« Sans populisme, ni militantisme ». Représentation du migrant dans La Forteresse de Melgar
Remerciements : Emilie Graff
Le cinéma suisse connaît actuellement un succès populaire et critique grâce à Home (2008) d’Ursula Meier. Pourtant ce film se démarque d’une partie importante de la production romande actuelle. Filant la métaphore de l’impossible émigration d’une famille, le film de Meier se différencie en effet de tout un pan de la cinématographie helvétique de cette dernière décennie où la figure du migrant est récurrente. Il me paraît productif de revenir sur le motif de la migration dans le cinéma suisse de ces dernières années, d’en dégager les caractéristiques formelles, esthétiques et (a)politiques afin de montrer en quoi le traitement actuel de cette thématique reformule celle des saisonniers des années 1960 et 19701. Dans cette perspective, La Forteresse (2008) de Fernand Melgar synthétise à mon sens un nouveau mode de représentation et de discours sur la problématique migratoire.
Figure de l’étranger : des urnes aux salles
Depuis les années 1990, la Suisse connaît un durcissement de sa po-li-tique fédérale sur l’immigration. Sans prétendre à un historique exhaustif de la question, rappelons que la population a été invitée à se prononcer sur des objets liés aux étrangers à onze reprises ces quinze dernières années2. Le thème de la migration est donc, au tournant du XXIe siècle, très fortement ancré dans la sphère politique. Les campagnes des différentes votations stigmatisent fortement la figure de l’étranger, particulièrement celle des requérants d’asile. L’aile zurichoise de l’UDC3, qui a fait de l’asile son cheval de bataille, recourt systématiquement à une iconographie (tracts, affiches) et à un matériel filmique (clips) exacerbant le débat public (fig. 1). Alors qu’en Suisse, les personnes directement concernées par le droit d’asile ne représentent que 0,6 % de la population4, les partis d’extrême droite en ont fait un point central de leur politique, entraînant ainsi de nombreuses révisions en votations populaires depuis le début des années 2000 (1999, 2002 et 2006). Par ailleurs, moins d’un an après l’entrée en vigueur des changements préconisés par la votation de septembre 2006 (présentation d’une pièce d’identité durant les 48 premières heures et suppression de l’aide sociale pour les personnes déboutées), la ministre du département de Justice et Police Eveline Widmer-Schlumpf a proposé une nouvelle restriction à l’encontre des requérants passant par les ambassades ainsi que des déserteurs. On assiste donc depuis une dizaine d’années à l’instauration de plusieurs mesures législatives limitatives sur l’asile et à une polarisation des débats politiques liés à la migration.
Le présent article postule l’existence d’un paradoxe dans le traitement filmique de la thématique migratoire : si les politiques débattent âprement de la question de l’asile, la production cinématographique semble quant à elle s’extraire des débats. Les documentaristes auraient pu chercher à contrer la rhétorique raciste des affiches de l’UDC en poursuivant dans la voie tracée par un Peter Ammann (Le Train rouge, 1973)5. Au contraire, ils se démarquent du discours partisan et contrent implicitement les possibles associations faites par le spectateur entre film sur les migrants et film militant. Fernand Melgar revient sur ce choix :
« […] Durant la votation de septembre 2006, les discours allaient dans les extrêmes. D’une part, certains stigmatisaient l’asile en disant que les requérants étaient des voleurs de poules ou des trafiquants de drogue. Et en réaction, d’autres tenaient un discours extrêmement angélique. Entre deux, c’était la terre brûlée. L’idée de La Forteresse était de travailler dans les nuances. […] Je fais un cinéma d’observation. Un cinéma engagé, mais pas militant. »6
On retrouve dans ces propos une volonté générale des cinéastes romands de déplacer cette thématique de la sphère politique vers une sphère artistique, et de légitimer ainsi la présence de tels documentaires dans les salles de cinéma.
