Valentine Robert

Le scaphandre et le papillon et l’adaptation filmique du « je » littéraire : l’œil qui écrit

Lorsque le cinéaste Julian Schnabel propose, dix ans après la sortie du livre Le scaphandre et le papillon de Jean-Dominique Bauby (1997), une « adaptation » de cette autobiographie, il prend pour sujet sa création même, en plaçant au premier plan les éléments qui, dans le péritexte, thématisaient les conditions de l’écriture. Bauby a en effet écrit cette autobiographie alors qu’il souffrait de locked-in syndrome , étant entièrement paralysé à l’exception de son œil gauche. C’est avec l’œil qu’il écrivait, dictant chaque lettre d’un battement de cils tandis qu’une assistante récitait à voix haute un code alphabétique. L’acte d’écriture devenait ainsi une performance audiovisuelle, saisissable cinématographiquement. Or Schnabel complexifie ce dispositif en faisant « plonger » le spectateur dans l’univers intérieur de Bauby à l’aide de procédés filmiques (caméra subjective, voix over à la première personne, flashbacks, visions) qui permettent de transposer toute la poésie et la force du texte. Narrant au « je » la vie, la pensée et les sens qui vibrent derrière les battements d’« aile » de cet œil-papillon, cette autobiographie traduit de fait un univers visionnaire que Bauby lui-même appelle son « cinéma personnel ». Schnabel « actualise » cette métaphore avec son film qui repousse les limites de la « focalisation interne » et met en abyme les pouvoirs du cinéma.

 

« ‹ La Cocotte-Minute ›, ça pourrait être un titre pour la pièce de théâtre que j’écrirai peut-être un jour à partir de mon expérience. J’ai aussi pensé à la baptiser L’Œil, et, bien sûr, Le Scaphandre. Vous en connaissez déjà l’intrigue et le décor. La chambre d’hôpital où monsieur L., un père de famille dans la force de l’âge, apprend à vivre avec un locked-in syndrome, séquelle d’un grave accident cardio-vasculaire. La pièce raconte les aventures de monsieur L. dans l’univers médical et l’évolution des rapports qu’il entretient avec sa femme, ses enfants, ses amis […]. Ambitieux et plutôt cynique, n’ayant pas jusque-là essuyé d’échecs, monsieur L. fait l’apprentissage de la détresse […]. On pourra suivre cette lente mutation aux premières loges grâce à une voix off reproduisant le monologue intérieur de monsieur L. dans toutes les situations. Il n’y a plus qu’à écrire la pièce. J’ai déjà la dernière scène. Le décor est plongé dans la pénombre à l’exception d’un halo qui nimbe le lit au milieu du plateau. C’est la nuit, tout dort. Soudain monsieur L., inerte depuis le lever du rideau, écarte draps et couvertures, saute au bas du lit, fait le tour de la scène dans une lumière irréelle. Puis le noir se fait et on entend une ultime fois la voix off, le monologue intérieur de monsieur L. : ‹ Merde, c’était un rêve. › »1

Plus qu’une mise en abyme du livre, ce passage du texte Le scaphandre et le papillon de Jean-Dominique Bauby constitue le scénario programmatique de son adaptation non seulement scénique, mais aussi filmique. Et Julian Schnabel, qui transpose dix ans plus tard Le scaphandre et le papillon au cinéma (France/USA, 2007), l’a entendu. Ainsi, dans le film, ce passage demeure (à quelques retranchements près) fidèlement énoncé par ce qui est bel et bien devenu la « voix off » de « monsieur L. », le héros accidenté de cette autobiographie atypique, Jean-Dominique Bauby, écrivain et ancien rédacteur en chef de Elle incarné par Mathieu Amalric2. Schnabel complexifie toutefois ce « programme » ; il ne se contente pas de raconter « les aventures de monsieur L. dans l’univers médical » ou « l’évolution des rapports qu’il entretient avec sa femme, ses enfants, ses amis ». Certes, le réalisateur met en scène les événements et pensées narrés dans l’ouvrage, mais il déplace la perspective pour élire comme objet central de cette « adaptation »3 l’écriture même du livre, sa création.

Une écriture audiovisuelle

Jean-Dominique Bauby a écrit cette autobiographie alors qu’il souffrait de locked-in syndrome, étant entièrement paralysé à l’exception de son œil gauche. C’est avec l’œil qu’il écrivait, dictant chaque lettre d’un battement de cils à une assistante qui récitait à voix haute un code alphabétique. Ces conditions d’écriture étaient bien sûr connues des lecteurs et ont joué un grand rôle dans la popularité de ce best-seller, mais la mention de celles-ci demeurent « hors-texte », ou plus précisément dans ce que Gérard Genette a appelé le « péritexte »4. La thématisation de cette « écriture de l’œil » survient de fait en quatrième de couverture :

« Avec son œil, il a écrit ce livre : chaque matin pendant des semaines, il en a mémorisé les pages avant de les dicter, puis de les corriger. »

Dans la dédicace :

« Toute ma gratitude va à Claude Mendibil dont on comprendra en lisant ces pages le rôle primordial qu’elle a joué dans leur écriture. »

Le prologue :

« Il faut surtout que je compose le début de ces carnets de voyage immobile pour être prêt quand l’envoyé de mon éditeur viendra le prendre en dictée, lettre par lettre. Dans ma tête, je malaxe dix fois chaque phrase, retranche un mot, ajoute un adjectif et apprends mon texte par cœur, un paragraphe après l’autre. »

Enfin dans l’ultime paragraphe du texte :

« Accoudée à la petite table roulante en Formica qui lui tient lieu de bureau, Claude relit ces textes que nous tirons patiemment du vide tous les après-midi depuis deux mois. J’ai plaisir à retrouver certaines pages. D’autres nous déçoivent. Tout cela fait-il un livre ? »

C’est tout5. Le corps du texte est réservé à ce qu’il vit dans l’hôpital, ce qu’il y voit, ressent et pense, en nous donnant à entendre, en « chaque situation », ce « monologue intérieur » fait de cynisme et de poésie, rendu plus précieux encore par ses qualités littéraires6. Le choix du réalisateur consistant à mettre au premier plan ces éléments en faisant du film l’histoire du « processus de création »7 littéraire s’explique par la dimension non seulement existentielle8, mais aussi cinématographique de cet acte d’écriture. Ecrire incarne au cinéma l’un des actes créateurs les plus insaisissables9, mais la « fabrication » de ce livre-ci propose, en lieu et place d’une introversion solitaire et muette, une véritable performance audiovisuelle : chaque lettre advenant par un double-jeu de voix et de regard (l’alphabet récité par Claude Mendibil, le clignement de paupière de l’auteur signalant la lettre élue). Au rang des adaptations qui transposent, non pas le seul contenu du livre mais son processus d’écriture même, Schnabel semble avoir trouvé dans Le scaphandre et le papillon « le » bon objet, de par la « filmogénie » de son écriture « voco-oculaire ».

