Richard Bégin

L’écran baroque

Le qualificatif « baroque » est fort commode pour quiconque tente d’expliquer le cinéma de Raoul Ruiz. Des récits labyrinthiques aux falsifications narratives, en passant par quelques bricolages scéniques ostentatoires, les films de cet exilé chilien empruntent apparemment tant au style qu’à la sensibilité de l’art et de la littérature baroques. Mais au-delà d’une simple iconologie appliquée ou de l’inévitable recension générique que ce cinéma de l’excès semble exiger, les films de Raoul Ruiz exposent principalement un baroque de nature ludique. C’est-à-dire un baroque de l’auto-référentialité dans lequel le jeu narratif spéculaire et la mise en abyme soulignent chacun l’artificialité constitutive de l’œuvre. Ce baroque ludique n’est pas à circonscrire comme un avatar du « style » baroque reconnu. Il s’agit plutôt là d’un aspect fondamental du style baroque dans la mesure où celui-ci commande avant toute chose – soit avant tout récit, histoire ou discours – un déploiement de la poïétique spécifique au support, soit une véritable présentation de la représentation. Cet article propose ainsi une analyse du baroque proprement « cinématographique » chez Raoul Ruiz.

Le cinéma de Raoul Ruiz s’accommode fort bien du qualificatif de «  baroque  ». Récits labyrinthiques aux accents borgésiens et à la mise en scène caravagesque1, les films de cet exilé chilien empruntent tant au style qu’à la sensibilité de l’art et de la littérature baroques2. C’est connu. Mais au-delà de la simple et inévitable recension générique que ce cinéma de l’excès semble exiger, les films de Raoul Ruiz exposent principalement un baroque de nature ludique. C’est-à-dire un baroque de l’auto-référentialité dans lequel le jeu narratif spéculaire et la mise en abyme soulignent chacun l’artificialité constitutive de l’œuvre poétique ou médiatique. Ce baroque ludique n’est pas à circonscrire comme un avatar du «  style  » baroque reconnu, tel que Heinrich Wölfflin a su si bien le cerner dans ses Principes fondamentaux de l’histoire de l’art3. Il s’agit plutôt là d’un aspect fondamental du style baroque dans la mesure où celui-ci commande avant toute chose – soit avant tout récit, histoire ou discours – un déploiement de la poïétique spécifique au support ou à l’appareil médiatique choisi par l’artiste.

Ce déploiement poïétique, ou, autrement dit, cette exposition du processus de représentation, est fort bien figuré dans les Ménines de Vélasquez dont la réflexivité constitue à bien des égards un exemple clé de la «  ludicité  » baroque. De même, Ruiz n’entend pas satisfaire celui ou celle qui espère dénombrer les traces stylistiques pouvant permettre de classifier son œuvre dans la famille élargie (puisqu’elle regroupe tant les films de Dario Argento, de Peter Greenaway, d’Orson Welles et de Luchino Visconti) des œuvres dites baroques. Son œuvre ne se résume pas à un thésaurus stylistique. Loin de là. Un film comme Comédie de l’innocence (France, 2000), par exemple, ne comporte aucune de ces traces stylistiques «  baroques  » que sont, entre autres, le foisonnement, le mouvement et les différentes irrégularités formelles. Et pourtant, ce film, en apparence clair, «  régulier  » et sans équivoque, n’en propose pas moins une critique radicale de la représentation cinématographique. En effet, qui peut prétendre connaître l’identité de celui qui tient la caméra vidéo et filme le jeune Camille assis sur un banc de parc, alors que l’énigme se résout justement suivant la conviction que Camille est celui qui, toujours, a cette caméra à la main  ? Ruiz souligne ici une équivoque propre au langage cinématographique qui est celle qui caractérise la réelle identité de l’énonciateur  : en dernier lieu, l’appareil médiatique, voire l’œil de la caméra.

