Cinéma et mouvement ouvrier en Suisse : le trésor et ses cartes
Compte rendu
Stefan Länzlinger
Thomas Schärer
« Stellen wir diese Waffe in unseren Dienst ». Film und Arbeiterbewegung in der Schweiz
Stefan Länzlinger, Thomas Schärer, « Stellen wir diese Waffe in unseren Dienst ». Film und Arbeiterbewegung in der Schweiz , Zurich, Chronos, 2009, 179 p., 32 ill., 1 dvd (8 films)
Le lecteur attentif découvrira vite que nous sommes dûment remercié, dans l’ouvrage dont il va être question ici, pour la lecture que nous en avons faite avant publication. Passer en revue un manuscrit en fin de rédaction est un exercice qui peut contribuer à le peaufiner, mais son rayon d’action est circonscrit, par force, à des interventions de détail ou à quelques conseils éditoriaux. Se lancer dans une recension du travail désormais publié, c’est poser la relation avec les auteurs, en y incluant le lecteur présent ou futur, à une autre échelle.
On se doute bien, après ce prudent préambule, que nous entendons prolonger l’échange d’informations entre chercheurs (qui suppose par exemple qu’une source ne relève pas du brevet d’invention et qu’elle est communicable) par les éléments d’une discussion critique plus approfondie.
Publié par les éditions zurichoises Chronos, « Stellen wir diese Waffe in unseren Dienst ». Film und Arbeiterbewegung in der Schweiz de Stefan Länzlinger et Thomas Schärer a l’ambition de couronner provisoirement les travaux menés ces quinze dernières années sur la relation entre cinéma et mouvement ouvrier en Suisse, travaux qui ont pris la forme d’études, de versements en archives, de campagnes de préservation, de catalogage, et, afin de faciliter l’accès aux films, de transferts vidéo. Depuis 2006, le rassemblement des archives de la Centrale suisse d’éducation ouvrière (CSEO)1 et la mise à disposition de son fonds cinématographique en copies vidéo aux Archives fédérales constituent, à notre connaissance, une situation de recherche unique en Suisse pour ce qu’il est convenu d’appeler, bizarrement, la « non fiction ».
Mobilisant les principaux acteurs institutionnels du domaine – Cinémathèque suisse, Archives fédérales, Sozialarchiv, Memoriav – et des chercheurs universitaires (Lausanne, Bâle), le développement parallèle de ces différentes entreprises apparaît aujourd’hui comme l’un des plus intéressants acquis de la récente historiographie suisse du cinéma. Le projet de produire « un tableau d’ensemble des matériaux » (« eine Gesamtschau des Materials », p. 11) ne pouvait donc être plus opportun. Placé sous le patronage du Sozialarchiv, introduit par la double signature de Jakob Tanner et Anita Ulrich, le tableau d’ensemble proposé par « Stellen wir diese Waffe in unseren Dienst »… comprend aussi l’édition en DVD de huit films complets, musicalisés pour l’occasion2.
Les quelques études antérieures apparaissant dans une sphère éditoriale plus spécialisée3 ou étant même demeurées inédites4, on peut parier sans trop de risque que l’ouvrage de Länzlinger et Schärer constituera une référence d’accès facile, la première à laquelle iront pendant longtemps aussi bien des usagers intéressés par l’histoire politique et sociale de la Suisse que par son histoire cinématographique. C’est d’ailleurs bien dans cette perspective qu’il est conçu, invitant par sa forme à la lecture continue comme à la consultation.
L’ouvrage s’articule en quatre parties : une étude historique portant sur la période 1910-1960 (80 pages), une analyse détaillée de six des huit films édités en dvd (37 pages), une filmographie commentée comptant 76 notices, ordonnées chronologiquement et portant sur des films de nature diverse, datant de 1917 à 1962, dont la copie est conservée sous une forme ou une autre (25 pages), enfin, last but not least, monté dans la jaquette, le dvd. Celui-ci est centré judicieusement sur les deux décennies de l’activité de production la plus dense, la période 1931-1946, six des huit titres étant antérieurs à 19405.
