Faye Corthésy

Traders de Jean-Stéphane Bron, un objet télévisuel singulier

Cet article analyse l’avant-dernier documentaire du réalisateur suisse romand Jean-Stéphane Bron, Traders (2009), réalisé pour l’émission de reportage Temps Présent (TSR), et démontre que, loin d’être un travail de commande impersonnel, ce film s’inscrit de façon cohérente dans la filmographie du cinéaste. Dans un premier temps, il est montré comment le film de Bron à la fois utilise et joue avec les codes du reportage télévisé (format de cinquante-deux minutes, doublage en français sur les voix assourdies des personnes interviewées, entretiens frontaux tournés en studio, sur fond neutre, etc.), et s’en éloigne fortement (usage du « je » en voix over , emprunts aux codes fictionnels). A cette tension entre un pôle reportage et un pôle fictionnel, s’ajoute une mixité des images mises en chaîne dans Traders (plans filmés par le cinéaste, archives télévisées, photographies), qui est ensuite interrogée. L’usage des archives télévisées et d’images fixes participe non seulement à la construction du récit documentaire, mais permet aussi au réalisateur d’entretenir une distance ironique avec son sujet. Ces multiples hybridités sont enfin mises en perspective avec les autres films de Jean-Stéphane Bron.

Avant-dernier documentaire du cinéaste Jean-Stéphane Bron, Traders, réalisé pour l’émission de reportages Temps présent de la Télévision suisse romande (TSR), est consacré à quelques traders new-yorkais préparant un championnat de boxe à but caritatif peu après la faillite de la banque américaine Lehman Brothers. Diffusé sur la première chaîne romande le 7 mai 2009, ce film a par ailleurs été présenté en avant-première au festival de cinéma documentaire « Visions du réel » de Nyon1. Cette double diffusion est à elle seule emblématique du statut ambigu de cet « objet » à la fois télévisuel et cinématographique qui ressortit simultanément au reportage anonyme et au film d’auteur, au documentaire et à la fiction. Il s’agira donc ici de s’interroger non seulement sur le statut particulier de ce film, mais aussi sur sa place singulière au sein de la filmographie de Bron.

La sortie de Traders sur le petit écran, pour une diffusion unique dans le cadre d’une émission de reportage de la TSR, a pu surprendre les spectateurs qui ont suivi l’évolution de la filmographie de Jean-Stéphane Bron2. En effet, s’il semblait que le réalisateur gravissait un à un les échelons supposés des catégories cinématographiques (documentaire télévisuel, documentaire de cinéma, fiction)3, on peut se demander si, après le succès historique de Mais im Bundeshuus (Le génie helvétique, 2003)4, ce travail pour Temps présent ne signifie pas, pour l’enfant chéri du cinéma suisse, un « retour en arrière », même si ce film de commande a constitué, dans l’historique de production, un premier pas vers le documentaire Cleveland contre Wall Street, prévu pour les salles et présenté en mai à la Quinzaine des Réalisateurs du festival de Cannes5.

L’hybridité de Traders ne résulte pas seulement de son contexte de diffusion (le dernier opus d’un cinéaste reconnu produit pour un cadre télévisuel), mais aussi des caractéristiques mêmes du film, qui mêle documentaire et fiction et intègre différents types d’images tels des instantanés photographiques, des images d’archives et des extraits de films de fiction (par exemple un cheval qui tombe d’une falaise, image probablement extraite d’un western).

Il s’agira ici de s’interroger sur les effets de ce caractère hybride et de le mettre en regard des précédents films de Jean-Stéphane Bron. Nous verrons alors que Traders est loin d’être un ovni dans la filmographie du réalisateur.