Cette équivoque est encore plus convaincante dans Les Trois Couronnes du matelot (France/Portugal, 1983). A un moment du film, un matelot mort depuis un certain temps raconte à un jeune étudiant qui l’accompagne comment un jour il fut lâchement frappé par derrière. Une scène représente alors l’agression en question. Celle-ci s’accompagne du récit en voix over du matelot. Apparemment, cette représentation illustre la mémoire du matelot, lequel est cependant présent du point de vue de l’agresseur anonyme. Situation étrange s’il en est, on comprend que l’énonciateur du récit décrit de la sorte un événement dont il n’a pu être témoin puisqu’il a été agressé de dos. A cette étrangeté s’ajoute une équivoque énonciative puisque ce point de vue de l’agresseur sur la représentation du matelot – et qui, de surcroît, fait image de la mémoire de l’agressé – est aussitôt «  adressé  » par le regard du matelot in situ qui, avant de recevoir le coup, se retourne et fait brièvement face à l’agresseur. Le matelot se situant dans la représentation pose ainsi un regard sur l’instance énonciative de son propre récit, laquelle instance se dédouble entre une énonciation qui implique l’agressé en tant qu’énonciateur de cette représentation et celle qu’incarne cet inconnu à l’origine «  cinématographique  » du récit de l’agression. Cet aparté réflexif expose certes le processus d’énonciation du récit méta-diégétique, mais plus remarquable encore, il désigne en dernier lieu ce qui, en deçà de l’anthropomorphisation du point de vue énonciatif, en est l’élément clé  : l’œil de la caméra.

Une poétique de la poïétique

De cette façon, Ruiz présente aussi bien la représentation du matelot qu’il signale, et introduit en termes de signifiant, le processus même de cette représentation. Pour reprendre les termes maintes fois utilisés par l’idéalisme allemand et par les différentes approches psychanalytiques de Freud à Lacan, on peut dire que la représentation est une Vorstellung qui regroupe tant le contenu d’une mise en scène que le récit ou le discours proprement dit, et que celle-ci est exposée ici à la manière d’une Darstellung, soit à la manière d’une présentification de ce même contenu. Plus exactement, Ruiz transpose ici en signifiant cinématographique les agencements illusoires de la représentation, et fait de ceux-ci la seule énonciation possible et envisageable au sein de l’œuvre. Ce qui, en retour, dans le régime même de la Vorstellung cinématographique, peut être traduit par une véritable poétique de la poïétique, soit par une exposition d’un processus réfléchissant sa propre exposition. Cette vertigineuse situation relève du «  jeu  », en ceci qu’il n’y a de jeux qu’au moment où le jeu se joue. Nous avons bien là les ingrédients principaux d’un baroque ludique qui, non content de souligner ses «  manœuvres  » poïétiques, expose de surcroît celles-ci pour en soutirer une seconde efficace représentative.

Cette efficace est «  seconde  » par sa faculté à redoubler la représentation originale ou le récit proprement dit. Ce redoublement évite en outre à l’œuvre filmique de se contenter d’exprimer la simple présentation du mécanisme spectaculaire – à la Brecht – dans la mesure où ce dernier s’incorpore à nouveau dans l’agencement illusoire d’une représentation narrative. On peut y voir là, sans rire (malgré l’humour ironique qu’on peut reconnaître au cinéaste) une représentation de la présentation d’une représentation. Voilà un vertige spéculaire propre à faire perdre à toute présentation sa nature immédiate. Tout est donc toujours déjà médiatisé, pourrait-on dire. Ce baroque-ci semble ainsi s’accaparer les forces du sublime en cela qu’il repousse toujours plus loin la possibilité pour le spectateur de saisir la présentation cinématographique ultime. Cette dernière n’apparaissant en somme qu’à la toute fin du film, hors de lui, au moment où la projection se termine, soit à l’instant où l’expérience du film est impossible. Ce que la conclusion de Mémoires des apparences (France, 1986) souligne de manière métaphorique en faisant défiler hors du film, dans le royaume des morts, les personnages de ce même film qui n’étaient, somme toute, que des représentations d’acteurs rêvant à leur tour la vie d’un personnage illusoire. Quelle affreuse chose que d’en être ainsi réduit à rêver le songe.

