Entretien avec Raoul Ruiz
Raphaël Oesterlé
Cédric Fluckiger
Propos recueillis par François Bovier, Raphaël Oesterlé et Cédric Fluckiger (Paris, août 2009)
Nous voulions aborder chronologiquement votre œuvre, en mettant l’accent sur certains films et en la découpant en plusieurs périodes (chilienne d’abord, française ensuite, autour des adaptations de Klossowski, puis du travail avec des acteurs reconnus et leur image publique). Vous reconnaissez-vous dans ce découpage ?
D’autres l’ont fait pour moi. Il ne s’agit pas d’un périple personnel ; c’est l’état du monde qui a changé. Mon premier film, La Maleta (Chili, 1962), a été réalisé à une époque où très peu de films étaient tournés au Chili. Il n’y avait pratiquement rien ; il s’agissait d’une exception. Et réaliser un film dans une situation de vide ou de carence, cela entraîne des implications idéologiques écrasantes. A cette époque, toute une série d’enjeux politiques, mais aussi cinématographiques – assez curieusement – apparaissaient en Amérique latine. Il y avait des tendances qui s’affrontaient, dont on ne soupçonnerait pas l’existence dans un pays aussi lointain que le Chili. Les hitchcockiens étaient plus virulents et durs que des straubiens. Ils étaient aussi monomaniaques qu’ont pu l’être les critiques des Cahiers du cinéma vis-à-vis de Hawks. Une tendance critique italienne s’affirmait également ; il s’agissait de partisans d’Aristarco. Tous ces débats remontent à la période de 1957-1958, lorsque je m’occupais de théâtre.
Et comment vous situiez-vous au sein de ce champ ?
A cette époque, je m’étais mis tardivement à écrire des pièces de théâtre. Je dis : tardivement, en pensant à mes 20 ans, car l’Amérique latine était alors un pays de jeunes. Toutes ces discussions avaient lieu entre des personnes de 17-18 ans, qui étaient très passionnées. Il y avait des wellesiens, des néo-réalistes, des « nouvelles-vaguistes », des gens qui ne juraient que par le cinéma américain, d’autres au contraire qui prônaient les spécialisations et les particularismes. C’est dans ce contexte que j’ai réalisé mon premier film. Je m’intéressais à des choses assez atypiques à l’époque : j’étais fasciné par le cinéma expressionniste allemand. La Maleta peut être qualifié de film expressionniste. Le film a ensuite été perdu. L’année dernière, l’internégatif a été retrouvé dans un chutier. Je l’avais tourné en 16mm réversible ; j’ai alors monté l’internégatif en une semaine. Ce doit être le seul film qu’un cinéaste commence à 21 ans et termine à 67 ans. La Maleta tournait le dos à la réalité chilienne, et suscitait de ce fait de nombreuses critiques. J’étais alors partisan de la gauche socialiste-communiste, ce que je suis encore. Et c’est surtout de ce côté-là que l’on m’a attaqué. Joris Ivens, qui était alors invité à l’Université de Valparaiso, a rétorqué aux détracteurs de mon film : « Vos critiques sont déplacées, les jeunes sont tous surréalistes ; ils entretiennent une méfiance envers la réalité ». Il a en quelque sorte sauvé ce film – qui a été perdu pour d’autres raisons, et non pas à cause de persécutions. La Maleta a été tourné peu avant Film (Irlande, 1964) de Beckett. Et je considère également mon film comme une tentative d’atteindre un degré zéro du cinéma : un cinéma qui soit entièrement parodique et abstrait. La Maleta ne nie pas la réalité chilienne, il nie bien plus radicalement le cinéma. En France, on aurait pu dire que La Maleta était un film mallarméen.
Et comment la réalité chilienne a-t-elle fait irruption dans votre cinéma ?
Par la suite, j’ai commencé à intégrer une façon de parler chilienne, avec ses expressions populaires et ses tournures spécifiques de phrases. Je pense ici à Tres Tristes Tigres (Chili, 1968). Un critique a pu parler de « naturalisme expressionniste » au sujet des films de Pasolini. En un sens, c’est bien de cela dont il s’agit dans Tres Tristes Tigres : les expressions des acteurs sont très proches de l’argot et de situations de la vie quotidienne ; mais dans le même temps, tout est inventé. En effet, la plupart des termes argotiques utilisés dans Tres Tristes Tigres n’existent pas dans la langue chilienne. Il y a donc une dimension imaginaire dans ce film. Par la suite, au sein de l’Unité populaire, de nombreux films politiques ont été tournés.
