Shinji Aoyama, le fait divers introspectif
Enquête policière et quête identitaire dans le Japon contemporain
La neuvième édition du « Neuchâtel International Fantastic Film Festival » (NIFFF) a présenté pour la première fois sur sol helvétique une part méconnue de la filmographie du cinéaste nippon Shinji Aoyama qui en était l’« invité d’honneur »1. Issu du milieu de la critique cinéphilique et ayant fait ses premières armes en tant qu’assistant à la réalisation auprès de Daniel Schmid et de Kiyoshi Kurosawa – réalisateurs dont il opère une étonnante et improbable fusion des styles dans l’envoûtant Crickets (Japon, 2006)2 –, le cinéaste japonais Shinji Aoyama doit sa reconnaissance internationale à Eurêka,(Japon/France, 2000) sélectionné au festival de Cannes en 2000. Ce long film en noir et blanc (avec un finale en couleurs), dont le montage conjugue de façon peu conventionnelle une sorte d’apesanteur contemplative et un rythme saccadé, est construit autour de la fuite commune de trois survivants ostracisés qui tentent de surmonter un traumatisme occasionné par un drame sanglant.
Toutefois, si la production d’Aoyama initiée il y a une quinzaine d’années est prolifique, elle se situe majoritairement dans un champ qui suppose (du moins a priori) un autre horizon d’attente, celui du cinéma de divertissement. Aujourd’hui, le réalisateur semble vouloir renouer avec le cinéma de genre puisqu’il tient à se distancer de l’étiquette du cinéma d’« art et essais » qui lui colle à la peau depuis Eurêka3. C’est du moins ce que Aoyama a déclaré lors de la conférence donnée dans le cadre du NIFFF. L’éclectisme formel de ses films – qui constitue une option esthétique, puisqu’il s’agit souvent de provoquer un « choc » en mêlant différents genres cinématographiques et pratiques filmiques –, leur mode de production et l’esprit dans lequel ils sont conçus – il ne s’agit pas pour Aoyama d’accumuler les « petits » films pour se permettre financièrement des œuvres plus ambitieuses, mais simplement de travailler le plus possible, en réalisant parfois plusieurs films simultanément – devraient nous inciter à envisager chaque film hors de tout propos « auteuriste ». Néanmoins, les films du corpus réuni par le NIFFF, véritablement singuliers, sont traversés par certaines préoccupations récurrentes. Comme l’a montré Benjamin Thomas dans son récent ouvrage sur le cinéma japonais4, les films de Shinji Aoyama – qu’il aborde aux côtés de ceux de cinéastes plus légitimés sur le plan artistique comme Naomi Kawase, Takeshi Kitano ou Shohei Imamura – s’inscrivent avec force dans l’imaginaire du Japon d’aujourd’hui. Chez Aoyama, on décèle notamment la permanence de traces que semble avoir laissées le traumatisme de l’attentat au gaz sarin perpétré par la secte Aun dans le métro tokyoïte en 1995. En effet, les intrigues des films montrés à Neuchâtel se présentent comme l’extension tantôt hallucinée, tantôt extrêmement sobre de sordides faits divers qui, dans un climat de thriller (voire dans une atmosphère post-apocalyptique, comme dans Eli, Eli, Iema, sabachtani ?, Japon, 2005), impliquent trafic d’organes, comportements suicidaires ou méfaits commis par des sectes. An Obsession (Japon, 1997) confronte à trois reprises le spectateur au surgissement d’un événement totalement inexpliqué, rejeté dans les marges de l’intrigue – voire à l’arrière-plan d’une image préalablement habitée par le personnage principal (fig. 1-4) : une escouade d’individus armés portant des combinaisons et des masques à gaz sortent d’une jeep militaire pour procéder à l’exécution sommaire de passants. Ce motif renvoie explicitement à la terreur instaurée par un état autoritaire, évoquant certains films d’horreur des années 1970 comme The Crazies (George A. Romero, Etats-Unis, 1973) ou Rabid (David Cronenberg, Canada, 1977). Néanmoins, à l’instar de Providence d’Alain Resnais (France/Suisse, 1977) qui joue sur l’imbrication des niveaux de réalité (et sur une référence indirecte aux récits horrifiques via la figure de Lovecraft), le film d’Aoyama convoque un horizon d’attente associé au genre de la science-fiction tout en se refusant à l’actualiser intégralement. Ce procédé ne manque pas de provoquer une certaine gêne ou frustration chez le spectateur. En effet, comme à la vision de certaines séquences de Godard dans ses films des années 1960 où éclatent soudainement des coups de feu, on ressent d’autant plus l’imprévisibilité et la gratuité d’un tel déchaînement de violence. Lorsque le personnage principal tente de faire feu sur les hommes de la jeep qui passent devant lui, son revolver n’est pas chargé. On constate qu’il ne peut interagir avec cette autre « piste narrative » qui jouxte son monde sans le croiser vraiment. Il pointe alors son arme en direction de la caméra elle-même, dans un geste réflexif qui donne lieu à l’ultime plan du film.
