Le tableau vivant chez Raoul Ruiz : l’extension de la perception
Le tableau vivant (qui avait cours au XIXe siècle et qui consiste à faire incarner des compositions célèbres par des figurants immobiles, tenant la pose) est travaillé en motif par le cinéma de Raoul Ruiz. Chacune de ses ressources esthétiques y est explorée: sa valeur de "simulacre", de " paragone ", de "réincarnation", mais aussi et surtout de dispositif de regard. Cette dernière dimension est au centre de cet article, qui étudie – surtout à partir de L'Hypothèse du tableau volé (1979), de Généalogie d'un crime (1997) et de Klimt (2007) – comment le tableau vivant permet à Ruiz de mettre en abyme et d'expérimenter la perception du spectateur. Les tableaux vivants élaborés par le cinéaste déjouent en effet la "consommation visuelle" immédiate et superficielle prônée par le cinéma hollywoodien pour activer les facultés contemplatives, analytiques, inconscientes et même déviantes du regard du spectateur.
Raoul Ruiz, tableau vivant, perception, spectateur, dispositif, déstructuration narrative
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Le cinéma ruizien est parcouru d'un motif majeur: le tableau vivant. Accordons-nous d'abord sur une définition de cette notion. Le tableau vivant constitue une expression consacrée depuis le XVIIIe siècle1, désignant une pratique dont l'origine remonte aux Passions liturgiques et crèches vivantes médiévales, mais dont la vogue et la diversité d'usage atteignent leur apogée au XIXe siècle. Le principe est de faire incarner des compositions picturales (mais la source peut varier: parfois, il s'agit de sculptures, de gravures, ou même de descriptions littéraires) à un groupe de modèles vivants tenant la pose devant un public. Ces imitations prenaient place dans les salons mondains et fêtes privées, à titre de cérémonies ludiques et didactiques où l'on aimait participer, admirer, reconnaître; mais aussi sur la scène des théâtres, où dès la seconde moitié du XVIIIe, dans la ligne des préceptes de Diderot, nombre de pièces faisaient culminer leur action par l'immobilisation des acteurs dans la disposition exacte de célèbres tableaux peints. Et ce n'est pas là l'apanage unique des Mariage de Figaro ou des Brutus: le vaudeville s'en fait une spécialité, car le tableau vivant a cours également comme divertissement populaire. On le croise dans les cirques sous forme de "poses plastiques", dans les fêtes foraines sous des chapiteaux à l'enseigne de "musées vivants", dans les foires paysannes en guise de célébration culturelle patriotique. Enfin, la dimension licencieuse du tableau vivant comme légitimation de l'exhibition du nu lui fait connaître un destin sulfureux dans les cabarets. De la fin du XVIIIe au début du XXe siècle, c'est donc une forme de spectacle omniprésente et incontournable2. Si la pratique semble ensuite disparaître et sombrer dans un oubli généralisé, certains artistes, notamment dans le champ du cinéma, continueront de cultiver le motif en le retravaillant et l'actualisant. C'est le cas, exemplaire, de Raoul Ruiz3.
Toutes les dimensions du tableau vivant ruizien
Le cinéma de Raoul Ruiz s'est, de fait, approprié le tableau vivant de différentes manières, explorant à peu près toutes les ressources esthétiques du motif:
■ Sa valeur emblématique de "simulacre", tout d'abord, dans la lignée de Pierre Klossowski, dont les essais et romans convoquant le tableau vivant ont inspiré le premier film de Ruiz à user du procédé, L'Hypothèse du tableau volé (France, 1979). Raoul Ruiz est l'un des rares cinéastes à être fondamentalement anti-bazinien, revendiquant l'aspect construit et artificiel de l'image cinématographique. A cet égard, le tableau vivant, en tant qu'exercice d'imitation, représentation de représentation, jeu sur la citation et l'artifice, actualise parfaitement la conception du cinéaste pour qui "toute image n'est qu'image d'image" et s'engendre indéfiniment, "traduisible à tous les codes possibles", les "nouveaux codes" étant "générateurs d'images, elles-mêmes génératrices"4. Un tel motif semble ainsi incontournable dans ses expérimentations filmiques marquées d'une fascination pour "le fait de prendre des lieux communs [artistiques] et de les retravailler"5.
■ Son caractère de "pont entre les arts", ensuite, pour reprendre les termes de Marie-Hélène Mello qui a étudié l'usage du tableau vivant dans L'Hypothèse du tableau volé6. Selon elle, le tableau vivant ruizien doit être avant tout envisagé en termes d'"image relationnelle" (ou "inter-image") qui "exprime à la fois la rencontre, la contradiction, le décalage et l'entre-deux de plusieurs pratiques artistiques et des discours qui leur sont propres", questionnant les "propriétés de l'image et la spécificité du médium cinématographique"7. Ce paragone s'inscrit de manière privilégiée dans le cinéma de Ruiz qui se fonde sur une conception extrêmement créative de l'"adaptation" (d'histoires, de textes, de spectacles et d'images) – sans compter le fait que l'activité du cinéaste chilien s'étend également au théâtre, à la littérature, à l'installation artistique, etc.
