« Cinéma-vérité » ou « cinéma direct » : hasard terminologique ou paradigme théorique ?
« Cinéma direct », « Cinéma-vérité », « Candid Eye », « Living Camera », « Cinéma-sincérité », « Cinéma-authenticité », « Ciné ma vérité » : dans le domaine du cinéma non-fictionnel, le début des années 1960 se distingue par de nombreuses innovations techniques (caméra 16mm légère et silencieuse, magnétophone synchrone), mais aussi terminologiques et théoriques. Cinéastes et commentateurs de l’époque, dans une volonté de rompre avec le label « documentaire », vont proposer une multitude d’expressions pour définir cette vague de films qui se réclament d’une proximité « immédiate » avec la réalité. Ainsi, chacune de ces étiquettes cherche entre 1960 et 1965 à s’imposer pour fédérer un corpus en mal d’homogénéité.
Il serait illusoire de prétendre donner ici une définition exacte et stable de chacune de ces expressions car leur signification varie considérablement en fonction du contexte d’énonciation. Cette volubilité terminologique, propre, comme le rappelle Olivier Lugon1, au champ des arts « documentaires », ne fait néanmoins pas de ces expressions des coquilles vides que l’historien peut remplir à sa convenance. La pratique qui consiste à décontextualiser et déshistoriciser ces termes est cependant bien fréquente dans l’historiographie du cinéma non-fictionnel de cette période. Ainsi, en invoquant le prétexte des polémiques que la notion aurait engendrées2, la quasi totalité des historiens francophones rejette le terme « cinéma-vérité », pourtant le plus couramment usité à l’époque, au profit de « cinéma direct » dont nous verrons qu’il n’est employé à grande échelle qu’à partir de 1965. Par contre, les historiens anglophones continuent à parler pour cette période de « cinéma-vérité », réservant « direct cinema » pour désigner un style de filmage caméra à l’épaule3. Bien difficile pour le lecteur francophone de savoir exactement à quoi les différentes étiquettes citées en introduction du présent article renvoient, tant les historiens chargent ces termes de significations différentes, voire contradictoires. Ainsi, pour Gilles Marsolais, le terme « cinéma direct » inventé par Ruspoli désigne un « moment effervescent » du cinéma français, américain et canadien entre 1958 et 1965 alors que le « cinéma-vérité [n’est] qu’une expression malheureuse »4. Pour François Niney, par contre, « cinéma direct », expression attribuée sans référence à Michel Brault, désigne le cinéma québécois, par opposition au « cinéma-vérité français » et au « Living Camera américain »5. Autre exemple de cette complexité : en tapant « cinéma-vérité » dans l’encyclopédie libre Wikipédia, la recherche est automatiquement redirigée vers la page « cinéma direct », comme si ces deux termes désignaient la même réalité ou comme si la recherche du terme vertovien était forcément un lapsus de l’internaute6. Face à un corpus aux frontières (géographiques, techniques, institutionnelles, théoriques) si difficilement saisissables, les historiens ont parfois été tentés d’utiliser ces termes de manière anhistorique pour ordonner cette matière instable.
Une histoire terminologique de cette période reste à faire, et cet article, aux ambitions bien plus modestes, ne propose que de retracer dans les grandes lignes l’émergence du concept ruspolien de « cinéma direct ». Dans cette histoire des discours, Mario Ruspoli occupe une place centrale et complexe : il inscrit au début des années 1960 son travail dans la veine du « cinéma-vérité » initié par Chronique d’un été (Jean Rouch, Edgar Morin, France, 1961), puis, dès 1962, propose la fameuse expression « cinéma direct » qui ne sera adoptée à large échelle que vers 1965.