Le réalisateur avait d’ailleurs entamé cette quête dans son film précédent, Avant la nuit (Before Night Falls, USA, 2000), qui consiste également en une adaptation de l’autobiographie d’un écrivain, Reinaldo Arenas (incarné à l’écran par Javier Bardem). Alors que le livre10 s’ouvre sur un prologue magistral qui thématise la manière dont Arenas s’est échiné à écrire l’ouvrage « avant la nuit » – avant la mort –, le film de Schnabel ne met pas en abyme l’écriture de cette autobiographie, mais se contente de mettre en scène les événements, accompagnés par moments de la voix over de Bardem récitant des passages du livre. L’acte d’écrire n’advient presque jamais à l’écran (rares sont les passages où l’on aperçoit le poète cubain écrire à la machine ou, en prison, noircir péniblement des petites feuilles), c’est bien plutôt le résultat – les mots gravés dans les arbres, les billets annotés, les feuillets manuscrits ou le livre publié – qui sont dramatisés dans leur fragilité matérielle et leur force subversive. Si donc Schnabel avait déjà exploré la question de l’écriture et de l’adaptation, et si l’ensemble de son œuvre témoigne d’une fascination pour la création artistique et sa transposition intermédiale11, ce n’est qu’avec Le scaphandre et le papillon qu’il propose de reconstituer cinématographiquement – et même d’élire comme sujet principal de son film – l’acte d’écrire, parce que, dans ce cas, il est devenu audiovisuel. Le film se termine ainsi sur le livre publié (fig. 1), le processus d’écriture ayant été accompli.

La réflexion quant aux possibilités d’appropriation cinématographique de ce texte et de son écriture fut menée plus loin que la simple « captation » de cet échange de lettres parlées et de battements de cils. La lenteur laborieuse et l’implacable répétition du processus incita le réalisateur à déployer un type de structure filmique qu’on peut, en reprenant le terme de Christian Metz, qualifier de « fréquentative »12. C’est-à-dire qu’une sélection non chronologique d’images et de sons donnent un sommaire abstrait et indicatif des événements, incitant le spectateur à les envisager avec distance, dans un rapport de contemplation poétique. Schnabel renforce cela en donnant à voir un tissu d’images hétérogènes affranchi de toute continuité, accolant l’acte d’écriture qui se joue entre Bauby et Claude Mendibil en tous lieux et en tout temps à des aperçus du quotidien de l’écrivain et à des visions qui – le plus souvent figurées dans des ralentis – « concrétisent » ses pensées et métaphores (le scaphandre, l’hôpital au temps de l’impératrice Eugénie, le saut du danseur Nijinski…). A ce mélange visuel répond la démultiplication des pistes sonores : la voix de la copiste déclamant l’alphabet est travaillée en fond sonore à l’origine lointaine mais inébranlable ; un accompagnement musical au piano de Paul Cantelon vient s’y ajouter, tandis que la voix over de Bauby fait vivre le texte littéraire, dans des sélections choisies et retravaillées par le scénariste Ronald Harwood13. Toutefois, c’est surtout la manière dont ce film donne accès à l’intériorité de l’écrivain qui en fait son intérêt (et qui participa assurément) à son obtention du prix de la mise en scène au festival de Cannes 2007. Le scaphandre et le papillon a de fait pour caractéristique essentielle – annoncée dans un générique fait de radiographies médicales aux rayons X14 – son traitement du point de vue, réfléchi ici à l’aune de la focalisation interne littéraire.

La voix du « je »

Adapter un texte littéraire écrit au « je » a toujours constitué une sorte de défi pour les cinéastes, étant donné leur dispositif de captation mécanique qui induit un type d’énonciation que Christian Metz a appelée « impersonnelle »15. L’un des procédés cinématographiques élaborés pour traduire la focalisation littéraire en « je » fut la voix off, ou plus précisément la voix over « homodiégétique », c’est-à-dire la voix d’un personnage devenu narrateur qui « plane, tel un esprit, au-dessus du monde diégétique d’une part, dans l’espace de la salle d’autre part »16. Si les premières occurrences du procédé ont lieu dans les années 193017, Roger Chartier en a signé une sorte d’« acte de naissance théorique » en 1947, que l’on se doit de citer ici dans tout son développement :

« On a souvent écrit que le cinéma, fait des images et des choses, ne devait pas prétendre à l’analyse des âmes et que seul le roman pouvait pénétrer dans le for intérieur des personnages. Pourtant, c’est avec des mots que le romancier procède à l’analyse psychologique et, à moins de renoncer à explorer toutes les possibilités du cinéma parlant, il fallait essayer d’user des mots, dans le film comme dans le roman, pour transcrire les pensées. Sans doute les mots au cinéma sont parlés au lieu d’être écrits. Mais quand nous essayons d’imaginer notre monologue intérieur, il nous semble plus proche du langage parlé que du langage écrit. C’est d’une ‹ voix intérieure › que l’on parle et non d’une ‹ page intérieure › ; nous disons que nous parlons à nous-mêmes et jamais un débat intérieur ne nous apparaît comme un échange de notes écrites. Pourquoi le cinéma n’enregistrerait-il pas des paroles traduisant le monologue intérieur des personnages ? A première vue, il semble que ces paroles qu’aucun personnage ne prononce sur l’écran auraient exactement la même valeur que le commentaire des films documentaires […]. Mais cette voix qui se superpose aux images prend une toute autre signification quand les mots qu’elle prononce traduisent les pensées du principal personnage de l’action et non celles d’un commentateur secondaire ou anonyme. Toute l’histoire est alors vue sous un jour nouveau : au lieu d’être racontée par un auteur omniscient et pourvu du don d’ubiquité, elle est vécue au point de vue d’un seul personnage. Le cinéma s’enrichit ainsi d’une technique qui semblait jusqu’à présent réservée au roman : le récit à la première personne. »18