Temps présent, version de luxe

Principal magazine d’enquête de la TSR depuis 1969, Temps présent propose des reportages à fréquence hebdomadaire dans la case de grande écoute entre 20 et 21 heures. Deux éléments de Traders répondent à ce genre télévisuel très standardisé : le format type de cinquante-deux minutes, ainsi que le doublage en français qui se superpose, sur la piste-sons, aux voix originales assourdies des personnes interviewées. Mais de ces deux caractéristiques, Bron joue de façon particulière. En effet, le film est divisé en cinq rounds titrés, signalés visuellement par des mentions écrites et auditivement par la sonnerie d’un ring de boxe6. Cette découpe participe d’une part de la construction dite « classique » d’un certain type de récit documentaire en cinq « actes » (qui manifeste souvent une tendance fictionnalisante), d’autre part d’une mise en évidence de la normativité même du format (un reportage de cinquante-deux minutes). De même, le doublage, loin d’être neutre, apporte parfois un commentaire ironique sur le contenu des paroles, renforçant ainsi le sens produit par des jeux de montage, comme lorsqu’au plan d’un trader avouant « se méfie[r] quand quelqu’un déclare publiquement que tout va bien » succèdent les images télévisuelles d’une conférence de presse d’Henry Paulson, secrétaire au Trésor américain, qui assure que « le peuple américain peut rester confiant dans la solidité et la résilience de [son] système financier ». Dans de tels cas, le ton de la voix du doublage est clairement empreint d’ironie. Par cette prise de distance, Bron joue ainsi avec les codes du reportage.

En plus de ces deux aspects – format et doublage – pris dans une tension entre les normes de l’instance télévisuelle et une posture personnelle, Traders est mis en valeur de façon particulière dans la présentation faite par le journaliste Jean-Philippe Ceppi. Ce dernier insiste fortement dans son discours sur l’« indépendance » de Jean-Stéphane Bron, synonyme de qualité :

« Pour Temps Présent, le réalisateur indépendant Jean-Stéphane Bron a eu la bonne idée : il s’est glissé dans les coulisses d’un gala annuel de boxe destiné à des œuvres caritatives et durant lequel des traders de New York se défoulent pour une bonne cause. Vous le verrez, son projet a dépassé toutes ses espérances. En effet, au moment où les traders se préparaient pour leur match de boxe, la crise frappait New York, les marchés s’écroulaient et Jean-Stéphane Bron vivait cette crise au côté des traders boxeurs. Vous allez le voir, son film illustre bien à quel point tout cela est affaire d’adrénaline, que l’on boxe ou que l’on spécule, et combien dans ces deux mondes la gloire est toujours très proche du tapis. […] Notre émission a toujours accueilli des réalisateurs indépendants et brillants comme Jean-Stéphane Bron ».

En outre, dans le générique du film lui-même, l’aspect télévisuel est balayé au profit d’un effet proprement cinématographique : les quatre premiers intertitres7 ne mentionnent pas la TSR, alors que celle-ci a largement contribué au financement du film. Cet effacement, au profit de « Saga Production » et des « Films Pelléas », a été voulu par Temps présent8 et fait donc partie de cette même mise en évidence du statut « indépendant » du réalisateur. De plus, les reportages produits et diffusés par Temps présent voient en général apparaître le titre après quelques minutes de film, sur l’image diégétique, en majuscules et avec la typographie de l’émission, puis l’inscription « Un reportage de… ». Or, Bron n’utilise pas cette typographie spécifique, ni ne présente Traders comme un « reportage », mais comme un « film », ce qui tend à le distinguer d’autant plus des autres sujets proposés chaque semaine par l’émission.

Traders possède donc quelques caractéristiques de base adaptées à l’émission, mais se démarque toutefois des reportages traditionnels montrés dans ce contexte, d’une part en raison des particularités évoquées, d’autre part via la mise en évidence du statut indépendant du réalisateur.

Pôle reportage et pôle fictionnel

Si le statut institutionnel de Traders se révèle ambivalent, le film se construit également sur une ambiguïté formelle entre un pôle reportage et un pôle fictionnel. Film documentaire, spécifiquement présenté comme une immersion exclusive dans un univers très fermé, l’avant-dernière production de Bron se distingue par son adhésion, certes ponctuelle mais très forte, aux codes du reportage. Bien qu’il ne s’agisse pas de sa première réalisation pour la télévision, le cinéaste romand n’a jamais adopté un dispositif si clairement télévisuel. Ainsi, les entretiens avec les dix protagonistes du film sont tous réalisés en caméra frontale, en studio, sur fond neutre ; les propos sont doublés sans masquer totalement la voix originale de façon à ce que la traduction puisse être authentifiée ; l’ambition de révéler l’envers du décor (vie privée des traders, loges du gala, fonctionnement de la finance) est affirmée de façon récurrente.