Après un bref avant-propos sur la notion de « documentaire », nous rappellerons les grandes étapes de l’émergence du concept de « cinéma direct ». Mais au-delà d’une histoire factuelle des labels employés, cette recherche a comme principal objectif d’explorer les propositions théoriques qui sont subordonnées à ces termes. Nous verrons que cette période d’avènement des techniques légères est extrêmement riche du point de vue de la théorisation des pratiques documentaires et que, loin d’être des questions de détails comme le suggèrent parfois certains historiens, les parti-pris terminologiques offrent une entrée essentielle pour saisir les nuances et les évolutions de ces théories émergentes. Or Mario Ruspoli joue, dans cette perspective, un rôle capital parce qu’il propose, au fil de nombreux entretiens et dans son rapport de 1963 pour l’UNESCO Groupe synchrone cinématographique léger, une réflexion particulièrement riche sur la fonction, l’éthique et la finalité du film documentaire léger.
« Documentaire » : notion obsolète
Pour appréhender les tensions terminologiques qui marquent le début des années 1960, il faut revenir en préambule sur une rupture initiale : l’abandon du terme « documentaire » utilisé jusqu’alors.
Le Dictionnaire historique de la langue française situe vers 1910 l’emploi de l’adjectif en français, par exemple dans l’expression « scènes documentaires », et dès 1915 celui du substantif « documentaire » qui s’impose pour désigner un film didactique (technique, industriel, agricole) ou de voyage7. La première utilisation anglaise est fameuse : « documentary » apparaît en 1926 sous la plume de John Grierson, parlant du film de Flaherty Moana8. Comme le souligne Roger Odin, « documentaire » connaît un vif succès dans les années 1930 et 1940 pour parler, en photographie ou en cinéma, d’une réalisation qui revendique un lien privilégié avec la réalité. Projetés en première partie de séance, avant le long métrage de fiction, les films « documentaires » ont alors une visée essentiellement pédagogique et éducative qui leur vaut le surnom narquois de « docucu »9. Ainsi, compte tenu de sa longue tradition didactique et du rapport vertical qu’il présuppose avec l’objet filmé, le terme « documentaire » a mauvaise presse aux yeux des cinéastes du « cinéma-vérité ». A quelques rares exceptions près, ce terme ne sera plus utilisé entre 1960 et 1965 pour définir ces films tournés en caméra 16mm synchrone, qui affirment, comme nous le verrons, un rapport horizontal « d’homme à homme » avec la réalité, matière du film. Edgar Morin souligne ainsi la spécificité de Chronique d’un été dans le synopsis du film : « Ce n’est pas un film documentaire. Cette recherche ne vise pas à décrire »10. Les deux réalisateurs du film, pour consommer cette rupture stylistique, formelle et théorique, adoptent alors un terme plus accrocheur : « cinéma-vérité ». Rouch et Morin seront rejoints par les autres adeptes des techniques légères et par les journalistes de l’époque, et dès le début des années 1960, la terminologie filmique dérivée de « document » est considérée comme dépréciative et obsolète, non seulement pour décrire les expérimentations contemporaines11, mais même lorsqu’il s’agit d’une production antérieure. En témoigne la réaction de Richard Leacock, qui, dans une interview accordée en 1963, s’insurge : « Je ne traiterai pas Flaherty de documentariste ! »12. Cette rupture lexicale vise donc à concrétiser une scission avec un cinéma perçu comme ennuyeux. Se jouent aussi, dans ce positionnement terminologique, la réception de ce nouveau cinéma par son public et la place des films en salles, non plus comme programme introduisant le long métrage de fiction, mais comme spectacle à part entière13. Qu’ils soutiennent « cinéma-direct », « cinéma-vérité » ou une autre étiquette encore, il s’agira pour cette nouvelle génération de cinéastes de se réclamer d’un rapport singulier et exclusif avec la réalité tout en se défendant de « documenter » cette réalité pour le spectateur14.
« Cinéma-vérité », faute de mieux
Rappelons, dans les grandes lignes, la résurgence, vers 1960, du concept de « cinéma-vérité ». Dans un article pour France-Observateur en janvier 1960 intitulé « Pour un nouveau ‹ cinéma-vérité › », Morin emprunte à Dziga Vertov sa fameuse expression « Kino-Pravda », traduite par Sadoul par « cinéma-vérité » ou « ciné-vérité »15. Ce terme ne désigne alors dans l’article de Morin que des films ethnographiques et sociologiques présentés au Festival de Florence. Cependant, compte tenu du ton prescriptif de l’article et de sa proximité avec le début du tournage de Chronique d’un été (mai 1960), ce texte a valeur de manifeste. Morin y présente les grands axes théoriques de ce nouveau type de films16 :
« Le cinéma ne peut-il pas être un des moyens de briser cette membrane qui nous isole les uns des autres, dans le métro ou dans la rue, dans l’escalier de l’immeuble ? La recherche du nouveau cinéma-vérité est du même coup celle d’un cinéma de la fraternité. »17
Morin refuse donc un rapport lointain au spectateur et un regard vertical sur le sujet filmé. Qu’en est-il de la « vérité » dont il se réclame ?