Le contexte politique actuel n’a donc, de façon surprenante, pas débouché sur une polarisation similaire au sein des textes filmiques mais sur un rejet du traitement militant selon des stratégies (filmiques ou paratextuelles) diverses. Deux films permettent d’exemplifier ces stratégies apolitisantes. Dans son film sur la Suisse multiculturelle La Bonne conduite (1999), Jean-Stéphane Bron opte pour une construction narrative extrêmement fictionnalisante7. Le cinéaste lausannois, qui revendique pourtant ses sympathies pour la gauche, cherche à désancrer son travail de l’actualité politique – stratégie qu’il emploie à nouveau dans Maïs in Bundeshuus (2003) et qui lui permet, cette fois sur un sujet qui traite foncièrement de la politique, de contrer le spectre du « parti pris ». Adoptant une position intimiste, la vidéaste genevoise Nathalie Flükiger réalise dans Profil bas (2005) le portrait d’une amie éthiopienne en proie à des difficultés administratives en Suisse8 où elle s’écarte du film militant en plaçant la thématique de l’asile sur un plan très personnel et en intervenant elle-même dans le film.
Ces deux exemples rapidement survolés illustrent deux stratégies filmiques – construction fictionnalisante ou portrait intime – invitant le spectateur à appréhender le film plus comme une œuvre artistique autonome que comme un outil de promotion politique. Cet exercice semble a priori plus délicat pour Fernand Melgar qui traite dans La Forteresse de la question de l’asile, sujet autrement plus polémique que la Suisse multiculturelle. Ce film constitue en ce sens un excellent objet pour étudier la construction esthétique et formelle d’une représentation qui, nous allons le voir, se veut apolitique et non partisane des migrants. Par ailleurs le succès public respectable du film9, lauréat du Léopard d’or (catégorie Cinéastes du présent du Festival de Locarno 2008) a engendré de nombreux articles de presse et entretiens avec le cinéaste. Leur étude permettra de cerner les arguments convoqués par Melgar pour contrecarrer une lecture potentiellement militante de son film, et défendre sa légitimité de cinéaste travaillant « à partir » de protagonistes dans une situation de détresse. Cette logique de « neutralité » par rapport au sujet filmé sera appréhendée en croisant les stratégies esthétiques et les propos du cinéaste. Ainsi, la prise en considération des niveaux filmiques et parafilmiques met à jour deux modes de discours sur La Forteresse : rompre avec un traitement militant de la figure de l’étranger, et contrer les potentiels reproches de voyeurisme.
Esthétique kaléidoscopique
Dans ses multiples prises de parole à propos de son dernier film, Fernand Melgar œuvre activement pour inscrire son travail au Centre d’Enregistrement et de Procédure (CEP) de Vallorbe dans une logique apolitique, explicitant à de nombreuses reprises son rejet du cinéma militant10. Au niveau filmique, cette même évacuation d’une perspective dualiste (importée des débats politiques) au profit d’une logique « à hauteur d’homme » se traduit par une prolifération de « personnages » qui constituent un panorama complet de l’asile : des requérants (plus ou moins sincères, plus ou moins en souffrance), des auditeurs de l’ODM, et des travailleurs du centre (fonctionnaires ou Securitas). Cette multiplication des points de vue, perçue par la presse comme un gage de sincérité11, est mise en place dès les premières minutes du film : la description du CEP se déroule en trois temps, selon trois personnages focaux, respectivement représentatifs d’une fonction au sein de l’institution.
La première partie de cette présentation, constituée du prologue – du premier plan à l’apparition du titre « La Forteresse » – construit une habile et classique introduction au lieu de l’action : dès le début du film, le spectateur découvre le bâtiment et sa logique carcérale en adoptant le point de vue d’un employé de l’entreprise Securitas qui effectue sa ronde du matin. Personnages dépersonnalisés par excellence, les employés chargés de la sécurité ne sont jamais désignés par leurs noms, mais uniquement par celui de l’entreprise qui les emploie. (« Bonne nuit Monsieur Securitas », lance par exemple un requérant lors de l’extinction des feux). C’est à travers le faisceau lumineux de la lampe torche du gardien que le spectateur devine le centre (fig. 2). Le pré-générique, qui comprend la ronde du gardien, le réveil, l’appel des requérants et leur départ en bus, plonge donc le spectateur dans une vision du centre fortement ancrée sur l’aspect sécuritaire et carcéral du lieu (portes verrouillées, appel autoritaire des requérants). Deux éléments formels renforcent cette analogie entre le CEP et une prison : le surcadrage créé par les fenêtres qui, filmées depuis l’extérieur du centre, dessinent dans la façade du bâtiment de fines ouvertures en meurtrières (fig. 3), et les plans d’une caméra de surveillance captant le départ des requérants (fig. 4). L’esthétique de ces plans de surveillance (noir et blanc en forte contre-plongée et d’une médiocre qualité) rompt totalement avec celle des plans caméra à l’épaule et avec la photographie travaillée de Camille Cottagnoud. Ainsi ces images structurent le récit et permettent au spectateur de comprendre, lors de leur dernière occurrence vers la fin du film, que « la boucle est bouclée ». Cette mise en exergue d’un dispositif de surveillance pose d’emblée la question, centrale dans le film, du fantasme de l’omnipotence et de la vraisemblance. Néanmoins, parce que cette caméra de surveillance est unique et immobile, ce dispositif montre immédiatement ses limites : le savoir du spectateur ne dépassera pas le cadre, géographique et cinématographique, de l’institution.