Au-delà de la richesse des éléments informatifs mise en valeur par la forme du livre, au risque de quelques redondances entre l’historique, la description monographique et la notice filmographique, l’approche soulève quelques questions qui font l’objet de cette recension, centrée sur les enjeux méthodologiques et leurs conséquences sur l’interprétation. Elles portent sur les critères de jugement auxquels recourent Schärer et Länzlinger et sur le statut de l’œuvre cinématographique, deux points dont on verra comment ils sont liés.
Ein Werktag / Une journée de travail – par exemple
Le dvd contient évidemment le film le plus célébré dans la perspective critique des auteurs. Celle-ci est formulée en ces termes : de tout le corpus dont ils font état, Ein Werktag, réalisé en 1931 pour le Parti socialiste suisse à l’occasion de la campagne électorale pour les Chambres fédérales, est l’un des rares films à présenter le « témoignage d’une volonté d’expression artistique » (« [das] Zeugnis von einem künstlerischen Ausdruckswillen ») et cette « force de rayonnement qui lui permet de durer, au delà des limites temporelles étroites assignées par la campagne politique » (« … die Strahlkraft, den beschränkten zeitlichen Rahmen, der ihm durch die politische Kampagne gesetzt war, zu überdauern », pp. 125-126). Cet accomplissement esthétique, qui le détacherait de son emploi circonstanciel, fait de Ein Werktag l’œuvre la plus souvent mentionnée et la plus longuement abordée – dans une description d’ailleurs très littérale, à l’instar de toutes les présentations des films du dvd, comme si le lecteur n’avait pas loisir de constater un certain nombre de choses de visu ou comme si le dvd avait été conçu sans que l’on ait songé à construire une relation de complémentarité dynamique entre le document accessible et son commentaire (pp. 95-101).
Ce que le spectateur d’aujourd’hui n’est guère susceptible de discerner, soit les enjeux et les mots d’ordre qui « informent » le film, la manière dont la trilogie ouvrière socialiste – parti, syndicat, coopérative – y est figurée, le sens politique qu’il faut attribuer à un élément visuel donné comme purement rhétorique – le leitmotif de l’imprimerie coopérative –, bref le contexte historique et la manière dont ce dernier détermine singulièrement le discours filmique, sont à peine explorés par les auteurs, qui estiment peut-être que leur synthèse sur l’évolution politique du PSS en donne les clés (pp. 30-35). On ne trouvera donc pas vraiment d’éléments précis sur la campagne dont ce film n’était qu’un des moyens de propagande (même pas une description ou une image de l’affiche, dont est pourtant célébrée la valeur esthétique !). Quant aux données concernant sa circulation, elles ne sont pas vraiment exploitées, alors qu’elles font douter d’une large présence nationale (p. 100). Les auteurs concluent leur présentation par une valorisation assez singulière :
« Bien que le film soit de bout en bout mis en scène, par la précision du dessin de ses personnages, par sa complexité, par de nombreuses scènes tirées de la vie réelle du travail, il apparaît plus authentique que nombre de films que l’on dit documentaires. » (p. 100)6.
Cette phrase résume une vision de son objet qui court tout au long de l’ouvrage. Au détour d’une description, parce qu’une scène semblerait avoir été prise sur le vif (p. 103) ou qu’une foule de figurants apparaîtrait vraie plutôt que composée de comparses (pp. 98-99), surgit ce jugement d’authenticité, qui se combine avec une certaine idée de ce qui serait « cinématographique » pour constituer une sorte de critère de valorisation ultime. La dénonciation des « stéréotypes » en est une des conséquences, symptomatiquement exprimée de la manière la plus forte là où les auteurs ne les attendraient pas, en l’occurrence dans les films amateurs, en vertu de l’idée que devraient s’y manifester une spontanéité et un degré de vérité plus grands, les caméras étant plus maniables et moindre le contrôle institutionnel (p. 54)… Ainsi est-ce en raison de son « naturel » (« Unverstelltheit ») que Solidarität de Robert Risler (1934), également présent sur le dvd, mérite tous les éloges (pp. 110-111).
