Mario Ruspoli et Méthode I
Le cinéma direct pour le bien commun
Université de Picardie Jules-Verne
Le travail de Mario Ruspoli – ses films et ses textes – occupe une place singulière et centrale au sein du chantier effervescent d’expérimentation et de réflexion qu’occasionna, entre 1960 et 1964 en France, l’émergence du cinéma direct. Son apport spécifique relève d’une prise de conscience précoce des bouleversements que permet cette nouvelle pratique cinématographique sur les plans technique, économique et philosophique. Aussi, l’exploration qu’il entreprend avec ferveur associe-t-elle la réalisation de films expérimentant les configurations technique et humaine optimales, l’élaboration d’une pédagogie des techniques de tournage par le film et la conceptualisation d’une nouvelle esthétique, de l’idée au mot.
Le film Méthode I, qu’il réalise en 1962 au sein du Service de la Recherche de la Radio Télévision Française, synthétise cette démarche holistique et constitue à ce titre le manifeste le plus pertinent – et le plus méconnu – des valeurs professionnelles, esthétiques et politiques du direct.
Ainsi, la conception idéaliste du cinéma direct édifiée par Mario Ruspoli – le cinéma comme expérience collective au bénéfice du bien commun – rencontre-t-elle par son ambition les desseins d’institutions culturelles publiques telles que l’Unesco, l’Office national du film du Canada et le Service de la Recherche de la RTF qui partagent ces valeurs et sont concernées à divers titres par le renouveau et la démocratisation des moyens cinématographiques.
Aux prémisses, une recherche collective
L’aventure du cinéma direct en France se caractérise à ses débuts par un climat d’émulation collective et par une intense circulation des compétences motivée par le partage d’un même désir de renouveau du cinéma. Dans cette perspective, le tournage de Chronique d’un été par Jean Rouch et Edgar Morin durant l’été 1960 constitue un premier jalon marquant à divers titres de cette histoire. Il l’est d’abord parce qu’il occasionna la confrontation entre les usages professionnels de l’époque et la poussée novatrice incarnée par l’arrivée sur le tournage de l’opérateur canadien Michel Brault et du premier prototype de la caméra Coutant-Mathot1 né dans les ateliers Eclair. Il l’est également parce que le film intègre et expose de façon didactique sa recherche.
Au printemps 1961, Mario Ruspoli tourne Regard sur la folie et La fête prisonnière avec Michel Brault qui prolonge ainsi le travail d’ajustement du prototype KMT commencé avec les ingénieurs Eclair sur le tournage de Chronique d’un été, cette fois avec Roger Morillère2 et Mario Ruspoli lui-même. On notera que cette polyvalence « réalisateur-opérateur » constituera l’une des nouveautés apportées par le cinéma direct aux usages professionnels, les opérateurs étant bientôt crédités comme coréalisateurs (Pierre Lhomme du Joli mai auprès de Chris Marker ou Michel Brault de Pour la suite du monde auprès de Pierre Perrault) avant d’assumer seuls les deux tâches. Au cours de cette période, Les inconnus de la terre est tourné en Lozère avec la même équipe et le même équipement en cours d’élaboration. Les deux premiers films furent montés par Jean Ravel et Ruspoli lui-même, le troisième par Henri Colpi, Henri Lanoé et Jacqueline Meppiel.
Entre temps, Roger Morillère et Jean Rouch avaient rejoint Claude Jutra, un autre cinéaste canadien-français de l’ONF sur le tournage de son film Niger, jeune république. Puis Claude Jutra et Michel Brault avaient tourné à Montréal La lutte, un film collectif fondateur de l’équipe française de l’ONF et du cinéma direct québécois, conçu avec la complicité de Roland Barthes et tourné pour l’essentiel le 1er février 19613.
En mai 1962, Chris Marker prend part à l’expérience en réalisant Le joli mai et en confiant le prototype KMT à Pierre Lhomme avec Etienne Becker comme assistant et Antoine Bonfanti au son. Dans son récit du tournage, celui-ci met l’accent sur la recherche d’une nouvelle approche du rapport image/son concrétisée par le retour d’écoute du caméraman qui, muni d’un seul écouteur dans le cas de Pierre Lhomme, pouvait réagir à la réalité ambiante4. Cette nouvelle approche de la matière sonore et la « déprofessionnalisation »5 qu’elle rend nécessaire constituera l’enjeu saillant de la démonstration articulée par le film Méthode I qui porte le sous-titre « Exercice de cinéma direct en 1962 ». Et c’est l’équipe du Joli mai qui fut sollicitée par Pierre Schaeffer du Service de la Recherche de la RTF pour initier les techniciens de studio aux usages du cinéma direct à l’occasion de la réalisation de ce film didactique par Mario Ruspoli. Celui-ci s’était vu confier au sein du Service une section d’études dédiée aux récentes avancées du cinéma direct ainsi qu’une partie de l’organisation des journées d’études consacrées au « cinéma spontané » dans le cadre du Marché International des Programmes et Equipements de télévision (le MIPE-TV) prévu en mars 1963. Pierre Schaeffer avait également commandé la réalisation de trois films de « méthode » : Méthode I mais aussi Méthode II qui devait porter sur « l’Approche du sujet », et Méthode III qui avait pour sujet : « Mise en forme de l’œuvre. Autocritique », et qui ne virent jamais le jour6. Méthode I, qui peut se voir comme le point de convergence de deux années de recherche collective, fut projeté au cours du MIPE-TV 1963.
