Dispositif léger et synchrone appliqué : le tournage direct de Mario Ruspoli
Après des débuts relativement libres, le cinéma se fige très rapidement autour d’une certaine conception majoritaire : le film doit être spectaculaire et divertir. Ainsi, après la caméra des frères Lumière, légère et robuste, les cinéastes se confinent majoritairement dans des studios autour d’un matériel très contraignant. Si l’on excepte quelques tentatives remarquables – Dziga Vertov, Joris Ivens, Henri Storck, Robert Flaherty, Jean Renoir, etc. – la caméra est généralement considérée comme le point central à partir duquel tout le tournage doit s’organiser. L’enregistrement optique du son rend possible une synchronisation stable entre le son et l’image au tournant des années 1920 et 19301 ; dès 1948, l’enregistrement magnétique ouvre progressivement la voie à de nouvelles conceptions du cinéma.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, le matériel cinématographique disponible peine à être à la fois léger, maniable et silencieux. A cette période, les caméras sonores sont toutes conçues pour un tournage en studio, et le matériel de reportage est rudimentaire et bruyant. La caméra 35mm allemande Arriflex 35, par exemple, aisément portable et munie d’une visée réflexe, n’est cependant pas silencieuse et ne peut donc servir que lors de tournages non synchrones2. De même, la pellicule alors disponible, peu sensible, nécessite de bonnes conditions d’éclairage : soit un tournage de jour en extérieur, soit un éclairage artificiel qui bouleverse alors radicalement l’environnement filmé. Les microphones, également peu performants et très peu directionnels, ne permettent pas d’enregistrer des sons précis. Enfin, le matériel étant encore lourd et encombrant, les membres d’une équipe de tournage sont très nombreux et le dispositif peu discret. Un tournage normal à l’ONF supposait, par exemple, le déplacement d’une dizaine de techniciens et trois véhicules pour transporter le matériel visuel et sonore, l’équipe et le groupe électrogène (fig. 1)3.
Cependant, une mutation lente s’amorce dès la fin des années 1940, et, progressivement, le matériel cinématographique va être allégé, en particulier en ce qui concerne la prise de son. En effet, l’industrie de la chimie en plein essor permet d’inventer le ruban plastique, support d’une émulsion magnétique. Cette nouvelle technologie, celle de la bande magnétique, se répand rapidement grâce à la bonne qualité de l’enregistrement sonore et à un prix de revient relativement bas. D’autre part, l’invention du transistor autorise l’alimentation par piles, ce qui permet à cette technique d’enregistrement sonore de devenir portable. Parmi de nombreux exemples, le Nagra de Kudelski (1958) est l’un des plus performants. Ce magnétophone devient l’appareil favori des ethnographes, des journalistes, des folkloristes, mais n’est pas initialement prévu pour un usage cinématographique et devra faire l’objet de nombreux bricolages de la part des opérateurs et des techniciens afin d’être utilisable lors d’un tournage4.
Mario Ruspoli est parmi les cinéastes les plus actifs dans cette évolution technique, technologique et esthétique. Or, malgré la qualité des films réalisés par Ruspoli, son influence sur les innovations techniques et la pertinence de son analyse théorique, son apport au « cinéma direct » souffre d’un manque de (re)connaissance. Cet article se propose d’aborder le principe ruspolien de « prise directe » sur la réalité en trois temps : l’allégement et le décentrement de la caméra sur le lieu de tournage, la possibilité d’enregistrer de manière synchrone le témoignage des protagonistes et, enfin, le discours du film sur cette réalité. Cette approche du travail de Ruspoli permettra de montrer une corrélation entre ses déclarations sur le « cinéma direct » (en particulier son texte Le groupe synchrone cinématographique léger en 1963) et sa pratique cinématographique, soit les implications esthétiques de ses choix techniques.