Réduite au seul prologue, la représentation de l’asile semble donc s’inscrire dans une tradition de l’étranger opprimé par un système autoritaire et policier. Cependant, l’apparition du titre et du nom du cinéaste (fig. 5) sur un plan large du CEP entouré d’arbres, soulignée par le chant des oiseaux dans la lumière du matin, oriente le film vers une perspective résolument centrée sur l’individu. En effet, après le Securitas apparaît le personnage de Pierre-Alain, responsable de l’assistance au CEP. Introduit au spectateur grâce à la présentation de ses cartes de visite, il est particulièrement mis en évidence dans l’ensemble du film, incarnant la bonne volonté des fonctionnaires du centre. En outre, cette scène offre un rapide aperçu de la délicate situation de sureffectif que connaît l’asile ces dernières années. La présentation du centre, de son fonctionnement et de ses règles de vie, s’édifie via un troisième personnage focal : un migrant arménien nouvellement admis. Ce personnage, qui ne réapparaîtra plus dans le film, constitue un intermédiaire approprié pour que le spectateur, ignorant lui aussi la réalité du centre de Vallorbe, puisse découvrir les conditions de vie quotidienne des requérants d’asile. Cette entrée kaléidoscopique dans le centre participe donc à la construction d’une représentation variée de l’asile. Appliquée à l’ensemble du film, elle incarne pour de nombreux journalistes le gage de la bonne foi du cinéaste.
Effacement du cinéaste et restriction du savoir spectatoriel
Le soin apporté à la diversité des migrants filmés participe de ce positionnement prétendument neutre de l’instance filmique. Néanmoins, l’étude de cette représentation ne peut se limiter aux personnes retenues et doit être étendue aux choix formels ainsi qu’à l’implication esthétique et narrative de ces derniers.
Premier constat : le film ne comporte aucune voix off, musique, présentation nominale ou fonction des protagonistes en surimpression. Le seul carton, placé dans le générique final, s’en tient à des données très factuelles12. Les interventions directes du cinéaste sont donc volontairement écartées au profit d’une réalité qui semble se raconter toute seule. Fournissant très peu d’informations précises aux spectateurs sur les conditions légales de l’asile ou le parcours des migrants, le film rejette la responsabilité de trancher sur la question de la vraisemblance des témoignages. Cette logique d’effacement et de déresponsabilisation de l’instance filmique passe donc par un travail de restriction du savoir spectatoriel. Les informations fournies sur les trois espaces spatio-temporels qu’implique la migration (pays d’origine/pays de transit/pays d’accueil ; passé/présent/futur) ne sont jamais étayées par une source extérieure au cadre de l’institution et procèdent aux yeux du spectateur, comme aux yeux des fonctionnaires, d’un assemblage de faits parfois contradictoires13. Cette limite dans les informations fournies découle, au niveau formel, d’un intéressant travail sur le cadrage puisque l’extérieur du centre d’accueil demeure totalement hors-champ. Une séquence développe à l’extrême cette restriction du savoir du spectateur sur le parcours et le devenir des migrants, symbolisée par la limite du cadre. Cette séquence nocturne qui se déroule devant le bâtiment montre, dans un plan assez serré, un agent de sécurité en discussion animée avec un requérant éméché (fig. 6). Soudain, l’employé, à droite dans l’image, s’adresse à un individu dans le hors-champ latéral gauche. Le nouvel arrivant, son sac à la main, déclare « vouloir un permis » (fig. 7). Ce bref passage illustre parfaitement une logique de limitation, par le cadre, de l’espace et du savoir, où l’on reste strictement ancré sur l’intérieur du centre.
