari, l’hôpital de Fleury-les-Aubrais avec Georges Daumézon et Philippe Koechlin et, surtout, l’hôpital de Saint-Alban en Lozère autour de Lucien Bonnafé et François Tosquelles, constituent les centres névralgiques d’un mouvement conjuguant pratique thérapeutique, recherche théorique, formation du personnel et action politique – mouvement qui sera baptisé en mai 1968 d’anti-psychiatrie et qui aura un impact sans précédent sur la psychiatrie de la seconde moitié du XXe siècle (fig. 2)5.
Brisant le carcan imposé par une psychiatrie sclérosée et déshumanisante, ces médecins, nourris par la pensée de Freud, Lacan et Marx, issus de la Résistance et inspirés par l’idéologie révolutionnaire et poétique du surréalisme, proposent une nouvelle organisation des rapports entre soignants et soignés, entre hôpital et société, et ce dans le but d’abolir les hiérarchies internes, de conférer un rôle actif au malade et au personnel et de décloisonner les espaces physiques et mentaux. Cherchant à renouveler les rapports sociaux, la psychiatrie institutionnelle mise notamment sur les effets bénéfiques de dynamiques de groupes via la participation de chacun des résidents à des commissions, bureaux, activités culturelles, ateliers ergothérapeutiques ou clubs de discussion qui fonctionnent comme autant de lieux de symbolisation (fig. 3 et 4). Partie prenante du processus curatif qui exige et postule la désaliénation de l’institution elle-même, l’hôpital s’ouvre alors sur l’extérieur, à savoir sur les habitants du village environnant, les administrations, les services sociaux, la gendarmerie, les églises, etc., tissant autour du malade un réseau relationnel et intersubjectif prêt à offrir au psychotique une vaste palette de mécanismes transférentiels nécessaires à sa guérison ou, du moins, à son bien-être6. A l’opposé du patient névrotique qui parvient à symboliser son symptôme via des processus de refoulement et d’identification à l’image de l’autre (jouant ainsi son mal sur les registres de l’Imaginaire et du Symbolique), le psychotique – victime d’un transfert dissocié et d’une très grande difficulté à symboliser sa souffrance (ce qui l’amène à interagir directement avec le registre du Réel) – doit être traité de manière à lui proposer un maximum de surfaces projectives qui vont lui redonner un sentiment d’appartenance au monde. D’où la nécessité de faire circuler autant que possible la parole (donc le désir, le fantasme) d’un individu à l’autre, d’affecter chacun des participants tour à tour à des « rôles » en constante mutation, de manière à garantir les préceptes d’une psychiatrie psychanalytique qui se veut avant tout modulable, égalitaire et communautaire.
En 1961, Regard sur la folie de Mario Ruspoli s’emploie précisément à donner de cette forme de psychothérapie collective une représentation qui prenne en considération son originalité et sa spécificité, notamment en articulant le texte filmique à la parole du fou. Mal compris à sa sortie par certains critiques de cinéma qui l’interprètent comme un portrait glacial et sinistre du malade mental et de l’institution qui l’abrite7, le film puise pourtant toute sa force dans sa capacité à renvoyer directement ou indirectement au carrefour extraordinaire d’idées et de personnes qui se sont croisées à Saint-Alban entre 1940 et 1960 autour de valeurs communes : la solidarité avec les malades délaissés et méprisés par les pouvoirs publics, la résistance contre les totalitarismes, la contestation du système capitaliste, la collectivité comme alternative à l’organisation verticale des pouvoirs, la créativité comme modalité existentielle et thérapeutique. Différentes personnalités – des médecins, des infirmiers, des philosophes, des résistants, des artistes, etc. – contribuent en effet à créer un faisceau d’influences où se mêlent psychanalyse, militantisme et surréalisme, le cinéma participant sous différentes formes, comme on le verra plus loin, à une réflexion de fond sur le sens d’une pratique médicale ardue et souvent méconnue. C’est ce réseau intellectuel, artistique et humain dont le film de Mario Ruspoli se fait l’écho que je me propose de reconstituer dans les lignes qui suivent.
Un film surréaliste ?