La question de la technique légère
La question de la technique apparaît comme incontournable lorsque l’on aborde le « cinéma direct » et la démarche filmique de Mario Ruspoli. S’il ne manipule pas, ni ne modifie directement le matériel cinématographique, Ruspoli – comme Jean Rouch ou Pierre Perrault – est parfaitement conscient des enjeux techniques de sa pratique artistique. Comme les autres cinéastes du direct, il cherche à repousser les limites techniques pour obtenir une nouvelle esthétique. Cependant, une lecture linéaire ne saurait rendre compte de l’histoire des évolutions du cinéma léger et synchrone. Il serait erroné d’affirmer qu’il y a d’abord eu l’invention d’un nouveau matériel, puis l’apparition de nouvelles pratiques. L’enregistrement électrique du son sur un support magnétique (1948) permet certes d’alléger le matériel d’enregistrement sonore et d’envisager de nouvelles formes de synchronisation image/son, ce qui alimente le désir d’un dispositif d’enregistrement léger et synchrone chez certains cinéastes ; mais il faut, dans les faits, attendre une dizaine d’années pour observer une réelle modification des appareils. Etant donné que les nouvelles caméras et les systèmes performants et portables de synchronisation ne sont disponibles qu’à partir de 1964, les cinéastes, techniciens et réalisateurs doivent être inventifs pour contourner cet obstacle. C’est à ce niveau que la collaboration des cinéastes français Jean Rouch et Mario Ruspoli avec Michel Brault est fondamentale, car le technicien québécois et ses collègues de l’ONF ont développé à la fin des années 1950 tout un ensemble de tactiques pour dépasser les contraintes imposées par un matériel mal adapté. En résumé, l’évolution du medium cinématographique a lieu de manière concomitante suivant trois aspects : le matériel, les pratiques et l’esthétique, phénomène qu’illustre très bien le cinéma de Ruspoli.
La première chose qui préoccupe Ruspoli est la question de l’allégement des conditions de tournage, tant sur le plan organisationnel et économique (budgets, contraintes institutionnelles, planification du tournage, etc.) que technique (taille des équipes de tournage, maniabilité et discrétion du matériel). Comme d’autres avec lui – dont Michel Brault ou Pierre Perrault à Montréal, Richard Leacock à Boston ou Jean Rouch à Paris – Ruspoli cherche à inventer un nouveau dispositif technique qui laisserait la place à plus d’improvisation et inverserait ainsi le rapport entre la caméra et les personnes filmées. Dans cette nouvelle optique, ce n’est pas à la réalité de s’organiser autour du matériel cinématographique, mais au dispositif d’enregistrement de suivre l’action qui se déroule. Dans cette forme de cinéma, la caméra n’est pas censée être le centre de l’attention car le monde ne s’organise plus autour de cet appareil. C’est, au contraire, la caméra qui se faufile parmi les personnes filmées.
Contrairement à certains cinéastes – dont Wolf Koenig et Roman Kroitor dans la série Candid Eye – qui cherchent à cacher la caméra, Ruspoli fait partie de ceux qui ne conçoivent pas le documentaire comme une démarche purement objective et exploitent la présence de la caméra pour provoquer la réalité filmée. C’est en tout cas ce que nous en dit Ruspoli, en prenant pour exemple le tournage en 1961 du film Les inconnus de la terre (Mario Ruspoli, 1961) :
« Nous avons réalisé ce film avec la collaboration des paysans intéressés, avec leur participation consciente, avec leur consentement, et après les avoir intéressés à notre travail. Nous les avons laissés parler librement de leurs problèmes, en évitant autant que possible de les questionner nous-mêmes. Jamais nous n’avons volé une image à leur insu. »5
Ainsi, Ruspoli et Brault cherchent à collaborer avec les protagonistes, notamment du point de vue technique en introduisant progressivement auprès de la population le matériel cinématographique et les outils de tournage. Sans jamais la cacher, il recommande de placer la caméra dans un espace discret, en évitant le centre de la scène. C’est un témoin, un objet sans importance, que les personnes filmées peuvent finir par oublier. De manière générale, Mario Ruspoli préconise aux techniciens de ne jamais aborder des sujets techniques devant les personnes filmées, « d’éliminer toute attitude technique » et de ne pas donner « l’impression qu’on fait du cinéma »6. Si la caméra est trop présente, elle amène, selon Ruspoli, les personnes filmées à surjouer ou, au contraire, elle les fige.