Et quelle était la part d’improvisation dans Tres Tristes Tigres ?
Elle était très limitée. En quelque sorte à l’opposé de ce qui se passe dans Dialogues d’exilés (France, 1974), où tantôt j’indiquais vaguement le canevas du film aux acteurs, tantôt j’écrivais très précisément les dialogues. Dans Dialogue d’exilés, les textes étaient très proches du langage oral de l’époque. Quand il y a improvisation, je donne aux acteurs les dix premières lignes du texte ; la suite se déclenche spontanément. Le Réalisme socialiste (El Realismo socialista considerado como una de las bellas artes, Chili, 1973), c’est exactement cela. Mais le film demeure invisible : ce que l’on peut voir aujourd’hui, c’est un moyen métrage de 50 minutes, alors qu’à l’origine, il durait plus de quatre heures.
Tres Tristes Tigres repose sur l’adaptation d’une pièce de théâtre, n’est-ce-pas ?
Il s’agit en effet de l’adaptation d’une pièce de théâtre chilienne d’Alejandro Sieveking, et non du roman homonyme de Cabrera Infante.
Et cette pièce de théâtre est le point de départ d’une improvisation…
Elle constitue un point de départ. J’ai pris une scène qui a servi de déclencheur ; j’écrivais les dialogues au jour le jour. Et le film s’est développé de façon organique. Vous savez, à l’époque, la trame n’avait pas une grande importance ; la Nouvelle Vague, Rossellini mais aussi le cinéma brésilien nous en avaient libéré. A l’époque, le Cinema Novo s’autorisait tous les métissages : il empruntait des éléments à l’opéra, d’autres au cinéma japonais, et il les mélangeait avec le genre du western et les allégories baroques portugaises. Je pense aux films de Glauber Rocha, mais aussi à ceux de Carlos Diegez, qui faisaient preuve d’une radicale liberté. Peu auparavant, il y avait eu les cinéastes argentins, les premiers à réaliser en dehors de l’Europe ce que l’on appelle aujourd’hui le nouveau cinéma : un cinéma tourné caméra à l’épaule, un cinéma libre. Cela intervient quelques années à peine après la Nouvelle Vague.
Et comment avez-vous poursuivi votre travail, dans ce contexte ?
J’ai ensuite travaillé sur des films politiques, pendant l’Unité populaire. Parallèlement aux problématiques de l’expropriation et au réalisme socialiste, il y avait aussi le cinéma grand public. Palomita blanca (Chili, 1973) constitue un flirt avec les films populaires : je prends cette fois comme point de départ un best-seller chilien, un roman très réactionnaire en un sens ; mais ce roman me paraissait intéressant, car il était une sorte de Love Story (Hiller, Etats-Unis, 1970) transposé au Chili, mettant en scène un jeune homme d’extrême-droite et une fille un peu perdue, issue du milieu socialiste. A cette époque, on se situe juste avant le gouvernement Allende.Mais, à la même période, j’opère également un retour à l’abstraction, avec La Colonie pénitentiaire (La Colonia penal, Chili, 1970) : ce film tente d’opérer une synthèse, d’atteindre le degré zéro du cinéma politique, si une telle chose peut exister. L’idée est de faire un film politique, mais qui est porteur d’une abstraction qui va au-delà de la métaphore et de l’allégorie. Au contraire, le film est résolument ancré dans une concrétude : à savoir un pays du tiers-monde qui ne produit rien, si ce n’est des aberrations politiques. Au lieu de produire du tabac, ce pays produit… de la torture. Les dirigeants vivent du journalisme, ils sont en quelque sorte financés par la presse. Ce qui n’est pas apparent, mais ce qui constitue l’arrière-plan du film. La Colonie pénitentiaire a été censuré pendant la période de l’Unité populaire ; mais ce n’est pas bien grave, car le censeur, en l’occurrence, c’était moi – j’occupais alors cette fonction. C’est une vieille rengaine : quand le conflit est trop avivé, il vaut mieux censurer les films ; c’est ainsi qu’on les sauvegarde…
Quel est, plus précisément, le rapport que La Colonie pénitentiaire entretient avec le texte de Kafka ?