Débutant, dans la foulée du pré-générique et du générique, sur un travelling parcourant les couloirs de l’hôpital de Saint-Alban – mouvement de caméra accompagné d’un texte d’Antonin Artaud récité en voix off par Michel Bouquet8 –, Regard sur la folie se place d’emblée sous l’égide du surréalisme, mouvement littéralement hanté par la poétique de la folie (fig. 5). Repérés à tort par l’historiographie classique du cinéma direct dans les Lettres de Rodez9, ces extraits sont tirés de fait de deux sources : la correspondance d’Artaud avec Jacques Rivière, à savoir ses lettres du 29 janvier 1924 et du 25 mai 1924, et L’Ombilic des limbes (plus précisément son texte « Description d’un état physique », 1925). Relatifs à une époque où il est encore un membre actif et nodal du groupe surréaliste, les propos d’Artaud (qui souffre depuis son adolescence de troubles psychotiques allant en s’aggravant10) apparaissent tels quels dans la bande-son du film :
« Un effondrement central de l’âme, […] une espèce d’érosion, essentielle à la fois et fugace, de la pensée, […] la séparation anormale des éléments de la pensée […]11. / Une maladie qui affecte l’âme dans sa réalité la plus profonde, et qui en infecte les manifestations. Le poison de l’être. Une véritable paralysie. Une maladie qui vous enlève la parole, le souvenir, qui vous déracine la pensée12. / Une fatigue renversante et centrale, une espèce de fatigue aspirante. […] Une fatigue de commencement du monde, la sensation de son corps à porter, un sentiment de fragilité incroyable, et qui devient une brisante douleur. »13
Ces passages font évidemment écho à toutes les prises de paroles des patients interrogés par l’équipe du tournage ou écoutés par les médecins, à commencer par celle de Riquet (l’homme filmé en gros plan dans le prologue) qui répond aux questions de Dolorès Grassian : la folie attaque l’être dans ses fondamentaux : la pensée, le langage, la mémoire ; elle lui fait perdre le sens d’identité humaine, elle l’arrache à ses semblables, elle lui impose le poids d’une perte et d’une solitude sans remèdes (fig. 6). Une autre malade, Mme Blanche, assistée par un psychiatre assis au bord du lit, reformule cette vision de la folie comme une chute et un basculement dans le vide aspirant. Le dialogue entre médecin et patiente tente alors de renouer les fils d’une histoire personnelle à l’origine d’une douleur actuelle, la bienveillance, l’empathie et la familiarité du soignant sans uniforme tentant de sécuriser une malade fragilisée par des peurs et une confusion d’idées contradictoires (fig. 7). L’image se désolidarise un temps du discours pour montrer en contre-point comment le psychotique tisse dans le vide, à coup de gestes répétitifs, un monde qu’il tente en vain d’habiter (fig. 8). Ainsi, la folie telle qu’elle apparaît dans ce film n’est ni douce ni dure, comme le suggère Marsolais, mais se présente avant tout dans sa vérité profonde : le fou c’est celui qui a perdu le contact avec la réalité immédiate. Pour pallier cette perte, il en imagine alors une autre qui l’enferme dans un délire, tout en le protégeant du monde extérieur devenu, à son tour, insensé.
Si le film, en effet, comme l’indique le carton d’introduction14, ne livre ni une image exhaustive et didactique de la vie en institution psychiatrique et de l’arsenal de soins employés pour soulager les malades, ni un portrait idéalisé des personnes souffrant de troubles psychiques, il met en scène les difficultés du fou à se connecter à son milieu et le moyen pour parvenir, malgré cet obstacle, à créer du lien à travers le langage, la parole, l’écriture. Le « fou-poète » qui récite ses vers lors des assemblées réunissant périodiquement médecins, patients, infirmiers, sœurs et invités de passage, emblématise parfaitement une vision de la folie commune à l’équipe soignante et à l’équipe de filmage : c’est dans l’expression artistique/discursive que le malade retrouve un peu de son identité humaine, les différents ateliers organisés à Saint-Alban encourageant les patients à « briser les murs intérieurs de la folie »15. Le « poète » de Saint-Alban représente, par sa créativité, son discours réfléchi, sa pensée raffinée et sa révolte intérieure, une sorte de double d’Antonin Artaud qui ne cessera, lui aussi, d’appeler à une reconnaissance de son statut d’homme et d’artiste (fig. 9). La psychiatrie institutionnelle inaugure en effet une pratique qui consiste à respecter le fou dans son mal-être en tentant de valoriser chez lui une capacité de décision, d’initiative et d’inventivité totalement brimée dans les anciennes institutions.