En dépit de ces caractéristiques associées au genre télévisuel, le spectateur ne peut qu’être surpris par la rupture qu’instaurent certains emprunts à la fiction. Après l’apparition du nom de Jean-Stéphane Bron au générique, la voix du réalisateur accueille le spectateur en lui donnant les informations principales nécessaires à la compréhension du film. On assiste véritablement à une entrée en scène vocale de Bron9, annoncée par l’intertitre, qui instaure rapidement une relation privilégiée avec le spectateur par le ton intimiste adopté. Quelques plans plus tard, la voix de Bron réapparaît, le cinéaste s’affirmant, pour la première fois de sa filmographie10, par l’usage du « je »11 (« Je suis donc à New York pour filmer les préparatifs du championnat de boxe. Entre deux séances d’entraînement, je rencontre ces traders qui font partie d’un monde où le secret est la règle »). Cet emploi du « je » non seulement ne correspond pas au reportage type de Temps présent où le réalisateur se cache derrière le concept impersonnel de l’émission, mais pose explicitement Bron comme l’« auteur » du film, celui qui est à l’origine des sons et des images. A la neutralité de l’instance filmique du reporter, Bron substitue un point de vue intimiste. En effet, outre l’affirmation du « je », il utilise, en voix over, le sujet « nos héros »12 pour caractériser les traders, ce qui les inscrit d’emblée dans le mode canonique du récit fictionnel13. Par ailleurs, comme mentionné ci-dessus, le film est divisé en cinq rounds qui renvoient à la division classique d’une pièce de théâtre en cinq actes. Ces quelques « figures de style » distinguent là encore Traders d’un Temps présent classique.

La réception critique a abondamment relevé l’usage métaphorique de la boxe pour illustrer l’univers de la finance14. Cette métaphore, construite par le montage alterné d’images montrant respectivement les traders au cours d’interviews ou au travail, les entraînements et le gala permet de croiser la visée informative d’un documentaire sur les effets de la crise avec le « spectacle » des matchs de boxe, ce dernier tendant à être plus fictionnel. A la fin du générique, un zoom avant en plongée sur la salle du championnat où les gens se meuvent au ralenti correspond aussi à une plongée dans le monde diégétique (fig. 1). En outre, chaque protagoniste apparaît à la fois dans son rôle de trader et dans celui de boxeur pour le gala de charité. Cette double fonction, à la ville et à la scène, est exploitée dès les premiers plans du film : quatre traders, en regard caméra, détaillent leur profession, avant qu’une photographie ne vienne illustrer leur activité sur le ring (fig. 2-3). En plus de ce parallèle entre la réalité (leur activité dans la finance) et le spectacle (leur participation au gaa de charité), la surimpression classique de leur identité est doublée par leur pseudonyme de boxeur (fig. 4). Les personnages sont donc présentés à la fois comme protagonistes d’un documentaire et personnages d’un univers « fictionnel », le ring. Cette double identité des protagonistes du film renvoie clairement à Moi, un noir (1958) de Jean Rouch, où les « personnages » du film (qui boxent eux aussi !) sont présentés et se présentent en voix over à la fois avec leur vrai nom et un pseudonyme, le film flirtant ainsi avec la frontière entre documentaire et fiction (voir l’un des cartons du générique du film de Rouch, fig. 5).

La métaphore finance-boxe ne permet donc pas seulement d’illustrer la violence et la compétitivité du monde de la bourse, mais constitue une mise en abyme du spectacle dans le reportage, un enchevêtrement total des pôles authentifiant et fictionnalisant. C’est donc tant pour sa valeur métaphorique que sa valeur formelle que le spectacle de boxe rythme ce film, découpé en cinq rounds.