■ Enfin, sa temporalité paradoxale. Exercice d'immobilité, le tableau n'est vivant que s'il réinsuffle une certaine – mais infime – part de mouvement dans la pose. Ce paradoxe essentiel a clairement été décrit par Ruiz:
Inévitablement, les modèles du tableau vivant bougent un peu, imperceptiblement. Ils doivent en permanence faire des efforts pour récupérer la "pose". Ils tournent sans cesse autour de cette pose qui les appelle mais se dérobe.8
Cette tension entre mouvement et immobilité ne prend que plus de résonance au cinéma, où l'"arrêt" du geste menace l'"arrêt" du film. Ainsi et comme l'ont démontré d'autres films9, le tableau vivant est un lieu privilégié d'expérimentations sur la temporalité de l'image cinématographique. Or, pour le cinéaste chez lequel Christine Buci-Glucksmann a reconnu une "esthétique du suspens"10, ce paradoxe de la pose entraîne avec lui un enrayage temporel plus vertigineux encore:
Nous savons que les peintres utilisaient aussi des modèles vivants. [Cette] tension physique [qu'éprouvent les modèles du tableau vivant dans la pose], [c'est] la même qu'ont dû éprouver les modèles originaux. Une telle intensité est comme un pont qui relie les deux groupes de modèles. Les petits mouvements des modèles d'origine, figés dans la peinture, sont alors reproduits par les modèles dans le tableau vivant. Les premiers modèles sont, en un sens, réincarnés dans le tableau vivant, ou du moins est-ce la tension qui se trouve réincarnée. Dans de tels gestes réincarnés, certains philosophes comme Nietzsche et Klossowski ont vu une illustration, peut-être même une preuve, de l'éternel retour.11
Ces "réincarnations" pourront prendre un caractère proprement fantastique ou funèbre chez ce cinéaste qui conjugue le vivant avec la mort et affectionne les figures de fantômes. En tout cas, le tableau vivant y incarne un "trou noir" temporel qui, inscrit dans "l'après", ressuscite "l'avant" du tableau, actualisant une conception de la temporalité non plus linéaire mais cyclique, chère à Raoul Ruiz pour qui la linéarité, quelle qu'elle soit (narrative, causale, spatiale), est un paradigme à combattre.
Si ces facettes – toutes inextricablement liées – sont expérimentées par le cinéaste, c'est encore une autre dimension du tableau vivant ruizien que je vais étudier ici, à savoir sa nature scénographique de dispositif de regard. Dans le cinéma de Raoul Ruiz, le tableau vivant, acte de mise en scène dans la mise en scène, m'apparaît comme un moyen privilégié de thématiser la perception spectatorielle et de l'expérimenter dans des voies inédites. Le canevas perceptif traditionnel s'y déconstruit au profit d'une vision renouvelée, modifiée, voire libérée.
Un terrain d'expérimentation du point de vue
Le tableau vivant se définit avant tout comme un dépassement de la planéité de l'image peinte en faveur de son déploiement tridimensionnel, avec l'accès à la liberté de regard que cela implique:
Le moyen technique du tableau vivant […] est en somme une sorte de cinéma en suspension, avec la possibilité de circuler dans le champ, de changer d'angle et de voir ce qui à première vue n'est pas visible.12
Cette définition de Youssef Ishaghpour qui associe les spécificités du tableau vivant à celles du cinéma semble s'appliquer parfaitement à l'usage du motif par Raoul Ruiz.
Dès ses premières captations de danse, le cinéaste explique vouloir "montrer ce que le spectateur de danse ne voit pas, les danseurs vus d'en haut, ou d'en bas, ou leurs visages, qu'on ne voit jamais lorsqu'on est dans une salle", établissant que "le changement d'axe n'est pas décoratif, [mais] crée une implantation nouvelle"13. En mettant en espace le tableau vivant et en l'arpentant au prisme de "l'œil baroque de sa caméra"14, Ruiz pourra (comme avec la danse) révéler la face cachée du tableau peint, libérer le spectateur du point de vue pictural unique et arrêté. En effet, passionné et fin connaisseur des innombrables théories qui forment l'histoire de la perception, Raoul Ruiz estime que l'énigme fondamentale du cinéma réside dans la question: "où suis-je, où est ma place, où est le point de vue ?"15. Il revendique le fait de placer sa caméra "jamais là où elle devrait être", afin de brouiller la vision conventionnelle de l'espace au profit d'une "perception éparpillée" en accord avec la sélectivité du cadre et la discontinuité du médium16.
En vue de montrer que le tableau vivant est le lieu idéal de cette expérimentation perceptive, mon étude parcourra trois films du cinéaste qui, à quelque dix ans d'intervalle (ce qui démontre la permanence du motif), usent de ce dispositif de vision pour mettre en abyme la perception filmique et appeler une certaine forme de "spectature": contemplative dans L'Hypothèse du tableau volé, pulsionnelle dans Généalogies d'un crime (France, 1997), enfin onirique dans Klimt (Autriche/France/Allemagne/Angleterre, 2006). Tous ces paradigmes perceptifs rompent avec le modèle cognitif linéaire attendu d'un spectateur de film classique.