Méthode I : le « nous » et le « je »
Mario Ruspoli ne pouvait pas se contenter de faire un documentaire pédagogique de type institutionnel, contre les usages duquel notamment le cinéma direct s’érige7. L’ambition de Méthode I est de montrer – à l’occasion de la formation de jeunes techniciens de la RTF dont Mario Ruspoli avait la responsabilité – ce que peut et doit être le cinéma direct. Mario Ruspoli prônait l’essor d’une nouvelle approche du cinéma, fondée sur la participation et l’amitié et capable de vouer au passé les attributs sclérosants du documentaire conventionnel.
Il ne s’agit pas non plus d’un film de vulgarisation, car il s’adresse à un public averti de professionnels du cinéma et de la télévision qui sera bientôt réuni dans le cadre du MIPE-TV, à Lyon. Il se présente néanmoins comme un simple exercice et le carton introductif indique :
« Intéressé par les tendances nouvelles dans plusieurs pays, vers un Cinéma Direct, ailleurs appelé ‹ Cinéma-Vérité ›, le Service de la Recherche de la RTF a décidé d’y consacrer une Section d’Etudes Méthodiques. »
Puis :
« Au cours de l’été 1962, la formation de deux équipes mobiles ‹ Son-Image › issues du Service a été confiée à Mario Ruspoli, et la petite ville de Marvejols, dans la Lozère choisie comme ‹ banc d’essai ›. »
Enfin, le spectateur est informé qu’une « équipe professionnelle », celle du Joli mai évoquée plus haut, a servi de « modèle » aux techniciens en formation.
Ces préalables énoncés, la caméra longe, contourne et frôle, au cours d’un long plan d’introduction, un tas de troncs d’arbres (fig. 1 et 2). En voix over, le commentaire écrit par Mario Ruspoli – qui utilise la première personne dans la dernière partie du film – loue les conquêtes du cinéma direct, ce vers quoi il tend, ce qu’il permet d’espérer : « Libérer la caméra. Pouvoir la jeter dans l’espace humain, dans la vie. » Ce plan-séquence énigmatique (ces troncs d’arbres coupés ne se retrouveront nulle part dans le film) n’a d’autre fonction que de suggérer le nouveau pouvoir de la caméra : celui de saisir les choses au plus près, de cerner le réel en l’appréhendant physiquement. Dans Le chat dans le sac de Gilles Groulx (Canada, 1964), le personnage de Claude dit : « Je sais ce qu’est une forêt, un champ, une rivière parce que je me suis éprouvé dans l’acte de les saisir », réplique emblématique de la démarche du cinéma direct qui saisit pour mieux éprouver, d’une entreprise de connaissance qui passe par l’expérience instinctive de la proximité.
Au son de ce premier plan, on peut entendre le bruit mécanique du moteur de la caméra ; « Coupons-lui la langue ! », dit la voix et le bruit cesse. Déjà, il nous est permis de penser que ce film à vocation pédagogique sera aussi et surtout un programme et un manifeste.
La première partie du film (d’une durée de 12 minutes) est consacrée à l’équipe professionnelle de cinéma direct, « les trois martiens » comme les appelle Ruspoli – Pierre Lhomme, Antoine Bonfanti, Etienne Becker. C’est cette même équipe qui tourne dans le même temps Petite ville dans et sur Marvejols en Lozère.