Cette pratique filmique qui consiste à restreindre les informations fournies au spectateur se démarque d’une construction fictionnalisante, stratégie adoptée par d’autres films sur la figure de l’étranger14. Ainsi, si la réussite du permis (de conduire) constitue la trame narrative de La Bonne conduite, l’obtention ou le refus du permis (de séjour) n’est pas révélée au spectateur de La Forteresse. Fernand Melgar travaille à l’extrême cette logique d’effacement de l’instance filmique, doublée d’un rapport de plus en plus succinct entre pays d’origine et terre d’accueil. Cette logique a d’ailleurs été peu à peu mise en place dans ses précédents travaux. Son premier film sur la migration (Album de famille, 1993) retrace par exemple les désillusions de ses parents espagnols en Suisse. La présence du cinéaste, sous forme de photo et de questions directes aux parents, est encore très marquée dans ce film autobiographique qui confronte les deux époques par un principe de juxtaposition passé-présent15. Si Classe d’accueil (1998) n’évoque pas le pays d’origine des enfants scolarisés en Suisse, le film dépasse le strict cadre de l’institution – l’école – se consacre longuement aux rapports entre les Suisses et les étrangers dans un quartier de Crissier. L’instance filmique s’expose sous la forme de questions frontales posées par le cinéaste. La « discrétion » de l’instance filmique s’installera progressivement dans le travail du cinéaste lausannois pour trouver son aboutissement en 2008 dans La Forteresse.
Si elle est clairement construite au niveau filmique, cette prétention à la neutralité est largement renforcée par le discours et le positionnement du cinéaste lors des très nombreux entretiens qu’il accorde à la presse romande16. Invité par Pascal Gavillet à définir sa démarche de documentariste, Melgar affirme :
« Le meilleur moyen de savoir si je suis dans le vrai, c’est lorsque le sujet oublie que je suis là. […] Je faisais environ une heure de captation par jour […] soit 150 heures d’image en tout. Ce n’est pas énorme. Le montage devait juste donner un sens à tout ça. »17
Cette assertion appelle un commentaire à plusieurs niveaux. Il convient dans un premier temps de rappeler l’influence indéniable d’une équipe de tournage sur une personne filmée, surtout si l’on considère l’attention portée par les requérants à tout élément susceptible – même à tort – d’influencer la décision des fonctionnaires (fig. 8). Il est aussi intéressant de relever cette volonté de minimiser le rôle du montage, alors que par exemple les rushes des films de Jean-Stéphane Bron, inférieurs à 100 heures18 et montés eux aussi par Karine Sudan, sont présentés comme considérables. Si ces deux cinéastes estiment leurs heures de rushes de manière aussi antinomique, c’est qu’ils s’inscrivent chacun dans une stratégie communicationnelle opposée : dans une logique fictionnalisante, Bron les présente comme une matière première à partir de laquelle il a tiré une histoire, alors que Melgar, dont le but est de construire le film comme un témoignage immédiat sur le réel, minimise son influence de créateur pour se positionner en simple médiateur19. La récurrence des termes « immersion », « témoignage », « captation », références implicites ou explicites au documentaire « direct » ou « vérité » des années 196020, forge l’opinion des critiques qui ne questionnent jamais cette transparence du média. Cette adhésion totale au mode de discours mis en place par le cinéaste est perceptible aussi bien dans 20 minutes qui soutient « Melgar parvient à nous mettre le nez dans un drame politique sans pour autant nous imposer un point de vue : brillant »21 que dans un éditorial de 24 Heures consacré au succès du film, où le rédacteur en chef Thierry Meyer applaudit la capacité de Melgar de n’avoir pas « coloré de son opinion un projet né d’une révolte, d’un malaise renvoyant à sa propre enfance »22. On ne peut que souligner l’efficacité de cette logique communicationnelle qui, éclipsant définitivement le spectre du militantisme et, paradoxalement, celui de la manipulation, inscrit « l’absence de point de vue » comme une qualité du cinéma documentaire.
Assujettir le migrant ?