Ce mode de tournage suppose d’avoir recours à un matériel qui permet aux cinéastes de reléguer les questions techniques au second plan. C’est pourquoi, parallèlement à la modification des conditions de tournage, Ruspoli participe – avec Jean Rouch – à l’invention d’un nouveau matériel cinématographique. Ainsi, à partir de 1960, les deux cinéastes (ou leurs cameramen) collaborent avec les ingénieurs André Coutant et Jacques Mathot de la société Eclair, afin de rendre la caméra silencieuse et synchronisable tout en préservant sa légèreté et son ergonomie. Quels sont les desiderata des cinéastes du direct ? Premièrement, éradiquer le bruit de la caméra, majoritairement produit par le défilement de la pellicule. Pour l’insonoriser, il faut modifier la griffe qui entraîne de manière saccadée le ruban perforé, et ajouter un isolant sonore autour du boîtier, le blimp, sans l’alourdir et, surtout, sans déséquilibrer l’appareil. Deuxièmement, obtenir une synchronisation par le réglage des moteurs des enregistreurs son et image sur la même cadence, afin que les deux bandes défilent à vitesse égale. Du côté de la caméra, cela suppose soit un dispositif électronique de régulation sur un rythme donné, soit l’émission d’un signal correspondant à la fréquence de rotation du moteur, qui peut être ensuite transmis au magnétophone. Or, ces ajouts ne sauraient réduire l’ergonomie de l’appareil qui doit rester portable sur l’épaule du technicien, c’est pourquoi les magasins stockant la pellicule et l’objectif – d’autant plus si c’est un objectif à focale variable (zoom), plus pesant – doivent équilibrer l’ensemble7. Troisièmement, une pellicule plus sensible et un objectif de meilleure qualité sont nécessaires afin d’augmenter la profondeur de champ et de faciliter le travail du cadreur8.
Or, le prototype de la KMT utilisé sur le tournage de Chronique d’un été (Jean Rouch, Edgar Morin, 1961) et des deux films de Ruspoli en Lozère ne répond pas, loin s’en faut, à ces exigences techniques9. Les cinéastes sont donc contraints de compenser ces difficultés en portant un matériel lourd, en utilisant des harnais, des sangles ou des pieds de poitrine pour se faciliter le travail, en trichant avec la netteté de l’image ou les conditions d’éclairage10. C’est pourquoi, parallèlement aux recherches sur l’outil, Ruspoli inaugure de nouvelles pratiques cinématographiques, et avec ses techniciens, instaure un nouveau rapport avec les personnes filmées.
Dans cette quête, Ruspoli apprécie grandement la collaboration avec Michel Brault, dont les talents lui permettent de réaliser des prouesses – en particulier une image incroyablement stable et bien cadrée réalisée sans support technique tel qu’une Dolly ou un Steadycam. Par exemple, le film Les inconnus de la terre débute par un travelling réalisé sans machinerie, Brault portant la caméra à bout de bras au milieu des herbes11 et, plus généralement, tous les mouvements de caméra dans ce film sont réalisés avec une caméra à l’épaule ou à la main. Dès le début du film, cette caméra en mouvement donne une forme de point de vue subjectif, le cadreur affichant sa présence par cette image bien cadrée mais non fixe (fig. 2 et 3). D’entrée de jeu, il est un témoin privilégié au milieu des personnes filmées. La caméra peut ainsi suivre les protagonistes du film, nous invitant à voir cette réalité selon un point de vue particulier. Ainsi, on explore le cimetière, avant de suivre le travail des fossoyeurs ; on suit les curés, avant d’entendre leur discussion ; on marche avec le berger, avant de parler avec lui dans sa cuisine. La parole est toujours liée à un geste, les activités évoquées sont autant filmées que discutées : ainsi, lorsque le Berger raconte ses premières sorties avec les moutons lors de son enfance, la caméra en mouvement sert à illustrer ses souvenirs. On peut alors voir à la fois la beauté des paysages et la dureté de la vie dans ces montagnes. De même, toutes les images prises sur le vif montrant soit les travaux agricoles, soit des actions du quotidien viennent renforcer le propos du film. En aucun cas il aurait été possible de filmer ces gestes avec un mode de tournage lourd, c’est-à-dire avec une équipe nombreuse et un matériel omniprésent (fig. 4 et 5).