Méthode I alterne et parfois superpose le commentaire en voix over et le son direct. Le commentaire détaille, toujours avec lyrisme, les caractéristiques nouvelles du dispositif de tournage nommé « groupe synchrone » (plus tard « groupe synchrone léger ») par Mario Ruspoli :
« Il faut d’abord filmer avec les oreilles. […] Le caméraman n’a plus de trépied : il l’a donné au musée archéologique. […] Devant vous, une pièce historique : le prototype Coutant-Mathot, la première caméra légère, silencieuse et synchrone. » (fig. 3 et 4)
Alors que l’équipe professionnelle prépare son matériel et s’élance dans la ville, un exemple nous est donné de ce que le cinéma direct permettra désormais si souvent : saisir avec empathie et précision les gestes, outils et corps, au travail (fig. 5). Là encore la caméra habite l’espace autour des techniciens et le montage renforce la concordance des gestes, la chorégraphie d’ensemble des trois hommes. La démonstration est amorcée avant même qu’ils aient commencé à filmer, suggérant que l’équipe – qui sont les protagonistes de cette partie du film – est suivie par un alter ego anonyme, une autre équipe que nous sommes supposés ignorer.
Dans une troisième séquence précédée du carton « L’équipe professionnelle au travail », l’expérience se poursuit sur le marché de Marvejols. A cet instant, nous ne voyons plus l’équipe professionnelle, nous voyons ses images, c’est-à-dire un étal de fromages que la caméra contourne en incitant les clients à s’écarter sur son passage, à se déplacer en fonction d’elle sans pour autant s’offusquer de sa présence (fig. 6). Un peu plus loin, deux vieilles femmes parlent entre elles ; la caméra zoome sur leurs mains ; on les entend sans vraiment les comprendre, on perçoit leur accent, l’une regarde la caméra et sourit (fig. 7).
Présenté par le commentaire comme le quatrième « Martien », le réalisateur Mario Ruspoli apparaît à l’image guidant Pierre Lhomme, une main posée sur son dos ; la voix over affirme (fig. 8) :
« Il est rattaché aux autres par mille fils invisibles. Pendant que son équipe qui est la moitié de lui-même, la moitié de sa pensée, lui sculpte la matière, il est relié au monde qui l’entoure. Il est en état de réceptivité, en état de dédoublement. Il doit penser, prévoir, coordonner les éléments de la vie qui lui semblent importants et dont il se fait le miroir. La chose filmée naît d’une pensée collective simultanée, d’une improvisation imposée par les éléments qui se déroulent. »
Pour Mario Ruspoli, la relation au monde c’est la part de création du cinéma direct. Et la « chose filmée » dans Méthode I, c’est la fabrication du cinéma direct – le film et sa philosophie – qui résulte de la relation établie par Ruspoli entre les deux équipes (l’une connue de nous, l’autre pas), les lieux et les habitants de Marvejols avec qui il entretient des liens personnels8.
Plus tard, l’équipe professionnelle filme dans la rue deux enfants qui feignent de fuir en ripostant à l’assaut de la caméra par des tirs de pistolets imaginaires ; les trois cinéastes, se prêtant au jeu, courent après eux tout en continuant de filmer. La scène nous est montrée depuis le trottoir, poursuivis et poursuivants sont réunis par un double panoramique suivi d’un plan large (fig.9 10, et 11). Puis nous voyons ce qu’ils filment, c’est-à-dire des enfants (fig. 12). La démonstration des nouvelles potentialités du filmage est double : souplesse et montage dans le plan d’une part, mobilité et interaction filmeur-filmé d’autre part. L’expérience est déclinée à l’occasion d’une course en sac : les trois techniciens s’élancent dans la course pour filmer dans le mouvement les participants (fig. 13). Cette situation ludique illustre littéralement, grâce à ce dispositif double, la désormais possible participation des cinéastes à l’événement filmé (fig. 14) : aux images qui les montrent immergés dans la foule et gagnés par l’ambiance de la fête de village succèdent les plans de l’événement captés de l’intérieur.
Dans Le groupe synchrone léger, Mario Ruspoli décrira en ces termes la posture spécifique que le cinéma direct requiert du caméraman :
« La caméra légère, ainsi portée sans relâche, devient une partie du corps du caméraman. Elle remplace son regard par une sorte d’organe complémentaire qui lui permet d’enregistrer ce qu’il vit et voit, d’appréhender et d’inscrire la réalité. » 9
Tirant les leçons des tournages de ses propres films avec Michel Brault comme opérateur (Les inconnus de la terre, Regard sur la folie), de l’expérience du caméraman Pierre Lhomme lors du tournage du Joli mai de Chris Marker, puis du tournage de Méthode I, Mario Ruspoli formule les principes fondateurs d’une conception nouvelle du cinéma. L’un des facteurs primordiaux en est l’amitié qui doit déterminer la constitution de l’équipe :
« L’équipe ne fait pas du cinéma, au sens strict du mot, elle vit ensemble une aventure filmée, elle plonge collectivement dans la réalité audio-visuelle. » 10
Pour Pierre Lhomme, le fil de synchronisme qui relie caméra et magnétophone figure, en « coordonnant » les mouvements de chacun, ce lien symbolique et l’interdépendance des techniciens entre eux, au point qu’il lui semble souhaitable d’en maintenir l’usage, aux débuts de la formation d’une équipe nouvelle, même lorsqu’il ne sera plus techniquement nécessaire.