Les usages de l’archive télévisuelle et de l’instantané photographique : construction du récit et affirmation d’un « point de vue » auteuriste

Aux multiples hybridités susmentionnées vient s’ajouter une mixité des images mises en jeu dans Traders. Des images filmées par le cinéaste, des archives de télévision, et, surtout, des photographies sont mises en chaîne. Si les reportages télévisuels ont pour principale mission de rendre compte, de transmettre des informations de façon claire et efficace, ils ne proposent, en général, pas de point de vue (idéologique) sur leur sujet, leur fonction étant avant tout informative. En outre, ils ne cherchent pas forcément à proposer des choix stylistiques particuliers. Or, sur ces deux aspects – idéologique et esthétique –, Traders se distingue du reportage en proposant à la fois un regard décalé sur son sujet et des choix de mise en forme spécifiques. Ainsi l’usage d’images d’archives télévisuelles et d’instantanés photographiques participe non seulement à la construction du récit, mais aussi à la mise en place d’un décalage ironique par rapport au sujet du film.

Film réalisé pour la télévision, Traders opère une seconde mise en abyme (le média dans le média) par la présence importante d’images d’archives télévisuelles ; il propose donc une réflexion sur la place des médias dans le traitement de la crise. On distingue deux modes d’utilisation de ces images télévisuelles. Elles peuvent, d’une part, être exploitées d’une manière très classique, comme partie intégrante du récit. C’est ainsi que la faillite de Lehman Brothers, le témoignage de Richard Fuld, ancien président de la banque, et les débats autour du plan de sauvetage bancaire de 700 milliards de dollars adopté par le Congrès américain sont figurés par le recours à des images d’archives. Bron n’hésite pas à « remonter » des séquences télévisuelles existantes, comme celle du témoignage de Fuld, pour créer une dynamique dans l’enchaînement des plans et dans les dialogues entre les juges et l’ex-président de Lehman Brothers. La perversité de ce dernier est mise en avant par les quelques plans choisis par Bron dans le flux des images télévisuelles, où celui que le film érige en « méchant » détourne les questions gênantes qu’on lui pose. D’autres images sont également ajoutées, dont la portée ironique est construite par le montage : il en va ainsi de plusieurs plans en noir et blanc de bâtiments qui explosent, montrés à la suite de l’affirmation de Fuld selon laquelle il « endosse l’entière responsabilité des décisions [qu’il a] prises et des actions [qu’il a] menées » ; ou encore d’une courte séquence (provenant vraisemblablement d’une publicité américaine des années 1950 filmée en Technicolor) dans laquelle une famille s’installe avec bonheur dans sa nouvelle maison (fig. 6), précédée d’une explication par l’un des traders des causes de la crise des subprimes, qui a contraint ces « gens [qui] rêvaient d’une vie meilleure » à abandonner leur foyer. Ces images recontextualisées par le film mettent clairement à distance l’idéologie du rêve américain. Le montage des archives télévisuelles et des interviews des traders permet également à Bron de créer un véritable suspense autour de la décision du Congrès concernant l’adoption d’un plan de sauvetage bancaire. Comme dans Mais im Bundeshuus, Bron utilise les ressorts classiques de la fiction pour tenir le (télé)spectateur en haleine : personnages en attente qui discutent des conséquences d’une décision, plan sur un arbre secoué par le vent qui dilate le temps, musique extradiégétique qui renforce le suspense, etc.

Par ailleurs, les images télévisuelles sont parfois traitées avec distance par le cinéaste, qui filme le poste de télévision dans son contexte (salle d’entraînement, appartements des traders), parfois comme le contre-champ du regard d’un protagoniste (fig. 7-8), suggérant ainsi une lecture critique du traitement de l’actualité dans les médias. Cette double utilisation de l’image télévisuelle, directe ou décalée, traduit un paradoxe de Traders, qui montre d’un côté l’omniprésence et le catastrophisme des médias (fig. 9) et, de l’autre, s’approprie des images télévisuelles pour construire, lui aussi, du sensationnel.