L’autre raison qui rend la présence de Michel Brault si précieuse est sa capacité à filmer à faible lumière. La pellicule n’est pas encore suffisamment sensible pour capter un intérieur sans éclairage « de cinéma », c’est-à-dire des conditions lumineuses qui déroutent les personnes filmées. Brault réussit encore une fois à soumettre la technique en repoussant les limites de l’éclairage12. La préparation du tournage ne consiste pas à installer les projecteurs généralement nécessaires, Brault a simplement l’habitude de changer la puissance d’une ampoule lors du repérage, plusieurs jours avant le tournage. Ainsi, il obtient la luminosité minimale indispensable et le témoin a le temps de s’habituer à ce changement de lumière. Encore une fois, le cameraman canadien s’adapte aux conditions de tournage en cadrant l’image de telle sorte qu’une silhouette ou des traits saillants permettent au spectateur d’identifier la personne qui parle, sans que l’image soit suffisamment exposée.
Enfin, la simplicité et la modestie de Michel Brault facilitent la prise de contact avec les personnes filmées et l’instauration d’une relation de confiance. Ruspoli rapporte une anecdote du tournage des Inconnus de la terre qui caractérise bien les capacités de son cadreur principal :
« Lors des prises de vue, il était fort difficile de savoir si Brault avait ou non filmé ; tant il faisait semblant de ne pas filmer, tant il avait l’air de considérer la petite KMT (cachée par une housse d’étoffe et ne laissant voir que le bout de l’objectif) comme un objet sans importance et qui de toute manière ne fonctionne pas. »13
Même si les protagonistes sont toujours avertis du tournage en cours, la discrétion et la débrouillardise de l’équipe sont fondamentales pour minimiser l’influence de la caméra. Par exemple, durant le tournage des Inconnus de la terre, les cinéastes emploient, en plus de la KMT, une caméra Arriflex qui – à cette époque – n’est pas silencieuse mais relativement légère et ergonomique. Cette caméra offre une plus grande disponibilité au cadreur car il peut faire la mise au point de la même main que celle qui tient l’appareil. Ainsi, avec une main libre, Michel Brault peut « faire des signes, manger une pomme, pousser ceux qui gênent… »14. Comme on le voit la souplesse de maniement et l’intelligence des cadreurs permettent d’éliminer des tournages les attitudes trop cinématographiques, aspect central dans la conception ruspolienne du cinéma.
La question du synchronisme
L’autre caractéristique importante de l’œuvre de Mario Ruspoli est la question de la synchronisation de l’image et du son. Il faut rappeler l’impossibilité, avant les années 1960, d’obtenir un son et une image synchrone lors d’un tournage en extérieur, c’est-à-dire loin de toute source de courant stabilisé15. Avant cette date, un tournage sonore – c’est-à-dire avec enregistrement synchronisé, opposé à silencieux – en extérieur suppose de déplacer un camion pour l’enregistrement et le mixage du son et d’un groupe électrogène pour alimenter ces machines. Cette situation est inacceptable pour Ruspoli :
« L’interview synchrone à l’extérieur de la télévision, pratiquée avec ce matériel soi-disant léger et par des équipes réduites, c’est-à-dire par définition moins nombreuses, ne comprend pas moins d’une dizaine de transfuges du studio, prisonniers de règlements syndicaux rigides. »16
Par conséquent, l’équipe des Inconnus de la terre, forte des expériences acquises sur le fastidieux tournage de Chronique d’un été, améliore les capacités de synchronisation et fait ainsi du film de Ruspoli le premier documentaire français où l’image et le son s’avèrent, pour la majorité, directement synchronisés au tournage.