Les richesses de la voix over à la première personne en termes d’adaptation du « je » littéraire sont donc établies à la fin des années quarante, et demeureront une source d’expérimentations filmiques fondamentale. Or, Le scaphandre et le papillon retravaille de manière spécifique ce procédé, en en dramatisant les limites. Le film de 2007 s’ouvre en effet sur une séquence de dialogue, semble-t-il, entre un infirmier et le patient. Le spectateur est amené à croire que les paroles de Jean-Dominique Bauby (dont on voit par les yeux, nous y reviendrons) résonnent en voix in, l’infirmier semblant les attendre, les entendre et les comprendre. Le traitement du grain de la voix et de sa résonnance nous fait toutefois douter, et le verdict tombe lorsque l’infirmier sanctionne : « Ne vous en faites pas. Le processus est très lent, mais vous retrouverez la parole ». On découvre ainsi a posteriori, en même temps que le personnage (« Pardon ? Quoi ? Vous m’entendez pas ? Docteur ? Docteur ? Quoi… Je parle pas ? Ils m’entendent pas ? »), tout le drame de cette voix à n’être entendue que du spectateur, à ne pouvoir « percer » l’espace diégétique, traverser la frontière entre le over et le in et devoir demeurer un monologue (ce retrait est exprimé avec force dans le changement de pronom entre « Vous m’entendez pas ? » et « Ils m’entendent pas ? »). L’avènement diégétique de cette voix deviendra ainsi l’enjeu même du film. Contrairement au roman où la voix narrative est constitutive du texte et existe par et avec lui, le film assumé par ce qu’André Gaudreault a appelé un « méga-narrateur »19 responsable d’un récit qui passe par le verbal mais aussi et surtout par l’image20 peut donner différents statuts d’existence (et d’inexistence) à la voix narrative dont on suivra ici la progression : d’abord purement over, elle va peu à peu, par le processus d’écriture, exister au sein du monde diégétique par le truchement de la voix d’un autre personnage qui « met en lettres » cette parole, jusqu’à s’actualiser in par le biais de la mise en abyme du roman, qui propage cette voix sous forme écrite, lue ou récitée. Prendre pour sujet du film l’écriture même du roman a ainsi permis à Schnabel de mener une véritable expérimentation cinématographique en retraçant la manière dont cette voix parvient peu à peu à se faire entendre en traversant les différents « espaces sonores » du cinéma. Schnabel joue donc avec les limites narratologiques et énonciatives du procédé de la voix over au « je », et en singularise l’exploration technique : Mathieu Amalric a en effet enregistré une grande part de son discours avec un casque dans une pièce attenante, en improvisant ses répliques au gré de celles de ses partenaires qui, de fait, ne pouvaient pas l’entendre21.

Au cœur de cette exploration du procédé réside l’émotion du spectateur qui, comprenant être le seul à entendre cette voix, partage l’enfermement du personnage et ressent comme une contrainte les conditions de sa « spectature » : immobile, incapable d’intervenir ou de communiquer avec les personnages du film. L’expérience du spectateur « impuissant », pris dans le dispositif cinématographique, semble ainsi fonctionner en miroir par rapport au locked-in syndrome vécu par Bauby, et le « forcer » à une identification émotionnelle presque physique. Une telle dramatisation par la voix over de la corrélation entre la situation du personnage et la position du spectateur dans la salle s’opère également dans Johnny got his gun (USA, 1971), une adaptation réalisée par l’écrivain même du roman originel, Dalton Trumbo. Ce film conte la survie en milieu hospitalier d’un blessé de la Première Guerre mondiale qui n’est plus que conscience, ayant été amputé des bras et des jambes et n’ayant plus ni œil, ni oreille, ni bouche pour communiquer avec l’extérieur ; seul le monologue over résonne comme un cri que le spectateur, impuissant, peut entendre et partager22. Mais Le scaphandre et le papillon va plus loin dans la transposition de l’enfermement que représente la focalisation interne sur de tels personnages23. Contrairement au film de Trumbo, où le spectateur en sait beaucoup plus que le lecteur du roman puisqu’il est en mesure de voir l’environnement médical qui entoure Johnny, le film de Schnabel ne se limite pas au procédé de la « voix off » réclamé par Bauby lui-même dans sa mise en abyme programmatique du texte adapté. Dans Le scaphandre et le papillon, on pénètre l’intériorité de l’écrivain non seulement par la voix, mais aussi par les yeux ; l’enfermement perceptif concerne aussi le plan visuel.

« Locked-in » camera

Ainsi que l’a montré François Jost, au cinéma la « focalisation »24 ne peut se comprendre seulement en terme de « savoir » : il faut convoquer le « voir ». La notion de « point de vue » doit y être réactivée dans toute sa polysémie, renvoyant non seulement aux questions narratologiques mais aussi à « la dimension spatiale (d’où voit-on ?) »25. Cet aspect visuel concret a évidemment été exploré par les cinéastes cherchant à traduire le « je » littéraire, systématisant non seulement la voix over, mais aussi ce que Chartier appelle la « prise de vue à la première personne »26 – plus connue sous le nom de « caméra subjective », ou, en anglais, de « POV-shot (point-of-view shot) »27. Ce procédé (que Jost, « précisant » les catégories genettiennes, a intitulé l’« ocularisation interne »28) consiste à assimiler l’objectif de la caméra avec l’œil d’un personnage. Réalisés dès les tout premiers films29, ces « plans subjectifs » qui redoublent et mettent en abyme l’identification cinématographique fondamentale entre le regard du spectateur et le point de vue de la caméra30 ont été travaillés comme un moyen narratologique de « se glisser dans la peau » d’un personnage, d’« incarner » concrètement son « je »31. Julian Schnabel s’est-il souvenu des critiques adressées à Lady in the Lake (La dame du lac, Robert Montgomery, USA, 1947), la première production cinématographique entièrement « focalisée » (ou plus précisément « ocularisée ») en caméra subjective32 ? Ce film (adapté d’un roman de Raymond Chandler écrit à la première personne) était en effet très attendu à l’époque, et promettait enfin d’« assister à la première aventure du ‹ je › cinématographique »33 ; il occasionna toutefois le sentiment que « le [cinéma] ne p[ouvait] imiter les ouvrages imprimés où nous connaissons chacun par l’intermédiaire d’un personnage central […] à qui on nous demande de nous identifier »34. Parmi les nombreux reproches faits au film – devenu un cas d’école pour les études de l’énonciation au cinéma par rapport (ou plutôt ici par opposition) à la littérature35 –, on retiendra la sanction du procédé continuel de la caméra subjective ressenti par le spectateur comme une oppressante « capture de regard »36, un « voyeurisme violent, réduisant de façon unilatérale le voir du spectateur »37. Or Julian Schnabel, plutôt que de contourner cet « écueil », s’est expressément servi de cette impression de contrainte et d’enfermement.