« Qu’on ne s’y trompe pas. Il ne s’agit pas seulement de donner à cette caméra cette légèreté du stylo qui permet au cinéaste de se mêler à la vie des hommes. […] Notre personnalité sociale est faite de rôles qui se sont incorporés à nous. Il est donc possible, à la manière du sociodrame, de permettre à chacun de jouer sa vie devant la caméra. Et comme dans un sociodrame, ce jeu a valeur de vérité psychanalytique. »18
Si les innovations techniques sont fascinantes, la nouveauté de ce cinéma repose donc avant tout sur un dispositif plus large, incluant l’implication du cinéaste et des protagonistes filmés qui, loin d’être passifs ou oublieux de la caméra, s’en servent pour laisser émerger leur « vérité profonde, […] la sève même de leur vie »19.
À sa sortie en octobre 1961, Chronique d’un été se réclame du « cinéma-vérité ». Cette expression est revendiquée dès la première phrase de la voix over et via les affiches du film (fig. 1 et 2)20. Durant l’année qui suit, la presse, en se référant davantage à Chronique d’un été qu’aux axes théoriques de l’article de Morin, regroupe des films tels que L’Amérique insolite (François Reichenbach, France, 1960), Shadows (John Cassavetes, USA, 1961), La pyramide humaine (Jean Rouch, France, 1961), Primary, Eddie Sachs et Kenya (Robert Drew, Richard Leacock, USA, 1960-62), Les inconnus de la terre et Regard sur la folie (Mario Ruspoli, France, 1962) en un mouvement baptisé « cinéma-vérité ». Appréhendées comme un ensemble cohérent, ces différentes réalisations aspirant à une proximité avec le réel filmé vont passionner les médias. Ainsi, la presse française, revues spécialisées et généralistes confondues, publie près de 300 articles entre 1960 et 1965 sur ce « mouvement »21. Dans la perspective qui est la nôtre – l’histoire des discours –, la polémique autour du « cinéma-vérité » est un phénomène essentiellement français puisque le regroupement des films en un corpus homogène est l’œuvre de la presse hexagonale. De plus, ce buzz médiatique autour des propositions théoriques du « cinéma-vérité » se déroule, quasi exclusivement, en France22.
Dans ce contexte, comment Mario Ruspoli, souvent présenté dans les histoires du cinéma comme l’initiateur du terme « cinéma direct », positionne-t-il ses films dans cette période d’engouement pour le « cinéma-vérité » ? Entre 1961 et 1962, non seulement il ne réfute pas le terme vertovien mais il inscrit explicitement son travail dans cette mouvance. Cependant, le sens dont il charge cette expression varie. Le 1er mars 1961, alors que Les inconnus de la terre s’appelle encore Toi l’Auvergnat, la note d’intention du film présente cet « essai d’ethnologie » comme du « cinéma-vérité ». Ruspoli parle alors des « moyens nouveaux du Cinéma-Vérité » qu’il se réjouit d’employer car « les habitants de ces régions sont difficiles à connaître et leur approche pose un problème ardu que la technique du cinéma-vérité devrait permettre de résoudre »23.
Ainsi en 1961, le « cinéma-vérité » – utilisé avec des guillemets biffés (fig. 3), ce qui témoigne d’une certaine hésitation – désigne pour le cinéaste franco-italien une technologie, en l’occurrence la caméra légère alors en construction que Brault utilisera sur le tournage de Chronique d’un été24. En se référant au « cinéma-vérité » au printemps 1961, Ruspoli s’inscrit donc dans une filiation technique sans que cela ne reflète une adhésion à un mouvement cinématographique plus large, qui n’existe d’ailleurs pas encore dans le discours médiatique.