Plusieurs dispositifs sont créés au tournant des années 1960, les deux principaux étant les systèmes de synchronisation pilotés et à quartz. Les premiers, mis en place par les techniciens parisiens et montréalais, supposent un câble de liaison entre le preneur de son et le cadreur. Les cinéastes semblent s’en accommoder : Mario Ruspoli est un fervent partisan de ce système, et il montre comment ce câble force les deux techniciens à rester en contact :
« Ce fil est un lien capital tant au point de vue technique, par le fait qu’il discipline et coordonne l’action de chacun lors du tournage, que psychologique, parce qu’il réunit trois hommes dans la vie quotidienne. Il faudrait, même quand les procédés techniques tels que l’Accutron ou la régulation par cristal seront entrés dans le domaine général (supprimant la nécessité d’une liaison électrique entre la caméra et le son) conserver ce fil devenu techniquement inutile, lors de la formation d’une équipe nouvelle, pour ne l’éliminer que lorsque le rodage est parfait, l’habitude de travailler ensemble est acquise. »17
Cette opinion favorable du « fil à la patte », qui permet selon Ruspoli d’enregistrer une image et un son cohérents, est toujours partagée en 1972 par Serge Leblanc – responsable du département de la synchro française de l’ONF – et par Jean Roy – responsable du département de la caméra :
« Personnellement, je crois qu’on fait abus du moteur (Quartz ou Crystal) tout comme on fait abus du port de la caméra à la main ; mais la façon de tourner est secondaire pour moi, dans le département. J’ai remarqué qu’en tournant au quartz, le cameraman et l’ingénieur du son avaient tendance à trop s’éloigner l’un de l’autre. »18
Le câble ne semble pas aussi gênant à Montréal et à Paris qu’il l’est pour les cinéastes américains, ce qui explique certainement pourquoi il faut attendre 1964 pour qu’un matériel de synchronisation sans fil apparaisse à l’ONF.
L’objectif des équipes légères n’est pas d’enregistrer tout ce qui se passe autour d’elles, mais de capter spécifiquement ce qui correspond au projet du film. Or, cela suppose d’avoir une vision commune et de s’être entendu au préalable pour que l’image et le son enregistrés concordent. Selon la conception ruspolienne du direct, les choix réalisés au tournage doivent correspondre à une première idée du montage : « [Le réalisateur] aura soin de confronter sans cesse, au cours de discussions collectives avec ses équipiers, la valeur et le sens que prend la matière »19. Au fur et à mesure que ces nouvelles pratiques de tournage léger s’imposent, la proximité – géographique et intellectuelle – entre le preneur de son et le cadreur devient une norme.
Cet esprit de collaboration correspond à un aspect important de l’œuvre de Mario Ruspoli. Son objectif étant de rendre compte d’une réalité qui s’organise de manière spécifique en présence de la caméra, il cherche un équilibre entre la mise en scène nécessaire à toute captation et l’intrusion dans une réalité provoquée par le dispositif d’enregistrement. Cette matière fragile et éphémère doit être captée par les techniciens pour être ensuite réorganisée au montage. Etant donné qu’il n’y a pas de dispositif de captation caché, le cinéaste dépend autant des capacités techniques des techniciens que de leur aptitude à saisir une situation, ses enjeux et ses éléments fondamentaux. Ainsi, le cadreur et le preneur de son doivent saisir la réalité en évitant de se focaliser sur les éléments spectaculaires. Le tournage de « cinéma direct » selon Ruspoli valorise la fonction d’ingénieur du son, non plus simple technicien mais « un homme sensible, intelligent et psychologue »20, d’où l’importance pour lui de dépasser ses préjugés, de se montrer très réceptif et d’être particulièrement bien intégré à l’équipe.
Voyons comment cette théorie du dispositif technique discret, mais non caché, est appliquée par Mario Ruspoli lors du tournage en 1961 de Regard sur la folie. Il tente, dans ce film qui repose sur la parole des patients et de l’équipe soignante de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban en Lozère, d’initier un dialogue avec eux21. Or, lors du tournage, Ruspoli expérimente différentes tactiques afin de recueillir leurs propos : entretien avec une seule personne, enregistrement d’une conversation entre malades ou avec un médecin, animation d’un petit débat. Il filme, par exemple, le dialogue entre une vieille dame prénommée Blanche et son thérapeute. La patiente est allongée dans un lit, dans une salle commune et non pas dans un cabinet de consultation. Ce n’est donc pas une conversation privée, intime, et Blanche peut s’attendre à être entendue. La scène n’est pas filmée de face, ni de près. On peut dès lors se demander si cette femme voit la caméra et si elle est consciente d’être filmée et enregistrée, jusqu’au moment où elle tourne un regard interrogateur vers la caméra, qu’elle pointe du doigt : « Je connais ce monsieur et je connais surtout la jeune fille ». A qui s’adresse-t-elle ? A Ruspoli, à l’assistante de réalisation et à l’équipe ? Elle ne semble ni effrayée ni surprise par la présence des cinéastes et du matériel. On peut donc en déduire qu’elle a, du moins à la fin de cette séquence, conscience d’être filmée, mais que ce tournage, grâce à la prévenance de l’équipe et à la discrétion de la caméra, ne la perturbe pas.