Le modèle de la folie surréaliste fait donc retour à travers la figure du poète qui ponctue le film de ses interventions jusqu’à La Fête prisonnière, son second volet dont le commentaire conclusif réitère la définition de la folie comme solitude – une solitude que seul le rapport avec d’autres êtres humains, fous ou non, est en mesure d’atténuer. Le plan final, qui montre Michel Brault suivant la marche de deux psychiatres conversant entre eux (fig. 10), suggère combien l’acte de filmage peut œuvrer comme une opération « suturant » les fragments de subjectivité éparses au gré des errances individuelles. Contrairement à ce qu’avancent les critiques du film qui dénoncent sa faiblesse à trop vouloir esthétiser la folie via une image édulcorée et partielle de la réalité asilaire16, Regard sur la folie doit être saisi avant tout comme un film « surréalisant » et militant qui rend compte d’une pratique inédite, celle de la psychiatrie institutionnelle dont les liens historiques avec le surréalisme et, partant, un engagement politique et une réflexion théorique en consonance avec celui-ci, sont attestés sur différents plans.
La maigre littérature secondaire existant sur le film17 ne cesse en effet de s’interroger sur son adéquation à une réalité donnée, les uns accusant Ruspoli de voyeurisme sordide, les autres de « rigueur quasi ascétique »18 ou alors de condescendance doublée de formalisme, oubliant de situer Regard sur la folie dans son contexte social, historique et culturel, à savoir celui du mouvement de réforme asilaire qu’entreprennent les partisans d’une psychiatrie remettant en question la vision bourgeoise de la folie19, revendication, rappelons-le encore, déjà formulée par les surréalistes. Reprenons donc l’histoire de cette filiation entre le mouvement surréaliste et la psychiatrie institutionnelle20, une filiation qui s’accomplit principalement par la médiation de deux références théoriques (la psychanalyse et le marxisme), avant de revenir au film de Ruspoli qui actualise une approche cinématographique en harmonie avec l’esprit qui anime cette institution.
Bonnafé et Tosquelles : entre surréalisme, psychanalyse et marxisme
Situé à 1000 mètres d’altitude dans un château féodal sur le plateau sauvage du Gévaudan, l’hôpital de Saint-Alban accueille de 1939 à 1945, non seulement les malades des environs, mais également des intellectuels, des maquisards blessés, des résistants et des clandestins fuyant les régimes dictatoriaux21. L’hôpital est alors dirigé par le Dr Pierre Balvet qui propose, dès 1936, des améliorations en vue d’humaniser l’asile. Il sera relayé à partir de 1942 par le Dr Lucien Bonnafé, psychiatre dés-aliéniste de la première heure, anti-fasciste et syndicaliste convaincu et connu pour avoir mis en place la psychiatrie de secteur qui consiste à soigner le patient dans un périmètre géographique qui dépasse l’enceinte de la clinique et qui englobe notamment son domicile (et d’autres lieux de vie) (fig. 11). Avant la Guerre, Bonnafé participe au groupe surréaliste de Toulouse, se liant avec Max Ernst, Man Ray ou René Crevel au cours de ses séjours à Paris où il se rend régulièrement en tant que représentant de son cercle. Il s’implique également dans l’animation de ciné-clubs, d’éditions de poésie, tout en suivant les tentatives de réforme du front populaire qui prône l’élaboration de structures de soins extra-hospitalières. C’est fort de cette double formation (marxiste et surréaliste) qu’il arrive à Saint-Alban où il va mettre en application ses réflexions sur les surdéterminations historiques et sociales de la folie, sur l’aberration de la politique d’internement systématique des malades mentaux et sur les affinités électives du délire avec la poésie.
Cette même année, Bonnafé fonde, aux côtés de Pierre Balvet, François Tosquelles et André Chaurand, la « Société du Gevaudan » qui pose les bases pratiques et théoriques de la psychiatrie institutionnelle qui se développera sous la double influence du marxisme et de la psychanalyse (fig. 12). Pendant l’occupation, cette Société se donnera pour mission de faire passer des ouvrages ou des passagers en zone libre, en mettant par exemple en contact des psychiatres séparés géographiquement. Durant cette période, Bonnafé reçoit Tristan Tzara, Paul Eluard (qui lègue à Saint-Alban une plate-forme d’édition clandestine, fig. 13), Georges Sadoul (alors agent de liaison de la Résistance22), Jacques Matarasso (un surréaliste toulousain ami de longue de date) et Georges Canguilhem (qui s’investira dans les travaux collectifs et le soin aux patients). L’hôpital de Saint-Alban devient alors l’épicentre d’un bouillonnement intellectuel explorant, à la fois, les conséquences de l’oppression par l’occupant et la crise d’une société occidentale dévolue au capitalisme, à l’idéologie belliciste et au patriarcat. Quoique brève, la présence de Bonnafé en Lozère va marquer l’esprit des lieux et des personnes l’ayant côtoyé, à commencer par François Tosquelles qui va enseigner et amplifier à Saint-Alban, durant les deux décennies suivantes, une culture psychiatrique en rupture avec les normes établies dans ce milieu.