En décembre 1961, soit seulement deux mois après la sortie en salles du film de Rouch et Morin, Les inconnus de la terre gagne le prix de la critique au Festival international du court métrage de Tours. Dans cette première phase de médiatisation, le travail de Ruspoli est naturellement comparé à Chronique d’un été : il tourne pour la même maison de production (Argos), emploie les mêmes opérateurs (Brault et Morillère) et la même caméra (prototype KMT)25. Dans un article intitulé « Les progrès du cinéma-vérité », Sadoul parle à propos des Inconnus « d’une nouvelle Chronique d’un été »26. D’ailleurs, loin de chercher à se démarquer du « cinéma-vérité » rouchien qui intrigue tant la presse, Ruspoli dit à Anne Philipe dans le même numéro « croire absolument au cinéma-vérité » et reprend mot pour mot le positionnement ethnologique de Chronique d’un été en déclarant, à propos des Inconnus de la terre : « Je me suis demandé pourquoi on ne fait pas d’ethnologie en France »27. Ainsi, peut-être poussé par son producteur Anatole Dauman, Ruspoli, dans ses premières déclarations publiques, inscrit Les inconnus de la terre dans le sillage du très médiatique Chronique d’un été.
Après une adhésion à la technique inaugurée par Chronique d’un été, et à l’expression « cinéma-vérité », on observe donc que le cinéaste franco-italien n’est pas foncièrement opposé à l’association « cinéma » et « vérité ». Il va néanmoins se démarquer progressivement de l’étiquette vertovienne.
La sortie à Cannes (mai 1962) puis dans les salles parisiennes (septembre 1962) des Inconnus de la terre et de Regard sur la folie témoigne ainsi d’un certain flou terminologique : la plus grande partie de la presse applaudit ces « enquêtes de cinéma-vérité »28, mais cette double sortie marque aussi l’avènement d’autres expressions, simultanément utilisées par Ruspoli et par certains journalistes. Raymond Bellour consacre au cinéaste franco-italien un important entretien d’une dizaine de pages dans Cinéma en mai 1962, dans lequel le journaliste souhaite rompre avec la lecture « rouchienne » de son travail et déclare : « Ruspoli n’est pas le Rouch du pauvre. S’il parle de cinéma-vérité, c’est que, comme il est plusieurs vérités, il est simplement plusieurs cinémas-vérités »29. Dans ce même entretien, Ruspoli enchevêtre lui aussi différents termes : il utilise volontiers « cinéma-vérité », « film-vérité » ou encore « école de vérité » pour parler de son travail et de sa démarche mais pour la première fois dans son discours, le terme « direct » est aussi présent. Il décrit alors son besoin « d’une caméra qui permette de filmer en direct et synchrone ». Quelle signification prend alors ce terme ? « En direct » n’est pas à comprendre dans le sens télévisuel – celui d’une diffusion sans enregistrement tel qu’il apparaît dès 193830 – mais explicite ici une proximité vis-à-vis de la personne filmée, obtenue grâce à la discrétion du médium et à l’attitude adéquate de l’équipe31. Dans ce même entretien, Ruspoli se glorifie du fait que « les gens mettent quelquefois très longtemps à s’apercevoir que l’on a une caméra »32. L’adjectif « direct », qui apparaît pour la première fois chez Ruspoli, renvoie ici à l’immédiateté, c’est-à-dire à une « absence » de médium entre filmeur et personne filmée. Ainsi, les propos de Ruspoli dans cet entretien posent les bases de sa théorie du cinéma léger telle qu’elle sera développée dans les années suivantes. Il ne s’agit pas encore en mai 1962 de « cinéma direct » et encore moins d’une proposition terminologique qui fédérerait plusieurs films, mais d’une première démarquation vis-à-vis de pratiques filmiques, qui, comme dans Chronique d’un été, consistent non pas à faire oublier la caméra, mais bien à provoquer des réactions grâce à sa présence marquée.