En tant que spectateur, on ressent la même confiance vis-à-vis des cinéastes durant l’ensemble du film et, en particulier, pendant la scène finale de la fête, où Dolorès Grassian pose quelques questions (« Qu’est-ce qui ne va pas ? ») essayant ainsi d’orienter la discussion. « Ici, il y a deux ans, la nourriture était absolument infecte. Grâce à l’abbé Gras, le nouvel aumônier, elle est devenue correcte », répond l’un des pensionnaires. La jeune femme ajoute : « Je vous parlais de la fête ». « Cette fête ? C’est une fête prisonnière, puisqu’elle se passe dans une prison ». La jeune femme : « Vous trouvez que c’est une prison » ; le pensionnaire : « Ici ? Oui, vous avez bien vu qu’il y a des murs partout ». Ce dialogue est monté en son synchrone, en plan séquence avec la fête en fond sonore et visuel. Nous sommes au milieu de la fête, parmi les participants.
Certains entretiens sont montés sans synchronisation, comme le monologue sur la folie dans La fête prisonnière. Un homme parle : « Je me demande vraiment s’il existe des fous, s’il y a des malades mentaux partout ? Je ne crois pas. Ils sont peut-être oubliés du monde ». On ne voit pas son visage et sa voix désynchronisée devient une forme de commentaire des images de la fête. Des plans généraux alternent avec des images de pensionnaires probablement filmés au téléobjectif. Certains ont des comportements qui amènent le spectateur à les identifier comme étant malades. D’autres images nous laissent dans le doute : est-ce un visiteur inquiet, un patient en pleine réflexion ? Le son d’ambiance atténué renforce cette impression de distance par rapport aux réjouissances. On alterne ainsi entre des séquences en « prise directe avec la réalité », montées en son synchrone et où l’on voit l’intervieweuse et la personne qui se confie, avec d’autres plus introspectives ou réflexives, où les cinéastes sont absents et la personne qui parle reste anonyme. Dans un cas, on obtient une image directe, un exemple concret. Dans l’autre, la confidence anonyme donne un caractère général aux propos. Cependant, dans les deux cas, le doute subsiste – au moins un moment – sur le statut de l’interlocuteur. Ainsi, le cinéaste permet au spectateur d’entrer en contact avec la folie de tout un chacun, sans jamais trancher par l’énoncé d’un diagnostique psychiatrique.
La subjectivité revendiquée du discours filmique
La question du discours produit par le film rejoint une dernière caractéristique importante du cinéma de Mario Ruspoli : l’expression d’un point de vue complexe sur la réalité filmée. Avec le « cinéma direct », Ruspoli cherche à échapper aux trois modes principaux d’expression documentaire, qu’il baptise « attitude pittoresque et paternaliste », « documentaire à thèse » et « attitude Télévision-Journalisme ». Ainsi, le cinéma léger et synchrone, en inversant le rapport entre ce qui est filmé et la caméra, permet d’improviser au tournage et offre aux cinéastes l’opportunité de se déplacer au milieu des gens et de s’adapter aux événements. Contrairement aux reportages que Ruspoli rejette, les cinéastes du direct ne sont pas là pour impressionner les protagonistes. Pour le cinéaste franco-italien, l’équipe réduite permet d’augmenter le temps de tournage, sans « endommager » le milieu filmé ni dépasser les budgets ; et, dans ce temps relativement long, les autochtones ont l’occasion de rencontrer les techniciens, une certaine confiance mutuelle pouvant se développer. Dans la conception ruspolienne du documentaire, les cinéastes ne cherchent pas à filmer l’aspect superficiel d’une réalité mais à instaurer une entente réciproque qui permet de recueillir des témoignages plus profonds et plus justes. Enfin, le groupe léger et synchrone assume une véritable responsabilité. Les cinéastes ne peuvent pas se contenter d’axer leur film sur des demi-vérités : ils sont tenus de respecter la parole qui leur a été confiée ce qui, selon Ruspoli, ne les contraint néanmoins pas à une position objective.