L'Hypothèse du tableau volé ou l'initiation à la contemplation
La première fois que le motif apparaît dans la filmographie de Ruiz, c'est de manière résolument explicite, dans un film qui devait précisément s'appeler Tableaux vivants avant d'être renommé L'Hypothèse du tableau volé17. Ce film consiste en une promenade de la caméra, guidée par un collectionneur érudit et une voix off, à travers les reconstitutions tridimensionnelles, posées par des modèles vivants, d'une énigmatique et incomplète série de tableaux peints.
Le vertige temporel engagé par ces tableaux vivants est d'emblée annoncé: premièrement, un mystère historique brouille le rapport entre tableaux peints et tableaux vivants, dont on ne sait plus lesquels sont à l'origine des autres; deuxièmement, la perpétuelle mise en scène du collectionneur est une tentative de remonter, conformément à la dynamique d'éternel retour décrite par Ruiz, à la pose originelle des tableaux; troisièmement, il cherche une lecture linéaire et successive des toiles mais découvrira que "les mêmes gestes" sont répétés "de tableaux en tableaux"18. Et si la temporalité tourne court, l'espace, lui, se déploie. L'exploration proposée par le film est de fait bien plus topologique que chronologique.19 Ruiz explique ne s'être intéressé au motif pictural du tableau que lorsqu'il a pu y reconnaître un dispositif de mise en scène, mettant en interaction des corps et des gestes:
J'avais toujours refusé l'idée qu'un tableau puisse être à l'origine d'un film. […] Car je voulais filmer le mouvement et l'espace tandis qu'un tableau travaille sur des matières. C'était mon idée et […] Klossowski m'a appris que les tableaux ne sont pas seulement des représentations de choses mais que ce sont aussi des cérémonies et donc des sources de mises en scène.20
C'est donc bien l'espace que parvient à filmer Raoul Ruiz dans ces tableaux devenus pure mise en scène.
Le premier que l'on découvre, Le Bain de Diane21, annonce d'emblée la manière dont la caméra va briser le cadre pictural et l'immobilité du point de vue. Tandis que le collectionneur s'immobilise derrière une fenêtre (fig.1) et enserre son regard dans des jumelles qui lui donnent presque exactement l'angle de vue imposé par le tableau peint (fig.2-3), la caméra va au contraire "s'échapper" de ce dispositif albertien, "traverser" le cadre plane de la fenêtre pour s'insinuer au cœur du tableau vivant, et découvrir ce même "instant" sous plus de dix points de vue aux axes et échelles de plans toujours différents (fig.4-12), sans compter les mouvements de caméra, les changements de focale et d'éclairage (via notamment les évolutions de la brume artificielle).
Dans les tableaux vivants suivants, le collectionneur lui-même entrera dans les tableaux et déambulera entre les modèles, tout à la fois guidant et égarant notre regard par ses déplacements (fig.13-14). Il nous permettra ainsi de voir les tableaux vivants non seulement sous d'autres facettes mais aussi sous d'autres éclairages; il pourra même intimer le ralenti d'un geste, animant les poses. L'exploration, par la caméra, de tous ces points de vue dont on mime la simultanéité, chacun saisissant le même instant éternisé du tableau vivant, n'est pas sans évoquer une approche cubiste – c'est d'ailleurs précisément en termes de "discours cubiste" que Ruiz décrira le dialogue du film22.
En outre, ce déploiement des points de vue sur les figures du tableau permet de revivre les recherches optiques qui ont précédé l'établissement du cadre pictural. En effet, dans la peinture académique (qui est concernée ici), en amont même des séances de pose, le peintre cherchait sa composition et son regard via de petites figurines en bois ou en cire, dont il testait les poses dans une boîte dite "à perspective" qui lui permettait d'examiner sa composition sous tous ses aspects, avant de délimiter un angle de vue23. Cette modalité de mise en scène, ou surtout de "mise en œil", est d'ailleurs explicitement thématisée dans L'Hypothèse du tableau volé, où le collectionneur, avant d'explorer les "perspectives" du tableau grandeur nature, joue à manipuler des petites figurines (fig.15). Cette exploration de la "boîte à perspective" (que Francastel a significativement renommée "cube scénographique"), répond donc très exactement à la démarche cinématographique de Ruiz, pour qui "construire un décor", c'est s'accorder "la possibilité de placer la caméra dans des milliers d'endroits", en se situant "à la périphérie d'[une] sphère visuelle" qui nous fait rejoindre "la variété de la vision de Dieu"24. Difficile de mieux décrire le fonctionnement scénographique et démiurgique de la boîte à perspective et du tableau vivant dans L'Hypothèse du tableau volé.