Le point de départ du film, c’est la machine à torturer. Seulement, il ne s’agit pas cette fois de marquer la peau, comme lors de simples tatouages ; il y est au contraire question de la production de la douleur en tant que marchandise. Par ailleurs, on ne voit pas de femmes dans le film : la seule femme qui apparaît est journaliste ; elle parle avec un accent bourgeois chilien prononcé, alors que les autres personnages s’expriment dans une langue inventée. On retrouve là encore la notion de degré zéro…Ce qui me paraît intéressant, c’est que ce film participe d’un authentique avant-gardisme, dans un milieu politique où théoriquement il est impossible de développer une telle forme. Comment comprendre ce phénomène ? Il faudrait convoquer Aristarco, mais aussi Gramsci et Regis Debray, qui était également passé par là… Sans parler du mythe de Seth et du corps dispersé d’Osiris…
Le corps dispersé constitue un motif qui traverse comme un leitmotiv l’ensemble de votre filmographie, à un niveau ou à un autre…
Un producteur de la chaîne de télévision allemande ZDF a financé le film le plus farfelu que j’aie jamais réalisé autour du thème de l’Utopie, qui a été tourné au Honduras et qui s’appelle Le Corps dispersé et le monde à l’envers (El Cuerpo repartido y el mundo al reves, Allemagne, 1975). J’articule, autour du motif du corps dispersé et du monde renversé, diverses formes d’improvisations poétiques qui sont empruntées à des textes préexistants. Un peu comme dans La Recta provincia (Chili, 2007), série produite par la télévision chilienne et remontée en un long métrage de fiction.
Effectivement, dans La Recta provincia, il y a des membres épars qu’il faut rassembler – avant qu’ils ne soient à nouveau dispersés, et recherchés à travers une longue quête. Peut-on y voir une métaphore du processus de la réalisation du film ? On prend ça et là des bribes de textes ou de légendes, on démembre le corps du texte ou de la légende, et on redispose ces fragments à travers une forme ouverte…
Oui, là, c’est littéralement le cas. Mais il y a un élément que les intellectuels et les académiciens n’ont pas compris : le corps démembré a été immédiatement interprété comme une référence aux disparus de la dictature. Tandis qu’aucun paysan n’a perçu cela : ces derniers n’ont vu littéralement qu’un corps découpé en morceaux. La tradition qui consiste à reconstituer un cadavre découpé en morceaux ou un corps dispersé est vieille comme le monde : c’est une chose des plus naturelles, qui renvoie à la recherche de corps de personnes disparues. Cette histoire ou cette légende est donc antérieure aux disparitions sous la dictature. En fait, je suis reparti de ce récit folklorique : un homme trouve un os, un fémur avec des trous ; et il se rend compte que ce n’est pas un os, mais une flûte. Il joue donc de cette flûte, et de la flûte sort une voix qui lui ordonne : « Va à la recherche des restes de mon corps ». Cette légende viking constitue l’une des premières versions de Hamlet. Cette pratique, qui consiste à récupérer et à reconstituer un corps, apparaît ainsi comme une certaine tendance du comportement social. Mais pour revenir au Corps dispersé, il s’agissait d’un film sur l’Utopie dispersée. Dont l’argument pourrait se formuler ainsi : que se passe-t-il lorsque, dans un lieu retiré, par exemple un petit village, on pratique un idéal utopique, tel que la liberté sexuelle, qui était à la mode à l’époque ? Et que se passe-t-il lorsque, dans un autre lieu, la famille existe, mais pas la propriété ? Et lorsque, dans un autre lieu encore, la famille et la propriété perdurent, mais où on exerce en revanche la liberté dans le travail ? Tout ceci permet d’articuler l’idée de l’Utopie partielle : à savoir que l’utopie ne saurait se donner comme une totalité, chaque idéal excluant les autres.
Ce lien très fort au politique, s’est-il déplacé lorsque vous avez tourné en France ? On a l’impression que cette dimension s’estompe…
Mais entre-temps a eu lieu mon excommunion de la communauté chilienne, à cause de Dialogues d’exilés. Elle s’est manifestée par l’interdiction de vendre mes films dans les pays socialistes. Ceci leur suffisait. On n’avait pas besoin de me passer à tabac ou de me calomnier dans la presse. Rien n’a été publié contre moi, mais on m’a laissé entendre que je m’étais fourvoyé, que ce film était vraiment exécrable, et que je méritais une punition. Je me suis donc mis à monter des projets pour la télévision française ; je me suis dit que c’était plus simple que des films de cinéma. A une époque, je présentais au moins deux projets par semaine. Finalement, de manière complètement fortuite, j’ai rencontré Klossowski. Par le biais de La Vocation suspendue (1950), livre qui m’est apparu comme une version déguisée des querelles de la gauche chilienne, sous forme d’une guérilla au sein de l’église catholique pendant l’Occupation. A travers un mode parodique, pour ainsi dire. Et comme bon nombre d’artistes chiliens, j’aime bien les parodies. Par exemple, à l’époque, j’ai repris ce qu’on appelait – et qu’on détestait – le « cinéma de papa » : Duvivier, Carné, etc. Et j’ai recréé l’éclairage d’Agostini, avec Sacha Vierny. C’est le même geste qui m’a conduit à Henri Alekan, qui s’était retiré de la profession depuis longtemps.