Suivant cette perspective, le film ne se réduit pas au point de vue objectif ou subjectif d’un cinéaste – ou d’un groupe. En donnant la parole aux personnes filmées, le cinéma léger et synchrone permet à la fois aux cinéastes d’exprimer leur point de vue et d’assumer cette subjectivité en soulignant l’aspect partiel de la réalité montrée. Ainsi Regard sur la folie débute par un texte déroulant mettant en contexte ce projet : « Ce film ne donne pas une vision complète de l’hôpital : les traitements physiques et chimiques modernes, largement utilisés ici comme partout, les soins de toute nature dispensés à l’extérieur dans un ensemble d’institutions en plein développement, n’y sont pas abordés ». D’entrée de jeu, le cinéaste soutient que son témoignage est incomplet et réaffirme cette idée durant le film. Il montre également l’aspect trompeur de certaines scènes et essaye de les complexifier, afin d’éviter que le spectateur ne tire des conclusions trop hâtives. Par exemple, une scène montrant l’affrontement entre un patient et des membres du personnel est suivie d’une autre où les médecins se questionnent sur leur pratique – « Est-ce que nous avons le droit de guérir quelqu’un contre sa volonté ? » – et sur le film en train de se faire : une première personne affirme qu’il faut « pouvoir faire un film qui ne soit pas simplement un film de propagande sur l’hôpital » ; une autre ajoute : « Ce qu’il faudra montrer au public, c’est cette ambiguïté fondamentale dans les notions de maladies et de guérison, lorsque l’on parle de la folie ». Les thérapeutes sont manifestement concernés par le film et inquiets de l’image qu’ils sont en train de refléter d’eux-mêmes, de leur pratique et de leur institution.
Le discours du film ne provient pas d’un point de vue pseudo-omniscient – typique d’un discours objectif – ni d’un regard unique, celui du réalisateur :
« Ce qui est nouveau dans le direct, c’est que, donnant la parole aux personnages jusque là réduits à leur image, il retire aux documentaristes de mauvaise fois un argument, celui de ne pouvoir recourir qu’au commentaire extérieur. Le direct ne supprime par le commentaire (Ruspoli y a recours), il lui enlève le pouvoir absolu. »22
Le film est un agencement de points de vue, mais comme tous les regards ne sont pas équivalents, il n’est pas une mosaïque donnant une idée morcelée de la réalité. Les différents témoignages ne sont pas simplement juxtaposés, ils sont aussi confrontés les uns aux autres. Le dialogue entre les différents points de vue sur l’institution peut avoir lieu dans une scène, en direct devant la caméra. Il peut également avoir lieu à distance, à travers le montage. Dans Regard sur la folie, les textes d’Antonin Artaud lus par Michel Bouquet se mêlent aux autres voix, de façon polyphonique. Nous obtenons un discours hybride, entre un point de vue interne à l’hôpital, pris en charge aussi bien par les soignants que par les patients, et un point de vue externe à l’institution, c’est-à-dire celui des cinéastes, incluant les techniciens, Dolorès Grassian, Antonin Artaud, Michel Bouquet, etc.
Le film se termine par un plan fixe, montrant dans la profondeur de champ, Michel Brault avec la caméra KMT qui suit deux personnes s’entretenant – deux médecins ? –, avant de finalement faire face à la caméra, l’œil toujours collé à son viseur (fig. 6 et 7). Au-delà de l’aspect informatif sur la caméra, son système de synchronisation et de la distanciation créée par la mise en scène du dispositif d’enregistrement, ce plan résulte peut-être d’une volonté d’inclure les techniciens dans l’énonciation du discours produit par le film. Dans le cinéma direct de Ruspoli, le film n’est plus simplement le point de vue d’une personne, mais le résultat de multiples collaborations : le commentaire n’est pas dominant par rapport aux autres éléments cinématographiques ; il est un simple complément à la caméra portée, aux dialogues en son synchrone, et à la parole désynchronisée des protagonistes. Le film est constitué d’éléments hétérogènes, qui, agencés dans un certain ordre, révèlent un discours, un concept et une réalité.