Cette démultiplication des angles de vue entraîne le spectateur à concevoir la richesse des variations de sa perception. Plusieurs commentateurs, à l'instar de Philippe Carcassonne, ont reconnu l'impact de ce film sur la "faculté de regard" du spectateur, qui prend conscience de sa capacité à "s'approprier les formes" et "transpercer les images"25. Le film de Ruiz vise en effet à éveiller le sens visuel du spectateur et à aiguiser sa manière de décrypter les plans, pour le faire entrer dans une appréciation contemplative et personnelle de l'image cinématographique, par opposition à la perception addictive, immédiate et superficielle prônée par le cinéma hollywoodien26. Et si L'Hypothèse du tableau volé est sûrement son film le plus explicite quant à cette "formation contemplative", cela est peut-être directement lié au motif des tableaux vivants. En effet, dans les salons du XIXe, le tableau vivant faisait figure d'"exercice de contemplation". En tant que jeu mondain, il était un défi lancé au regard et à la culture visuelle du public, qui devait reconnaître le sujet original, comparer mentalement les versions peinte et vivante, enfin "dire son avis sur la manière dont le tableau [était] exécuté".27 Il s'agissait donc d'exercer son "œil", et d'en parler28. L'usage du tableau vivant dans L'Hypothèse du tableau volé réactualise ainsi pleinement ses vertus historiques d'initiation à la contemplation.
Et si ce film transforme l'exercice de mise en scène en expérience de regard et le statisme des poses en mobilité du point de vue, cela était déjà le cas au XIXe siècle puisque – et c'est là notre dernier argument – le tableau vivant était souvent exposé au public de manière à mettre en mouvement son regard, suivant un dispositif précisément décrit par Victor Hugo:
Le rideau s'entrouvrait, et ils exécutaient un tableau. Pour cela, ils étaient montés et disposés dans des attitudes immobiles sur un large disque en planches, lequel tournait sur un pivot. Un enfant de quatorze ans couché dessous, sur un matelas, suffisait à manœuvrer ce disque. […] Quand le disque avait achevé un tour et montré les statues sous toutes leurs faces au public entassé dans la salle obscure, le rideau se refermait, on disposait un autre tableau, et la chose recommençait le moment d'après.29
Les spectateurs "entassés dans la salle obscure" examinant l'image en mouvement et "sous toutes ses faces": le tableau vivant semble définitivement préfigurer et emblématiser la perception cinématographique telle que la travaille Raoul Ruiz30.
Généalogies d'un crime ou l'analyse du regard
L'Hypothèse du tableau volé n'est pas le seul film de Ruiz à réactualiser les vertus scénographiques et contemplatives du tableau vivant; le motif réapparaît explicitement dans Généalogies d'un crime, utilisé par les protagonistes comme un jeu de rôle psychanalytique. Le court-circuit temporel qu'il engage est central: l'enjeu même de l'exercice est de confronter un patient à sa prédestination criminelle. Ainsi le tableau est-il une allégorie de l'acte criminel futur du patient, ou plus précisément du moment situé "juste avant le geste irréparable" – l'instant ultime où il peut encore choisir de déclencher ou retenir l'action suspendue, mise en "pose"31. L'exercice du tableau vivant permet ainsi de faire "répéter" au patient le passé immédiat de son futur: le temps s'enraie donc plus que jamais dans cette pose déclinée au "futur antérieur". Et, une fois encore, le rapport au tableau peint (que nous voyons subitement apparaître à l'écran, plein cadre, sans aucune explication (fig.16)) est entouré de mystère: nous ne pouvons savoir lequel est le modèle de l'autre. On se rendra d'ailleurs compte qu'ils entretiennent plutôt un rapport spatial d'"inclusion", le tableau peint étant accroché dans la pièce même où l'on joue le tableau vivant (on voit notamment son reflet dans un miroir qui domine, en son centre, la composition vivante (fig. 17)), générant une mise en abyme vertigineuse où les simulacres s'engendrent et s'incluent.
Mais au-delà d'une expérience temporelle déconstruisant toute linéarité et notion de destinée, ce tableau vivant expérimente la contemplation, mettant en place un véritable rituel de regard. Le patient doit d'abord demeurer derrière une vitre sans tain, d'où il peut regarder le tableau vivant mis en pose, son rôle y étant tenu par un "double théâtral". Tous les modèles, en plus d'être immobilisés, sont aveuglés par un bandeau sur les yeux, l'acte de voir étant réservé au seul patient. Puis il doit quitter ce point de vue extérieur et omniscient, "traverser le miroir" et entrer dans le tableau, en y prenant la place de son "double". Dès lors les rapports de regards s'inversent: tandis que lui revêt son bandeau, n'ayant plus le droit de voir, les autres l'enlèvent, et le regardent. Le tableau vivant fonctionne donc comme un dispositif visuel, le patient étant invité à contempler cet instant, à en être le "voyeur", à s'y projeter, à en saisir toutes les facettes, puis à s'y aveugler. Le but est d'exorciser la "pulsion criminelle" pour la transmuer en "pulsion scopique". Et ce n'est bien sûr pas un hasard si le tableau vivant, qui permettrait l'assouvissement de cette pulsion, est mis en scène ici de sorte à refléter toutes les composantes du cinéma: spectateur, écran, projection (dans un temps et un personnage "doubles"), metteur en scène, figurants, jeux de rôle, spectacle cyclique.