Justement, est-ce qu’on peut à ce propos y voir un geste d’appropriation de la tradition française sur un mode ludique ?
Qui dit « parodie » dit « se moquer de ». Avec La Vocation suspendue (France, 1977), il s’agissait de faire un film où coexistent deux styles. L’un ressemble à la Nouvelle Vague soft, disons du Chabrol première heure. Et l’autre s’apparente à un film catholique tourné par les Agostini – qui filmaient à l’époque la messe du dimanche en latin à Notre-Dame –, donc avec de la lumière sculptée… Il faut dire que j’avais découvert les Straub, quand je montais Le Corps dispersé. Je vous ai dit que j’étais exclu de la gauche, mais cela ne m’empêchait pas de travailler dans « Unicité » qui était l’entreprise du Parti communiste en France ; ce qui prouve que mon exclusion était toute relative. Et là, Bernard Eisenschitz m’a montré Othon (Allemagne/Italie, 1970), alors que je ne connaissais Jean-Marie Straub que par la théorie. Le film de Straub m’a libéré du peu de pudeur que je conservais encore pour tourner, en faisant du théâtre dans un contexte aléatoire par exemple, à l’image d’Othon qui intègre parfois des touristes ou des voitures dans le plan. Avant d’avoir vu ce film de Straub, j’aurais éliminé les discordances ; et là, je les ai gardées. Je les ai même accentuées un peu.
Mais dans La Vocation suspendue, il y a des concordances aussi. Les deux périodes – Qualité française, Nouvelle Vague soft – sont raccordées de telle sorte à ce que l’on passe de façon très linéaire de l’une à l’autre. Peut-on parler de pastiche, en ce cas ?
Tout à fait. Mais les deux parties constituent deux films dissidents. Il y en a un qui est intégriste. Théoriquement, le personnage central est un intégriste : il nie la distinction entre l’ordre du monde et l’ordre divin. Il s’oppose donc aux jésuites et, bien avant eux, à Saint Thomas, qui opère une distinction entre la connaissance, que l’on peut qualifier de scientifique, répondant à la raison, et ce qui appartient à l’ordre de la révélation. Il prend parti pour la raison, mais il maintient la distinction, et les jésuites jouent là-dessus. Dès lors, certains jésuites veulent opérer un retour à la révélation, devenir, pour ainsi dire, des « protestants à l’intérieur de l’église ». Il y a encore les populistes, à l’image de Jean-Paul II ou du pape actuel, les partisans de la Vierge, etc. Et cette situation fait écho aux querelles du Parti communiste, qui peut être assimilé dans le film au parti noir, c’est-à-dire aux jésuites. Ces querelles doivent être reliées au fait que le monde est divisé en deux parties : le monde capitaliste, le monde socialiste. Et qu’il est nécessaire d’accepter cet état de fait. On se retrouve alors face aux intégristes qui soutiennent qu’il n’y a qu’une société possible, la société socialiste ; et que tout ce qui échappe à cet ordre représente des ennemis à anéantir. Et il y a les autres, qui vont de festivals de la jeunesse en festivals de la jeunesse, pour qui la vie est belle, etc. Et ceux qui sont partisans d’une radicalité, qui appellent à la guérilla, rejoignent curieusement les mouvements populistes. Ils idéalisent le prolétariat dans des pays où il n’y a pas de prolétariat, comme en Amérique latine, où le prolétariat est très faible. Comme vous le voyez, les deux aspects se recoupent, et l’on pourrait dire que leur lecture s’apparente à celle d’un palimpseste. Les deux couches de lecture sont en quelque sorte équivalentes.
Il y a un autre élément qui est emprunté à Klossowski et que l’on trouve dans beaucoup de vos films, à savoir le tableau vivant. Qu’est-ce qui vous intéressait dans cette pratique, dans ce dispositif ?