En juillet 1962, le dossier de presse qui accompagne la sortie des Inconnus de la terre et de Regard sur la folie témoigne d’une forte ambivalence terminologique, puisque ces deux films sont décrits comme « du cinéma-vérité, ou, comme le dit Ruspoli lui-même, du cinéma-direct »33. La période de la sortie des films en salles (été-automne 1962) est marquée par ce glissement terminologique : le documentariste positionne son travail dans la veine du « cinéma-vérité » qui captive tant la presse et le public, tout en cherchant à tracer sa propre voie théorique. La transition est douce et Mario Ruspoli, lors de ses apparitions médiatiques, fait preuve d’une certaine retenue :
« Je suis un peu contre ce terme de cinéma-vérité parce que la vérité n’est pas un phénomène unique mais un phénomène large qui s’étend… une vérité verbale par exemple peut très bien ne pas être pensée… enfin vous voyez assez facilement que l’on ne peut pas employer le mot vérité qui est un mot qui synthétise trop la pensée. Cinéma-authenticité me paraît assez juste. »34
Prudent en ce qui concerne la rupture avec le « cinéma-vérité », Ruspoli appuie en automne 1962 des propositions terminologiques peu connues comme « cinéma-authenticité » ou, parfois, « cinéma-sincérité », sans chercher à défendre exclusivement son label « cinéma direct ». La souplesse dont il fait preuve en 1962, que l’on relève aussi chez d’autres commentateurs, découle du fait que les termes employés sont encore, dans les deux premières années de la décennie, relativement neutres d’un point de vue théorique. Ainsi, au moment de la sortie des films de ce corpus, les étiquettes employées ne provoquent pas de polémiques, car la charge théorique de ces dernières est, jusqu’aux controverses de 1963, assez faible.
1963, positions théoriques cristallisées autour des labels
Avant de revenir sur le tournant théorique de l’année 1963, tentons de cerner la signification respective des différentes étiquettes que nous avons évoquées au début de cet article. « Cinéma-vérité » est, entre 1961 et 1963, très largement utilisé par la presse et les documentaristes pour regrouper différents films français, américains et canadiens qui se réclament, grâce aux caméras légères, d’une proximité inédite avec la réalité. La pertinence théorique de cette appellation qui associe cinéma et vérité n’est pas encore discutée à large échelle et son rôle de label fédérateur n’est jusqu’en 1963 pas remis en question. En ce qui concerne les autres expressions, plus rares, elles n’ont qu’une portée limitée à quelques films. Ainsi, « Cinéma direct » est l’un des termes utilisés par Mario Ruspoli pour décrire son travail, « Living Camera » et « Candid Eye » correspondent aux titres des séries de films documentaires que réalisent respectivement la Drew Associates et l’ONF canadien, et quelques autres expressions telles « cinéma-sincérité » « cinéma-spontané » ou « cinéma-authenticité »35 apparaissent sans grande pérennité durant les deux premières années du mouvement.
Par ailleurs, on constate aussi que le principe même de réunir ces différents films en un mouvement artistique n’est pas véritablement sujet à discussion entre 1961 et 1963. La comparaison rétrospective entre les différentes réalisations réunies sous l’étiquette « cinéma-vérité » met certes en lumière la grande disparité du « corpus », mais il faut attendre 1963 pour que cette pseudo-homogénéité soit discutée, et pour que cette polémique sur la cohérence du mouvement se cristallise autour du label à adopter pour définir ce cinéma.
Alors que « cinéma-vérité » fédère depuis près de deux ans une quinzaine de films tournés en caméra légère, l’année 1963 sera l’occasion de nombreuses rencontres entre les cinéastes qui, confrontés parfois pour la première fois aux autres « films-vérité » et aux discours de leurs confrères, vont se scinder en deux positions : les adeptes du « cinéma direct », dont les figures majeures sont Mario Ruspoli, Richard Leacock, Louis Marcorelles, qui octroient, dans leur recherche de la « vérité », un rôle primordial à l’outil ; et les partisans du « cinéma-vérité », tels Georges Sadoul, Joris Ivens et Jean Rouch36, pour qui cette quête se situe avant tout sur un plan théorique et idéologique.