Pendant plus de quarante minutes, Le scaphandre et le papillon recourt au procédé de la caméra subjective, bloquant le regard du spectateur dans celui du personnage paralysé, soulignant constamment la restriction du champ visuel par des défaillances optiques (flous, éblouissements, dédoublements…) ou par la mise en scène – ainsi le personnage doit-il dès les premières minutes du film se faire coudre l’œil droit, et n’apercevoir qu’un fragment de ses interlocuteurs, les médecins s’acharnant à répéter qu’« il faut que vous lui parliez comme ça, pile dans l’axe » (« bien en face » ; « si vous vous mettez là, il vous voit plus » ; « abaissez-vous, il peut pas vous voir ! »). Et la caméra joue de ces « décadrages »38 (fig. 2-3). Nombre d’ingéniosités techniques complexifient encore le procédé : en plus des « tours de force » tels que la paupière de latex apposée sur l’objectif dans la scène de couture de l’œil (fig. 4), le masque du profil d’Amalric modelé pour permettre à l’ombre de son nez d’apparaître au bord du champ ou les séquences impliquant des jeux de miroirs (fig. 5-6), la caméra a connu des élaborations techniques remarquables du directeur de la photographie Janusz Kaminski (fig. 7) afin d’humaniser le champ visuel et mimer les défaillances perceptives de Bauby : un système de lentilles Arri Shift & Tilt et une Lensbaby 2.0 aménageaient des distorsions périphériques et des zones de flou dans l’image (fig. 8) ; le volet de l’obturateur était manipulé pour passer à la vitesse-éclair d’une paupière et susciter des traînées lumineuses verticales, donnant ainsi l’impression d’enduire l’image à chaque « clignement » (fig. 9) ; une manivelle permettait de modifier le rythme de la prise de vue et réaliser directement des surimpressions, ce qui, mêlé à des « flashs » surexposés, de brusques variations de distance focale et des éclairages vacillants, restituait toutes les déficiences optiques du personnage (fig. 10-13)39. Notons que des distorsions sonores ont lieu également40, et que les effets de montage ne sont pas bannis : bien souvent, des coupes surviennent abruptement sans qu’il n’y ait de « clignement » mimé, occasionnant des sautes arbitraires, souvent appuyées par des changements de focale ou d’échelle (fig. 14-16). Bien qu’ils mettent en abyme la nature photogrammatique de cette vision, ces sursauts ne rompent pas l’identification perceptive ; c’est au contraire un moyen supplémentaire de souligner la coïncidence entre l’imagerie projetée sur l’écran et celle saisie par Bauby :

« Jean-Do disait […] qu’en émergeant du coma, personne ne vit le luxe de voir ses rêves s’évaporer, donc vous ne renouez jamais vraiment avec la réalité. […] Je ne sais pas si cette vision subjective est réaliste […], on évolue dans une réalité virtuelle. […] Au final on a l’impression de traverser cette histoire en flottant, tout semble un peu irréel. »41

Le spectateur ainsi « piégé » par la caméra subjective est amené à ressentir presque physiquement la paralysie du personnage qui, précisément, est cloîtré « dans son œil », seul organe qu’il peut encore diriger et mouvoir, « [s]on seul lien avec l’extérieur, l’unique soupirail de [s]on cachot, le hublot de [s]on scaphandre »42. L’Œil aurait pu, comme le dit Bauby dans la mise en abyme liminaire, être le titre même du texte, de son adaptation théâtrale. C’est encore plus vrai de cette adaptation filmique. Car si la part de l’œil est déjà déterminante dans le roman, comme l’a remarquée Brooks Adams postulant que « le livre pourrait être considéré comme appartenant à la tradition du nouveau roman en étant centré sur la construction d’un ‹ je › par le moyen d’un œil »43, cette construction « oculaire » du « je », cette focalisation « optique » ne se réalise pleinement que dans et par le film, qui élit comme lieu même d’expérimentation narrative et technique « l’œil » de la caméra.

Ainsi, Schnabel parvient-il à traduire cinématographiquement le « je » du narrateur du Scaphandre en expérimentant dans de nouvelles limites la voix over et surtout la caméra subjective. Le film de Schnabel – pour qui « raconter une histoire » consiste à « rassembler des émotions pour finir par les ressentir comme si vous les aviez vécues »44 – explore l’impact identificatoire que ces procédés peuvent susciter en mettant en abyme les conditions du « je » du spectateur de cinéma, « locked-in » la salle, immobile et inexistant dans le monde du film, « planant » en ses marges et n’en percevant que ce qui traverse ce « hublot » qu’est l’écran45. Ainsi, émotionnellement, le partage de l’intériorité de l’écrivain souffrant de locked-in syndrome s’actualise, et c’est un « je » doublement investi qui résonne lorsque, pour la première fois dans le film, Jean-Dominique Bauby utilise le code alphabétique qui donne à sa voix une existence diégétique :

« – ‹ Je › ? C’est ça, votre premier mot est ‹ je › ? – Mon premier mot est ‘‹ je ›, je commence par moi. »

« Mon cinéma personnel »

Cependant, l’entièreté du film ne se déroule pas en caméra subjective. Bauby trouvera – et le spectateur avec lui – le moyen de s’évader du « scaphandre ». Les battements « d’aile » de son œil-papillon ne s’ouvrent pas seulement sur des perceptions concrètes. L’écrivain est riche de visions intérieures, oniriques : d’un pouvoir d’imagination. Dès la troisième minute du film, ce type d’images survient : il peut s’agir de souvenirs (son fils qui le regarde horrifié au moment de son attaque cérébrale, son travail pour le magazine Elle), de visions fantasmatiques (la femme qu’il aime accrochant des photos aux murs de sa chambre d’hôpital – qu’elle ne visitera jamais), de pensées concrètes (le retour de son ex-femme à la gare, après sa première visite), d’images plus abstraites et symboliques (lui-même enfermé dans un scaphandre (fig. 17-18), des icebergs s’effondrant au ralenti (fig. 19-20)). Toutes ces séquences – qui viennent entrecouper les prises de vue en caméra subjective – sont extrêmement travaillées, avec une caméra très mobile, une lumière spécifique qui intensifie les couleurs, un rythme marqué – soit que les images s’enchaînent en accéléré suivant un montage presque stroboscopique, soit qu’elles se déploient dans un ralenti appuyé par la musique de Cantelon. On peut s’étonner que cette faculté d’imagination soit si développée dans le film, n’étant pas beaucoup thématisée dans le livre. Une lecture attentive révélera toutefois que si Bauby évoque sa capacité « visionnaire », c’est justement en des termes cinématographiques. Se créant de glorieux destins de substitution, Bauby explique s’essayer désormais à « la mythomanie galopante » d’un ami du lycée avec qui il était « inutile d’aller au cinéma » : « On y était en permanence à la meilleure place, et le film ne manquait pas de moyens »46. Surnommant « Cinecitta » les terrasses d’un pavillon de l’hôpital qui « s’ouvrent sur un panorama dont il émane le charme poétique et décalé des décors de cinéma », il dit s’y sentir « le plus grand réalisateur de tous les temps » : « Côté ville, je retourne le premier plan de La Soif du mal47. Sur la plage, je refais les travellings de La Chevauchée fantastique, et au large je recrée la tempête des contrebandiers de Moonfleet. »48 Enfin, amené à décrire la manière dont ses souvenirs (mêlés d’imaginaire) se réactivent devant une photo de lui-même prise à ses onze ans à Berck-sur-Mer – la ville même où est sis l’hôpital –, il explique que les « images oubliées » se mettent soudain à défiler « dans [s]on cinéma personnel »49. Cette isotopie filmique, bien familière à l’auteur qui avait signé comme premier livre une biographie du producteur et réalisateur Raoul Lévy50, prend sens en assimilant les pouvoirs visionnaires de l’écrivain à ceux d’un cinéaste. Et Schnabel a compris et relevé le défi : ce n’est pas un hasard si la photo noir-blanc qui active sous la plume de Bauby la métaphore du « cinéma personnel » est devenue l’affiche même du film. En effet, les « visions intérieures » du personnage sont au cœur de l’esthétique et du propos de cette adaptation. Un tournant a lieu lorsque la voix over explique :