Ah, vous pensez à L’Hypothèse du tableau volé (France, 1977). Ce qui est curieux avec Klossowski, c’est que je m’intéressais surtout à ses vues politiques. Il cultivait le goût de l’ambiguïté, revendiquant une sorte « d’arrière-garde », alors que dans le quotidien, il était très à gauche. La Monnaie vivante (1970), par exemple, c’est un texte qui porte sur la condition de la femme.
C’est aussi une métaphore de la condition ouvrière…
Il le dit, en effet. Les particularités, les singularités, dans le sens d’une sexualité dévoyée, sont aussi des métaphores politiques. On a parlé de cela pendant la réalisation de La Vocation suspendue. Pierre Klossowski n’est pas intervenu directement sur le scénario, mais on discutait beaucoup ; en ce sens, il était coscénariste. Ce qu’il aimait bien. Je le consultais tout le temps ; il a vu les rushs, il n’a pas découvert le film pendant la première. Il avait surtout cette manière très particulière de considérer la peinture académique sous un autre jour. Je crois qu’on a discuté de choses qui n’apparaissent pas dans ses textes. A un moment, on se voyait deux fois par semaine, et on parlait beaucoup de politique. C’était juste après Pompidou, pendant toute la période Giscard, qui était assez calme finalement. L’INA était un espace de liberté, mais surtout un espace d’expérimentation. On y faisait des expérimentations avec des moyens presque industriels ; oui, plus de cinq camions, c’est industriel.
Et sur L’Hypothèse du tableau volé, la collaboration avec Klossowski s’est-elle poursuivie ?
Oui, sauf qu’il est parti en vacances à la fin. Mais c’était justement lié à notre travail. J’ai terminé le mixage de La Vocation suspendue un mercredi, et le jeudi je commençais à préparer L’Hypothèse du tableau volé. Le film était censé constituer un documentaire, où Pierre Klossowski devait développer certaines de ses idées sur les tableaux inscrits dans le film. Mais il n’était pas enthousiasmé par les tableaux que j’avais plus ou moins inventés. Moi, j’ai mélangé divers éléments. Les tableaux ont été réalisés par un peintre chinois qui avait fui la Chine populaire. En France, c’était l’époque de l’ultra avant-garde : on tournait le dos à toute forme de figuration. Trouver quelqu’un qui puisse peindre un tableau figuratif n’était donc pas chose aisée – et cela coûtait cher. Or, ce peintre pouvait peindre un tableau figuratif, à l’huile, très rapidement ; il faisait la base en une demi-journée, et le lendemain c’était terminé. Aujourd’hui, à l’heure du digital, ça n’a plus aucune importance ; mais à l’époque, cela engendrait des frais conséquents. Nous travaillions donc avec un peintre chinois, Karsiu Lee, qui maîtrisait un mode de figuration attaché à la religion. La religion, c’était Mao. Dans La Vocation suspendue, déjà, on voit un tableau où figure l’un des personnages, La Montagne, habillé comme un curé. En fait, il s’agit du tableau officiel de Mao jeune, habillé en chinois ; mais il ressemble en tout point à un jésuite. Ce genre de jeu est convoqué à plusieurs reprises dans mes films. Klossowski avait apprécié ce procédé dans La Vocation suspendue ; mais il a beaucoup moins apprécié cela dans L’Hypothèse du tableau volé. Néanmoins, il a accepté, toléré ces idées ; on est resté amis. Mais il n’y a pas vraiment eu de discussion entre nous à ce sujet. Par contre, on a beaucoup parlé de Mithra.
Le culte de Mithra est pourtant inscrit dans le film, sous la forme justement de tableaux vivants. C’est un dispositif qui est étonnant. La scène est immobile, suspendue ; elle appelle le discours, elle suscite le commentaire et la lecture.
Le postulat était le suivant : on se trouve face à des tableaux, qu’on ne comprend pas ; mais si on les transforme en tableaux vivants et qu’on y pénètre, on va trouver la clef d’interprétation. Le rapport de la personne qui se déplace à l’intérieur des tableaux vivants et qui peut mélanger diverses perspectives, s’apparente alors au regard cubiste. On peut ainsi trouver, si ce n’est le sens de ces tableaux, tout au moins les liens que ceux-ci entretiennent entre eux, chaque nouveau tableau relançant le jeu et l’interprétation. Et l’ensemble des tableaux mène effectivement à Mithra et au culte de l’Androgyne. On est ainsi renvoyé au personnage du Baphomet, qui constituait la principale obsession de Klossowski à l’époque.
Colloque de chiens (France, 1977), film qui intervient peu avant et qui repose sur le figement de l’image, s’inscrit-il aussi dans la filiation de Klossowski ?
