Editorial
Singulier traitement que celui réservé à Mario Ruspoli (1925-1986) dans l’historiographie du cinéma non-fictionnel. Alors que l’étiquette « cinéma direct », qu’il invente en 1962 pour fédérer les réalisations en caméra légère, est unanimement adoptée par les historiens francophones – au détriment de la terminologie d’époque : « cinéma-vérité » –, la contribution de Ruspoli en tant que réalisateur, technicien ou théoricien est à peine mentionnée par les mêmes historiens, qui pourtant baptisent leurs ouvrages en reprenant l’expression de Ruspoli. Ainsi Gilles Marsolais, auteur de la première histoire du « cinéma direct » en 1974, porte une critique sévère (et non dépourvue d’imprécisions) sur les propositions techniques, filmiques et théoriques de Ruspoli. Selon Marsolais, Regard sur la folie (1961), est un film « surestimé » qui « souffre d’une certaine complaisance au niveau du travail effectué à la caméra », l’œuvre d’un « réalisateur qui pratique de façon partielle, et avec plus ou moins de bonheur, le cinéma direct »1. Si la contribution ruspolienne au documentaire léger et synchrone est évoquée de façon plus équitable dans des ouvrages plus récents, son travail n’a néanmoins jamais fait l’objet d’une publication spécifique2.
La visibilité de la production filmique de Ruspoli souffre des mêmes disparités, et si Regard sur la folie ou Les inconnus de la terre (1961) ont été régulièrement montrés dans des festivals, aucune de ses réalisations n’a été diffusée en VHS ou DVD. Ce sera, dès 2011, chose faite grâce à la maison de production Argos-Films qui édite chez Montparnasse un coffret des principaux films du cinéaste. Profitant de cette accessibilité nouvelle, Décadrages a choisi de consacrer son 18ème numéro à l’apport fondamental de Mario Ruspoli dans l’émergence, vers 1960, du cinéma documentaire en caméra légère, afin d’éclairer le contexte technique, discursif, théorique et artistique de cette production. Ce volume espère ainsi pallier cette méconnaissance de Mario Ruspoli en proposant, à travers cinq articles, la première publication universitaire sur ce cinéaste franco-italien. Son œuvre d’une extrême richesse ne saurait néanmoins être traitée en un seul dossier, tant les rôles endossés par le documentariste durant sa carrière sont nombreux : il est tour à tour auteur d’ouvrages aux sujets aussi divers que la cuisine étrusque ou les grottes de Lascaux3, jazzman, conférencier pour Connaissances du monde, formateur à la RTF, entomologiste, peintre ou membre du collège de pataphysique. Ses activités cinématographiques constituent le centre de gravité de ce foisonnant parcours, tant ses recherches pour approcher l’humain par le cinéma marquent ses travaux.
Les articles de ce numéro se concentrent sur l’émergence du documentaire en caméra légère et synchrone afin d’apporter quelques clés de lecture pour un spectateur à la découverte de cette œuvre souvent évoquée mais jamais véritablement analysée. Ces différentes contributions de chercheurs suisses et internationaux questionnent ce bref corpus du « direct » d’une manière kaléidoscopique, selon cinq perspectives propres.
François Bovier analyse Les inconnus de la terre et Regard sur la folie en dégageant, via la notion d’ « impouvoir » posée par Antonin Artaud, la position profondément humaniste de Ruspoli vis-à-vis des personnes filmées. Il montre ainsi, à l’aune des théories du cinéaste, la place fondamentale que ses films donnent à la parole des paysans et des fous.
Séverine Graff se penche quant à elle sur l’avènement et le succès du terme « cinéma direct », et soutient qu’au-delà d’une question strictement lexicale, les tensions terminologiques entre le « cinéma-vérité » proposé par Jean Rouch et Edgar Morin et l’étiquette « cinéma direct » reflètent des disparités théoriques plus larges entre deux conceptions du documentaire léger.
La contribution de Mireille Berton invalide la lecture de Regard qui consiste à le voir comme un film voyeuriste ou irrespectueux vis-à-vis des malades mentaux. La chercheuse propose une riche contextalisation de St Alban, institut pionnier dans la psychiatrie institutionnelle (ou anti-psychiatrie) situé au centre d’un réseau intellectuel, humain et artistique extrêmement dense. L’hypothèse de Mireille Berton vise à démontrer que le cinéma de Ruspoli et cette institution dirigée par le Dr Tosquelles partagent une sensibilité commune, forgée par le surréalisme, pour la folie : l’approche des psychiatres de St Alban et celle de l’équipe de tournage prônent une déhiérarchisation des « couples » filmant / filmé, personne « saine » / malade.
L’analyse menée par Caroline Zéau dévoile un film dont l’importance technique, institutionnelle et pédagogique est inversement proportionnelle à sa renommée : Méthode 1. Réalisé pour la RTF en 1963, ce moyen métrage est a priori un travail pédagogique qui a pour but de montrer les possibilités des appareils légers. Caroline Zéau approfondit cette lecture en postulant que cet « exercice de cinéma direct » possède aussi une très forte valeur de manifeste, défendant une conception idéaliste du cinéma direct : celle d’une expérience collective au service de la communauté, idéologie que partagent des institutions telles que l’ONF, la RTF ou l’UNESCO, toutes très actives dans le développement du « cinéma direct ».