Œuvrant énergiquement dans la lutte contre les totalitarismes, François Tosquelles est un psychiatre catalan, militant du P.O.U.M (mouvement trotskiste anti-stalinien), chef des Services psychiatriques de l’armée républicaine pendant la Guerre civile espagnole (1936-1939) et qui, suite à sa condamnation à mort par le régime franquiste, émigrera en France23. Il est invité à travailler à Saint-Alban en janvier 1940, après avoir séjourné dans le camp de concentration français de Septfonds destiné aux réfugiés indésirables24. Figure phare de la psychiatrie institutionnelle, Tosquelles (fig. 14) amène avec lui son activisme politique (sa sensibilité marxiste), son héritage culturel (dont le surréalisme), sa passion pour la psychanalyse (il fait imprimer par l’association des patients, appelée le Club des malades, la thèse de Jacques Lacan sur la psychose25), ses modèles théoriques (la phénoménologie et la psychiatrie allemandes léguées par son maître et compatriote, le psychiatre Emilio Mira I Lopez), enrichissant ainsi un terrain déjà imprégné par ces influences. Du surréalisme, il retient son goût pour l’imprévu et l’inattendu, son éloge de la liberté humaine26, ainsi que ses liens étroits avec la psychanalyse et le marxisme perçus comme des ensembles théoriques qui se rendent à l’évidence des processus dialectiques et contradictoires de l’âme humaine27. Au cœur de cet agrégat référentiel, la question du langage fonde une conception de la folie comme étant radicalement et immédiatement branchée sur l’inconscient.
Travaillant en excellente intelligence avec Bonnafé, Tosquelles propose de traiter la psychose en se référant à la pensée freudo-lacanienne sur l’aliénation individuelle et à l’analyse marxiste de l’aliénation sociale. Car si, comme le suggère Bonnafé, « la psychanalyse met en évidence les difficultés d’évolution des rapports de l’être dans la famille comme facteur de désadaptation sociale, […] la méthode historique [préconisée par le marxisme] nous apporte, sur les problèmes de la famille, les possibilités d’une compréhension scientifique »28. Il s’agit dès lors de déconstruire les mythologies attachées à la folie, en soulignant son caractère historique et social (la psychanalyse consignant une crise généralisée du primat paternel dans la société occidentale), et en libérant l’être humain du joug du familialisme, du patriarcat et de l’ordre dominant, de sorte à lui permettre de recréer ailleurs un nouvel agencement subjectif et relationnel libéré de ces entraves29.
La psychiatrie institutionnelle s’emploie donc, grâce à différentes institutions, à lutter contre les systèmes d’oppression matériels et imaginaires, en s’appuyant sur le versant sain du malade appelé à prendre une part active dans la collectivité, et partant, dans sa cure30. Amenés à élaborer les ressources et les conditions d’une psychothérapie d’orientation psychanalytique, la communauté et les individus qui la composent deviennent l’objet de soins qui ne dépendent plus des conventionnelles séances sur le divan, mais qui laissent les personnes circuler librement dans des espaces non clôturés prêts à accueillir des opérations psychiques de toute nature. L’hôpital, avec son organisation interne et ses prolongements alentours, devient alors le théâtre d’échanges conscients et inconscients sur lesquels s’applique une analyse médicale ouverte et mobile s’adaptant elle-même aux flux d’énergie libidinale dégagés par ces interactions – ce que Tosquelles nomme les « libérations psychodramatiques »31 – de manière à favoriser autant que possible l’émergence de la créativité de la parole et des rencontres qui lui sont attachées. Tous les moyens de communication et de création sont par conséquent encouragés, comme le prouve la mise sur pied, dès 1950, d’un journal interne de libre expression, Le Trait d’Union qui rapporte témoignages, textes en prose ou poétiques, revendications individuelles, faits d’actualités, etc., et dont le documentaire fait état dans une séquence (rédigé, imprimé et vendu au sein de l’hôpital, ce journal paraîtra jusqu’en 1981), (fig. 15).