La mise en abyme incite à étendre la dimension psychanalytique de l'exercice à l'ensemble des principes cinématographiques. De fait, nombre de théories ont exploré les aspects freudiens, lacaniens, ou jungiens de cet appareil de projection-simulation-voyeurisme, et interprété l'acte perceptif du spectateur en termes pulsionnels32. Utiliser le motif du tableau vivant pour refléter cette dimension psychanalytique, voyeuriste et licencieuse du regard spectatoriel est plus que légitime, puisque cela correspond à la réalité historique de cette pratique où la convoitise érotique pour ces corps "exposés" s'est vite mêlée à la contemplation artistique. Le film thématise explicitement cette dynamique voyeuriste: l'un des modèles révélera que l'exercice "dérapait" régulièrement en "partouze"33 . De plus, la relation qu'entretient le patient-spectateur avec sa victime-modèle est largement teintée de désir incestueux. S'il repose sur une forme de voyeurisme, le tableau vivant comme thérapie psychanalytique n'a cependant pas de bases historiques réelles. On peut toutefois songer à des pratiques similaires, qui ont exploré les vertus psychanalytiques de la mise en scène, du jeu de rôle et du dédoublement de point de vue, à l'instar du psychodrame inventé par Jacob Levy Moreno, que le film cite comme une référence34.
Au-delà de sa dimension psychanalytique, ce tableau vivant invoque une autre tradition, d'ordre policier. En effet, Généalogies d'un crime montre l'enquête menée par une avocate (Catherine Deneuve) sur le meurtre commis par son client (Melvil Poupaud). Et c'est le psychanalyste qui a inventé ce "traitement au tableau vivant" (Michel Piccoli) qui, en reconstituant la cérémonie, lui révèle comment l'acte criminel du patient y a surgi. Ainsi le tableau vivant fonctionne-t-il à tous les niveaux (dans son sujet allégorique, dans son usage thérapeutique et dans sa mise en scène filmique) comme la reconstitution d'une scène de crime. Or la criminologie – qui n'est pas sans liens avec la psychanalyse35 – passe bel et bien par de telles mises en scène, dites "reconstitutions des faits". Certes le tableau vivant au sens strict n'est pas exploité, mais il s'agit aussi de reconstruire une scène exactement comme elle s'est produite, de sorte à mieux la voir, souvent en y arrêtant le temps pour explorer l'espace dans tous ses détails, en usant de mannequins ou de figurants aptes à tenir la pose. Enfin et surtout, la reconstitution se donne comme un spectacle, devant un public de témoins auprès de qui on espère provoquer des flashs mémoriels, et devant des observateurs aguerris aptes à percevoir tous les détails suspects. C'est ce même regard avide de mystères, d'indices, et de "mieux voir" que veut susciter le tableau vivant ruizien. C'était déjà celui convoqué dans L'Hypothèse du tableau volé, où comme Ruiz l'explique dans un entretien, "les tableaux sont composés d'après des illustrations de faits divers, publiées dans les revues populaires de l'époque"36, autrement dit une imagerie de reconstitution criminelle. Cette avidité scopique prend une dimension plus complexe en activant une dimension refoulée dans le dispositif de Généalogies d'un crime, qui pourrait être renommé "Généalogies de la perception d'un crime".
Klimt ou les vertiges de la perception
Le film que Ruiz réalise en 2006 sur la vie et l'œuvre du peintre Gustav Klimt pourrait faire accroire qu'il use du tableau vivant à la manière "clandestine" des biopics (les films biographiques sur des artistes), où l'on reconstitue par ce biais les scènes de pose soi-disant originelles des toiles. Mais, invalidant d'emblée toute comparaison de Klimt avec un biopic standard, le cinéaste qui connaît l'histoire et les enjeux du tableau vivant y travaille le motif de manière plus complexe et inattendue.
Il n'y a qu'un tableau vivant au sens strict dans Klimt, et il est extrêmement subreptice. Il intervient à la 77e minute du film, lorsque Klimt (John Malkovich) découvre qu'il a été pris au piège d'un "maître-voyeur", qui a orchestré ses rencontres avec un mystérieux modèle en déterminant et en espionnant toutes les évolutions érotiques et picturales de ses rendez-vous à travers des miroirs sans tain. Klimt fait alors coulisser l'un de ces faux miroirs, derrière lequel il trouve la loge kaléidoscopique du fameux orchestrateur-voyeur, encombrée d'autres miroirs, de paravents et de vitres s'ouvrant sur plusieurs chambres attenantes où évoluent des femmes nues et des couples dans une valse de faux-semblants où le regard du spectateur, comme celui de Klimt, se perd. A l'opposé, le maître des lieux, assis dans un fauteuil pivotant, accoudé à une batterie de longues-vues dont il use à volonté pour mieux observer toutes les facettes de "ses" spectacles, renvoie à un spectateur de cinéma omniscient, qui a fait du "tout voir" un "tout pouvoir". Or derrière l'une de ces vitres sans tain, selon un dispositif un peu similaire à Généalogies d'un crime, deux modèles tiennent pour lui la pose du tableau le plus connu de Klimt: Le Baiser (fig.18-19).