A cet a priori s’ajoute un curieux amalgame esthético-politique qui conduit les auteurs à considérer Ein Werktag comme une œuvre issue de l’horizon idéal du « mouvement ouvrier », parce qu’on y reconnaît des éléments formels « visiblement façonnés par le cinéma prolétarien de la République de Weimar et le cinéma révolutionnaire russe » (« sichtlich geschult am proletarischen Film der Weimarer Republik und am russischen Revolutionskino »). Le cinéma prolétarien, désignant ici la production du Parti communiste allemand et le cinéma soviétique, étant mis au compte du « mouvement ouvrier », voici ce film électoral social-démocrate de 1930 relever positivement, ultime valorisation certes plus culturelle que politique, d’une Gauche générique et quasiment révolutionnaire. Alin Gherman, le compositeur auquel a été confié l’accompagnement de Ein Werktag – pas de dvd de films muets sans musique, et pas de musique sans interprétation… – ne s’y est pas trompé. Fort peut-être du fait que deux de ses citations musicales figurent dans le chansonnier publié par la CSEO, il place L’internationale sur des images illustrant les réalisations effectuées ou promises par le PSS (coopératives d’habitation, Maisons du Peuple, lieux de travail assainis, hygiène populaire et jeunesse saine) et convoque, sur des images de cortège avec fanfare et étendards divers, une des versions de Bandiera rossa (« Rivoluzione vogliamo fare / viva il socialismo [alternative non retenue : « viva il communismo »] e la libertà »). Enfin, dans l’idée sans doute d’accentuer le trait révolutionnaire, bien que cet accent ne convienne guère à une campagne électorale socialiste nationale (même à une époque de confrontation marquée), il plaque sur des images de vacances ouvrières au Tessin l’air d’Addio Lugano bella, une composition qui évoque bel et bien ce canton, mais comme terre d’exil politique et dans le répertoire anarchiste. Pour le dire d’une manière polémique, une formule idéale semble courir en filigrane dans l’analyse de Schärer et Länzlinger, qui manifeste au fond le regret que le Parti socialiste suisse ou l’Union syndicale n’aient pas confié la réalisation de leurs films de propagande au Vigo d’A propos de Nice (France, 1930), au Storck de Sur les bords de la caméra (Belgique, 1932) ou au Buñuel de Las Hurdes (Espagne, 1933).
La qualité, à quelle aune ?
Dédaignant une approche historique des genres, les auteurs abordent les films avec l’idée qu’il y aurait un langage cinématographique, considéré comme le modèle auquel peu de réalisations, dans la production qu’ils étudient, parviendraient à se conformer. Ils attribuent ce défaut à diverses causes, en particulier aux « limites techniques des caméras de l’époque » (« Die technische Beschränkungen der damaligen Kameras », p. 79), à leur peu de maniabilité supposée (p. 77), au prix élevé du négatif (p. 79), et surtout à un certain état de conscience esthétique. Leur analyse distribue ainsi bons points et blâmes, les premiers selon que scénaristes et cinéastes semblent avoir une meilleure idée de « l’effet de l’expression cinématographique et avant tout de la narration » (« Die Wirkung der Filmgestaltung und vor allem der Erzählhaltung », p. 78) – ailleurs il est question d’une vertu nommée « conscience de la qualité cinématographique » (« filmisches Qualitätsbewusstsein », p. 42). Le blâme va aux films qui ne témoignent pas vraiment de progrès par rapport aux « plates et statiques représentations de manifestations ou de réalisations sociales » (« kunstlose statische Darstellungen von Demonstrationen oder sozialen Errungenschaft », p. 77), statisme et défaut de qualité artistique dont ils voient même la manifestation dans deux brefs sujets d’actualités montrant les cortèges de protestation contre le renchérissement mobilisés par l’Union syndicale suisse le 30 août 1917 (p. 43).
Cette vision d’un « degré de développement du langage cinématographique » (« filmsprachliche[r] Entwicklungsgrad », p. 77), qui postule la recherche d’une autonomie expressive de l’image et de l’image seule, entraîne à considérer le recours important aux cartons de texte comme un défaut de communication (pp. 81-82) et non comme la part d’un système discursif global et, de manière plus fondamentale, comme l’expression d’une conception propre du lieu où se manifeste le sens.
Délaissée depuis une bonne vingtaine d’années par les études cinématographiques en raison de ses impasses interprétatives, cette conception de l’histoire, basée sur la notion de progrès, s’applique d’autant plus mal ici que les films les plus importants du corpus envisagé relèvent du cinéma de commande. Elle relègue en marge de l’interprétation un aspect aussi essentiel que la négociation des contenus et des formes entre les divers acteurs de la production, même si des éléments bienvenus en sont donnés au gré d’informations ponctuelles. Elle postule aussi, plus ou moins clairement, que le film est une entité autonome.