La plus importante rencontre autour du « cinéma-vérité » se déroule à Lyon du 2 au 4 mars 1963. Il s’agit des Journées d’Etudes du MIPE-TV37 organisées par le Service de la Recherche de la RTF. Mario Ruspoli, en sa qualité de « Maître de Recherche »38 à la RTF, joue un rôle central dans la réussite de cette manifestation puisqu’il lui incombe d’inviter les protagonistes extérieurs à la RTF (fig. 4). Cette mission est couronnée de succès car, en mars 1963, le MIPE-TV réunit durant trois jours les principaux professionnels concernés par la technique nouvelle de la caméra légère39.
Lors de cette réunion sont débattues les questions tant techniques, théoriques, artistiques qu’éthiques que soulève ce nouveau cinéma. Ces polémiques qui rythment l’année 1963 se déroulent lors de rencontres, publiques ou privées, ou lors d’interviews dans la presse où s’opposent les arguments des défenseurs du « cinéma direct » et du « cinéma-vérité ». Au-delà de cette question d’étiquette qui, nous l’avons vu, ne fâchait personne en 1961-1962, quelles sont les divergences théoriques que cristallisent ces labels ?
Le premier point de conflit porte sur le pouvoir symbolique attribué à la technique. Les protagonistes des deux « camps » s’accordent, pour des motifs de discrétion et de confort, sur la nécessaire disparition d’un certain matériel : le trépied, le clap ou l’éclairage artificiel. Les défenseurs du « cinéma direct » vont beaucoup plus loin et imaginent non seulement une disparition totale de l’outil – à l’instar de Richard Leacock qui s’enthousiasme : « Je serais ravi de pouvoir réaliser sans caméra ou magnétophone »40 – mais, nous allons le voir, accordent aussi à la technique un pouvoir symbolique : celui de rendre transparente l’équipe de tournage.
Pour Mario Ruspoli ou Richard Leacock, la technique légère est investie d’une importance capitale : légère et silencieuse, elle devient « invisible » aux yeux des personnes filmées : « Je ne pense pas que Mme Sachs ait eu une seconde conscience qu’on la filmait »41, se réjouit Richard Leacock à propos du tournage d’Eddie Sachs.
Si ces outils sont maniés selon les préceptes des partisans du direct42, il est impossible pour les protagonistes de savoir quand ils sont filmés, empêchant ainsi les attitudes cabotines et posées43. Décrite comme transparente, la machine « devient une partie du corps du cinéaste »44 auquel elle transmet ses capacités mimétiques. Ruspoli consacre un chapitre au mimétisme dans Le groupe synchrone cinématographique léger où il insiste sur ce point : « Se faire oublier, appartenir au paysage, se confondre avec la foule, est une attitude fondamentale pour le cinéaste qui cherche à approcher le réel »45.
Les nouvelles techniques sont d’une importance majeure dans le discours des « cinéastes du direct », car elles font symboliquement miroiter non seulement leur propre disparition, mais aussi celle de l’instance filmante. Dans cette perspective, le terme direct est à comprendre non pas comme un dérivé de l’occurrence télévisuelle « en direct » qui signifie « instantanément », mais comme un synonyme d’immédiat dans l’acception la plus littérale du terme : sans médium. Dans le discours des défenseurs du « cinéma direct », l’outil ne relève pas uniquement du champ technique mais véhicule aussi une position théorique utopiste : celle du mimétisme absolu de l’équipe.