L’écran baroque de Raoul Ruiz révèle ainsi un univers ludique qui a pour conséquence de redéfinir le signifiant cinématographique en lui imposant un processus spéculaire qui, pourtant, lui est propre. Le signifiant voit ainsi défiler en lui une suite ininterrompue de signifiés qui ne s’y arrêtent jamais. En somme, le signifiant porte bien son nom puisqu’il ne cesse, justement, de voir sa signification advenir. Il en va tout autant des personnages, lieux et objets des films de ce cinéaste, qui n’ont d’autre identité que celle d’images d’un processus de représentation, voire d’une structure qui en fait des figures ou des numéros en perpétuel déplacement au sein de la chaîne signifiante. Qu’on pense à Mathilde dans Les Trois Couronnes du matelot qui a pour identité un déguisement lui permettant à sa guise de se dévoiler toute nue, dénuée de sexe et de ses attributs. Les personnages, lieux et objets sont, pour ainsi dire, signifiants, c’est-à-dire plongés dans le devenir que leur impose, de l’extérieur, le processus de représentation en tant que structure de possibilité symbolique. Restons-en toutefois aux objets comme tels qui occupent dans la cinématographie ruizienne une place privilégiée.

Objets d’inquiétude

Prenons deux exemples. Ceux-ci nous permettront de mieux comprendre la manière dont l’objet incarne à lui seul le signifiant d’un processus spéculaire spécifiquement cinématographique. Tout d’abord, une scène tirée de Généalogies d’un crime (France/Portugal, 1996). Attablées autour d’un repas, une mère et sa fille, une avocate prénommée Solange, discutent du prix des aliments. La mère remarque les gestes hésitants de sa fille au moment où cette dernière boit son vin et assaisonne sa soupe. Elle explique à sa fille que cette hésitation s’est manifestée pour la première fois le jour où elle avait été punie par son père. Enfin, «  si on peut appeler ça une punition  », ajoute-t-elle. A un jeune âge, apprend-on, Solange avait la vilaine habitude de jeter les chats par la fenêtre  : «  Alors tu dis que j’ai balancé un chat par la fenêtre  ?  » demande Solange  ; «  Un chat  ? dit-elle. Plusieurs  !  » répond aussitôt sa mère, et elle ajoute  : «  Tout le monde pensait que tu finirais dans la peau d’une meurtrière.  » «  Peut-être que j’en suis une. En puissance  », réplique Solange. Devant cette représentation domestique s’interpose en premier plan une série d’objets décoratifs qui, non seulement, n’ont rien à voir avec l’anecdote, mais, en y prêtant attention, ne cessent de se déplacer dans le champ visuel (fig. 1-4).

Ce déplacement fait en sorte de redoubler la représentation domestique d’une présentation d’objets qui deviennent signifiants de par leur seule apparition dans le champ représentatif. Il est possible de tenter un rapprochement entre ces objets et la scène si l’on tient compte du fait que Solange évoque clairement un matricide latent. Ce que Solange suggère, c’est la possibilité d’une histoire secrète non encore réalisée et qui, la suite du film nous en convaincra, ne se réalisera jamais. Or, cette seule évocation, à laquelle s’ajoute le passé non encore résolu que la seule phrase «  si on peut appeler ça une punition  » évoque à son tour, ouvre la représentation sur une surdétermination signifiante possible des différentes figures de cette représentation. La présentation des objets intrusifs souligne alors, ironie toute ruizienne, la latence différentielle de cette représentation domestique.

Prenons ensuite pour exemple la séquence d’ouverture de Trois Vies et une seule mort (France/Portugal, 1995). L’action se situe ici dans une chambre à coucher. Dans cette autre représentation domestique, un homme s’éveille péniblement aux sons des pleurs d’un enfant et du bruit assourdissant d’un aspirateur. L’homme se redresse avec peine, visiblement importuné par tout ce bruit. La représentation se déroule en sorte que l’homme et le lit se partagent l’avant-plan du cadre alors que la silhouette d’une femme affairée occupe, dans l’embrasure d’une porte, l’arrière-plan de celui-ci. Puis, la caméra effectue un léger panoramique vers le bas de l’écran et laisse apparaître en premier plan, dans le coin inférieur gauche, le visage blanc d’une poupée (fig. 5).