Immobiles jusqu'à ce que retentisse un carillon, ils se raniment alors et viennent saluer leur "public" (fig.20-21). Nous assistons donc bien à un tableau vivant, où la pose est donnée à voir comme un spectacle autonome – d'ailleurs derrière un autre miroir sans tain, la même pose sera incarnée par d'autres modèles, enflammée cette fois par le mouvement passionné des amants (fig.22). Il ne s'agit pas d'une reconstitution de la pose préparatoire du tableau: Klimt n'est ni en train de peindre ni même vraiment en train de regarder, pris dans la discussion avec son voyeur et dans le vertige des trompe-l'œil de la pièce. D'ailleurs le spectateur lui-même a du mal à distinguer le tableau vivant. Contrairement aux films précédents de Ruiz, la caméra ne vient pas le détailler sous différents points de vue. Au contraire, il est presque dissimulé dans l'image, relégué dans la profondeur indistincte de l'arrière-plan et "fondu" dans les reflets de la vitre sans tain.
D'autres "ébauches" de tableau vivant surviennent, de manière tout aussi furtive, comme à la 47e minute où, dans son atelier, Klimt est montré en train de peindre le tableau intitulé Les Amies et se voit interrompu par une visite, motivant un mouvement de caméra qui nous laissera entrapercevoir à l'arrière-plan les deux modèles du tableau qui tenaient la pose mais qui s'en défont aussitôt (fig.23-24)37.
C'est encore le cas dans la célèbre séquence qui met en scène une discussion entre Klimt et Midi dans l'atelier du peintre, au moment où il est occupé à appliquer des feuilles d'or sur une toile. L'espace y est travaillé de manière extrêmement stylisée: Klimt, d'abord montré à travers le filtre flou d'un plan anamorphosé et nourri de reflets, apparaît ensuite à l'envers, dans le miroir horizontal d'une table qui projette son corps sur les motifs dorés et saturés de ses propres toiles (fig.25). De semblables effets abstraits s'emparent peu à peu du contrechamp sur Midi: si son visage se découpe d'abord sur un rideau diffusant à contrejour une lumière jaune (fig.26), le plan suivant la détache sur un fond d'or purement pictural (fig.27), et le prochain ajoute en surimpression des motifs décoratifs klimtiens qui viennent littéralement dissoudre l'image (fig.28). Or ces motifs sont exactement les mêmes que ceux qui enveloppent la silhouette féminine du Portrait d'Adèle Bloch-Bauer peint par Klimt en 1907 (fig.29), l'actrice étant d'ailleurs vêtue et décalée sur la droite de la même façon que l'effigie du tableau. Et si l'on est attentif, on découvre des motifs concordants dans les formes qui entourent le reflet de Klimt sur la table, on se rend même compte que c'est exactement ce Portrait qui trône derrière le peintre, incliné, recadré et inversé dans le miroir, mais bien identique, comme le prouvent la gorge et le bras blancs qui s'y découpent. Raoul Ruiz développe ainsi une sorte de tableau vivant qui se réalise moins par la pose des figures que par la construction de l'image filmique, dont les vertiges perceptifs répondent très exactement aux œuvres de Klimt.