Or, ne relevant généralement pas d’une esthétique qui serait fondée sur un rapport de transparence au réel ou de témoignage documentaire, mais plutôt de ce qu’on pourrait appeler une « rhétorique du signe », ces films sont d’autant plus susceptibles d’être modifiés, selon les circonstances variables de leur utilité, de la production à la diffusion7. Cette labilité intrinsèque oblige à considérer les copies comme autant de documents individuellement significatifs, à prendre en compte la singularité des versions. Et c’est se condamner à ne rien tirer de cette plasticité essentielle que d’aborder le document, comme le font Länzlinger et Schärer, en usant indistinctement du dernier bout de la chaîne, qui se présente sous la forme de transferts vidéo d’où la plupart des informations « philologiques » ont été automatiquement effacées par le passage d’un format à l’autre8. La chose est d’autant plus sensible ici que ces transferts proviennent en partie de copies rescapées ou dupliquées en xe génération dans les années 1960-70, lors d’une étape fondamentale pour la transmission de ces documents : leur transformation par la CSEO en un répertoire historique rétrospectif9.
Ainsi, après avoir lu que cette production accuserait pour le son également un retard par rapport à l’évolution technique du cinéma, envisagée ici de manière linéaire (pp. 80-81), comment pourrait-on comprendre, en prenant connaissance de la filmographie, pourquoi et comment des films parlants deviennent muets, des copies 16mm concurrencent des 35mm, alors que d’autres n’apparaissent qu’en 16mm, sans que ne soit clarifié s’il s’agit de réductions d’époque, de réductions tardives ou de films originellement tournés et montrés en 16mm, ni enfin précisé le sens qu’il faut donner à la désignation « copie originale » ?
Cette complexe fabrique des versions, contrairement à ce que l’on est amené à croire, ne caractérise en rien le cinéma dont il est question ici, car elle constitue aussi bien le régime de diffusion des films industriels, touristiques, institutionnels ou scolaires, mille fois plus nombreux durant cette période (ce chiffre n’a rien de rhétorique !), que les films politiques et éducatifs, qu’ils soient de gauche ou de droite, eux aussi diffusés par des organismes centraux comme l’Office suisse d’expansion commerciale ou le Cinéma scolaire et populaire suisse, et le plus souvent aussi dans d’autres lieux que les salles de cinéma10.
Nos remarques portent sur un chapitre de synthèse dont le titre, « A la recherche d’une expression filmique propre » (« Auf der Suche nach einer eigenen Filmsprache », pp. 77-86), résume bien le propos et dont les attendus réapparaissent évidemment dans l’approche des films singuliers proposée dans les notices filmographiques et la description plus détaillée des films édités en dvd. Avant ces pages, les auteurs livrent néanmoins un tableau utile de l’organisation dont relève d’une façon ou d’une autre la plupart des films du corpus, la Centrale suisse d’éducation ouvrière, créée en 1912 par le PS et l’Union syndicale suisse, dirigée par Hans Neumann durant la période d’activité la plus productive dans le domaine qui nous intéresse ici (pp. 13-29).
Tableau clair et riche en informations, au point qu’au fil de ces pages consacrées à la discussion culturelle du cinéma, engagée dès les années 1910, à la constitution dans les années 1930 d’un répertoire de films idéologiquement adaptés à la mission de l’institution, à l’établissement parallèle d’une production fragile et sporadique, à la diffusion des films, soutenue par des opérateurs formés à l’interne et favorisée par l’évolution des projecteurs substandard après le milieu des années 1930, on en viendrait vite à oublier que la CSEO n’était pas une centrale cinématographique, que le cinéma n’y occupa pas une position prépondérante parmi les tâches de formation politique et syndicale de l’organisme ni ne mobilisa jamais l’essentiel de ses ressources financières.