« J’ai décidé de ne plus jamais me plaindre. Je viens de m’apercevoir qu’à part mon œil, il y a deux choses qui ne sont pas paralysées : mon imagination ; ma mémoire. L’imagination et la mémoire sont mes deux seuls moyens de m’évader de mon scaphandre. Je peux imaginer n’importe quoi, n’importe qui, n’importe où. »

Ces mots – qui n’ont pas d’existence dans le livre – sont comme le noyau du film, et en marquent le basculement. Ils thématisent la liberté que l’auteur trouve dans l’imagination, et l’on comprend, sans métaphore, qu’il s’agit bel et bien d’une faculté « cinématographique », le film accompagnant ces paroles d’un montage visuel qui fonctionne comme un morceau de bravoure, forçant l’admiration du spectateur. Les plans mêlent images d’archives, photographies et mises en scène « personnelles » pour actualiser les pensées évoquées verbalement, et pour tisser des associations d’idées visuelles autonomes – ce montage libre s’ouvre ainsi sur des plans répétés d’un papillon qui se dégage de son cocon (fig. 21) – en donnant à ces séquences une esthétique cinématographique marquée, jouant sur les mouvements de caméra, la discontinuité du montage et l’accompagnement musical. Cette « envolée lyrique » actualise donc bien la métaphore du « cinéma personnel » de Bauby, et reflète la liberté, non pas seulement de l’écrivain, mais bien du réalisateur :

« [P]our moi en tant que réalisateur c’était formidable de pouvoir faire tout ce que je voulais. Tout ce qu’il pouvait imaginer pouvait être inclus dans ce film, tout devenait possible. Cette forme de déconstruction a structuré le film, en me laissant la liberté de faire tout ce que je voulais. »51

L’on comprend dès lors combien cette « écriture de l’œil » de Bauby devient une écriture par et pour l’œil de la caméra. Le film thématise l’écriture du Scaphandre et le papillon sous la forme de l’activation d’un imaginaire, une capacité visionnaire de mise en image qui répond exactement à la création cinématographique. Par ce biais la figure de l’écrivain devient un miroir de celle du réalisateur, et leurs deux actes de création entrent en réfraction. Si donc a priori la mise en scène de l’écriture perd, lorsque le livre est devenu une projection, sa valeur réflexive, ici Schnabel l’a récupérée, en « transposant » la mise en abyme : du texte qui dramatisait l’écriture, il a fait un film qui thématise le cinéma.

Suite à cet « envol » en « abyme », la caméra ne retrouvera plus la même paralysie : en écho à « l’évasion » de Bauby qui commence à user de son code alphabétique et de son imagination, autrement dit à sortir de lui-même, l’objectif recouvre lui aussi sa liberté d’expression. Dès le moment où Jean-Dominique Bauby entreprend son projet d’écriture, le régime de focalisation dominant change : les séquences en caméra subjective deviennent minoritaires, survenant à titre de simples contrechamps au sein d’images tournées par une caméra délivrée de l’« œil » du personnage52. Au moment où le livre sera achevé, on retrouvera la perception limitée et profondément déficiente de Bauby qui souffre de pneumonie et vit ses derniers instants. Mais l’écriture du livre est filmée « en liberté » : le spectateur bénéficie de l’ubiquité de la caméra, et donc d’une vision diversifiée et choisie, dégagée des limites oculaires du personnage, tout en gardant son accès immédiat et privilégié aux paroles over de l’écrivain – qui conservent le caractère littéraire et humoristique du texte initial.

Le traitement du point de vue et le coefficient de subjectivité que l’on peut donner aux images filmiques est un domaine très travaillé par le cinéma contemporain qui, aux prises avec les réalités virtuelles, aime à surprendre le spectateur en le faisant partager les « visions » oniriques, déviantes ou hallucinées d’un ou plusieurs personnage53. Le scaphandre et le papillon détient une place importante dans ce « paysage »54 en renouant avec les fondements littéraires du traitement de la focalisation interne au cinéma, réfléchissant aux modalités de l’adaptation du « je » d’un narrateur textuel autobiographique (d’autant plus intéressant que son « moi » est particulier, à l’identité et l’existence questionnées) en un « je » filmique, et en s’appropriant presque toutes les techniques utilisées dans l’histoire du procédé : altérations de l’image, caméra subjective, voix over à la première personne, sons subjectifs, flashbacks, rêves, « visions »… Tout cela hiérarchisé suivant une structure propre à servir l’identification. Or le film ne se limite pas à faire partager l’intériorité du personnage : en choisissant de nous projeter, non pas dans la simple vie intérieure de Bauby, mais dans le processus d’écriture de son autobiographie, le réalisateur permet au spectateur de partager la construction de l’intériorité du personnage, l’avènement de ses visions et de ses paroles, l’éclosion de son « je ». Julian Schnabel dramatise ainsi les étapes et les « abîmes » de ce cheminement vers l’expression, de cette création qui, de littéraire, est devenue filmique, le « je » textuel ayant cédé le pas à l’émergence d’un « cinéma personnel ».

1 Jean-Dominique Bauby, Le scaphandre et le papillon, Paris, Laffont, 2007 [1997], chapitre intitulé «  Voix off  », pp. 61-62.

2 Ce passage donne lieu, dans le film, à une séquence cinématographique onirique qui montre Jean-Dominique Bauby, paralysé, se lever de son fauteuil roulant et rejoindre une sculpture de l’hôpital devenue vivante – faisant ainsi écho à un autre passage du livre, intitulé «  Au musée Grévin  », qui narre un songe de Bauby où, en fait de statues animées, ce sont ses infirmiers, aides-soignants et amis qui se trouvent figés dans la cire tandis qu’il évolue autour d’eux, dans «  ce tableau qu’on aurait dit presque vivant  » (id., pp. 115-119). Ce renversement fantasmatique, où le mouvement est «  transféré  », Bauby échappant à la paralysie mais la voyant «  redistribuée  » – contagieuse – à son entourage, n’a pas lieu dans le film, où il s’anime pour rejoindre le mouvement ambiant. Cependant, un même sentiment d’«  affectueuse gravité  » (id., p. 119) se dégage de la séquence cinématographique par le ralenti qui est intimé à son défilement et qui «  cristallise  » chaque mouvement.

3 Nous utilisons ce terme (admis dans le langage usuel) tout en précisant que notre acception en fait un synonyme exact de «  transposition  » ou «  traduction  », autrement dit que nous nous affranchissons de l’a priori «  dé-spécifiant  » de ce vocable qui connote une certaine «  mutilation  », ou en tout cas une «  normalisation  » de l’œuvre originelle, ainsi que l’a souligné François Albera dans la communication «  Comment passer de l’écrit à l’image  » faite le 15 février 2006 dans le cadre du cours public de l’Université de Lausanne Derrière les images  ? (http://www.unil.ch/courspublic/page29735.html, consulté le 15 août 2010).

4 Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987.