Les propriétés attribuées à la machine par les adeptes du « cinéma-direct » vont provoquer de violentes réactions. Dix jours après la manifestation lyonnaise, Rossellini s’emporte violement lors d’un débat à l’UNESCO contre ce qu’il considère comme une technolâtrie :
« Je suis peut-être idiot mais je ne comprends pas : il y a un mythe de la caméra comme s’il s’agissait de la planète Mars… La caméra, c’est une plume à bille, c’est d’une stupidité quelconque, ça n’a de valeur que si on a quelque chose à dire. Votre curiosité envers la caméra est une curiosité maladive de faibles qui ne sert à rien ! »46
La thèse des défenseurs du « cinéma direct » (Ruspoli, Leacock, Drew, Marcorelles) postule que la « vérité » est restituée au spectateur, pourvu que certaines exigences techniques et mimétiques soient respectées. Alors que les adeptes du direct sont présentés dans l’historiographie de ce cinéma comme des modérés qui ont su couper court aux polémiques autour du « cinéma-vérité », l’on voit en réalité que leur position est largement critiquée, en premier lieu par leurs détracteurs, favorables à l’étiquette vertovienne. Ainsi, Georges Sadoul, qui joue un rôle fondamental dans la théorie du « cinéma-vérité » s’insurge : « on ne fait pas simplement de la vérité en l’enregistrant ! »47 Quelle est alors, pour les partisans, la recette de la vérité ? Elle est avant tout, non plus technique, mais théorique.
Quelle que soit la prétention, et peut-être la naïveté, que cette association de la vérité au cinéma implique avec le recul d’un demi-siècle, cette étiquette n’est pas qu’un solgan publicitaire irréfléchi, contrairement à ce qui est souvent affirmé dans les histoires francophones du documentaire48. A l’instar du « cinéma direct », le label vertovien est le porte-drapeau d’une théorie complexe et aboutie que je me propose d’esquisser dans les lignes qui suivent.
On peut s’en étonner : durant les deux premières années où elle est en usage, la notion de « cinéma-vérité » ne suscite pas véritablement de polémique, et elle est même utilisée par son futur détracteur principal : Mario Ruspoli. Il faut attendre les diverses rencontres de l’année 1963 opposant cinéastes, commentateurs et techniciens, dès l’année 1963 (MIPE-TV, rencontres à l’UNESCO), pour qu’émerge véritablement une théorie du « cinéma-vérité ». Et bien plus que l’expression seule, ce sont les discours théoriques associés qui suscitent une réelle levée de boucliers.
Dès 1962, Georges Sadoul affirme que les nouvelles techniques développées pour Chronique d’un été permettent de réaliser les théories de Vertov, et déclare : « Chronique n’est pas une conséquence de la télévision mais bien une première application des théories de Vertov ». Cette filiation est, pour l’historien, capitale : les techniques légères ont la fonction, de fait très limitée, de concrétiser les théories vertoviennes. Comme l’indique le titre de l’article où il rend compte du MIPE-TV : « A Lyon, les caméras vivantes ont rencontré le cinéma-vérité », l’idée précède (chronologiquement et en importance) la technique. Il y précise d’ailleurs, citant l’exemple des reportages télévisuels qui ne disposent pas des prototypes de caméras portables et silencieuses, que le « cinéma-vérité » est possible sans la technique légère49. Sadoul revient, dans ce long bilan des journées lyonnaises, sur ces débats terminologiques :
« [J’ai pu] sans complexe prendre parti, avec Jean Rouch et Joris Ivens pour l’expression ciné-vérité. […] Ce qui acheva de nous convaincre qu’était excellente une expression née un peu par hasard, ce furent les arguments de ses adversaires. Ils la jugeaient trop exigeante. Cinéma-vérité a donc le mérite d’exiger de prendre la vérité comme matière première et de l’utiliser de façon soit ‹ objective ›, soit ‹ démonstrative › pour exprimer une vérité que l’auteur porte, ou croit porter en lui. »50
La recherche de « vérité » doit être un principe, une exigence morale qui précède le tournage et non, comme chez les partisans du « direct », une conséquence de la technique. Ce principe, théorisé selon Sadoul par Vertov dans les années 1920, est réalisé dans les années 1960 par les cinéastes qui bénéficient des techniques légères. Dans un second temps, cette « vérité » captée est utilisée pour la construction du discours filmique et reflète alors « la personnalité de son auteur », le film constituant « même un très sincère journal intime »51. Le film, en tant que réalisation, est inféodé à l’idée du « cinéma-vérité ». Joris Ivens, autre grand défenseur de cette conception théorique, intervient lors du MIPE-TV qu’il est chargé de conclure par une conférence dont le titre : « Vive le cinéma-vérité ! » annonce la couleur (fig. 5). La première partie de son argumentation porte sur le succès rencontré par l’expression lors des deux premières années du mouvement :