Mario Ruspoli insiste sur les qualités particulières développées par les pionniers que sont Michel Brault et Pierre Lhomme, et qui devront caractériser le caméraman de cinéma direct : souplesse, mobilité, maîtrise, disponibilité, empathie et anticipation. Enfin, l’accent est mis sur le « mimétisme », attitude d’effacement qui consiste à éliminer tout comportement technique, tout langage ou geste ayant pour conséquence d’attirer l’attention sur le film en train de se faire, et qui doit devenir pour le technicien de cinéma direct « une seconde nature » 11.
Tout au long de la première partie de Méthode I, deux sources de prises de vues s’entrecroisent, deux points de vue complémentaires sur le cinéma direct : l’un s’attache aux faits et gestes des cinéastes qui font l’objet d’un examen minutieux et admiratif, l’autre concerne ce qu’ils filment, le fruit de leur précieux travail. Faussement transparent, ce dispositif double articule déjà un discours sur ce qui fonde la spécificité du cinéma direct pour Ruspoli : la relation filmeur-filmé et une qualité particulière de présence au monde.
« Cette dimension nouvelle du ‹ caméraman libre ›, sur laquelle je n’insisterai jamais assez, est d’abord une question de talent puis d’habitude de travailler collectivement la matière. […] C’est aussi une question psychique : être ou ne pas être ‹ engagé › en tant que talent libre, dans ce type de tournage de ‹ participation › directe aux événements. » 12
« Caméraman libre », « engagement », « participation », autant de termes qui parlent de la place du cinéaste dans la société, de son implication personnelle et de sa responsabilité. Les guillemets qui les accompagnent indiquent que le travail de conceptualisation entrepris par Ruspoli est directement lié à l’expérience pratique des quatre films tournés en moins de trois ans13. Dans ce cadre, Méthode I occupe une place particulière car il enrichit explicitement la pratique et la pédagogie des techniques d’une réflexion sur la force politique du cinéma direct14.
La deuxième partie du film est une partie transitoire (à peine plus de 3 minutes) consacrée à la transmission : « Les techniciens professionnels entraînent les équipes de Service de la Recherche à la prise mobile-synchrone son-image », précise le carton. Les apprentis apparaissent à l’image, incités par Ruspoli à imiter les professionnels. Il introduit cette initiation en édictant un principe qui lui est cher, celui de la prédominance de l’écoute dans le processus de captation audio-visuelle du cinéma direct. Pour ce faire, curieusement, et comme pour y accorder une importance particulière, la voix in de Ruspoli prend le pas sur le commentaire : « Suis le son, mon vieux, quand ils disent quelque chose, écoute ce qu’ils disent et suis ceux qui parlent […] ». A ses yeux, en effet, cette nouvelle conception de l’esthétique sonore constituait le but ultime de la révolution opérée par le cinéma direct. Décrivant la configuration technique et la redéfinition des rôles qui président au tournage du cinéma direct dans Le groupe synchrone cinématographique léger, Ruspoli attribue au preneur de son « la tâche la plus difficile, la plus complexe et la plus importante ». La captation du son ayant désormais pour vocation de « gouverner l’image », l’ingénieur du son « n’est plus un simple technicien, comme dans le cinéma de studio ; il doit avant tout être un homme sensible, intelligent et psychologue »15. L’accession à la totalité sonore et à la parole vivante, pour reprendre les termes de Louis Marcorelles, apporte l’alternative attendue au règne de la parole écrite. « Peut-être le cinéma que nous croyons parlant depuis plus de trente ans commence-t-il seulement à parler », postulait ce dernier dans la première étude qu’il consacre au cinéma direct16. Jonas Mekas, quant à lui, dans un texte intitulé « Sur le cinéma vérité et la vérité de la voix humaine » salue dès 1963 cette étape déterminante dans l’histoire du cinéma :
« Il commence à être clair que c’est seulement d’aujourd’hui que date le premier cinéma vraiment ‹ parlant ›. Et plus que cela : les premiers cinémas nationaux et intraduisibles. […] Ce n’est que maintenant, avec les films de Leacock, Rouch, Brault et Smith, qu’on découvre la beauté auditive du langage humain. »17
A plusieurs reprises dans Méthode I, Ruspoli insiste sur le fait que cette nouvelle approche de la prise de son est ce qui rend difficile l’apprentissage des méthodes du cinéma direct pour de jeunes techniciens formés aux usages du studio. A plusieurs reprises également, l’image de Pierre Lhomme et de son casque d’écoute rappelle la nouveauté de son apport dans ce domaine.