Un autre type d’images parcourt Traders, puisque le film compte plus de quatre-vingt photographies. L’importance de ce procédé est renforcée par le fait que Matthieu Lavanchy, un jeune photographe suisse travaillant à New York15, a été spécialement engagé pour le film. La plupart des clichés montrent les traders au travail, devant leur bureau ou dans la « corbeille », mais aussi des éléments de « décor », tels que des maisons délabrées ou les loges à la fin du championnat (fig. 10). Ces images sont intégrées dans le film selon différentes modalités : soit de manière isolée – comme au début du film –, soit dans une suite de plusieurs images, avec ou sans effet de zoom. Souvent des sons – musique, bruits ou paroles des traders – recréent une ambiance ou un commentaire en concordance ou en contrepoint avec l’image et instaurent une temporalité linéaire. Outre ces photographies qui interviennent directement dans le film, sans mise à distance, des images fixes, telles que des photographies de famille, sont filmées dans leur contexte (album-photo, cadre, frigo, etc.) (fig. 11).

Les photographies des traders au travail – ceux-ci ne sont jamais filmés dans leur environnement financier –, si elles peuvent donner l’impression d’introduire une réflexivité dans le film en exhibant une discontinuité, participent surtout d’une dramatisation de l’univers des traders. En n’offrant aucun plan à l’intérieur de la bourse, Bron confère aux activités financières une part attirante de mystère grâce à l’image fixe. Le montage des photographies, parfois balayées par un zoom, dynamise, en les fragmentant, des actions banales (des personnes devant un écran d’ordinateur ou au téléphone principalement). Mais l’usage de la photographie ne permet pas seulement à Bron d’illustrer les discours des protagonnistes : il contribue aussi à installer une distance ironique avec le sujet. Par exemple, après qu’un opérateur de marché n’est pas parvenu à donner une définition de la finance, le cinéaste nous montre plusieurs photographies « en diapositives » de ce même trader marchant dans la rue. Doublée d’une musique allègre de genre western, cette mise en scène héroïque du personnage après son incapacité à définir son activité crée un effet décalé et témoigne d’un regard amusé de Bron sur les « héros » de son film.

En plus du travail de Matthieu Lavanchy sont présentées des photographies de famille, avec cette même double fonction de participation à la construction du récit et d’instauration d’un léger décalage. Celles-ci permettent de donner une plus grande profondeur aux personnages en découvrant leur famille ou des images de leur enfance. Mais si ces images participent d’une humanisation des traders, elles contribuent aussi à une représentation ironique de ceux-ci. Ainsi, Bron juxtapose à plusieurs reprises d’anciennes photographies des protagonistes, enfants déguisés en super-héros ou en boxeurs (fig. 12-13), et des plans où ils évoquent, en costume d’homme d’affaire, leur rôle de trader.

Les archives télévisuelles et les photographies sont ainsi utilisées tant pour construire le récit des conséquences de la faillite de Lehman Brothers que pour créer un commentaire ironique sous-jacent – « point de vue » décalé plutôt qu’engagé – sur le monde de la finance et ses représentations.

Un hybride « à la Bron »

Jouant des codes d’un Temps présent type, Traders se construit donc à la frontière du reportage et de la fiction, dans une tension entre statut télévisuel et approche personnelle, voire « auteuriste ». L’hybridité de cet objet n’en fait toutefois pas un ovni dans la filmographie de Jean-Stéphane Bron, mais permet au contraire de l’y inscrire de façon cohérente puisque ses précédents films amorçaient déjà des explorations similaires. Ainsi, ses documentaires se caractérisent par une narration forte – avec une situation initiale, un développement et une situation finale – ainsi que par une construction des protagonistes en personnages, et empruntent certains codes à des genres fictionnels (thriller, western, portrait intime). A l’inverse, son film de fiction, Mon frère se marie, joue sur un « effet documentaire », d’une part avec la présence dans le film d’entretiens que Jacques, le personnage principal, est censé avoir filmé16, d’autre part – et à un autre niveau – par le caractère autobiographique du scénario. Traders s’inscrit donc logiquement dans la continuité d’une production qui se caractérise par une conception poreuse des frontières entre documentaire et fiction.