Quant au genre du polar, il s’épuise également dans la suspension du temps et de l’action résultant de la profonde remise en question vécue par l’ancien flic qui, comme le héros de Chien enragé d’Akira Kurosawa (Japon, 1949), part à la recherche du nouveau possesseur de son pistolet. Le film d’Ayoama s’apparente à Hana-Bi (Takeshi Kitano, Japon, 1997), son jumeau inversé sorti la même année, dans une version où ce dernier aurait été dépouillé de la violence des yakuzas et restaurerait, via la psychologisation du héros5, un véritable lien entre ce dernier et son épouse (fig. 5-9) : chez Aoyama, c’est le tueur et amant suicidaire qui est condamné par la leucémie, non l’épouse de l’ex-policier. Les motifs sont étonnamment similaires, mais leur distribution et articulation diffèrent. L’ouverture d’An Obsession montrant l’assassinat d’un chef spirituel est emblématique d’une réappropriation personnelle, au sein d’une représentation fortement intériorisée, de traits propres à certains genres. Le film illustre également l’exploitation productive par le cinéaste, qui compose parfois la musique de ses films, de l’univers sonore, notamment lorsque, placé sous hypnose, le policier fait resurgir la scène séminale qui lui a valu d’être grièvement blessé et à son coéquipier de commettre une faute par négligence : l’écran demeure noir, le flash-back étant exclusivement sonore, avant que les bruits du passé ne se superposent à l’image du présent6. Les plans noirs continueront ensuite de ponctuer le film – à l’instar des flashes saturés de lumière dans Eurêka –, rappelant la permanence du trouble provoqué par le drame matriciel.
Fragmentations
En dépit de l’ancrage réaliste qu’ils autorisent, les motifs qu’Aoyama puise dans les dérives contemporaines d’une société hyperindustrialisée conduisent, en raison de leur multiplication pléthorique, à saper la vraisemblance, voire à irréaliser le monde représenté. Ainsi un film comme Embalming (Japon, 1999), sorte de Dead Ringers (David Cronenberg, Canada/Etats-Unis, 1988) qui aurait été réécrit par un Roger Corman sous acide – aux dires d’Aoyama, le scénario adapté d’un roman fut remodelé en trois jours par l’équipe de tournage – confine au feuilleton rocambolesque en cumulant technique d’embaumement, trafic d’organes, enquête policière sur la disparition d’une tête détachée d’un cadavre, gémellité, schizophrénie, retour d’une figure paternelle, expériences de réanimation, exactions d’un faux bonze omnipotent, etc. La découverte de liens de famille entre les protagonistes est la source d’inépuisables relances, créant une surenchère qui frôle un grotesque dont on ne sait trop s’il est assumé. La séquence où l’embaumeuse rencontre, à l’arrière d’un camion transformé en boucherie ambulante, un maître embaumeur reconverti dans l’assassinat et le prélèvement illicite d’organes7 – criminel désinvolte qui s’avérera être son père (fig. 10) – est caractéristique du cloaque sanguinolent dans lequel Aoyama se plaît à plonger le spectateur. Pendant qu’il discute, l’homme vêtu d’un tablier noir extrait du corps de sa victime traversé par des convulsions plusieurs organes qu’il dispose méthodiquement dans des contenants puis recouvre de cellophane. Il achève ensuite sa victime en lui sectionnant la carotide, et actionne de sa jambe bottée un mécanisme d’évacuation du sang à l’extérieur du véhicule ; finalement, avec la même désinvolture, il décapite la dépouille à la tronçonneuse. Cette banalisation quasi parodique de la violence – que l’on pourrait rapprocher des films de Tarantino si les répliques du dialogue étaient totalement vaines, alors qu’Aoyama semble encore croire à la nécessité de délivrer des informations narratives – s’accompagne d’un fétichisme pour la fragmentation du corps dont la représentation complaisante s’enracine à mon sens dans un déplacement de l’érotisme vers le gore. Tandis qu’Embalming s’abstient généralement de dépeindre la dimension sexuée de ses protagonistes (le désir suggéré du détective pour l’embaumeuse est à peine esquissé, la tueuse est infantilisée par l’état mental régressif de son double « enfant »), la séquence d’ouverture comprend pourtant un insert qui isole en gros plan les jambes