La question du répertoire
Un dernier point nous paraît mériter observation, qui touche à la délimitation du corpus et à sa compréhension. Les auteurs abordent l’ensemble des films rattachables au « mouvement ouvrier » en prenant en compte ce qu’on appellera, pour simplifier, la « production propre ». Celle-ci relève de manière variable des instances socialistes que sont les syndicats, le parti – représenté aux trois échelles (communale, cantonale, nationale) –, les unions sportives et autres associations de loisir, les coopératives, énumérées ici dans l’ordre d’importance décroissant de leur rôle de commanditaire cinématographique11. La centralité de la CSEO, dans l’histoire de l’usage politique du film par les organisations socialistes suisses, ne tient pas seulement au lien qu’elle entretint avec cette production, mais à l’ensemble de son activité de diffusion, c’est-à-dire à son répertoire, qui comprenait des films étrangers, soviétiques (peu, évidemment !), allemands, autrichiens ou français.
C’est bien ce qu’il ressort de divers passages de l’historique, tout en étant à peine suggéré par la filmographie et, hélas, tout à fait ignoré de l’index, où l’on ne retrouve pas le titre des « grandes œuvres révolutionnaires ou socialement critiques » (« revoluzionäre oder sozialkritische filmische Meilensteine »), distribuées avec plus ou moins de résonance par la CSEO, ni la trace d’opérations aussi significatives que l’adaptation, sous le titre de Der junge Tag, d’un film tchèque de Václav Kubásek (Svítání, 1933)12. Ce cas fait l’objet d’un développement qui pourrait même entraîner à considérer comme productions propres toutes les œuvres adaptées par la CSEO (pp. 74-75). La filmographie esquisse d’ailleurs la chose en incluant trois films de cette catégorie, Kolleg Breiter wird vernünftig (Julius Pinschewer, All., 1928, au répertoire dès 1931, réadapté en 1941-42), Der Tag des Arbeiters (anonyme, milieu des années 1930, donné comme tchèque, une origine que nous ne sommes pas parvenu à confirmer) et Bulles de savon (Seifenblasen, Slatan Dudow, France, 1934, au répertoire quatre ans plus tard).
L’historique ne dit rien de deux cas particulièrement importants, L’idée de Bartosch (France, 1933), dont la CSEO discuta même le financement au stade de la production, et les films du Parti socialiste autrichien passés en Suisse vers 1934, dont la trace matérielle s’était perdue dans le pays d’origine et qui témoignent, pour les années 1930, du lien le plus étroit établi par la CSEO avec un organisme étranger équivalent13.
Chantiers ouverts
La discussion menée ici, d’ordre méthodologique et interprétatif – les deux font la paire –, ne devrait pas dissimuler l’apport de « Stellen wir diese Waffe in unseren Dienst »… C’est d’abord l’accès direct, donné grâce au dvd, à un ensemble de films complété par leur commentaire, puis l’élaboration de la première filmographie générale de ce domaine, comportant des éléments de contexte le plus souvent puisés dans les archives des instances impliquées et dans des publications internes comme les Film-Nachrichten de la CSEO (no 1, 1936), faisant ainsi la démonstration de leur richesse comme sources.
De partie en partie, nous voyons aussi apparaître des protagonistes dont l’action mérite désormais d’être étudiée de manière plus approfondie. Des hommes d’appareil, comme Hans Oprecht, Hans Neumann, des voix critiques comme Otto Kunz, Jakob Bührer, des hommes politiques comme Victor Cohen, impliqué dans l’élaboration des scénarios14.
Par rapport aux travaux antérieurs, un enrichissement considérable est représenté par ce que l’on apprend de la production des amateurs, en particulier le Zurichois Robert Risler, figure clé du militantisme socialiste zurichois (pp. 57-63), et le Biennois Emil Rufer, secrétaire du Syndicat de la métallurgie et de l’horlogerie (pp. 56-57). La question du cinéma amateur prend ainsi un tour nouveau, car se dessine une production plus riche que ne le laisse entendre l’opinion courante selon laquelle le cinéaste amateur ne pouvait être qu’un bourgeois doté d’une automobile décapotable et d’une épouse au bénéfice d’un permis de conduire.