A l’instar des autres cinéastes du direct, Ruspoli cherche à nouer un nouveau rapport avec la réalité filmée. Son objectif est de ne plus simplement représenter une situation, mais de la questionner : « Les enquêtes de cinéma direct, enfin, ne doivent pas servir à conclure ou à prouver, mais à analyser et à informer le public, à le rendre conscient des problèmes humains et sociaux auxquels doivent être apportées des solutions »23. Le discours du film n’est pas figé après l’écriture du projet, mais s’inspire de la réalité filmée et révèle un point de vue inédit au montage. De même, le film ne propose pas une représentation définitive des événements filmés, mais, au contraire, questionne le spectateur sans forcément lui donner de réponse. Il nous confirme cette intention dans le texte d’introduction de Regard sur la folie : « Si le spectateur parvient à tuer en lui ses préjugés et les attitudes de dérision, l’effort déployé en faveur des malades mentaux sera rendu plus efficace ». Le film n’est pas simplement un point de vue partiel, c’est également une présentation ouverte de la réalité qui attribue une responsabilité au spectateur : celui-ci doit confronter la réalité présentée à l’écran avec sa propre expérience et sa propre compréhension.
Postérité du direct
Malgré l’importance des bouleversements apportés par les techniques légères et synchrones – autant sur le plan technique, cinématographique qu’esthétique – celles-ci ne semblent pas avoir eu un impact capital sur le monde du cinéma. Par exemple, Roberto Rossellini réduit le cinéma direct à une « curiosité envers la caméra », « une curiosité maladive de faibles, qui ne sert à rien »24. Guy Gauthier constate que pour injuste que soit la citation de Rossellini, « elle touche à l’essentiel : la caméra synchrone, révolution technique incontestable, progrès majeur en matière de documentaire, ne bouleverse pas l’esthétique du film de fiction (comme ce fut le cas avec le parlant) »25.
En effet, les cinémas en gestation dans les années 1960 auraient pu choisir de se développer suivant un mode léger et synchrone. Cependant, force est de constater que même les courants cinématographiques qui sont créés en réaction à un cinéma dominant lourd et très conventionnel – comme la Nouvelle vague en France – ne choisissent pas cette voie : si Jean-Luc Godard tente de filmer caméra à l’épaule – par exemple avec Raoul Coutard dans A bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1959) – il s’en tient longtemps à un cinéma 35mm relativement classique au niveau du dispositif technique.
De même, le cinéma qui se répand dans les pays africains des indépendances cherche à recréer les standards des pays occidentaux (cinéma de fiction, 35mm, avec des techniciens et du financement provenant de l’ancienne puissance coloniale)26. Ceci est étonnant car le développement d’un cinéma léger et synchrone aurait permis à la fois d’échapper aux structures de production européennes et d’inventer un mode de production cinématographique propre à chaque culture.
Si les techniques légères synchrones ont été ignorées par les cinématographies majeures, il faut chercher des explications du côté d’une certaine tradition du cinéma : les jeunes cinéastes, mêmes ceux qui veulent bouleverser la tradition, conservent une échelle de valeur. Le cinéma dramatique réalisé en 35mm, diffusable largement, est plus valorisé qu’un cinéma basé sur le réel, réalisé de manière improvisée, avec une esthétique approximative. Un argument supplémentaire pour étayer cette thèse concerne le pôle américain : là aussi les techniques légères synchrones ont été ignorées par la majorité de la production cinématographique.
Evidemment, même si les formes cinématographiques hégémoniques ont dédaigné le cinéma direct, il faut relativiser ce constat. Par exemple, le cinéma québécois en plein développement dans les années 1960 s’est approprié cette nouvelle manière de voir le cinéma. Ainsi, tout en restant marginales, toutes les innovations qui permettent au matériel cinématographique d’être plus léger et synchrone n’occasionnent pas seulement de nouvelles manières de faire du cinéma, elles modifient également notre compréhension de la technique audiovisuelle. Mario Ruspoli est l’un des premiers à avoir perçu comment l’évolution légère et synchrone du cinéma ouvre la porte à d’autres pratiques cinématographiques (en particulier autour du 16mm) et à un autre usage de la vidéo (le Portapak puis le caméscope). Dans son texte d’octobre 1963, Le Groupe Synchrone Cinématographique léger, il soulignait déjà l’impact que peut avoir le cinéma direct sur la télévision. En effet, la combinaison d’une diffusion large et rapide avec un matériel compact, léger et synchrone va bouleverser notre rapport à l’information.