de l’héroïne au moment où elle soulève sa robe pour franchir le ruban jaune délimitant le lieu de « l’accident ». Cet insert qui ponctue l’entrée du personnage dans la fiction du film – il y a là passage d’une frontière, avancée dans l’espace associé à la mort – est particulièrement mis en valeur, car Aoyama ne recourt que très rarement à de tels gros plans. En outre, l’insertion de ce plan de détail est motivée par un raccord sur le regard d’un figurant masculin nullement individualisé dont il est surprenant que nous épousions, même très momentanément, le point de vue (surtout chez Aoyama, où la figure du champ/contrechamp est considérablement moins présente que dans le cinéma hollywoodien). Cette fragmentation du corps féminin par le cadrage anticipe les dislocations, effectives dans la diégèse, des corps masculins, ces dernières déplaçant la problématique initiale du désir vers une représentation asexuée (voire réifiée) de la chair, qui soulève quant à elle le tabou de la figuration matérielle (et matérialiste) de la mort8.
Le huis clos d’une quête identitaire
« L’étrange selon Shinji Aoyama » : c’est ainsi que s’intitulait la rétrospective du NIFFF. Peut-être choisi en référence à la typologie de Todorov qui proposait la tripartition étrange/fantastique/merveilleux9, le terme « étrange » permet de souligner combien les films d’Aoyama sont ancrés dans la réalité socioculturelle du Japon contemporain. Cet ancrage passe souvent par une construction de l’espace qui privilégie le huis clos et par le souci apporté aux décors, constamment réalisés par une même équipe. Les faits divers qui constituent le tremplin des récits parfois tortueux d’Aoyama sont associés à des lieux auxquels le réalisateur donne une prégnance toute particulière.
A Forest With No Name (Japon, 2002), un épisode de la série télévisuelle Mike Yokohama projeté au NIFFF dans une version longue destinée aux salles de cinéma et présentant une cohérence et une clôture qui s’accordent mal avec une logique sérielle, et le film suivant d’Aoyama, Lakeside Murder Case (Japon, 2004), partagent un même souci pour l’inscription de l’intrigue dans un espace unique qui est un lieu de révélation des individus qui l’habitent : il s’agit pour le premier d’un gigantesque établissement situé dans un espace retiré aux abords d’une forêt, dans lequel une secte new age accueille les citadins déboussolés qui ressentent le besoin de trouver un but à leur vie ; pour le second, d’une maison isolée au bord d’un lac – également située en bordure d’une forêt qui s’avérera in fine être le lieu originel du meurtre (fig. 11) – dans lequel un tuteur privé prépare des écoliers (accompagnés de leurs parents) à l’examen d’entrée dans une école privée. Les motivations des protagonistes qui ont gagné ce lieu situé en marge sans être idyllique révèlent le caractère oppressant des valeurs traditionnelles japonaises : la collectivité qui s’y trouve agit de façon étrange, comme si elle était sous l’emprise de la figure charismatique du maître des lieux. Aoyama propose ici une variation sur un motif très présent dans son travail, celui de la crainte d’être aliéné par une autorité supérieure. Dans Embalming, le gourou manipule l’esprit de son cobaye en vue de le réinitialiser (« reset »), à l’image d’un ordinateur dont on effacerait la mémoire. Dans A Forest With No Name, le personnage qui quitte le centre sous les applaudissements quasi mécanisés de ses condisciples hypnotisés par leur mentor commettra des meurtres peu après son départ, comme si, à l’instar de l’être maléfique de Cure de Kiyoshi Kurosawa (Japon, 1997), la directrice de l’établissement pouvait pousser un individu au meurtre, en faire son instrument. Dans ce même film d’Aoyama, le héros, superficiellement maniéré et faisant montre de signes ostensibles d’américanisation, se sent dépaysé avant qu’il ne se familiarise avec le paysage sylvestre qui borde le centre ; il est désorienté avant la nouvelle orientation que la directrice imprime à sa vie, en l’informant de façon énigmatique « qu’un arbre lui ressemble dans la forêt ». Partir en quête (plutôt que mener l’enquête) de ce double mi-végétal mi-humain visualisé en rêve10 constitue dès lors une