Au même moment, un son grave et appuyé se fait entendre. Ce son fait partie de la représentation, mais a pour origine un espace extra--diégétique. Un espace inaccessible aux personnages, du moins, le croit-on. C’est que cette représentation n’est plus aussi claire qu’elle ne pouvait y paraître. Le son combiné au déplacement de la caméra redouble la représentation domestique d’une incidence narrative équivoque, du seul fait que l’appareil nous oblige à remarquer un signifiant dont la scène d’ensemble semble n’être que le support narratif. De cette façon, l’objet se signale et nous fait signe. Mais en quoi cette poupée fait-elle signe  ? Plus exactement, que désigne donc cet objet que le dispositif audiovisuel nous incite de la sorte à remarquer et à lui accorder la signifiance au sein de la représentation domestique  ?

Il y a là quelque chose de vague et de contingent qui, à l’image de cette autre représentation domestique dans Généalogies d’un crime, ouvre la scène sur ce qui, tout à coup, s’y présentifie. De toute évidence, la poupée déconcerte dans la mesure où son apparition et, a fortiori, sa présence n’est en aucun cas justifiée par le récit. L’homme ignore cet objet et n’y prête aucune attention. Or cet objet qui, en apparence, semble sorti de nulle part, ou, peut-être, émergeant d’ailleurs mais d’on ne sait où, pèse lourd dans la représentation en ceci que sa présentation y inaugure une marge. En apparaissant ainsi, à la fois dans les lisières du champ et les périphéries d’un hors-champ, la poupée jouxte deux lieux au sein de la même représentation  : le lieu domestique dans lequel l’homme s’éveille, et le lieu fantasmatique duquel il s’éveille. Comme en ce qui concerne l’équivoque des objets décoratifs dans Généalogies d’un crime, lesquels advenaient à la signifiance en coïncidant avec les latences du récit, la poupée de Trois Vies et une seule mort advient à la signifiance en coïncidant avec le lieu du rêve qui vient vraisemblablement de prendre fin. La poupée peut évoquer de la sorte les résidus d’un cauchemar, à la manière de ces impressions troubles et dérangeantes qui accompagnent parfois l’éveil et qui, l’espace d’un moment, nous font hésiter entre le lieu inquiétant du songe et celui, rassurant, de la réalité. Cette hésitation, que suggèrent à la fois l’homme au moment du réveil et les gestes hésitants de Solange au moment de prendre son verre de vin, se prolonge ainsi dans un signifiant visuel qui, parce qu’il est en apparence étranger à la scène, n’en est que plus Réel.

Ce quelque chose d’autre

Il importe alors peu ici d’interpréter la scène ou de tenter de saisir la signification narrative ou métaphorique de ces divers objets. Ce qu’il nous faut saisir, c’est que ceux-ci n’en demeurent pas moins de véritables symptômes pour la représentation qui en accueille la présentation. Leur présence ouvre la représentation sur autre chose, et c’est cette ouverture qui en fait des présentations justement. C’est dire que toute représentation cinématographique, quelle qu’elle soit, doit apprivoiser et réguler ces présentations obligées – puisqu’il s’agit bien de représentations – qui, autrement, risquent à tout moment de briser l’illusion référentielle. C’est donc dire aussi que toute représentation filmique comporte les symptômes en puissance de sa propre ruine. Les objets signifiants dans les films de Ruiz s’avèrent être de la sorte les marques de ce symptôme cinématographique. L’aspect spéculaire des films cités s’origine dans ces marques qui demeurent des signifiants et, du même coup, exposent au grand jour le jeu langagier qui se trame au sein des représentations discursives. En d’autres termes, Ruiz ne se contente pas de signaler la présence d’objets superfétatoires, ceux-ci se présentent à nous comme les symptômes d’une représentation qui, parce qu’elle est de l’ordre du langage symbolique, doit constamment «  gérer  » les transformations, les équivoques et les latences propres au langage. En nous présentant de la sorte cette «  gestion  » symbolique du film, Ruiz souligne ce qui, toujours, excède la représentation et en profile du même coup la ruine éventuelle, soit  : le jeu des agencements symboliques et le rituel de leur interprétation.