L’exercice qui suit met en œuvre une dimension essentielle de cette nouvelle approche de l’écoute : le déploiement de la parole, en plan séquence, et son corollaire, l’auto-mise en scène de celui qui parle. Pour ce faire, le film pédagogique se transforme en making of : une caméra, toujours anonyme, nous montre l’équipe désormais constituée des professionnels et des apprentis mélangés. Ils filment l’arrivée à la terrasse d’un café d’un vieil homme accompagné de son chien et guidé par Mario Ruspoli. Visiblement à l’aise devant les caméras, l’homme se prête avec naturel à un exercice d’auto-mise en scène au cours duquel il raconte, pour la énième fois sûrement et à la demande de Ruspoli, que son chien, doté d’un piètre caractère, a mordu le pantalon du Général De Gaulle lors de sa visite à Marvejols. Puis il demande qu’on lui apporte un sucre au moyen duquel il fait tournoyer le chien sur ses pattes arrière. Cette séquence se trouve également dans le film Petite ville, dans une version différente de celle-ci, la confrontation des deux permettant de supposer que Ruspoli a provoqué pour Méthode I la répétition d’un moment initialement recueilli pour Petite ville.
L’existence de ces deux versions confirme, s’il est nécessaire, qu’aux prémisses de sa conceptualisation, le cinéma direct n’interdisait ni la mise en scène – fût-elle en grande partie conçue par le personnage lui-même – ni la répétition de celle-ci. Elle rappelle par ailleurs que l’existence de cet autre film, Petite ville, même si le spectateur l’ignore, contribue à épaissir l’identité déjà complexe de Méthode I.
La dernière partie du film (13 minutes) est introduite par un carton indiquant : « Une ‹ sortie › en ‹ synchro › des équipes en formation suivie d’exercices de styles et de mobilité ». Le commentaire, lorsqu’il prend le relais du son direct, est désormais à la première personne. Dans le premier plan, Mario Ruspoli, face à la caméra assume et joue le double rôle de réalisateur et de formateur et expose au spectateur en même temps qu’à ses apprentis le double dispositif que l’on pouvait jusqu’ici deviner, extirpant la caméra et le caméraman qui le filment de l’oubli : « Nous allons filmer avec l’Arriflex, dit-il en les désignant du doigt, filme-moi ! » (fig. 15). Enfin, sous nos yeux, il constitue deux équipes : la « première équipe du GRI. »18 (que nous appellerons « équipe 1 »), puis « pendant ce temps-là, poursuit-il, toi et Lerner vous allez nous filmer travaillant » (nous appellerons celle-ci « équipe 2 »)1919. Mario Ruspoli se trouve donc être l’unique réalisateur pour les deux équipes auxquelles il sert d’interface (fig. 16). Le ton impérieux, voire solennel, qu’il emploie avec ses jeunes disciples – et qui les amuse – souligne l’extrême importance de l’enjeu pour lui. L’équipe professionnelle, quant à elle, n’apparaîtra plus à l’image.
Quand le travail commence, mise en scène et apprentissage sont imbriqués : « Mettez-vous, les trois personnages dans la position dans laquelle vous devez vous habituer à filmer », dit Ruspoli à l’équipe 1. Il chorégraphie ainsi divers exercices de prise de vue et de son synchrone : suivre le personnage, le contourner, filmer à reculons, courir etc. et se livre à un exercice ultime d’auto-mise en scène puisqu’il y est à la fois acteur et metteur en scène. Nous pouvons voir successivement ce que filme l’équipe 1 puis ce que filme l’équipe 2. Ce qui est filmé puis les gestes de ceux qui filment, à l’inverse de ce qui valait pour l’équipe professionnelle dans la première partie.
Méthode I est un film ambivalent : il se compose de deux chapitres distincts articulés entre eux par une étape rituelle, un passage de relais, au cours duquel Mario Ruspoli entre en jeu. Le premier volet du film met en vedette les trois techniciens professionnels précurseurs du cinéma direct en France filmés par une caméra mobile mais anonyme et non-participante. Pour les besoins de la pédagogie, les images glissent subtilement de ce qu’ils font à ce qu’ils filment. Le commentaire lyrique mais impersonnel loue la dimension collective de leur travail.
Dans le deuxième grand volet du film, le double dispositif est exposé par son maître d’œuvre et l’ordonnance pédagogique des séquences est inversée. Ruspoli devient le personnage central du film : présent à l’image et par la parole, il est à la fois acteur, formateur et réalisateur pour les deux équipes et le commentaire, moins présent, implique le « je ».