Un cinéma/une psychothérapie de la parole et de l’audition
Réalisé sur les bases du cinéma direct, « un cinéma plus libre, un cinéma de contact »32, Regard sur la folie peut être considéré comme un équivalent cinématographique de cette thérapie reposant sur le paradigme dés-aliénant du corps, de la parole, de la pensée. Non seulement le cinéma direct, tel que pratiqué par Ruspoli, vise à redonner une parole aux gens ordinaires voire méprisés, mais il cherche aussi à s’inscrire dans l’horizontalité des rapports humains, en faisait fi des jeux de pouvoir qui la plupart du temps les régulent. Cette approche souple et collégiale, perceptible dans la manière dont les techniciens se mêlent aux personnes filmées et prennent part aux discussions ou activités, rappelle évidemment certains principes qui guident la psychothérapie institutionnelle, à commencer par celui du travail en équipe. Ruspoli conçoit en effet cette « nouvelle manière de travailler […] ‹ comme un seul homme › » comme un réponse adressée au lourd carcan imposé par les codes et le dispositif technique du cinéma classique dont il s’agit de « faire table rase »33. L’ambition nourrie par Ruspoli consiste, en effet, à :
« Pouvoir filmer autour de soi, immédiatement, avec le son à l’appui, pouvoir capter les événements, la vie, les hommes et leurs rapports entre eux, s’inscrire dans le cadre de l’existence par le Cinéma, pouvoir en transcrire ensuite efficacement le témoignage. »34
Ce cinéma de proximité qui fait dissidence avec une tradition qui le précède, qui déconstruit les « clichés sociaux et culturels »35 et qui respecte l’identité des êtres humains et des situations, fait évidemment écho à la démarche avant-gardiste d’une psychiatrie dévolue à une prise en charge empathique du fou. La rencontre à Saint-Alban, en 1961, entre Ruspoli et Tosquelles, ne se résume pas seulement à une conjonction humaine très vraisemblablement réalisée par l’intermédiaire de l’oncle du cinéaste, Gilbert de Chambrun36. Elle se noue aussi autour de cette aspiration commune à remettre en cause, dans leurs champs respectifs – le cinéma, la psychiatrie – pratiques et conceptions dominantes, de sorte à fluidifier les liens entre individus, institutions et société. Fluidification de la prise de son/de vue d’un côté37, fluidification des rapports psycho-sociaux de l’autre, il s’agit dans les deux cas d’instaurer les conditions favorables à un affranchissement de la parole reçue dans une attitude d’éveil et de non jugement.
Le cinéma direct et la psychiatrie institutionnelle partagent en effet un certain nombre de caractéristiques comparables, toutes subsumées par une forme d’engagement éthique (voire politique) au sein d’une communauté animée par un esprit d’entraide et de gestion collective des problèmes38 : une volonté de renouveler le cadre de leurs pratiques ; l’implication de l’équipe enquêtrice (les opérateurs de filmage et le personnel soignant) ; l’écoute attentive des personnes filmées/soignées ; l’importance accordée à la parole comme lieu d’une « vérité » à restituer sans la diriger ou la trahir ; le respect d’une non-hiérarchie entre filmants/filmés, soignants/soignés ; le souci de préserver la créativité des individus pris à parti. Ce n’est donc pas un hasard si Mario Ruspoli lui-même tire un parallèle entre sa démarche et celle du psychiatre :
« C’est ainsi que nous avons cherché à remplacer l’‹ interview directe ›, qui est le pain quotidien de la télévision, par une attitude d’expectative, de présence non interrogative, modelée sur celle des psychiatres. […] Nous ne préparons jamais de questionnaire, et abordons le problème de la prise de vue sans jamais présager de ce qu’elle pourra révéler. »39
Très soucieuse d’éviter toute forme d’intrusion – Ruspoli parle du risque de « violer »40 ou de « traumatiser »41 les gens filmés – l’équipe doit se fondre dans l’environnement choisi, employant si nécessaire la complicité d’une personne qui « se trouve dans la même orbite de recherche que nous » et qui « devient un précieux collaborateur, un irremplaçable moyen de pénétration psychologique dans le milieu social auquel il appartient ». Etayant à nouveau sa réflexion, dans son rapport à l’UNESCO, sur la métaphore de l’observation psychologique, Ruspoli met en exergue la nécessité pour l’équipe de tournage de s’effacer autant que possible pour laisser libre court aux événements filmés :
« Se faire oublier, appartenir au paysage, se confondre avec la foule, est une attitude fondamentale pour le cinéaste qui cherche à approcher le réel. Il doit abandonner toute personnalité apparente, tout détail qui le ferait remarquer. Les techniciens du ‹ cinéma direct › sont aussi des psychologues et leur attitude d’‹ effacement › nécessite une profonde connaissance du comportement humain lié à la passion de son étude. […] Cet art du mimétisme s’apprend et devient une seconde nature. »42