Ces deux exemples filmiques évoquent manifestement un excès d’écriture filmique qui, on s’en doute, éveille chez le spectateur la jouissance interprétative et, surtout, le désir de connaître. Ces signifiants ne se réduisent pourtant pas à une signification. En chercher le sens nous condamne à la déception. C’est qu’ils ne sont signifiants qu’en regard de leur seule présentation. On peut donc affirmer qu’il y a là matières à connaissance plutôt que matière à expression. Bien que la poupée se présente à l’écran, sa signification nous échappe, mais certes pas sa présentification. Laquelle devient en cela signifiante. Mais tout se complique davantage du moment où ces objets ne perdent pas leur sens propre au profit d’une représentation qui les rendrait soudainement expressifs. Ces objets demeurent des objets, et c’est sans doute ce qui les rend ici étrangement inquiétants.

La poupée est un objet reconnu et sa médiatisation n’y changera rien. Comme tout objet représenté dans et par le langage, cependant, quelque chose de l’objet persiste indépendamment du discours qui se -l’accapare, le voile ou le reconfigure. Ce qui rend cette poupée énigmatique, c’est que ce quelque chose s’agence dans un ordre discursif hésitant entre celui de l’objet familier que l’on est en mesure de reconnaître – et qui possède un sens usuel et habituel – et celui de l’objet «  marqué  » que le dispositif nous invite à interpréter – et dont la signification narrative reste à circonscrire. En somme, la poupée ainsi «  marquée  » devient un signifiant équivoque  ; elle n’est plus seulement l’objet familier qu’il nous est possible de reconnaître, ni totalement l’objet imaginaire dont le récit instituerait idéalement la signification. Dans ce perpétuel devenir--signifiant, l’objet est en attente d’une interprétation, et ce, indéfiniment. Et c’est à ce moment que quelque chose de l’objet se présente à nous. Comme si l’objet, déchiré entre deux sens possibles, laissait entrevoir ce qui nous échappe en lui, soit ce quelque chose à la fois hors de l’imaginaire et hors du symbolique qu’on appelle le Réel. Ce Réel excède toute représentation, mais n’en constitue pas moins la possibilité d’existence ce celle-ci. Toute représentation est représentation de quelque chose. C’est donc du moment où ce quelque chose apparaît et se présente que nous sommes en mesure de voir s’effectuer sous nos yeux le processus de représentation en tant que gestion symbolique et récupération imaginaire du Réel. Les objets à l’écran deviennent alors symptomatiques d’un processus qui, par sa nature, relève de la transformation, de la configuration et du déplacement. De même ce quelque chose de Réel à l’objet apparaît-il dans et par le processus de représentation cinématographique. Le baroque ludique de Ruiz ne se contente pas, cependant, de souligner le processus poïétique d’évidement de l’objet, il va beaucoup plus loin en soulignant qu’il n’y a de Réel qu’un objet nommé et, donc, représenté.

Le «  comportement  » des objets

Cela ne nous contraint pas cependant à disqualifier le sens propre de l’objet au profit d’un sens exclusivement cinématographique. Le cinéma de fiction n’invente pas ses propres objets en écartant le sens des objets de notre réalité. Tout au moins s’y réfère-t-il pour en créer d’autres, de nouveaux et d’inédits. Et c’est dans le processus de cette création qu’apparaît ce qui, toujours, échappe à la nomination et permet, du même coup, la reconfiguration signifiante  : le Réel de l’objet. Aussi ce Réel n’est tel qu’en fonction de sa gestion symbolique et de sa récupération imaginaire. Les deux séquences qui me servent d’exemples manifestent ainsi une esthétique propre au cinéma entendu comme processus symbolique et recouvrement imaginaire du Réel. C’est qu’en «  marquant  » l’objet de sa présence, l’appareil cinématographique engage le spectateur dans une fabulation à l’instant même où le récit ne lui raconte plus rien. Cette esthétique du film narratif nous permet de comprendre que le simple fait de «  marquer  » un objet – ou de «  marquer  » un espace par le biais d’un travelling ou un personnage par le biais d’un gros plan – suffit à délivrer celui-ci de ses communes mesures et à introduire son sens propre dans une faille interprétative et Réelle devant être comblée soit par le récit imaginaire qui fait de cette marque un agent narratif, soit par le spectateur qui y perçoit une figure symbolique reconnue. Ainsi, au lieu de disqualifier le sens de l’objet, l’écriture cinématographique lui accorde plutôt une valeur esthétique réelle.