La même cohérence peut être observée dans l’usage de la photographie. En effet, la filmographie de Bron en fournit de nombreux exemples, que ce soit par l’utilisation directe de photographies ou par la mise en scène de faux clichés. Dans Connu de nos services, le recours à des images datant de la jeunesse de Claude Muret, le protagoniste qui raconte son parcours de militant, se justifie par le sujet même du film (il reste plus d’images fixes du passé de Muret que d’images animées). Mais l’usage du médium photographique peut être plus atypique : quelques « fausses photographies » ponctuent le début de Mais im Bundeshuus, de manière parallèle à celles de Traders. Présentés l’un après l’autre par la voix over de Bron, alors que la caméra suit leur entrée dans le Palais Fédéral, les personnages sont ensuite montrés prenant la pose – l’image acquérant dès lors une allure figée – dans un cadre privé, entourés ou non de leur famille (de même que les traders sont présentés, par le biais d’une « vraie » photographie, en boxeurs)17. Le caractère statique de la mise en scène offre une vision typique, voire caricaturale, des personnages, dans une représentation qui permet de saisir aisément leur tempérament et leur univers. La photographie joue aussi un rôle dans sa fiction, Mon frère se marie18. Au début du film, des images de cartes postales représentant des paysages helvétiques illustrent la supercherie de la famille suisse qui fait croire à la mère vietnamienne biologique de Vinh – le « frère » du titre – qu’il vit dans un « paradis », auprès d’une famille unie. Puis, deux utilisations antagonistes de l’image photographique se font écho : l’une hypocrite et artificielle après la cérémonie du mariage (fig. 14-15) qui rejoint les clichés paysagers du début, l’autre, plus sincère et naturelle, à la fin du film, loin de l’image des cartes postales (fig. 16-17). Enfin, il est peut-être moins connu que Jean-Stéphane Bron a également réalisé deux courts métrages documentaires pour la TSR, en 2004, qui chacun présente un photographe suisse19. Ainsi, Bron utilise dans ses films précédents la photographie, réelle ou mimée, pour reconstruire un passé en images (Connu de nos services), pour exploiter sa capacité à figer un instant, à lui offrir une lisibilité plus efficace, simplifiée (Mais im Bundeshuus), ou, dans une fiction, pour la mise en valeur originale qu’elle peut offrir d’une situation (Mon frère se marie). A la suite de ces exemples, l’usage de plus de quatre-vingt photographies dans Traders apparaît donc comme le point d’orgue d’une caractéristique stylistique de ce cinéaste.

A cheval entre cinéma et télévision, documentaire et fiction, usant d’archives télévisuelles et de photographies, le film de Bron se distingue par ses différents niveaux d’hybridité. Si ces parti-pris n’ont pas été synonymes de grand succès public20, ils inscrivent Traders, qui pourrait a priori apparaître comme un simple travail de commande, dans la cohérence de la production filmique de Jean-Stéphane Bron21. Et au-delà. Cette hybridité est aussi propre au cinéma romand actuel : que ce soit Lionel Baier, Ursula Meier, Fernand Melgar, ou Pierre-Yves Borgeaud, tous explorent et interrogent d’une façon ou d’une autre les frontières entre télévision et cinéma, documentaire et fiction.

1 A la demande de Jean Perret, directeur du festival, Traders a été projeté à Nyon le 27 avril 2009.

2 Connu de nos services, 1997, documentaire de 64 minutes sorti en salle ; La bonne conduite, 1999, documentaire de 52 minutes diffusé dans l’émission Temps présent et sorti en salle ; En cavale, 2000, documentaire de 52 minutes diffusé sur la TSR et Arte ; Mais im Bundeshuus (Le génie helvétique), 2003, documentaire de 90 minutes diffusé en salle ; Mon frère se marie, 2006, fiction de 91 minutes diffusée en salle.

3 On retrouve cette hiérarchie dans le dossier que Swiss Films consacre au réalisateur ; le film de fiction est présenté en premier, puis les documentaires, pour finir avec les courts métrages et les documentaires de télévision (http://www.swissfilms.ch/static/files/cineportraits/4833_Bron_fr.pdf, consulté le 15 août 2010).

4 120 000 entrées sur le territoire suisse, soit un succès rarement atteint pour un documentaire suisse.

5 Voir la critique de ce film et l’interview de Jean-Stéphane Bron in Les cahiers du cinéma, no 658, juillet-août 2010, pp. 40-42.