Même si, dans Regard sur la folie, cet idéal n’est pas toujours atteint – certains malades désignant l’instance de filmage située hors-champ, à l’instar de Mme Blanche qui dit reconnaître une ou deux personnes lors de sa conversation avec un psychiatre –, le but pour Ruspoli consiste à créer un espace ouvert pour qu’advienne une réalité non préméditée. Ce mode de filmage dépend beaucoup du concept de « caméraman libre »43 qui s’investit complètement dans le processus, à l’image du médecin qui fait presque corps avec sa patiente, tout en lui permettant de s’exprimer librement. Car, pour Ruspoli, « c’est aussi une question psychique : être ou ne pas être ‹ engagé › en tant que talent libre, dans ce type de tournage de ‹ participation › directe aux événements »44. A la métaphore psychologique, se joint la métaphore musicale, Ruspoli comparant le métier des opérateurs du cinéma direct à celui d’un « petit orchestre de jazz, habitué à improviser collectivement »45. Travail d’équipe, éthique personnelle et professionnelle, capacité d’adaptation à l’inattendu et créativité permanente forment ainsi une base commune aux « cinéastes-vérité » et aux psychiatres de Saint-Alban.
Au sein de ce dispositif de capture du spontané et de l’imprévisible, la parole occupe, comme dans le dispositif de la cure psychanalytique, une place structurante et structurale. Ainsi, Ruspoli écrit-il :
« Chez certains malades mentaux, momentanément figés dans des structures rigides, le langage s’exprime de manière très différente. Les barrages n’existent pas au même niveau et c’est au psychiatre de faire l’effort pour le comprendre, pour s’éclairer lui-même sur la pensée du malade. Nous sommes venus à penser que la recherche d’une certaine ‹ vérité › était étroitement liée à la recherche du langage, et que le langage n’avait rien d’universel, mais était un fil ténu et subjectif, sujet à toutes sortes d’oscillations. »46
Cinéma de la parole et de l’audition, comment ne pas trouver dans la psychothérapie institutionnelle et dans les fous dont elle perçoit attentivement les délires, une cousine approche de l’humain ? L’attention expectante portée par Ruspoli et Tosquelles sur la parole des personnes filmées/soignées opère sur une modalité analogue que l’on peut mettre en parallèle avec l’écoute flottante de la psychanalyse censée favoriser la libre association des idées de l’analysant comme de l’analysé. Tosquelles, qui garde toujours en arrière-fond le modèle surréaliste du collage d’idées et d’images hétérogènes, explicite ainsi une méthode fondée sur le vagabondage des corps et des esprits au sein de l’hôpital, et qui n’est pas sans rapport avec celle préconisée par Ruspoli :
« La loi [des associations libres] s’établit en marchant et en rencontrant les autres, en se laissant aller à la fluidité des discours dé-socialisés, c’est-à-dire hors des formes précises qui marquent le point de départ de la rencontre où le discours circule. »47
Pour expliciter cette loi, Tosquelles prend l’exemple des réunions du Club qui rassemble, chaque samedi, l’ensemble des membres de la communauté hospitalière dans le but, notamment, de discuter les textes de patients publiés dans le journal, le Trait d’Union, à l’instar du poème la « La nature crie » (une réunion de ce genre fait l’objet d’une longue séquence du film, fig. 17) :
« Le Club était un lieu où les vagabonds pouvaient se retrouver, le lieu d’une pratique et d’une théorisation du vagabondage, de l’éclatement, de la déconstruction-reconstruction. […] Sans ce vagabondage […], on ne saurait parler de Droits de l’Homme. Le premier droit de l’homme est le droit au vagabondage. »48
L’environnement dont il est question se prête ainsi à la prise de parole non concertée, comme le patient (le « poète-fou » évoqué plus haut) qui récite à l’assemblée son poème La victoire de Samothrace, cette scène du film – que Tosquelles donne comme exemple d’« art brut » pris sur le vif – contenant des images cadrant, dans le même plan, le patient de dos et les médecins, face à lui, concentrés dans leur écoute (fig. 18)49. Le dispositif de prise de vue et de son dont disposent les techniciens du cinéma direct est on ne peut mieux adapté à l’enregistrement de cette « institution en acte » qui se manifeste à travers des « rencontres à l’écoute – dans ces groupes de parole ou d’échanges » qui fournissent, pour Tosquelles, « la matière première indispensable à la psychothérapie institutionnelle »50.