obsession pour le détective, qui joue le jeu de la directrice en dépit de la résistance qu’il oppose aux autres pensionnaires quasi fantomatiques. Dans Lakeside Murder Case, les enfants tueurs revêtus du même costume d’écolier, répliques réalistes des jeunes habitants du Village des damnés11, servent criminellement les desseins de leur maître (même si ceux-ci échappent à sa volonté) et plus généralement les valeurs de la société qu’il incarne, c’est-à-dire le respect de la hiérarchie et le sacrifice de soi. Aoyama épingle des comportements qui sont d’autant plus effrayants que leur représentation est sertie dans le quotidien ou bénéficie d’un traitement très réaliste. Aussi, la froide détermination et la précision avec lesquelles le père d’un élève, chirurgien de métier, contribue à faire disparaître le cadavre d’une victime et toute trace de son identité12 montrent sur le mode d’une effroyable banalisation combien l’homme a tôt fait, lorsqu’il suit ainsi l’opinion d’un groupe, de devenir un monstre. La focalisation sur un personnage principal farouchement individualiste permet néanmoins d’« étrangéifier » le comportement de la collectivité grégaire. Chez Aoyama sourd une phobie de la déshumanisation et de la dissolution de l’individu qui passe par le motif du double, dont Benjamin Thomas a envisagé les déclinaisons dans le cinéma japonais récent (Doppelganger de Kurosawa, Takeshis’ de Kitano) en termes d’incertitude identitaire13. Dans Crickets, la voix over précise au sujet de la femme qui gère les menues actions quotidiennes d’un vieil homme aveugle que, « sans lui, elle n’existe pas ». Représentée de façon littérale via le personnage schizophrène de Embalming, cette nécessité de se projeter en l’Autre pour échapper à la vacuité de sa propre identité est inscrite d’une manière ou d’une autre dans l’ensemble des films du cinéaste. L’anti-héro d’An Obsession ne cesse de lutter contre ce qu’il appelle son « vide intérieur » (concrètement, on lui enlève un poumon alors qu’il dit « n’avoir pas eu de cœur »), et la résolution de l’enquête le laisse avec un sentiment identique de désarroi. Si, dans l’épisode de Mike Yokohama, le Moi pourrait naître en un point spécifique de la forêt – mais il s’agit là d’une promesse qui, lors des dernières images du film, provoque le rire énigmatique du détective –, il n’en demeure pas moins que celle-ci, comme le signifie le titre du film, n’a « pas de nom ».
Crickets : une étrangeté ruizienne
Les films d’Aoyama présentés au NIFFF ont tendance à être fort bavards, ruinant parfois l’effet d’étrangeté résultant de l’interprétation ambiguë des phénomènes au profit d’une contestation explicite de certains fondements idéologiques de la société japonaise (voir notamment le finale de Lakeside Murder Case). Ce n’est pas le cas du film le plus récent présenté dans le cadre de la rétrospective, Crickets, petit bijou d’une « inquiétante étrangeté » subtilement distillée dans un cadre des plus réalistes : Crickets joue sur les silences – et corrélativement sur l’importance conférée à des bruits discrets – ainsi que sur l’opacité du récit, l’énigmatique protagoniste aveugle du film ne prononçant jamais une parole, à l’instar de l’un des enfants d’Eurêka.
Crickets narre le quotidien d’une femme d’une quarantaine d’années qui habite une luxueuse villa située en bordure de forêt sur les hauteurs d’un petit village de pêcheur construit sur une île, un espace qui circonscrit et détermine l’intrigue. Elle s’occupe d’un vieil homme aveugle et apparemment muet, entretenant avec lui une relation qui demeure obscure pour le spectateur : cet homme est à la fois une figure de père, d’enfant, d’amant, voire d’animal domestique, et est entouré d’une aura fantastique qui tient précisément à l’opacité du récit. L’attitude de la femme change à partir du moment où, après avoir fait ses courses au village, elle décide de se rendre dans le bar du port – lieu à la théâtralité exhibée qui fait penser aux atmosphères « distanciées » de Daniel Schmid – où elle observe un jeune homme qui l’attire. Elle fera par la suite la connaissance de la copine de ce dernier, une adolescente qui constitue en quelque sorte le versant sexué d’elle-même14.