5 Au sein même du texte, une seule évocation thématise l’écriture du livre, en ces termes  : «  C’est étrange d’écouter mon vieux complice me raconter à la jeune femme qui vient chaque jour prendre ce livre en dictée.  » (Jean-Dominique Bauby, op. cit., p. 92).

6 L’accueil critique de l’ouvrage fut très bon  ; certaines critiques littéraires, à l’instar de celle de Bernard Chapuis («  L’homme qui dicte en silence  », in L’Express, 6 mars 1997), sont citées au sein même du film, lues par la mère des enfants de Jean-Dominique Bauby en ses derniers instants.

7 Julian Schnabel synthétise ainsi le sujet même de son film («  It’s about the process of making art  »), dans le dossier de presse officiel du film  : «  Interview with Julian Schnabel  », dans Patrick Tanguy (éd.), The Diving Bell and the Butterfly [Pressbook], Paris, Nuit de Chine, 2007, p. 18.

8 Toujours selon Schnabel  : «  Ecrire fut la chose qui sauva [Jean-Dominique]. Sa vie intérieure s’anima parce qu’il commença d’écrire le livre. […] Le livre lui donna une raison d’être, lui donna la vie, donna vie à sa famille. Grâce au livre, ils eurent l’impression qu’il était en vie, d’une certaine façon.  » (ibid., je traduis).

9 Pour une réflexion large et plurielle sur la captation/reconstruction cinématographique des divers actes créateurs, voir Pierre-Henry Frangne, Gilles Mouëllic et Christophe Viart (dir.), Filmer l’acte de création, Rennes, PUR, 2009.

10 Reinaldo Arenas, Antes que anochezca, Barcelogne, Tusquets, 1992, trad. anglaise par Dolores M. Koch, Before Night Falls, New York, Viking Penguin, 1993.

11 Rappelons que Julian Schnabel est d’abord un peintre, que son premier film est précisément un biopic sur Basquiat (USA, 1996), qu’en 2007 il signe également Berlin (USA/Angleterre) qui consiste en une captation très élaborée d’un concert de Lou Reed, enfin qu’il considère la création filmique elle-même comme une «  traduction  », un «  transfert  » perpétuel, chaque étape (le scénario, les dialogues des acteurs, la mise en scène, enfin et surtout le montage) incarnant à ses yeux une «  réécriture  » complète («  Interview with Julian Schnabel  », op. cit., p. 18).

12 Christian Metz, «  La grande syntagmatique du film narratif  », in Communications, no 8, 1966, p. 122. Il précise le lien entre la catégorie «  fréquentative  » et le type de montage qu’il nomme «  syntagme en accolade  » dans Essais sur la signification au cinéma, t. I, Paris, Klincksieck, 1968, p. 127.

13 On citera par exemple la manière dont ce dispositif se met en place  : Claude Mendibil prend en dictée la lettre «  r  » (dès que celle-ci est trouvée, le piano commence), puis «  r  », «  i  », «  e  » et devine «  derrière  », le premier mot du roman, que reprend alors en voix over Bauby pour énoncer fluidement, tandis que chaque lettre continue d’être patiemment trouvée en arrière-fond sonore  : «  Derrière le rideau de toile mitée une clarté laiteuse annonce l’approche du petit matin. J’ai mal aux talons, la tête comme une enclume, et une sorte de scaphandre qui m’enserre tout le corps. Ma tâche consiste maintenant à rédiger les carnets de voyage immobile d’un naufragé sur les rives de la solitude.  » Les deux premières phrases du livre, demeurées intactes, sont donc liées à l’une des dernières expressions du prologue («  carnets de voyage immobile  »), et prolongées par une formule reprise quelque 30 pages plus loin (les malades «  naufragés de la solitude  »), avant de revenir à un autre chapitre… Ainsi tout en créant une dynamique propre, le film ancre l’ensemble de ses discours dans la prose de Bauby.

14 Schnabel a trouvé ces radiographies qui datent du début du XXe siècle dans un bâtiment attenant à l’hôpital de Berck-sur-mer appartenant au Docteur Ménard («  Interview with Julian Schnabel  », op. cit., p. 20).

15 Christian Metz, L’énonciation impersonnelle ou le site du film, Paris, Meridiens Klinksieck, 1991.

16 Alain Boillat, Du bonimenteur à la voix over  : voix-attraction et voix-narration au cinéma, Lausanne, Antipodes, 2007, p. 24.

17 17Produisant une lettre de David O. Selznick datée de décembre 1938, Jacques Gerstenkorn montre le rôle précurseur de The Power and the Glory (William K. Howard, USA, 1933) et surtout de Rebecca (Alfred Hitchcock, USA, 1940) – ainsi que l’impact de l’émission radiophonique d’Orson Welles «  The Mercury Theatre on the Air  » – dans la naissance du «  procédé de la voix-je  » à Hollywood (Jacques Gerstenkorn, «  L’Emergence hollywoodienne du récit à la première personne  : le prologue de Rebecca  », dans Marie-Françoise Grange et Eric Vandecasteele (éd.), Arts plastiques et cinéma  : les territoires du passeur, Paris, L’Harmattan, 1998, pp. 70-71). Du côté européen, c’est Sacha Guitry avec Le Roman d’un tricheur (France, 1936) qui est «  considéré comme l’‹ inventeur › du procédé  », même si Alain Boillat a montré les origines multiples et la complexité spécifique de cette voix over en «  je  » qui «  se distingue radicalement [des] pratiques qui sont en passe de devenir dominantes  » (Alain Boillat, op. cit., p. 165).

18 Jean-Pierre Chartier, «  Les ‹ films à la première personne › et l’illusion de réalité au cinéma  », in La revue du cinéma, t. I, no 4, 1er janvier 1947, p. 32.

19 André Gaudreault, Du littéraire au filmique. Système du récit, Canada/Paris, Nota Bene/Armand Colin, 1999 [1987], p. 109 et ss.

20 Pour des précisions sur l’ensemble des champs d’investigation de cette instance qu’il a renommée la «  méga-énonciation filmique  », voir Alain Boillat, La fiction au cinéma, Paris, L’Harmattan, 2001, chapitre «  L’énonciation filmique  », pp. 73-120.

21 Manon Dumas, «  Le Scaphandre et le papillon à tire-d’aile  », www.voir.ca, 13 décembre 2007 (consulté le 15 août 2010).

22 Bien qu’il ne s’agisse pas d’un «  je  » mais d’un «  il  », le roman est en focalisation interne stricte. Un autre film peut être évoqué ici, intitulé La chambre des officiers (François Dupeyron, F, 2001), qui adapte le roman de la convalescence d’une «  gueule cassée  » écrit au «  je  », en jouant aussi sur le traitement du point de vue, ne faisant advenir à l’écran le visage écorché du héros qu’au moment où il parvient à voir son propre reflet, l’ayant jusque-là laissé hors-champ par le biais de plans qui jouent sur les amorces – sans pour autant (sauf à la 27e minute) utiliser une stricte caméra subjective, et en recourant assez peu à la voix over de ce personnage qui a perdu sa capacité à parler en même temps que la moitié de sa bouche.