« L’expression ‹ cinéma-vérité › est devenue assez largement populaire et il serait difficile d’y renoncer maintenant. Les autres expressions proposées ont été plus modestes telles que ‹ cinéma direct ›, ‹ cinéma-sincérité ›, ‹ cinéma-spontané ›, mais elles sont peut-être moins exigeantes et moins heureuses. »52
Pour ses défenseurs, il s’agit de promouvoir un cinéma qui revendique une proximité maximale avec la « vérité ». Ce cinéma doit donc, en adoptant cette étiquette, adhérer à une exigence morale et théorique. Loin d’un Morin, qui atténue parfois son propos via des euphémismes tels : « nouveau cinéma-vérité », « recherche d’une vérité », « vérité psychanalytique »53, Ivens cherche au contraire à provoquer le débat :
« Pour un nouveau mouvement de l’art du film, s’intituler Cinéma-vérité, c’est choisir une expression très forte et qui a pour tout le monde une signification considérable. Choisir une telle expression nous oblige à ne pas considérer seulement une technique qui peut d’ailleurs très bien être utilisée pour dire des mensonges ; choisir l’expression Cinéma-vérité nous oblige à prendre en considération et à discuter des aspects artistiques et moraux de notre art. »54
A l’opposé de Mario Ruspoli qui se réjouit de la modestie de son expression « cinéma direct »55, Ivens et Sadoul souhaitent, par l’emploi d’une expression devenue corrosive, donner aux discours une place à jamais primordiale, et, via les polémiques engendrées par cette étiquette, lier irrévocablement ce cinéma à une réflexion théorique sur lui-même.
Le clan des « vainqueurs » de cette controverse est aujourd’hui connu : pour désigner cette période, les historiens parlent à l’unanimité de « cinéma direct ». La raison du succès et de la pérennité de l’expression ruspolienne est notamment imputable à l’activité éditoriale des principaux partisans de cette étiquette, qui, dès 1963, développent leurs propos dans des rapports de l’UNESCO. Ainsi, les textes Groupe synchrone cinématographique léger (1963) de Mario Ruspoli, Une esthétique du réel, le cinéma direct (1964) de Louis Marcorelles et Naissance de la Living Camera de Richard Leacock (1965) posent les jalons factuels et théoriques pour les premières histoires de ce cinéma. Louis Marcorelles rédige une importante synthèse du mouvement en 1970 : Eléments pour un nouveau cinéma, et lorsque Gilles Marsolais publie en 1974 la première histoire de cette période, il s’appuie largement sur les rapports de l’UNESCO susmentionnés56. Par contre, les interventions des partisans du « cinéma-vérité », plus ponctuelles, n’ont jamais été développées dans de longues publications et restent à ce jour très méconnues des historiens57.
On peut néanmoins déplorer que l’historiographie fasse l’impasse sur le pan discursif de cette histoire et relègue, à l’instar de Jean-André Fieschi, les propositions théoriques du « cinéma-vérité » au rang de :
« vocable absurde, brouillon, sottement hérité de Vertov et de ses Kino-Pravda […]. Qu’on se reporte à ce sujet aux polémiques des années 1960, à cet interminable débat académique encombrant festivals, colloques et revues ! »58
Dans le domaine du cinéma non-fictionnel, les années 1960-1965 ont vu l’émergence de propositions techniques et filmiques majeures. Mais, cette période a aussi connu une forte polémique posant les caractéristiques de ce nouveau cinéma et discutant des labels sous lesquels ces diverses propositions filmiques doivent être fédérées. Les cinéastes du « direct » chargent le pan technique d’une grande responsabilité dans leur recherche de « vérité ». Les partisans du « cinéma-vérité », par contre, considèrent que cette « vérité » peut être le résultat d’une exigence morale et que ce mouvement doit accorder une place centrale aux discours et à la théorie. Un renouveau historiographique, fort d’une attention nouvelle accordée non plus uniquement aux films et aux techniques, mais aussi aux discours, permettra de mieux saisir la complexité du phénomène, que l’on choisisse de le nommer « cinéma direct » ou « cinéma-vérité ».