Le dispositif de Méthode I – la mise en abyme de l’équipe de tournage, ses dimensions pédagogique et programmatique – évoque irrésistiblement celui de L’homme à la caméra de Dziga Vertov (1929). Car ce que révèle graduellement Méthode I c’est une conception, sinon idéologique, du moins idéaliste du cinéma direct. Mario Ruspoli l’a nourrie de sa propre pratique, et de celles des autres cinéastes français, canadiens et américains impliqués dans cette révolution, et il s’apprête à l’exposer à la communauté entière des professionnels du cinéma et de la télévision concernés par cette aventure. Ce pragmatique exercice de mise en image d’un stage de formation se double donc d’un véritable manifeste à la première personne en faveur de l’ambivalence d’un cinéma direct qui soit à la fois une expérience de vie collective (le « nous ») et un lieu ouvert à la subjectivité de l’individu (le « je ») :
« S’il existe entre lui [le ‹ caméraman libre ›], son équipe, son réalisateur, une grande habitude de travailler ensemble, on se trouve devant un phénomène dont l’unique comparaison que j’ai pu trouver est celle d’un petit orchestre de jazz, habituer à improviser collectivement. »20
Le cinéma direct que Mario Ruspoli appelle de ses vœux est un espace créatif d’engagement et de liberté, personnel et inventif dans les limites du rapport éthique à la réalité filmée. En assumant les contradictions inhérentes au cinéma direct – le collectif et le « je », l’objectif et le subjectif, le direct et la mise en scène – il ouvre une brèche pour le cinéma documentaire moderne et en annonce les meilleurs développements.
Pour un cinéma à vocation publique
Méthode I synthétise les développements esthétiques, pédagogiques et politiques de la pensée de son auteur. Il est tout à la fois un film de cinéma direct à la première personne, un exercice didactique et institutionnel et une démonstration politique : la défense et l’illustration du cinéma direct comme aventure humaine collective au service du bien commun. La spécificité de l’approche inventée par Mario Ruspoli, combinant la pratique, la pédagogie et la réflexion théorique, le place au point de convergence d’organismes à vocation publique – l’ONF, le Service de la Recherche de la RTF, et l’UNESCO – qui ont des finalités diverses mais qui tous se sont intéressés aux développements du cinéma direct. Caractériser les liens de Mario Ruspoli avec chacun d’eux contribue donc à éclairer la relation qui existe entre le cinéma direct et la production cinématographique à vocation publique.
En octobre 1963, Ruspoli publie sous les auspices de l’UNESCO le texte intitulé Pour un nouveau cinéma dans les pays en voie de développement : le groupe synchrone cinématographique léger qui constitue l’aboutissement du travail de conceptualisation du cinéma direct amorcé à l’occasion de Méthode I. Le titre et le contenu du texte précisent les grands projets que Mario Ruspoli nourrit pour le cinéma direct en y adjoignant cette fois l’exposé des qualités économiques de cette nouvelle pratique. Si la proposition de Mario Ruspoli est attachée à la question de la destinée nationale des pays défavorisés, c’est parce qu’elle associe le souci de la cause publique au principe d’économie et y adjoint la démarche pédagogique. Cette équation est ce qui justifie historiquement l’intérêt que porte l’UNESCO aux développements du cinéma documentaire. Dès 1947, en effet, John Grierson après avoir fondé et dirigé l’ONF, s’était vu confier les fonctions de conseiller puis de directeur général des Médias et de l’Information Publique au sein de l’organisation internationale21. Au cours des années 1950, lui et plusieurs de ses collaborateurs britanniques avaient entrepris de nombreuses missions d’implantation du moyen cinématographique déclinant l’idée de l’office du film pour le compte de l’UNESCO22. Le cinéaste d’animation Norman McLaren, également employé par l’ONF, avait quant à lui œuvré dans ce cadre en Chine en 1949-50, puis en Inde en 1953 et c’est cette expérience qui l’avait conduit à ériger en doctrine le rapport entre économie de moyens et créativité dans un texte intitulé « The Low Budget and Experimental Film »23. Ainsi, la parution des deux textes fondateurs sur le cinéma direct, celui de Mario Ruspoli et Une esthétique du réel, le cinéma direct de Louis Marcorelles, sous la forme de rapports rédigés pour les besoins de l’UNESCO, prolonge et actualise l’attention que porte cette institution internationale aux développements du cinéma documentaire24.