Enfin, Vincent Bouchard, spécialiste de l’avènement du cinéma 16mm synchrone à l’ONF, revient sur l’apport fondamental de Ruspoli dans l’émergence des techniques légères en France et sur les implications éthiques et philosophiques de telles découvertes. Bouchard rappelle ainsi que, grâce à l’aide des opérateurs Michel Brault et Roger Morillère, Ruspoli tourne en 1961 le premier documentaire français dans lequel la prise de son est totalement synchronisée aux images : Les inconnus de la terre.
La vaste production de Mario Ruspoli durant l’émergence du « cinéma direct » entre 1961 et 1964 nécessite une lecture pluridisciplinaire. Précisons néanmoins que le choix de concentrer les articles de ce numéro sur ces quelques années n’est ni une manière de réduire l’œuvre de Ruspoli à la période du « cinéma direct », ni une volonté d’instaurer une hiérarchie entre ses films sortis au cinéma (Regard sur la folie, Les inconnus de la terre) et le reste de sa production filmique. Cette riche filmographie peut être schématiquement subdivisée en trois types de réalisations. Inaugurée par Regard sur la folie, la première « série » est médicale : on relève plusieurs documentaires réalisés en étroite collaboration avec des service antialcooliques (Le dernier verre ou In vino veritas en 1964) ou psychiatriques (La rencontre ou Le vif mariage en 1967). Ruspoli introduit au sein de ce fascinant corpus l’exhibition ponctuelle de l’équipe technique, allant jusqu’à faire intervenir les opérateurs dans le psychodrame thérapeutique filmé (La rencontre). Dans un registre filmique assez différent, Ruspoli, grand amateur d’humour absurde et membre du collège de pataphysique, s’attache en trois films à valoriser et à faire connaître l’œuvre de son ami Chaval, humoriste disparu en 1968. Enfin, la troisième série englobe les films sur des sujets naturalistes ou paléolithiques. Citons Les hommes de la baleine en 1956, Les loups et des faucons en 1969 ou Vive la baleine, co-réalisé en 1972 avec Chris Marker. La dernière œuvre du cinéaste (Corpus Lascaux, 1983) revêt une importance majeure puisque Ruspoli et son équipe filment pour la première et dernière fois les fameuses grottes préhistoriques françaises.
Ces segmentations thématiques et historiques permettent certes d’organiser une filmographie éparse et foisonnante. Cependant, aussi diverses que ces réalisations puissent paraître de prime abord, le cinéma de Mario Ruspoli reste un cinéma fondé sur la rencontre de l’autre, qu’il soit paysan lozérien, malade psychotique, pêcheur de baleines, ou homme des cavernes. Une œuvre variée mais méconnue qui appelle, vingt-cinq ans après la mort de son auteur, une redécouverte publique et académique.
La rubrique suisse est articulée autour de récents phénomènes de croisement entre les champs du cinéma et de l’art contemporain. Nicolas Brulhart interroge l’intégration du travail de Philippe Parreno, plasticien français, au programme du dernier Festival international du film de Locarno. C’est, d’une part, l’occasion de revenir sur la présence de films d’artistes dans ce festival et sur le rôle joué par VideoArt Festival (1980-1999), manifestation locarnoise consacrée à la vidéo et animée par René Berger (médiologue et directeur du Musée des Beaux-Arts de Lausanne de 1962 à 1981). Et c’est, d’autre part, l’opportunité de présenter les installations et les œuvres vidéographiques de Parreno, artiste qui a participé à la fondation de la structure de production Anna Sanders Films4. La question qui traverse la réflexion de Brulhart est la suivante : comment montrer, dans un contexte cinématographique, ces pièces vidéo ? Comment le « cinéma contextuel » de Parreno interagit-il avec les codes d’un festival de cinéma ? Par ailleurs, Brulhart revient sur Europa 2005-27 octobre, ciné-tract de Jean-Marie Straub, également projeté à Locarno. A travers une analyse détaillée des enjeux de ce court métrage qui recourt au procédé de la répétition dans la différence pour désigner l’assassinat de deux jeunes gens par la police française en octobre 2005, il soulève à nouveau la question du militantisme et de l’engagement politique au cinéma.
Melissa Rérat analyse le premier film de long métrage de Pipilotti Rist, Pepperminta (2009). La vidéaste zurichoise, qui pratique l’image animée depuis 1986, transpose dans le cadre du cinéma de fiction des motifs et des procédés formels qui traversent ses installations et ses bandes vidéo. Rérat met en évidence les phénomènes de reprise et de pastiche qui sont au centre de ce patchwork cinématographique.
Dans un compte-rendu du livre et du DVD récemment parus dans la collection PlanSécant chez MetisPresse, Sylvain Portmann revient sur le parcours de la vidéaste suisse Carole Roussopoulos. Portmann, qui présente les premières bandes militantes que Roussopoulos a réalisées au sein de collectifs, montre incidemment que ces pratiques politiques, féministes, sont stratégiquement exclues du champ de l’art vidéo.