Une séquence « métadiscursive », croisant mise en abyme cinématographique et autocritique des psychiatres, désigne le soin apporté à cette double audition filmique/thérapeutique, à savoir celle qui présente les médecins et les techniciens écoutant les propos d’un patient autour d’un appareil à bande magnétique (fig. 19). Commentant le déchirement entre « oreille psychiatrique » et « oreille publique », selon les termes de Tosquelles, les médecins s’interrogent en effet sur le danger de réaliser un film de propagande qui réduirait l’ambiguïté fondamentale de la folie et de son traitement51. En filigrane, apparaît la nécessité de préserver autant que possible le langage de la folie, de manière à ce que l’image qui en est donnée conserve son ouverture vers une série de significations infinie. La médiation par le dispositif cinématographique offre ainsi l’occasion aux psychiatres et aux opérateurs de réfléchir ensemble (donc comme « un seul homme ») aux questions techniques posées par la captation visuelle et auditive de ce langage de la folie52.
La version finale du film semble avoir apporté une solution à ce problème puisque la parole enregistrée envisage réellement l’image comme « un matériau vivant et multiple. Elle ne l’atrophie pas mais la prolonge et en donne quantité d’interprétations »53. La manière dont la parole investit l’image ruspolienne peut à cette occasion être éclairée à la lumière de la notion de « parole-relais » mise en évidence par Roland Barthes pour expliciter la manière dont certaines images (notamment cinématographiques) entrent dans un rapport de complémentarité avec la parole (ou le dialogue), sans assumer pour autant la « fonction simple d’élucidation ». La parole-relais, contrairement à la « parole-ancrage » qui cherche à résorber la polysémie de l’image, fait ainsi « véritablement avancer l’action en disposant, dans la suite des messages, des sens qui ne se trouvent pas dans l’image »54. Ni répressive, ni contrôlante, ni assujettie, la parole (celle des sujets parlants comme celle du texte filmique) acquiert ici une dimension poétique qui dépasse la simple qualité de déchiffrement, car, comme le rappelle Tosquelles, non sans malice, « le langage ne sert pas seulement à la formulation de messages et à leur décodage : ça c’est bon pour les télégraphistes »55.
La « vérité » de la parole du fou
Dans Regard sur la folie, plus que l’image du fou, c’est surtout sa parole qui intéresse et fascine à part égale les opérateurs et les psychiatres, à l’affût qu’ils sont d’une polyphonie discursive riche en potentialités expressives et interprétatives (fig. 20)56. Car le psychotique donne à voir et à entendre, comme nul autre fou, un inconscient littéralement à ciel ouvert, selon l’analyse qu’en réalise Jacques Lacan dans son Séminaire (Livre 3, 1955-1956)57. C’est autour de ce primat de la parole du fou que se rejoignent psychanalyse et surréalisme, et par voie de conséquence, le cinéma direct qui en « récolte les fruits » en quelque sorte. Prônant ensemble l’idée que le discours du psychotique a un sens, tout sujet parlant est invité à pénétrer dans son langage pour entendre ce qu’il a à nous dire sur l’inconscient. Or, ce point de jonction qui s’établit autour du sens du discours psychotique n’est pas pure coïncidence.
On l’ignore parfois, mais l’horizon intellectuel de Lacan a été grandement influencé par ses contacts avec le surréalisme et notamment par la méthode paranoïa-critique de Dalí qui consiste en une simulation de la pathologie psychotique permettant de connaître la réalité autrement et de faire partager cette connaissance à travers des formes objectives (fig. 21)58. Les thèses lacaniennes sur la psychose sont donc marquées par cette source d’inspiration majeure, bien que dans sa thèse de doctorat, il peine à reconnaître cette dette intellectuelle59. Ainsi, pour Lacan, le psychotique serait le fou le plus génial, le plus créatif, le plus inventif, mais aussi le plus « réaliste » puisqu’il mène le plus directement à la vérité de l’inconscient, à savoir au Réel de la psychose qui laisse littéralement l’inconscient à découvert. Si le film accueille ce langage de la folie sur le plan de son représenté, il le reçoit également au niveau d’un mode de fonctionnement qui travaille, comme la psychose, sur des absences de causalité, de logique et de signifiance immédiate, la pensée de type psychotique partageant avec le flux filmique une relative autonomie à l’égard de la réalité de l’expérience commune60.