23 D’autres romanciers ont dramatisé la focalisation et expérimenté ses limites avec des personnages dont l’état s’apparente au locked-in syndrome, à l’instar de Beckett dans L’Innommable (1953) ou de Zola dans Thérèse Raquin (1867) puis dans la nouvelle La mort d’Olivier Bécaille (1884) qui s’ouvre – plus de soixante ans avant Sunset Boulevard (Billy Wilder, 1950) – sur la phrase «  C’est un samedi, à six heures du matin que je suis mort après trois jours de maladie  »). On peut penser également au personnage de Noirtier de Villefort dans Le comte de Monte-Cristo de Dumas (1844-1846) dont il est question dans Le scaphandre et le papillon. Bauby soupçonne en effet que son handicap soit lié à son audace d’avoir eu, peu avant son attaque, le projet «  sans doute iconoclaste d’écrire une transposition moderne du roman  » où «  les faits se déroulaient à notre époque et Monte-Cristo était une femme  »  : «  Pour punition, j’aurais préféré être métamorphosé en baron Danglars, en Frantz d’Epinay, en abbé Faria ou, à tout prendre, devoir copier dix mille fois  : on ne badine pas avec les chefs-d’œuvre. Les dieux de la littérature et de la neurologie en ont décidé autrement  » (Jean-Dominique Bauby, op. cit., p. 54).

24 Notons que Gérard Genette établit ce terme en justifiant son choix précisément par l’évitement – relatif – de la métaphore visuelle  : «  Pour éviter ce que les termes de vision, de champ et de point de vue ont de trop spécifiquement visuel, je reprendrai ici le terme un peu plus abstrait de focalisation – déjà utilisé dans Figures II, p. 191, à propos du récit stendhalien, qui répond d’ailleurs à l’expression de Brooks et Warren  : ‹ focus of narration ›  » (Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 206).

25 Alain Boillat, «  Définition de la notion de «  point de vue  », dans Laurent Gervereau (éd.), Dictionnaire mondial des images, Paris, Nouveau Monde, 2006, p. 834.

26 Jean-Pierre Chartier, op. cit., p. 33.

27 Edward Branigan, Point of View in the Cinema  : A Theory of Narration and Subjectivity in Classical Film, Berlin/New-York/Amsterdam, Mouton, 1984, chapitre «  The Point-of-view Shot  », pp. 103-121.

28 François Jost, L’œil-camera  : entre film et roman, Lyon, PUL, 1989, p. 26 et ss.

29 Voir André Gaudreault (éd.), Ce que je vois de mon ciné… La représentation du regard dans le cinéma des premiers temps, Paris, Meridiens Klincksieck, 1988.

30 Cette «  identification cinématographique primaire  » et son «  recouvrement  » par une identification «  secondaire  » «  symbolique  » a été théorisée par Christian Metz dans toutes ses dimensions psychanalytiques dans Le signifiant imaginaire, Paris, Christian Bourgeois, 1977.

31 Si le cinéma français des années 1920 donne lieu à d’importantes expérimentations esthétiques et narratives et débats théoriques autour de la caméra subjective (voir le bilan qu’en trace Jean Mitry dans Esthétique et psychologie du cinéma, t. II, Paris, Editions universitaires, 1965, pp. 61-64) et si l’idée d’assumer le procédé comme un véritable mode narratif est déjà donnée en 1926 par Pierre Porte («  Une loi du cinéma  », in Cinéa-ciné pour tous, no 8, 1er mars 1924, pp. 8-9), c’est durant les années 1940, dans le cadre des réflexions sur l’adaptation de romans policiers écrits à la première personne, et surtout en lien avec cet autre médium qu’est la télévision, que l’on systématise le procédé jusqu’à réaliser des films ou des épisodes de série télévisuelle entièrement en caméra subjective (sur «  l’affinité de la caméra subjective avec le dispositif télévisuel  », voir Gilles Delavaux, «  Le dispositif télévision. Discours critique et création dans les années 1940 et 1950  », dans Mireille Berton et Anne-Katrin Weber (éd.), La télé-vision. Du téléphonoscope à Youtube, Lausanne, Antipodes, 2009, pp. 229-248).

32 Il faut nuancer cette affirmation. D’abord parce que le film n’est pas à proprement parler «  entièrement  » en ocularisation interne. Un prologue montre le personnage s’adresser au spectateur pour lui «  expliquer  » le procédé («  You’ll see it just as I saw it  »), et on fait retour sur cette situation-cadre à la 27e puis à la 66e minute du film pour voir le personnage nous «  résumer  » des événements et nous donner les évolutions de ses «  déductions  » (aucune voix over n’existe ici), ainsi qu’à la dernière minute du film pour la conclusion. Ensuite parce qu’il y a eu un précédent à la télévision  : un épisode de la série Lights Out  ! précisément intitulé «  First Person Singular  » sort six mois avant le film de Montgomery, intégralement réalisé en caméra subjective (Gilles Delavaux, op. cit., pp. 246-247). Il faut également savoir qu’Orson Welles avait élaboré, entre 1939 et 1940, le scénario (jamais réalisé) d’une adaptation d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad qui «  conserv[ait] au cinéma la première personne littéraire du roman  » en usant du même procédé (André Bazin, Orson Welles, Paris, Cahiers du cinéma, 1998 [1972], p. 66).

33 Jacques Doniol-Valcroze, «  Naissance du véritable ciné-œil  », in La revue du cinéma, t. I, no 4, 1er janvier 1947, p. 28. Cette impatience est partagée par Albert Laffay dans «  Le récit, le monde et le cinéma  », in Les temps modernes, no 21, 1947, p. 1589 («  Ne peut-on concevoir et ne verrons-nous pas un jour un film qui serait pris, réellement pris, du point de vue d’un homme mêlé pour de bon à l’action  ?  ») et par les praticiens chez qui la caméra subjective était devenue une vraie obsession, si l’on en croit Chandler, le romancier du texte ainsi adapté, qui désamorce l’originalité du procédé en écrivant en 1949 à l’un de ses amis  : «  La technique œil-de-la-caméra dans Lady in the Lake, c’est un vieux truc à Hollywood. Tous les jeunes scénaristes et les jeunes metteurs en scènes l’ont essayée. Il se trouvait simplement que Bob Montgomery était dans la position technique qui les obligeait à le laisser faire. J’ai écrit une scène ou une portion de scène de cette façon dans le brouillon du scénario (mais j’ai refusé de mettre mon nom sur la version définitive) et il serait ridicule de ma part de prétendre avoir inspiré Montgomery. ‹ Faisons de la caméra un personnage ›  ; à un moment ou à un autre, on a entendu ça à toutes les tables de Hollywood.  » Raymond Chandler, «  Lettre 103. [16 avril 1949]  », dans Fenêtres sur ma solitude. Lettres II, Paris, Christian Bourgeois, 1984, p. 205.