La genèse du film est très simple : il y a eu une grève des comédiens pendant le tournage de La Vocation suspendue ; on a donc interrompu le film, et à ce moment-là, j’ai eu une avance sur recette pour un court métrage que j’avais écrit à toute vitesse avec une amie, Nicole Muchnik, à partir de collages de la revue Détective. On a emprunté la structure du fait divers, tout en adoptant une forme circulaire. On retrouve donc des aspects klossowskiens : les changements de sexe, le retour des éléments, etc. Mais le ton est celui du roman populaire, sur le modèle de Détective. Dans le pire sens du terme, si vous voulez. Mais ce qui est curieux, c’est que ces revues engageaient des écrivains. Pour le film, on a donc conservé la rhétorique de Détective, très chargée, faisant intervenir de nombreuses figures, ce qui lui confère un aspect solennel.
On a l’impression que vos films reposent toujours sur un prétexte, un point de départ, une première strate fictionnelle à partir de laquelle se construit le récit…
On peut le dire, en effet. Parfois, il peut s’agir d’une idée théorique, par exemple l’idée quelque peu provocatrice de l’Utopie dans Le Corps dispersé. Il y a eu une véritable rupture au moment où j’ai tourné Les Trois Couronnes du matelot (France/Chili, 1983). A la suite de quelques aventures à la télévision, à l’INA. Il y avait une émission qui s’appelait Rue des archives, où on proposait un thème à un réalisateur, en mettant des archives à sa disposition. Mon thème, c’était l’Histoire de France. Dans Petit manuel d’histoire de France (France, 1979), j’ai donc retracé l’Histoire de France, de « nos ancêtres les gaulois » jusqu’à l’invention du cinéma. J’ai ainsi remonté par ordre chronologique les grands feuilletons historiques français. Ce qui engendrait des effets très drôles. Etienne Marcel se transforme tout à coup en prêtre des templiers, puis en pape. Napoléon a quatorze visages ; il y a cinq Jeanne d’Arc, et on passe de l’une à l’autre. Les textes sont issus de livres d’histoire française. On repart de l’invention de la France romantique ; pour le XIXe siècle, je me suis servi d’un texte qui a été écrit juste après la Commune, en 1872 ; intervient alors l’époque de l’immédiat avant-guerre, un peu avant 1914, suivie de l’entre-deux-guerres ; le dernier texte date de 1968. C’était des textes que l’on étudiait dans les écoles, alors je les ai fait lire à haute voix par des enfants ; ceux-ci les récitaient, tout en butant sur les mots. A nouveau, le résultat était assez straubien. En fait, j’ai fait lire ces textes à des petites filles. Et je n’ai conservé que les endroits où elles se trompaient, car leurs erreurs étaient très productives. Par exemple, elles n’arrivaient pas à prononcer le mot « guillotine », ou encore le mot « révolution » ; il y avait d’autres termes qui posaient problème, et tous tombaient juste. Je menais alors ce type d’expériences. Il y en a eu d’autres ; comme Les Divisions de la nature (France, 1978), un faux film touristique que j’ai réalisé avec Henri Alekan autour du château de Chambord. J’ai tourné beaucoup de films de ce type.Puis une rupture est intervenue. J’ai adopté un style plus flamboyant avec Les Trois Couronnes du matelot, qui oscille, visuellement, entre Welles – il s’agit là encore d’une parodie – et l’auteur de comics Milton Caniff. Les Trois Couronnes du matelot m’a aussi permis d’opérer un retour au Chili, en un sens. A travers l’errance, l’exil, ce genre de questions…
Avec Les Trois Couronnes du matelot, un lien à Stevenson et au roman d’aventures apparaît…
Oui, mais Stevenson, c’était une vieille histoire pour moi…
Qui est néanmoins réactualisée dans ce film.