D’ordinaire, cette valeur se prolonge dans les schèmes narratifs du film ou bien dans les schèmes cognitifs du spectateur. Or, ce qui est inhabituel avec notre poupée, c’est que sa valeur esthétique réelle demeure ici en suspens, latente. L’objet en question est bel et bien mis en valeur, mais cette valeur s’obstine à éviter toute téléologie narrative ou cognitive. D’une part, la poupée semble «  inutile  » au récit, et, d’autre part, elle apparaît aux yeux du spectateur démesurément sur- ou sous-significative. La poupée est énigmatique en ce sens que sa valeur ne se réfère plus à rien, sinon à la manière dont elle aura été signalée. Elle épuise du même coup le sens de son apparition, dans la présentification seule. En somme, la poupée réfère davantage à l’écriture cinématographique qu’à tout autre référence narrative pouvant en expliquer la présence. De même cette poupée possède-t-elle une valeur spéculaire qui ne cesse d’en singulariser le sens. Comme si l’objet devenait étrangement inquiétant du seul fait qu’il expose désormais un «  comportement  » réel à la fois libéré de son ethos habituel et distinct de sa conduite narrative et imaginaire éventuelle. Pour mieux comprendre l’inquiétante étrangeté de la poupée de Trois vies et une seule mort et des divers objets dans Généalogies d’un crime, peut-être doit-on envisager l’esthétique du cinéma non seulement dans sa façon de se confronter au sens des objets usuels ou de leur imposer une conduite narrative et imaginaire, mais encore dans sa capacité à y dégager un «  comportement  » réel spéculaire.

De la cinématographicité

Si le processus d’écriture cinématographique peut à lui seul dégager les comportements réels de l’objet, et ce, indépendamment de l’histoire racontée, c’est que tout objet possède a priori un comportement esthétique «  naturel  ». En d’autres termes, l’objet, hors de tout processus de représentation, suscite toujours déjà des images qui lui sont propres, mais dont le cinéma de fiction semble néanmoins en mesure de configurer l’expression. Ces images «  naturelles  » correspondent aux attitudes possibles, fantasmatiques ou invraisemblables que tout être accorde à l’objet du monde réel  ; soit, par exemple  : l’image de la poupée-jouet, l’image de la poupée-fétiche ou l’image de la poupée-anthropomorphe. En ce sens, images et objets ne font qu’un, tout comme le mot et la chose. Si l’écriture cinématographique est en mesure de configurer l’expression de ces images, c’est non seulement parce que le cinéma est un art de l’image, mais bien, comme l’indique Jacques Rancière, parce qu’il participe d’«  un régime entier d’imagéité, c’est-à-dire un régime de relations entre des éléments et entre des fonctions  »4. Emporté bien malgré lui dans un processus discursif qui en fait habituellement l’élément d’une fonction narrative, l’objet filmé devient une «  image d’image  », soit  : l’image du jeu, l’image d’une superstition ou l’image d’un fantasme. Aussi, tout objet au cinéma se pare-t-il d’un second «  comportement  » lié simultanément à l’image que nous en avons habituellement et à l’image auquel il participe désormais. Cette simultanéité cache ainsi ce quelque chose de Réel de l’objet qui n’est autre que son comportement esthétique.