C’est probablement cette « vérité » de la psychose captée par l’équipe de Ruspoli – une vérité à la fois totalement déployée et insaisissable – qui explique l’enthousiasme des psychiatres et psychanalystes vis-à-vis du film lors d’une projection privée le 13 juin 196261, comme le prouve cette observation du Dr Henri Ey, l’un des psychiatres français les plus célèbres du XXe siècle :
« C’est l’image de mon expérience quotidienne… Ce film a une très grande valeur psychiatrique… Si j’avais la disposition de ce film dans mon service, je leur montrerai l’intérêt extraordinaire qui s’attache à la psychothérapie de cette masse si terrible qui garnit les hôpitaux à Bonneval comme à Saint-Alban. »62
Car contrairement à ce qu’avancent les historiens traditionnels du cinéma direct63, les professionnels, loin d’être déçus, ont déclaré la nécessité de faire circuler le film dans les milieux de la santé, sa dimension didactique et pédagogique faisant l’objet de tous les éloges. Une correspondance échangée cette année-là entre, d’une part, le société de production Argos et le Dr Leroy (alors président de la Ligue d’Hygiène mentale)64, et, d’autre part, le Dr Leroy et une représentante du Ministère de la Santé Publique, Mlle M. R. Mamelet65, atteste en effet de l’intérêt porté par les médecins, psychanalystes et psychologues à ce film. La Société Argos Films souligne à cette occasion combien cette projection devant un parterre d’experts « nous a permis de constater sans équivoque l’adhésion, pleine, entière et unanime, des médecins au film de Mario Ruspoli (réalisé avec le concours du Docteur Tosquelles et de son équipe) »66. Il semblerait que cette unanimité des médecins trouve sa cause dans la manière dont Ruspoli a réussi à articuler, sans créer de disjonction, sa tendance à l’objectivité restituant une réalité sans l’enjoliver à une dimension didactique « involontaire » qui touche de très près des médecins sensibles à cet « effet secondaire » induit par l’image d’une vérité « nue », celle de la parole du fou.
C’est ce que peut laisser penser le commentaire du Dr Leroy à propos des réactions de ses collègues face aux vertus pédagogiques du film :
« Le Dr Henri Ey a donné la première impression générale en soulignant l’émotion qui se dégage de cette vision d’une psychiatrie à son état le plus brut, sans artifice de présentation ni souci de propagande. Il s’est en même temps demandé si la vérité, la brutalité presque des images, qui constituent à ses yeux toute la valeur du film, en feraient un très bon instrument de propagande pour le grand public. […] Au cours de la discussion sur la valeur didactique du film, le Dr Bernard a reconnu qu’il constituait ‹ une mine d’observations d’une très grande valeur didactique qui pourrait faire prendre conscience à ses infirmiers et à ses élèves des problèmes qui se posent à eux ›. »67
D’une manière générale, les médecins et psychothérapeutes ayant vu le film attirent l’attention sur l’appréhension sincère et prévenante d’une réalité qui mérite d’être montrée tant aux spécialistes de la branche qu’aux profanes qui méconnaissent la maladie mentale et les lieux où elle se soigne. Le didactisme du Regard sur la folie, cependant, ne relève ni d’une clarification édifiante ni d’une authentification obscène, mais bien d’une sorte de cohésion et de solidarité toujours respectueuses entre une pratique filmique et son objet d’étude. Les entretiens donnés par ceux et celles qui ont œuvré dans le champ de la psychiatrie institutionnelle, au moment du tournage et bien des années après celui-ci, témoignent de l’importance qu’a eu ce film dans leur formation intellectuelle, non seulement parce qu’il a été réalisé à un moment particulièrement intense de l’histoire du mouvement68, mais certainement aussi en raison de ses corrélations formelles et éthiques avec celui-ci. Remettant en question les pouvoirs, les hiérarchies et les règles, à contre-courant des pratiques dominantes, le cinéma direct et la psychiatrie institutionnelle se rejoignent, grâce à ce film, sur un terrain permettant d’appliquer des compétences complémentaires centrées sur le regard et l’écoute de la folie69.