Vous savez, j’avais déjà le projet de réaliser Le Dynamiteur (The Dynamitter, 1885) au Chili. Plusieurs films que j’ai tournés par la suite ont été conçus lorsque j’étais encore au Chili. La Chouette aveugle (Suisse/France, 1987), par exemple, était un projet chilien. Un autre personnage intervient entre temps, qui est directement issu de la littérature : il s’agit de Philip José Farmer. Celui-ci prend un texte idiot, Tarzan, et écrit des commentaires sur celui-ci comme le ferait un moine du Moyen Age, un exégète très savant (Tarzan Alive, 1972). Ou alors il repart d’éléments mythiques : le cycle du Fleuve (Riverworld, 1971), par exemple, est centré autour du personnage de Mark Twain, mais le roman traverse les époques. Dans L’Ile au trésor (France/Grande-Bretagne/Etats-Unis, 1994) ou encore dans Le Territoire (The Territory, Portugal/Etats-Unis, 1983), je me suis servi de cette idée. Le Territoire, c’est aussi un film qui est fait à la manière de Allan Dwan : c’est un film de série B. De mon point de vue, le comédien idéal aurait été Troy Donahue. Je voulais travailler avec des comédiens professionnels, mais dont le registre de jeu est très moyen. L’Île au trésor, c’était encore autre chose : plusieurs comédiens très performants jouaient dans ce film. L’idée de ce film reposait sur l’intuition que l’île au trésor se réduit à la carte de l’île au trésor. L’hypothèse sous-jacente repose sur Mallarmé, mais le film joue avec les codes de la culture populaire. Après, s’opère le passage à des films à gros budget, qui intervient soudainement avec Trois Vies et une seule mort (France/Portugal, 1995), mais qui était déjà perceptible dans L’Œil qui ment (France/Portugal, 1992). Paradoxalement, ce sont parfois mes films les plus expérimentaux ou les plus théoriques. Il y a plus de théorie dans L’Œil qui ment que dans d’autres films que j’ai réalisé auparavant et qui sont réputés théoriques. Ce film repose sur un dédoublement de personnages ; on y raconte deux histoires, l’histoire se raconte elle-même, et se mord ainsi la queue. Le jeu approximatif des comédiens intervient également comme un élément déterminant au sein de ce glissement.
Votre collaboration avec des acteurs consacrés, comme Mastroianni ou Deneuve, a-t-il modifié votre rapport au travail des comédiens ?
Il faut savoir que Mastroianni ou Deneuve sont des acteurs très professionnels et très occupés. Donc, mon travail consiste souvent à poser des « bombes à retardement ». Je dis des choses tout à fait anodines, en espérant que celles-ci s’insinuent dans leur esprit. Pour ce faire, je suis devenu un véritable amuseur public, à l’image de ce personnage juif que l’on engageait pour les mariages et les fêtes religieuses. Je raconte donc des histoires et je lance, en passant : « C’est à peu près cela que l’on va faire dans le film ». Evidemment, cela ne marche pas à tous les coups ; mais parfois, cela s’imprime dans leur esprit. Et puis, j’écris des petites histoires, parodiques encore, sur les personnages du film, que je mets en perspective. Avec Isabelle Huppert, j’avais par exemple écrit des textes à la manière de Stendhal ; comme si Isabelle Huppert se trouvait dans la même situation qu’un de ses personnages. Ce sont des choses qui peuvent fonctionner, parce qu’en général les comédiens français sont des lecteurs. Sinon, j’ai aussi travaillé avec des étudiants ou, plus radicalement, avec des non-comédiens. En général, je ne cherche pas à saouler le comédien en le surchargeant de consignes. Je n’ai eu de problèmes qu’avec les Anglo-saxons, qui ont besoin de ce procédé que l’on appelle le « blocking » – bloquer la scène. Ce qui force l’image et conduit à tourner de la même façon que les Américains. Ce qui contraint à l’industrialisation. « Bloquer une scène » : d’abord, il y a l’idée que le scénario est divisé en scènes ; ce qui ne va pas forcément de soi, car les scènes sont elles-mêmes reliées en un seul continuum. En plus, il est difficile de déterminer, disons, la scène 47B. Car dans ma pratique du cinéma, la scène 47B fait déjà partie de la 47A ; et celle-ci est intégrée à la scène 64 par toute une série d’échos, de résonances. Ce qui pose problème quand on décide de « bloquer la scène ». Par ailleurs, cela implique que le comédien la joue en l’absence de la caméra. On dirige le comédien comme au théâtre. Je récuse ce principe : à mon sens, le comédien doit jouer pour la caméra. Suivant la logique du « blocking », la caméra devient négligeable. Elle est réduite à une simple technique. Or, la caméra n’est pas seulement un outil technique. Le comédien joue également avec la caméra. Celle-ci constitue un personnage. Plus qu’un personnage encore, la caméra c’est la réalité mobile.
On pourrait encore parler de votre travail actuel. Vous avez recommencé à tourner au Chili.