6 « Round 1 / La chute de Lehman » (04 : 06) ; « Round 2 / Pertes et profits » (14 : 06) ; « Round 3 / Gagnants et perdants » (20 : 10) ; « Round 4 / Sauver la finance » (27 : 28) ; « Round 5 /La fête est finie » (43 : 12).

7 « Saga Production et Les Films Pélleas présentent », « Une production de Robert Boner et Philippe Martin », « Traders », « Un film de Jean-Stéphane Bron » : il s’agit dans tous les cas d’inscriptions blanches se découpant sur un fond noir.

8 Entretien de l’auteure avec Jean-Stéphane Bron, 26 juillet 2009.

9 Sa voix est certainement reconnaissable pour une majorité du public suisse romand – à qui s’adresse principalement ce documentaire diffusé sur la TSR –, Bron intervenant vocalement dans tous ses autres documentaires et étant régulièrement interviewé par la RSR ou la TSR depuis le succès de Mais im Bundeshuus. Ainsi, pour la promotion de Traders, outre les entretiens pour la presse écrite, Bron a notamment été interviewé par Patrick Ferla dans son émission Presque rien sur presque tout (26 avril 2009, repris en partie dans l’émission d’Espace 2 Dare-dare le 27 avril 2009), ainsi que par la TSR pour un reportage de l’émission TTC, diffusée le 27 avril 2009.

10 Dans Connu de nos services, Bron lit parfois, en voix over, les fiches rendant compte des activités de Claude Muret, tandis que dans Mais im Bundeshuus, sa voix commente les images. Dans ce dernier film, Bron utilise le « nous ».

11 Le « je » en voix over revient dans la dernière partie du film alors que Bron s’interroge sur les dérives du système : « Comme j’avais envie d’avoir une réponse, je suis allé voir deux économistes qui travaillent ici, à New York, et je leur ai demandé s’ils pensaient eux aussi que la fête était finie. ».

12 « Ce soir, loin des marchés, nos héros essaient d’oublier que depuis quelques semaines des milliards de dollars sont partis en fumée » ; « Même pour nos héros, l’exercice n’est pas facile ».

13 Le statut de « héros » des protagonistes était déjà affirmé dans Mais im Bundeshuus. Voir Alain Boillat et Laurent Guido, « Mais im Bundeshuus, un documentaire au service du récit », in Décadrages, no 3, 2002, p. 89 (disponible sur : http://www.decadrages.ch/mais-im-bundeshuus-jean-stephane-bron-2004).

14 Un exemple parmi d’autres : « Une fois l’an, à New York, gestionnaires de comptes et gérants de fortune participent au Wall Street Boxing Charity Championship. Quelques durs à cuire de la profession tâtent du cuir sur le ring au profit d’une bonne œuvre. Les joutes de l’automne 2008 se posent en parfaite métaphore de l’industrie financière qui tape dans le vide, s’en prend plein les gencives et mord la poussière. » Antoine Duplan, « Wall Street, K.-O. debout », in L’Hebdo, 23 avril 2009.

15 Voir le site officiel du photographe, http://www.matthieulavanchy.com/, consulté le 15 août 2010.

16 Pour une analyse de ce dispositif, voir Alain Boillat, « Quand la fiction familiale intègre le dispositif de l’entretien : l’effet documentaire dans Mon frère se marie », in Décadrages, no 10, 2007, pp. 96-109 (consultable sur : http://www.decadrages.ch/mon-frere-se-marie-jean-stephane-bron-2006).

17 Voir Alain Boillat et Laurent Guido, op. cit., p. 91.

18 Voir Alain Boillat, « Quand la fiction intègre… », op. cit., où il est notamment question du rôle d’une photographie affichée au mur (légende des images, p. 102) et du statut des photos de famille (p. 105).

19 Christian Coigny et Olivier Christinat ; ces courts métrages qui ont été réalisés pour le programme « doc ch » sont disponibles en ligne sur le site de la TSR (http://www.tsr.ch/docs/photosuisse/?q=bron, consulté le 15 août 2010).

20 La part de marché de cette émission de Temps présent est de 23.6 (en moyenne 23.6 téléspectateurs sur 100 ayant accès à la TSR regardaient cette émission au moment de sa diffusion).