34 Albert Laffay, Logique du cinéma  : création et spectacle, Paris, Masson, 1964, p. 91.

35 En plus de Laffay, on peut citer les analyses du film proposées par Barthélémy Amengual dans «  Le Je, le Moi, le Il au cinéma  », in Image et Son – La revue du cinéma, no 61, 1953, pp. 13-15, ou par Jean-Paul Simon dans «  Enonciation et narration  », in Communications, no 38 («  Enonciation et cinéma  »), 1983, pp. 155-191, qui montre tout ce que ce «  je  » filmique a de problématique, brouillé par un «  tu  » – Robert T. Eberwein est d’ailleurs allé jusqu’à dire que le film «  offre l’équivalent d’un récit écrit non pas à la première mais à la deuxième personne du singulier  » («  The Filmic Dream and Point of View  », in Literature/Film Quarterly, vol. 3, no 8, 1980, p. 199, je traduis).

36 Jean-Paul Simon, op. cit., p. 166.

37 Id., p. 171.

38 Le réalisateur a expliqué avoir profité de ces contraintes du champ de vision comme un moyen légitime de transgresser les règles de cadrage  : «  Je pouvais couper la tête des gens parce que [Jean-Do] ne pouvait pas les voir, je pouvais faire ce que je voulais, cela m’a donné une grande liberté  » – «  Interview with Julian Schnabel  », op. cit., p. 18 (je traduis).

39 Les procédés utilisés par Kaminski sont précisément détaillés dans Patricia Thomson, «  A Body Fails. A Mind Adapts  », in American Cinematographer, vol. 89, no 1, janvier 2008, pp. 18-26.

40 Dans son texte, Bauby ne dit rien concernant des problèmes de vue mais consacre un chapitre au «  sérieux dérèglement de [s]es étagères à mégots  » (Jean-Dominique Bauby, op. cit., pp. 101-103).

41 Interview de Julian Schnabel par Laurent Weil (David Perissere, France, 2007 – proposé en bonus de l’édition DVD du Scaphandre et le papillon, Pathé Renn Production/France 3 Cinéma/CRRAV, 2007).

42 Jean-Dominique Bauby, op. cit., p. 59.

43 Brooks Adams, «  Julian Schnabel  : The Eye of the Mind  », in Art in America, vol. 96, no 5, mai 2008, p. 85.

44 Interview de Julian Schnabel par Laurent Weil, op. cit.

45 L’analyse du dispositif de projection et de ses implications affectives, psychologiques et idéologiques sur le spectateur en état de «  sous-motricité  » a été inaugurée par Jean-Louis Baudry («  Effets idéologiques produits par l’appareil de base  », in Cinéthique, no 7-8, 1970, pp. 10-23) et a connu des développements théoriques prolifiques, tant du côté de la psychanalyse que de la «  culture optique  », pour reprendre le terme de Tom Gunning («  Fantasmagorie et fabrication de l’illusion. Pour une culture optique du dispositif cinématographique  », in Cinémas, vol. 14, no 1, automne 2003, pp. 67-89).

46 Jean-Dominique Bauby, op. cit., p. 121.

47 Il est intéressant de remarquer que ce premier plan de La soif du mal (Touch of Evil, Orson Welles, USA, 1958), cité d’emblée par l’écrivain qui se sent réalisateur, est justement un plan-séquence célèbre dans l’histoire du cinéma pour faire ressentir au spectateur, par sa durée, son intensité narrative et la virtuosité du travelling, la présence et la «  personnalisation  » de la caméra.

48 Id., p. 35.

49 Id., p. 51.

50 Jean-Dominique Bauby, Raoul Lévy – Un aventurier du cinéma, Paris, JC Lattès, 1994.

51 Interview de Julian Schnabel par Laurent Weil, op. cit.

52 Hormis les images oniriques et les flashbacks, quelques plans pris depuis un point de vue extérieur, non subjectif, surviennent avant ce «  basculement  ». D’abord lorsque l’œil est cousu, et qu’il semble donc que Bauby ait perdu tout accès visuel au monde  : un plan vient montrer de l’extérieur l’œil «  clôturé  » et révéler celui qui en est réchappé, pouvant ainsi y «  replonger  » – notons donc qu’on ne s’échappe pas de ce «  regard  », au contraire, on en reprécise les limites. Différents plans de son œil exorbité et paniqué interviendront dès lors, comme un contrechamp indistinct de ses «  visions  » auxquelles il se mêle par surimpressions. Deux plans «  externes  » (immédiatement successifs) s’insèrent dans ce tissu uniformément «  subjectif  »  : l’image de son ami qui s’éloigne après sa première visite (mais Bauby demeure présent en amorce), suivie d’une vue du paralysé sur son lit d’hôpital environné de tuyaux.

53 Parmi ces films qui ont systématisé ce que Jost appelait des «  monstruosités  » narratologiques, c’est-à-dire des images données comme le fruit d’une «  vision  » subjective sans qu’elles ne soient pour autant en «  ocularisation interne  » (François Jost, op. cit., pp. 33-34), on peut notamment citer, après The Matrix (Andy et Lana Wachowski, USA/AUS, 1999)  : Fight Club (David Fincher, USA/D, 1999), The Sixth Sense (M. Night Shyamalan, USA, 1999), Donnie Darko (Richard Kelly, USA, 2001), The Others (Alejandro Amenábar, USA/E/F/I, 2001), A Beautiful Mind (Ron Howard, USA, 2001), Spider (David Cronenberg, CA/GB, 2002), The Machinist (Brad Anderson, E, 2004), Secret Window (David Koepp, 2004), Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Michel Gondry, USA, 2004), El laberinto del fauno (Guillermo del Toro, E/MEX/USA, 2006), Stay (Marc Forster, USA, 2005), ou récemment Shutter Island (Martin Scorsese, USA, 2010) et Inception (Christopher Nolan, USA/GB, 2010). Parmi les films qui font figure de précurseurs – hormis The Last Temptation of Christ (Martin Scorsese, USA, 1988) dont j’ai parlé dans «  Regards croisés sur la crucifixion  : les points de vue du cinéma  », in Etudes de Lettres, no 280 («  Points de vue sur Jésus au XXe siècle  »), 2e trimestre 2008, p. 46 et ss –, on peut relever Nacked Lunch (David Cronenberg, Canada/GB/Japon, 1991) dont il est question dans l’article d’Alain Boillat du présent dossier, comme plusieurs autres films cités ici.

54 Si Cannes a officialisé la reconnaissance des procédés de mise en scène du film, Locked In (Daniel Attias, USA, 2009), l’épisode 19 de la cinquième saison de la série télévisuelle Dr. House (série qui expérimente souvent le traitement du point de vue), met en scène le cas d’un locked-in syndrome en «  institutionnalisant  » les conventions formelles établies par Julian Schnabel pour rendre ce motif cinématographique (la caméra subjective, la voix over en «  je  », les images oniriques fantasmatiques).