L’ouvrage offre aussi la possibilité de réfléchir à certaines friches. Des problématiques, déjà esquissées par Cinoptika, mériteraient d’être approfondies. Mentionnons l’influence possible de la conception « prolétarienne » de Willi Münzenberg15, les formes diverses que prend la discussion du cinéma par la gauche politique et intellectuelle, depuis les interventions « réformistes » des premières années 1910 à la réflexion menée par le PSS dans le cadre de l’élaboration de la loi sur le cinéma, en passant par le rôle joué par la thèse marxiste de Peter Bächlin (Der Film als Ware, Bâle, 1945). Ce qui inclut aussi une activité qui échappe au cadre de ce livre, celle des associations de spectateurs, ciné-clubs créés à la fin des années 1920 pour contrer la censure des films soviétiques, guildes du film nées dans les années 1930 en même temps que certaines coopératives d’édition, sans oublier, plus largement, les écrits de la critique s’exprimant sur le cinéma dans la presse de gauche.
Dans le même ordre d’idée, il ressort du livre que l’examen systématique des archives de la CSEO, procès-verbaux et publications internes, permet d’établir les contours précis du discours porté sur les films, au gré des projets, des instructions et des bilans, seule façon d’échapper à l’anachronisme critique16. Les pages consacrées aux formes de la projection (pp. 22-24), dont Neumann, à peine entré en fonction comme secrétaire de la CSEO, définit les modalités et les attendus en 1933, signalent bien l’intérêt d’une telle analyse quand il s’agit de reconstituer la dimension pragmatique de la séance, une approche qui oblige, elle aussi, à relativiser fortement l’idée d’une autonomie de l’œuvre, voire du genre.
Enfin, une étude de cas qui aborderait par exemple la manière dont la Centrale sanitaire suisse, d’obédience communiste – contraste intéressant –, recourut au cinéma dans son action espagnole, yougoslave et allemande entre 1937 et 1947 (les films ont été déposés à la Cinémathèque suisse) enrichirait considérablement la compréhension de l’usage politique du film et obligerait à aborder frontalement la question en termes de répertoire plutôt que d’isoler la production propre17. On retrouverait là l’obligation d’en passer par une approche matérielle des copies, une des particularités développées ces dernières années en Suisse par une historiographie du cinéma fortement associée à l’archive18.
Conformément à la ligne d’un ouvrage qui fonde sa démarche sur l’accessibilité de ses sources filmiques, fournissons pour finir quelques informations complémentaires au lecteur. Elles lui donneront la possibilité de juger sur pièces d’autres réalisations que celles figurant dans le dvd et dont les auteurs traitent aussi.
Les trois importantes productions de Gloria Film (Adolf Forter) que sont Lasst uns tapfer beginnen (1947), Mitenand gahts besser ! (1949), Für eine bessere Zukunft (1953), figurent dans la série des trois dvd de Zeitreisen in die Vergangenheit der Schweiz19. La lecture du développement consacré au Ciné-journal suisse (pp. 63-67) peut être nourrie par la consultation de La Suisse pendant la 2e Guerre édité par la Cinémathèque (coffret de 2008), qui contient au moins cinq sujets en relation avec la représentation du monde ouvrier, dont Le visage de l’ouvrier suisse (CJS 141.1, 30.04.1943) et Education des ouvriers et leurs loisirs (CJS 141.3, 30.04.1943).
Enfin, signalons que l’ensemble des films d’Emil Rufer est accessible en ligne sur le site www.memreg.ch. L’activité de ce cinéaste amateur biennois, instituteur, secrétaire syndical et animateur des Faucons rouges est mise pour la première fois en évidence par Länzlinger et Schärer au-delà de son inscription locale. Le fonds homogène exceptionnel que constitue cette cinquantaine de bobines tournées entre 1930 et 1950 a été déposé par MemReg (Bienne) au Lichtspiel (Berne). Dans ce haut lieu de la préservation du cinéma amateur, le chercheur peut en visionner les copies 16mm originales, qui sont des inversibles. En effet, ce type de réalisations, en nombre dans le corpus envisagé dans l’ouvrage des Zurichois, n’a souvent existé qu’en une seule copie, ce qui n’est pas sans conséquence sur la compréhension de son mode de circulation et de son statut. Où l’on retrouve l’importance de pouvoir discerner, au moins dans l’approche filmographique, les formes originales de cette abstraction que l’on désigne du nom de « film », dont l’accès électronique, en plus ou moins grossière définition, ne fait qu’accroître la dématérialisation.