J’y suis allé pour des raisons personnelles, et j’y ai réalisé plusieurs films. L’année dernière, j’ai tourné deux films : une série télévisée et un film qui s’intitule Le Passeport jaune. Autour des idées des nouvelles ethnies et de l’hyper-libéralisation. Il s’agit d’une variation lointaine autour du Procès (Der Prozess, 1925) de Kafka. Le principe est kafkaïen, mais transposé dans le contexte du capitalisme. On assimile toujours Kafka au socialisme, aux pays de l’Est, donc aux systèmes pourvus d’une bureaucratie très lourde. Or, la bureaucratie est encore plus contraignante dans les pays libéraux, dans le capitalisme – elle est sensiblement plus présente que dans les pays socialistes. Un personnage, qui n’a pas du tout l’air indien, reçoit un passeport d’une ethnie indienne ; il se demande qui lui a envoyé ce passeport, ce que cela signifie. Le film se déroule dans un pays, le Chili, qui a accepté la multi-ethnie – cela ne tardera pas à se produire, cela existe déjà en Finlande, où il y a un double passeport. L’idée, c’est que la justice est privatisée. Il y a des tribunaux qui sont détenus par Printemps par exemple, tandis que les galeries Lafayette possèdent des banques – ce qui est par ailleurs le cas au Chili. On achète les partis ; le Parti communiste est ainsi coté en bourse. C’est le dernier film que j’ai réalisé, qui n’a pas encore été montré publiquement.Ce retour au Chili ne se fait donc pas exclusivement à travers des films folkoriques. Le Ministère de l’éducation nationale soutient certains projets, destinés à être diffusés en vidéo dans les centres culturels de province, pour susciter la conversation, sur un mode qui n’est pas directement politique. Ces films multiplient les allusions et les plaisanteries, en plongeant dans certains aspects de la nationalité chilienne, en observant le comportement des gens. Ce sont des projets qui font suite à La Recta provincia. Le titre renvoie à la République des sorciers. Malgré sa confusion apparente, La Recta provincia repose sur l’idée de voyage, qui est à la base de tout conte folklorique : il s’agit d’entreprendre un voyage, pendant lequel de nombreux événements interviennent, sous l’influence d’une divinité. Il n’est pas nécessaire de connaître ces traditions, mais le film multiplie les références. Par exemple, le personnage qui se désigne lui-même comme notre Seigneur Jésus-Christ est présent parmi les hommes ; mais il a vieilli, il a vécu beaucoup de malheurs ; il est là pour aider les gens, mais il préfère se cacher – il n’a pas trop apprécié qu’on le crucifie. C’est une ancienne tradition gnostique, qui remonte au premier ou au deuxième siècle après J.-C., quelque part en Calabre. Mais d’autres traditions sont encore convoquées. Le saint viking, avec des cornes, représente Saint Germain, ou plutôt une condensation de plusieurs figures : saint pécheur, il mange du mouton le vendredi ; et le mouton ressuscite le lendemain, pour qu’on le mange à nouveau ; jusqu’à ce qu’il s’enfuie, pour qu’on le mange une bonne fois pour toutes. Dans la mythologie nordique, il s’agit du sanglier du Walhala : un sanglier qui est mangé tous les jours, et qui ressuscite. Après la bataille sanglante, les morts ressuscitent et se mettent à table. Ce fonds folkorique est très présent dans le film ; en fait, j’organise des rencontres, des coïncidences entre diverses histoires, et j’en invente certaines. La Recta provincia a été reçu, favorablement aussi bien que défavorablement, par les paysans essentiellement.
Le film a été tourné avec eux, également…
Il a été tourné dans la région de Putaendo, dans la Cordillère, en pleine canicule. On l’appelle la région du Diable. Elle est empreinte de folklores paysans. J’ai aussi réalisé une série autour d’histoires de marins, Litoral, cuentos del mar (Chili, 2008), qui se situe dans le prolongement des Trois Couronnes du matelot. Et en ce moment, je travaille à partir de Camilo Castelo Branco. J’adapte Les Mystères de Lisbonne (Os Mistérios de Lisboa, 1854), le feuilleton le plus populaire du XIXe siècle au Portugal. C’est un feuilleton comparable aux Mystères de Paris d’Eugène Sue, mais très portugais, donc catholique. Il y a un aspect méditerranéen dans ces histoires, ces passions. Le feuilleton de Castilo Branco, tout comme celui d’Eugène Sue, repose sur une prolifération d’histoires : une histoire en entraîne une autre ; lorsque l’on a oublié le récit antérieur, celui-ci fait retour. Je prépare également un autre projet : Cagliostro ; et aussi un Hamlet, pour revenir aux traditions vikings. En ce moment, je travaille beaucoup sur le folklore.