Dans la quatrième partie de son rapport, Mario Ruspoli expose les applications que permet l’avènement du cinéma direct sous la forme de structures de production cinématographique publiques capables, grâce à l’accessibilité du groupe synchrone léger, de favoriser l’essor du cinéma et de la télévision dans les pays en voie de développement. Il suggère la création d’un Centre culturel doté d’une importante section cinématographique chargée de produire, d’archiver et de diffuser des films susceptibles de constituer un bagage utile lors de l’implantation d’une chaîne de télévision et pouvant faire l’objet d’échanges de distribution internationaux.
Il mentionne à ce titre l’exemplarité de l’Office national du film auquel il consacre un chapitre élogieux : « Entreprise d’Etat d’un style unique, c’est le plus grand centre de production de films documentaires, et le plus original du monde », écrit-il. Et plus loin :
« Le système de production de l’ONF, de tournure résolument démocratique, et la largeur de vue de ses ‹ comités › de réalisation, recrutés parmi les cinéastes et les techniciens eux-mêmes, a donné naissance à de grands talents, auquel l’office fournissait à la fois le salaire, l’équipe de tournage, le matériel, la pellicule et le montage, leur offrant ainsi la chance de réaliser des œuvres libres. »25
Ces propos montrent que Ruspoli connaît bien l’ONF qui est depuis 1941 un organisme de production doté d’infrastructures et d’un personnel artistique et technique salarié entièrement voué à la production et à la recherche cinématographique. La dimension démocratique de la politique de production qui y est menée, loin d’être historiquement inhérente à la philosophie de l’organisme, se trouve être le fruit d’une émancipation conduite, au moment où il écrit, par quelques cinéastes et producteurs au sein d’une administration au demeurant complexe et étouffante. Les « comités » évoqués par Ruspoli ne sont alors qu’officieux et existent en marge de l’organigramme de l’institution. Cette quête d’indépendance motive la précocité des cinéastes et techniciens de l’ONF dans le domaine du cinéma direct26. Ses artisans, Michel Brault en tête, constituent l’assise esthétique de cette émancipation. Mario Ruspoli ne s’y trompe pas lorsqu’il a recours à Michel Brault comme opérateur-expérimentateur.
La doctrine de production qui est née à l’ONF avec l’arrivée de l’artiste écossais Norman McLaren en 1941 a quant à elle favorisé l’émergence du cinéma direct27. Les valeurs que ce dernier associe à la pratique du cinéma institutionnel furent l’économie créatrice comme vecteur pour l’innovation et comme garantie de la liberté de création – l’économie de moyens conditionnant la production « d’œuvres libres » –, une approche artistique de la technique et une conception artisanale de la production limitant les intermédiaires entre le cinéaste et l’œuvre. Animation et cinéma direct, qui furent les deux domaines d’excellence de l’ONF, avaient en commun de placer le corps de l’artiste au centre du processus créatif, lui permettant de réaffirmer par le geste son indépendance face au mandat institutionnel qui tendait à l’occulter. En outre, au cours des quarante années passées à l’ONF, Norman McLaren eut le souci constant de la pédagogie qu’il déclinait sous la forme de fiches techniques pour chacune des méthodes d’animation qu’il mettait en œuvre (les « technical notes ») et de films pédagogiques, sans parler du temps qu’il consacrait à former de nouvelles recrues au sein de l’organisme.
L’ensemble de ces valeurs et la recherche d’un équilibre entre cause publique et liberté artistique expliquent l’admiration de Ruspoli pour ce lieu. Ainsi, sa proposition pour l’organisation et le fonctionnement d’une section audio-visuelle dans le cadre d’un Centre culturel à l’usage des pays en voie de développement, intègre-t-elle d’emblée les valeurs de cette tradition esthétique fondée sur la simplicité du geste créatif, l’économie des moyens de production et le souci de la pédagogie :
« Ainsi, avec une mise de fonds relativement modique et un personnel réduit, peut naître un centre dont la valeur culturelle, tant au point de vue de la réalisation d’œuvres représentant le pays intéressé qu’à celui de la formation de jeunes techniciens à la prise audio-visuelle moderne, ne saurait être mise en doute, ni l’avenir, riche en perspectives nouvelles. »28
Egalement inspiré par l’expérience du Comité du film ethnographique, le projet de Mario Ruspoli réinterprète le modèle de l’Office du film en fonction des bouleversements structurels, économiques et esthétiques récemment survenus dans le sillon du cinéma direct.
En conclusion de son rapport, l’ultime recommandation de Mario Ruspoli concerne la création, au sein de l’UNESCO, d’un « véritable organisme de recherche audio-visuelle internationale » qui aurait entre autres comme fonction de poursuivre les recherches sur le développement technique et la diffusion du cinéma direct. Cette proposition absorbe la part du mandat de l’ONF qui concerne la recherche et l’innovation dans tous les domaines de la technique cinématographique, mais elle recoupe également celui du Service de la Recherche de la RTF auquel Mario Ruspoli vient de prendre part29.