Les films de Raoul Ruiz débordent de ces objets dont le «  comportement  » favorise l’émergence d’images énigmatiques  ; des images d’images dont on ne parvient plus à discerner le sens tant il est impossible de distinguer dans l’objet sa nature et sa fonction. C’est que sa fonction, justement, demeure indéfinie et sa valeur en suspens. Ces objets sont là, sans que nous puissions savoir pourquoi. Non pas qu’ils soient «  de trop  »  ; ils sont là, tout simplement  ; «  marqués  » par le dispositif, suspendus dans le discours. Cette Darstellung cinématographique provoque des contingences narratives en ceci que le signalement de l’objet libère un flux d’images réelles possibles qui, bien que suscitant nombre de supputations fabulatrices, demeurent sans fins, dans les limites de quelque chose d’autre. Porteur de tant d’attitudes éventuelles, l’objet ne peut qu’exprimer un comportement trouble, lequel nous oblige à nous contenter de la seule valeur esthétique qui soit distinctement envisageable  : sa cinématographicité. Tant face à la présence inopportune de la poupée dans Trois vies et une seule mort qu’aux récurrentes apparitions de la Vénus Callipyge dans Le Temps retrouvé (France/Portugal/Italie, 1998), nous pouvons tirer la même conclusion  : le «  comportement  » énigmatique de l’objet réside dans sa seule présentification cinématographique (fig. 6-9).

Aussi l’énigmatique chez Ruiz est-il spéculaire et ludique en ce sens que l’objet, «  marqué  », marque à son tour le discours qui le signale. L’inquiétante étrangeté de la poupée filmée ou des divers objets décoratifs chez Ruiz tient au fait qu’ils sont moins les signes d’un objet que la présentification de leur signifiance.

Dans son essai sur les relations d’objets au cinéma, Raoul Ruiz indique que toute histoire «  requiert des objets pour se rendre visible  » et qu’en conséquence «  l’histoire affecte le comportement possible des objets  »5. En désignant de la sorte un «  comportement possible  » des objets, Ruiz leur reconnaît implicitement une valeur sui generis et une fonction spécifique nous permettant de leur accorder une prédisposition langagière  :

«  Etant donné qu’on a déjà vu ce qu’on est en train de voir à l’écran, nous sommes tentés de lui attribuer un sens  : nous savons que ce marteau est lourd, que nous ne pouvons passer à travers ce mur. Cette correspondance entre ce que nous voyons et notre propre expérience habille les objets. Elle leur présuppose un fonctionnement.  »6

En cela, le cinéma de fiction confronte le langage symbolique du film au langage réaliste et vraisemblable du monde. Une confrontation dans laquelle l’objet délaisse ordinairement tout comportement contingent au profit d’un «  habillage  » usuel narratif ou familier qui, aussitôt, en fait pour nous un signe ou une figure. L’objet ne s’objecte que rarement à cette re-présentation figurative. Or, dès lors qu’advient le cas où l’objet est filmé, donc, arraché à la réalité, sans toutefois trouver sens dans le langage du film, l’équivoque de la Darstellung frappe  ; l’objet filmé nous apparaît dans son inquiétante nudité en ce qu’il ne revêt plus aucune fonction particulière, hormis celle de se montrer tel qu’il est  : quelque chose nous ayant été signalé. C’est le cas de notre poupée, mais il en est tout autant de la main tenant une cigarette dans Les Trois Couronnes du matelot, de la bible disposée sur une table dans The Golden Boat (Belgique/Etats-Unis/Luxembourg/Hong Kong, 1990) ou du cygne dans La Ville des pirates (France/Portugal, 1983).

