François Bovier, Raphaël Oesterlé

Editorial

Aborder le travail d’un cinéaste comme Raoul Ruiz dans un simple dossier de revue peut paraître ambitieux, voire inadéquat. Comment cerner, en effet, une filmographie comptant à l’heure actuelle plus d’une centaine d’entrées, se déployant sur une durée de plus de quarante ans, accompagnée qui plus est d’une production théorique non négligeable ? Ceci explique peut-être le fait que peu d’ouvrages lui soient consacrés1, contrastant avec l’ampleur de sa production, tant artistique que théorique. A ceci s’ajoute l’accès difficile de ses films, de nombreuses œuvres demeurant encore indisponibles.

C’est pourquoi le présent dossier propose une approche transversale : l’on tente de dégager un certain nombre de traits récurrents – tant thématiques que stylistiques – en vue d’éclairer une œuvre qui multiplie les pistes de lectures, les voies d’interprétation et les chausse-trapes. Nous ne chercherons dès lors pas à ériger un système rendant compte de la pratique du cinéaste : cette démarche nous semble illusoire, voire antinomique par rapport à une œuvre qui postule en son centre une pluralité des clefs de déchiffrement et provoque un mouvement d’indécidabilité du sens. Pour circonscrire un objet aussi fuyant, nous avons pris le parti de revenir au texte filmique, en l’articulant à certains motifs qui nous ont paru signifiants. Ce souci de précision permet, nous en émettons la gageure, d’éviter l’écueil qui consisterait à évaluer les films du réalisateur exclusivement à l’aune de sa production théorique et littéraire. En effet, celle-ci vient souvent éclipser la part proprement cinématographique du travail de Raoul Ruiz, réduisant ses films à une illustration ou à un prolongement redondant d’une poétique préexistante.

Alain Boillat soumet le cinéaste à une approche inspirée par les outils de la narratologie. Partant des textes théoriques, et de leurs échos formels, il démontre en quoi le cinéma de Raoul Ruiz échappe aux modes conventionnels d’appréhension du récit, et finalement à la tradition narrative occidentale, de par la prolifération des récits, souvent paradoxaux, et la mise en crise de la notion d’identité qu’il cultive.

Auteur d’une thèse de doctorat sur Raoul Ruiz2, Richard Bégin évoque l’utilisation particulière que fait ce dernier des objets. Si cet usage est avant tout de nature ludique, il n’en demeure pas moins déstabilisant. Ce déséquilibre bientôt inquiétant apparaît alors comme révélateur de son approche ‹ baroque › du cinéma.

Pour sa part, Valentine Robert place la pratique du tableau vivant est au cœur de son article. Cette notion, trop souvent associée à la seule Hypothèse du tableau volé (France, 1979), traverse pourtant de nombreux films, et permet de mettre à jour plusieurs thèmes qui travaillent le cinéaste en profondeur. Elle relève l’appropriation mise en œuvre par le Chilien, via trois jalons de sa filmographie. Outre L’Hypothèse sus-nommée, on s’attardera sur Généalogies d’un crime (France/Portugal, 1996) et sur le plus récent Klimt (Autriche/France/Allemagne/Grande-Bretagne, 2006), pour dégager les rapports – étroits – que ces films tissent entre tableau vivant et théories de la perception.

François Bovier revient sur Tres Tristes Tigres (Chili, 1968). Ce film hermétique, le premier à rencontrer un public et un retentissement internationaux – comme en témoigne le Léopard d’or que lui attribue le festival de Locarno – a pourtant peu été traité jusqu’à présent. Tout au plus lui accorde-t-on le statut d’œuvre de jeunesse, envisagée à la lumière des productions ultérieures. On tente ici de mettre à jour son fonctionnement propre, mettant ainsi l’accent sur son statut authentiquement expérimental, entendu au sens le plus large.

Une part importante des films de Raoul Ruiz procède, sinon de l’adaptation littéraire proprement dite, tout au moins de la transposition d’un pré-texte. Alain Freudiger s’attache au cas précis du Temps retrouvé (France, 1999), condensation de l’œuvre de Marcel Proust. Il l’aborde à travers la question de la reconnaissance, soit la question de l’identité passée au crible du temps et de la subjectivité. Ici encore, s’il n’est pas besoin d’insister sur l’importance que cette notion revêt chez Proust, celle-ci se révèle nodale pour la compréhension de la logique filmique de Ruiz.

L’entretien que nous a accordé Raoul Ruiz vient compléter ce dossier. C’est pour lui l’occasion d’effectuer un retour sur son parcours et d’évoquer la part la plus récente de son travail, marquée par des productions chiliennes encore invisibles sous nos latitudes.

Quant à la rubrique suisse, elle est presque entièrement consacrée à l’édition 2009 du NIFF – soit le festival du film fantastique de Neuchâtel. Freddy Landry couvre l’ensemble du festival, tandis qu’Alain Boillat revient plus précisément sur Shinji Aoyama, invité du festival et objet d’une rétrospective qui fut l’occasion de voir plusieurs films demeurés inédits en Suisse. Marthe Porret, pour sa part, envisage le cas particulier de Quelques jours avant la nuit (Suisse, 2008) de Simon Edelstein, qui met en évidence les conditions précaires non seulement de réalisation, mais encore de diffusion de films en Suisse.

1 Jusqu’à la récente thèse de Richard Bégin, les seules références en langue française étaient l’ouvrage de Christine Buci-Glucksmann et de Fabrice Revault d’Allones, Raoul Ruiz (Ed. Dis Voir, Paris, 1987), ainsi que le tome 14 de Théâtres au cinéma, sous la direction de Dominique Bax (catalogue du festival de Bobigny 2003). A quoi s’ajoute un numéro spécial des Cahiers du cinéma (n° 345), paru en mars 1983.

2 Baroque cinématographique. Essai sur le cinéma de Raoul Ruiz, Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 2009.