Le rapprochement de l’activité de l’ONF dans les années 1960 et de celle, contemporaine, du Service de la Recherche30 révèle des similitudes intéressantes quant aux qualités organisationnelles et aux émanations esthétiques de ces structures. En effet, la corrélation entre les dimensions techniques, artistiques et économiques qui fondait le fonctionnement intellectuel du Service dirigé par Pierre Schaeffer est comparable à celle qui présidait à la production de l’Office canadien. Au sujet des perspectives offertes par la création de ce lieu pour la formation d’une nouvelle communauté d’artistes et de chercheurs, Pierre Schaeffer écrivait en 1960 :
« Que la RTF permette, avec des moyens modestes, un tel laboratoire est une grande chance offerte à la jeune génération et une grande responsabilité pour ceux qui sont chargés de l’accueillir et de lui donner à la fois les moyens et une discipline de travail. »31
On reconnaît dans ces propos l’idée de creuset, la double injonction d’innovation et de transmission, et le parti pris d’économie des moyens qui définissent le principe moral de l’ONF. Pour Mario Ruspoli, concerné au sein du Service par la recherche et par la formation, cette similitude a sans doute constitué une base de réflexion stimulante.
Comme à l’ONF, et comme en témoigne Méthode I, le Service de la Recherche met en évidence les incidences entre télévision et cinéma et les conséquences positives de cette interdisciplinarité32. De plus, au plan esthétique, les deux organismes fondent leurs développements sur les interactions artistiques entre le cinéma direct et certaines dimensions expérimentales du cinéma. Louis Marcorelles souligne l’égale importance accordée au sein du Service de la Recherche au cinéma direct et à ce qu’il nomme le « cinéma concret »33. Il écrit : « Ici comme là, il convient de faire ressentir le véritable poids des choses »34 et remarque que ces deux démarches relèvent de l’individualisation de la création cinématographique, de la recherche de l’immédiateté et de la revalorisation du rapport image-son – toutes choses revendiquées avec force dans Méthode I. Dans sa conclusion, Marcorelles suggère que ces deux options cinématographiques, le direct et le concret, sont les deux réponses possibles à l’injonction ainsi formulée par Pierre Schaeffer en 1968 au cours d’une émission de l’Office national du film : « Il faut que la main ne veuille pas être abrutie. »35 Et Louis Marcorelles ajoute :
« Si l’un et l’autre permettent l’amateurisme, ils supposent, comme en témoignent les œuvres de Richard Leacock et Norman McLaren, un très haut niveau technique, une conscience aiguë de toutes les possibilités de l’instrument. »36
En travaillant avec le Service de la Recherche à la transmission et à la conceptualisation des progrès du cinéma direct, Mario Ruspoli a concrétisé la connivence qui existait entre cet organisme et l’ONF. Et en réalisant Méthode I, il a fait fructifier la collaboration étroite qui s’était nouée entre les cinéastes français et les cinéastes canadiens en faveur de l’avènement du cinéma direct. A l’instar de ces derniers, qui ont forgé l’instrument de leur émancipation au sein même de l’institution, Mario Ruspoli pensait que le cinéma direct était capable de concilier la pensée collective et l’expression personnelle. Méthode I énonce l’importance de la relation filmeur-filmé et de l’écoute, de l’engagement et de l’amitié, mais aussi de la liberté et de la subjectivité.
Ses ambitions pour cette nouvelle esthétique étaient immenses et elles justifiaient l’importance qu’il accordait à la recherche et à la pédagogie. L’une d’entre elles, et non des moindres, était le développement à l’échelle internationale de structures de production capables de défier les lois de l’industrie cinématographique, comme l’indique le titre de la première partie du titre de son rapport pour l’UNESCO : « Pour un nouveau cinéma dans les pays en voie de développement ». Et – que ses recommandations aient été entendues ou non – il est vrai que cette libération des moyens cinématographiques a profondément renouvelé le cinéma et favorisé l’existence de nombreuses cinématographies minoritaires.
John Grierson, qui le premier avait cru à la portée politique du cinéma documentaire, le jugeait indissociable de la cause de l’Etat et prônait l’effacement de l’individu et le déni de la quête esthétique. Mario Ruspoli, quant à lui, pensait que les conquêtes du cinéma direct devaient servir le bien commun, et le croyait capable de réconcilier le « nous » et le « je » au cœur de la cause publique conformément à une certaine idée de la démocratie.