De fait, les tableaux de Gustav Klimt ne traitent pas l'espace de la même manière que les compositions pompières qui ont inspiré Ruiz dans L'Hypothèse du tableau volé et Généalogies d'un crime, loin s'en faut. L'intérêt fondamental du style de Klimt, éminemment manifeste dans Le Baiser, le Portrait d'Adèle Bloch-Bauer et l'ensemble de sa période "dorée", est d'allier un souci naturaliste (ici dans le rendu des corps et des visages) à une stylisation par l'ornement et le fond d'or qui vient effacer toute profondeur au profit de la création d'un espace abstrait et fantasmatique. Cette rupture des règles de la perspective est assurément l'un des aspects de l'œuvre du peintre qui a le plus intéressé Raoul Ruiz. Le cinéaste, extrêmement versé en mathématiques, a en effet souvent expliqué vouloir explorer ses images dans différentes dimensions, en utilisant le cinéma comme une géométrie descriptive:
Si on accepte que chaque figure soit réductible à un ensemble de points – chaque point étant à une distance particulière (unique) des autres –, et que de cet ensemble on puisse en "décliner" une figure en deux, trois, n dimensions, on peut alors aussi accepter qu'ajouter ou enlever des dimensions à une image – sans vraiment la modifier complètement – peut la faire changer de "logique" et donc d'expressivité.38
Raoul Ruiz est fasciné par les théories de la perception qui proposent des conceptions spatiales différentes de celle perspectiviste: le cubisme déjà évoqué, mais aussi l'espace "ultramétrique" décrit par Nicolas de Cues39, les "images à six dimensions" de Bertrand Russell40, la "vision de Dieu" selon Malebranche41, le moment de la redécouverte de la vue après une opération de la cataracte décrit par Gaëtan de Clérambault42, ou encore la "perspective inversée" découverte par Pavel Aleksandro Florenski dans les icônes orthodoxes43. L'espace klimtien n'est pas sans actualiser ces conceptions déviantes (et déviées) du monde et des formes qui fascinent Ruiz. Le cinéaste trouve dans les anamorphoses du peintre et sa capacité à instaurer une "incertitude dans la perspective"44 un "aspect cinématographique" fondamental, comme il s'en explique en comparant certaines modalités de création de l'espace klimtien avec le travail de la caméra:
[On sait que] Klimt peignait, surtout les paysages, avec un télescope. Dans un documentaire j'ai vu quelque chose d'assez étonnant: quelqu'un a placé la caméra là où se trouvait le télescope. On a mis le même cadre et tout était en place. Il ne manquait que les poules. Mais tout y était, dans un tableau qu'il peignait à peu près à un kilomètre de distance pour chercher cet espèce d'aplatissement qui le fascinait beaucoup, qu'il avait appris à apprécier dans la peinture, surtout byzantine je crois. […] Cette apparition, cet effet d'aplatissement, c'est une vraie fascination, une émotion cinématographique […].45
Cet usage d'appareils optiques déformants est exalté par le film qui montre un Klimt moins peintre que "cadreur"46, arpentant les lieux armé, non d'un pinceau, mais d'une petite fenêtre en carton (fig.30), et fasciné par les miroirs, microscope, théâtre d'ombre, flip book, enfin et surtout par un appareil de projection cinématographique. Raoul Ruiz imagine en effet une rencontre entre Klimt et Méliès: il met en scène l'émerveillement du peintre pour un tel dispositif, et le fait immédiatement fonctionner comme un miroir de celui, pictural et fantasmatique, de Klimt (le peintre se découvre lui-même à l'écran en train de peindre un modèle envoûtant (fig.31))47.
Cette mise en abyme rend explicite la manière dont le film tend à refléter l'univers visuel du peintre. Le tableau vivant du Baiser, noyé dans les reflets de la vitre, décadré en arrière-plan et dédoublé dans la vitre opposée, tout comme la variation sur le Portrait d'Adèle Bloch-Bauer, où l'espace filmique "contaminé" par la toile se déstructure par stylisation, permettent au médium filmique de reconduire la superposition des plans et le défi fait à la perception du spectateur. Le cinéaste, qui se définit comme anti-bazinien, montre ainsi combien l'image cinématographique peut rejouer, dans sa forme, les vertiges visuels des tableaux peints. Et le film tout entier exhibera l'artifice et la construction de ses images en les calquant sur le style saturé de Klimt48, permettant au spectateur d'entrer dans l'œil du peintre, d'adopter la même "manière de voir". Le parti pris visuel du film était d'assimiler la caméra au regard du peintre, comme l'explique Raoul Ruiz:
Pour moi c'était un peu comme me mettre dans la tête d'un Klimt improbable qui aurait eu la possibilité de tourner des films.49
Comme l'annonce cette citation (où il s'agit d'entrer, non pas seulement dans les yeux, mais bien "dans la tête" du peintre) l'expérience perceptive dépasse le caractère purement visuel. En effet, l'ensemble du film se présente comme un rêve vécu en focalisation interne par un Klimt délirant, en train de mourir sur son lit d'hôpital50. Cela donne aux images du film un degré d'artifice d'autant plus légitime:
Comme on dit souvent, au moment de mourir il revoit toute sa vie. Sauf que lui, la vie qu'il revoit n'est pas forcément celle qu'il a vécue. C'est une vie à côté, une vie en puissance qui reprend tous les éléments de sa vraie vie, mais différemment.51
C'est donc une sorte de "near death experience" (ou "expérience de mort imminente") à laquelle nous convie Ruiz, expérimentant dans leurs derniers retranchements les visions oniriques et stylisées d'un peintre dont l'ensemble de l'œuvre travaille les abîmes du regard 52 . Toute linéarité temporelle est court-circuitée au profit d'une logique purement visuelle:
Le scénario nous dispensait de nous soucier de la chronologie […] puisque dans sa tête tout se mélange. […] C'est par les associations d'images que la majeure partie du film fonctionne.53
Le film mime ainsi le fonctionnement de la perception inconsciente, onirique et automatique54. Raoul Ruiz est en effet extrêmement intéressé par la perception mentale inconsciente; et s'il tente de la représenter dans Klimt, il a toujours prôné l'automatisme onirique comme paradigme pour la structure de ses films et pour leur réception elle-même. Ses œuvres cherchent à activer ce type de pensée, aux antipodes de la déduction logique et linéaire sollicitée par les films classiques, quitte à ce que le spectateur s'endorme et "rêve" pendant et par-dessus le film, ou quitte à ce que chacun ait une perception différente des images55. Ruiz a précisé vouloir solliciter dans la perception du spectateur une mémoire périphérique, implicite et non localisée, appelée le "priming", qui est essentiellement émotionnelle et déclenche les réflexes mémoriels, les associations d'idées, les rêves, etc56. Pour ce faire, l'une des tactiques travaillées dans Klimt consiste à utiliser l'arrière-plan:
En général, la production hollywoodienne cherche à faire converger l'information sur les protagonistes, sur ce qui est devant. Tout ce qui est à l'arrière-plan est pour ainsi dire inerte. Parce qu'on part du principe que, au cinéma, on n'a pas le temps d'analyser le détail d'une image. On peut néanmoins le percevoir, et un certain nombre de cinéastes ont travaillé sur ce principe intuitivement. […] A quel moment peut-on avoir la certitude qu'un élément expressif a été perçu ? Jusqu'à quel point faut-il le mettre en évidence ? Ce qui fait la richesse des films, c'est bien sûr ce type de mémoire involontaire.57
Or, le tableau vivant du film Klimt est le lieu le plus emblématique de cette exploration de l'arrière-plan, et ses "avatars" (les modèles tenant la pose des Amies, les indices pour reconnaître le Portrait d'Adèle Bloch-Bauer) sont tous logés dans cette zone floue, sollicitant une perception inconsciente, plongeant dans la mémoire périphérique. Ainsi, encore une fois, Ruiz utilise le tableau vivant comme moyen par excellence d'expérimenter la perception, qui est le véritable sujet de Klimt, et, à mes yeux, du cinéma de Raoul Ruiz58.
Le tableau vivant ou chaque aspect d'un instant
Le tableau vivant constitue donc un motif d'analyse privilégié de l'œuvre de Raoul Ruiz: en tant que dispositif de regard, il reflète les expérimentations du cinéaste sur la perception du spectateur, sa volonté d'explorer la vision au-delà de tout cadre, tant visuel que conceptuel. Or, dans la filmographie du cinéaste chilien – elle-même inépuisable et forçant à la spéculation en raison de la quantité de films inaccessibles – nombreux sont les motifs comparables au tableau vivant, actualisant une semblable mise en "pose" de la temporalité au profit d'une même libération de la perception. On peut ainsi citer le principe du court-métrage Colloque de chien (France, 1977), qui ne travaille pas autour de tableaux vivants mais est structuré par des "arrêts sur image". Cette suite d'"instants prégnants" permet de rendre visible l'engrenage du récit qui se noue en cercles vicieux. On peut également évoquer les poses qui surviennent dans Le Temps retrouvé (France, 1999): les passants qui occupent l'arrière-plan sont tout à coup "arrêtés" comme dans un freeze mob contemporain59; soudain le héros trébuche et reste figé dans cette position "suspendue" tandis que l'espace autour de lui change et que les mouvements s'y accélèrent… Ruiz explique de fait avoir filmé la narration proustienne "en tant que tableau"60, afin de donner une forme visuelle aux digressions de La Recherche du temps perdu, où "une situation renvoie à une autre"61 suivant la dynamique cyclique de la répétition "qui nous conduit sans cesse au point de départ"62. C'est donc encore une fois une manière d'explorer la perception et ses retranchements cubistes où plusieurs scènes et espaces-temps peuvent se superposer qui a motivé cette esthétique de "l'image sans mouvement"63. Ces jeux sont d'ailleurs annoncés tout au début du film dans une séquence "prégnante" où l'on découvre Marcel, enfant, qui face au public de la société, use d'une lanterne magique pour projeter des images kaléidoscopiques sur les murs, mais ceux-ci "s'effacent", l'espace s'étend, et les images prennent corps sur des modèles vivants immobiles, grimés en sculptures vivantes. Bien d'autres "variations" autour du tableau vivant pourront encore être trouvées dans les films passés et futurs de Raoul Ruiz64; nous nous contenterons, pour finir, d'évoquer celle qui survient dans Trois vies et une seule mort (France, 1996). Les mots pour la décrire, tels que Raoul Ruiz les fait dire au héros de cette fiction définie comme "cubiste"65, peuvent en effet servir de paraphe à notre démonstration de la manière dont mettre une scène "en pose" est pour Ruiz un moyen incomparable de la contempler, en réveillant et en décuplant les facultés perceptives du spectateur. Incarné par Marcello Mastroianni, le personnage de ce film raconte à un passant (Feodor Atkine) comment les fées se sont jouées de lui. Or l'un de leurs tours peut être rigoureusement assimilé à celui que le cinéaste Raoul Ruiz nous joue à nous, spectateurs, lorsqu'il nous confronte à des tableaux vivants:
Cette fois là [les fées] m'avaient préparé une autre plaisanterie. Il ne s'agissait plus de faire défiler [le temps]: pendant des mois je fus condamné à rester prisonnier d'un seul instant. J'ai eu le loisir d'examiner chaque aspect d'un instant, et c'est plus compliqué que ce qu'on croit…66