Ce sont, chez Ruiz, des objets «  qui essaient d’émerger par eux-mêmes  »7  ; des objets insignifiants ou, plutôt, des symptômes signifiants qui manifestent un comportement spéculaire du moment où leur référence la plus évidente et la moins équivoque demeure la présentation de leur signifiance. Ce qui, en revanche, insiste et persiste en eux, et apprête du même coup leur caractère énigmatique, c’est une «  imagéité  » en devenir  ; laquelle, délivrée de l’objet, le hante cependant de son assiduité «  naturelle  ». Plus exactement, ces objets «  marqués  » sont énigmatiques puisque aucune image significative – voire aucun signifié – ne s’y arrête vraiment dans le but d’y définir une fonction. Tout au plus ces images usuelles et habituelles passent-elles en eux comme l’eau glissant sur les plumes d’un canard. C’est dire que le dispositif réussit à suspendre le sens des objets  ; à les singulariser hors des limites du langage, dans le spectre inquiétant du Réel. Ruiz dispose ainsi des objets à la manière d’un collectionneur  ; non sans tenir compte de leur forme, mais avec le principal souci de les disposer, littéralement. Et c’est cette «  disposition  » de l’objet qui fait énigme, dans la mesure où elle inaugure un espace discursif éphémère, à la manière de certaines mises en scène surréalistes  :

«  Ce sont des objets qui ont une corrélation imaginaire  : pour les mettre en rapport il faut sauter à travers une zone où les images sont liées de manière provisoire.  »8

Si la poupée est symptomatique de quelque chose d’autre, c’est bien de ses fonctions provisoires et de cet espace discursif éphémère dans lesquels la plonge sa «  mise en valeur  » symbolique. Et si il y a quelque chose à interpréter dans la séquence d’ouverture de Trois Vies et une seule mort ou dans la scène domestique de Généalogies d’un crime, c’est bien la cinématographicité de l’apparition de l’objet et son «  imagéité  » signifiante en devenir. Les objets sont «  marqués  » sans raison apparente et ne réfèrent plus qu’à leur propre apparition ainsi qu’aux fonctions qu’ils pourraient éventuellement remplir. Ils manifestent en cela un «  comportement  » davantage ironique qu’énigmatique. Signifiant moins dans le récit qu’ils n’y objectent un processus de représentation dont ils sont le symptôme, ces divers objets conservent en eux une information spéculaire se référant uniquement au fait qu’ils ont été «  marqués  » et qu’ils se présentent à nous par le biais du regard. Peut-être ce quelque chose d’ineffable instaure-t-il ici le fantasme de percevoir dans l’excès d’écritures les traces d’une «  zone  » impossible, celle du regard proprement cinématographique, lequel est partagé entre le sens symbolique de l’objet et l’imaginaire qui le meut. Et peut-être l’écran baroque de Ruiz trouve-t-il dans cette proposition de Julia Kristeva sa définition la plus légitime  :

«  Nommons donc spéculaire le signe visible qui appelle au fantasme parce qu’il comporte un excédent de traces visuelles, inutiles à l’identification des objets […]. Cette information n’a plus trait au ‹ référent › (ou à l’objet), mais à l’attitude du sujet vis-à-vis de l’objet, donc déjà à ce contrat désirant qu’est l’exprimable (le lekton des stoïciens), dont l’existence fait d’un signe (qu’est l’image) un symptôme (qu’est le spéculaire).  »9

1 Songeons seulement à l’économie des espaces dans L’Hypothèse du tableau volé (France, 1979) qui rappelle les dramatiques clairs obscurs de la Vocation de Saint Matthieu ou à la théâtralité sanguinolente de La Ville des pirates (France/Portugal, 1984) dont Judith décapitant Holopherne semble être le symptôme annonciateur.

2 Ruiz n’hésitera par ailleurs pas à transposer dans l’ordre du langage cinématographique ce trésor du théâtre baroque qu’est La vie est un songe de Calderon de la Barca (Mémoires des apparences, France, 1986).

3 Voir Heinrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. Le problème de l’évolution du style dans l’art moderne, Gérard Monfort, Paris, 1997 [1915].

4 Jacques Rancière, Le Destin des images, La Fabrique, Paris, 2003, p. 12.

5 Raoul Ruiz, « Les relations d’objets au cinéma », in Cahiers du cinéma, no 287, avril 1978, p. 31.

6 Id., p. 25.

7 Ibid.

8 Id., p. 31.

9 Julia Kristeva, « Ellipse sur la frayeur et la séduction spéculaire », in Communications (« Psychanalyse et cinéma »), no 23, 1975, pp. 73-78.