L’arbre qui fonctionnait dans A Forest With No Name comme un analogon du Moi fait place dans Crickets à une silhouette dont on nous dit qu’elle apparaît sur la paroi d’une grotte, et que la femme de la villa touche dans un état de quasi-extase, alors que cette forme plongée dans l’ombre demeure inaccessible au regard du spectateur (comme l’arbre de Mike Yokohama demeurait hors-champ). L’adolescente qui guide la femme dans cette grotte située en pleine forêt ayant associé ce lieu de l’inconscient au massacre par la population locale d’une colonie de missionnaires chrétiens au XVIIe siècle, et donc à une culpabilité qui entache l’histoire de ce tranquille petit village de pêcheurs15, la silhouette contenue dans la grotte fait affleurer un passé traumatique qui confère une dimension collective aux actions des protagonistes. Peut-être l’héroïne ne se reconnaît-elle qu’indirectement dans ce motif rupestre, l’associant plutôt au personnage du vieil homme16 qui, comme l’enfant de La Ville des pirates de Ruiz (France/Portugal, 1983), revient périodiquement après sa disparition. Ce rapprochement ne constitue pas un simple clin d’œil au sujet du dossier du présent numéro : à mon sens, Crickets fait véritablement écho, sur un mode plus réaliste, à certains films de Ruiz qui mêlent onirisme et légende maritime. Les plans sur l’azur rosé surplombant les promontoires de l’île, le contraste entre l’ensoleillement revivifiant et l’ambiance mortifère des relations de « couple » ainsi que les visions d’une « domestique » dévoyée par un jeune homme fantasmé qui infantilise son rapport au monde s’inscrivent dans la filiation de La Ville des pirates, mais sont rejoués en mineur, sans la fabulation débridée d’un Ruiz. Dans Crickets, la violence toujours latente ne surgit jamais, nous ne partageons que le dégoùt éprouvé par la femme vis-à-vis de cet homme dont l’existence se manifeste principalement par une mastication abjecte filmée en gros plan, par des crachats ou des râles17. Deux espace s’opposent : la maison luxueuse sur la colline est le lieu de l’abnégation, le bar portuaire celui de la libération. Dans ce dernier, le décor et l’apparence des personnages (maquillage, gestuelle) sont stylisés comme s’il s’agissait d’un monde de poupées animées par l’esprit de la femme. L’attirance pour le jeune homme creuse un abîme au sein de ce même espace lorsque la femme y conduit l’aveugle : adossé au zinc à côté d’eux, le jeune homme la saisit pour l’embrasser, la faisant sortir du champ. A cet instant, le vieil homme, impuissant, tâtonne autour de lui pour la retrouver, mais elle lui demeure inaccessible. Le spectateur acquiert alors une conscience aiguë des limites quasi surnaturelles imposées par le cadre, et hérite de la cécité qui est celle du vieil homme.
Les ruptures affectant aussi bien le montage que la musique extradiégétique – parfois de façon convergente, comme lors de la séquence dans la forêt où les mouvements de la symphonie soulignent les changements brusques de plans sur le paysage, indices d’une insaisissable menace –, le caractère inaudible des paroles des figurants, les mouvements d’appareil lents et distants concourent à instaurer un perpétuel doute quant au statut de réalité de ce qui est montré ou vécu. Après la mort supposée du vieil homme, des êtres fantomatiques s’invitent chez la femme pour festoyer et chanter sa liberté retrouvée ; mais, à ses yeux, ce rassemblement est empreint de tristesse : l’agitation qui règne autour d’elle – celle d’un clown ou encore d’une chanteuse traditionnelle – ne l’arrache pas au sentiment d’avoir perdu une partie de soi. Jouant sur les frontières du fantastique, Shinji Aoyama met en scène avec inventivité et rigueur certains processus de construction et de reconstruction d’un Moi menacé de désagrégation par les maux de la fin du XXe siècle, dans une société japonaise hantée par la négation de soi qui s’exprime à travers le suicide ou, ce qui revient ici au même, la mort du double.