La prise de distance par rapport au cinéma militant, construite au niveau filmique et discursif, est abondamment relayée par la critique puisqu’on dénombre plus d’une vingtaine d’occurrences du « non-militantisme » de Melgar dans la revue de presse. Néanmoins, si cette stratégie consistant à minimiser l’instance filmique éloigne efficacement les reproches potentiels de parti pris, elle en implique d’autres, comme l’explique Melgar : « Dans le cinéma direct, le grand piège consiste à tomber dans le voyeurisme. Les limites sont toujours extrêmement ténues »23. La question ici n’est pas de discuter la justesse effective de cette affirmation, mais de considérer comment le cinéaste se positionne rhétoriquement pour justifier le sujet de son film – l’asile et les difficultés qui y sont inhérentes – sans donner l’impression d’assujettir les personnes filmées24. Premièrement, le documentariste lausannois établit une similitude entre les migrants du film et lui-même afin d’asseoir sa légitimité à traiter d’un tel sujet. Lors de chacun des entretiens accordés, Melgar revient sur sa trajectoire personnelle d’immigré25 et insiste sur sa profonde affection pour les personnes filmées26. Encore une fois, l’analogie établie est largement reprise par la presse. « Le film a été inspiré par le vécu de l’auteur » titre, par exemple, La Région Nord27.
Deuxièmement, on observe un prolongement de cette rhétorique de la communion des souffrances lorsque Melgar aborde la question du tournage : « sur ce film, ça a été extrêmement dur à certains moments. J’ai vraiment plongé au fond du trou. J’ai touché le fond. »28 Ces propos sont là aussi repris tels quel par les journalistes, à l’instar de Manuela Giroud qui diagnostique que « Fernand Melgar n’est pas ressorti émotionnellement indemne de son séjour à Vallorbe »29. Ce mode de discours « humaniste » et « compatissant » fonctionne dès lors comme un antidote, neutralisant les effets de la rhétorique dominante de l’immersion et de l’observation neutre, possiblement associée à un détachement, voire à une certaine indifférence du cinéaste. Les journalistes adhèrent et amplifient cet esprit d’« empathie » même sur les aspects les plus discutables de la communication graphique du film. Rappelons que les lettres qui forment le titre sur l’affiche sont remplies par les prénoms des requérants (fig. 9), et que le portrait de certains d’entre eux est utilisé sur des sachets de sucre dans un but publicitaire (fig. 10)30. La réaction d’Antoine Duplan, qui qualifie d’« élégance suprême du cinéaste » le fait que « Josef, Efrem, Caroline, Oemazghi et les autres, frères humains auxquels Fernand Melgar et son équipe ont redonné un visage, vont s’afficher un moment sur les murs de La Forteresse helvétique et dans la mémoire collective »30, démontre l’efficacité du positionnement discursif et filmique de Melgar.
La Forteresse offre une représentation de la problématique migratoire qui, à l’instar de toute une tendance cinématographique suisse depuis quelques années, privilégie un « casting » élargi des protagonistes, accordant ainsi une grande place à « l’autre camp », ceux qui ne partagent pas les opinions politiques du cinéaste. La Bonne conduite traite avec la même solidarité les personnages de Jean-Pierre, moniteur d’auto-école raciste, ou de Daisy qui témoigne à l’égard de son élève afghan une profonde sympathie. Dans cette même logique de décloisonnement des camps politiques, Ursula Meier présente dans Pas les flics, pas les Noirs, pas les Blancs (2002) Alain, ancien militant d’extrême droite à l’origine d’un programme de médiation entre la police genevoise et les communautés étrangères. Quelle que soit la perspective adoptée (fiction pour Bron, immersion pour Melgar, portrait pour Flückiger ou Meier) ce goût pour le consensus assure, sur un sujet aussi miné que la migration, une réception critique favorable et une inscription du film dans une sphère apolitique. Quoique… Aussi paradoxal que cela puisse paraître – suite au succès du film essentiellement imputable, comme nous l’avons vu, à sa neutralité – le réalisateur s’est bel et bien érigé en acteur du débat politique en défendant dans les médias la cause de Fahad Khammas, protagoniste du film promis à l’expulsion. Si La Forteresse se démarquait de tout militantisme dans son discours filmique et dans les premiers commentaires parafilmiques, elle est indirectement devenue, une année après sa première projection, une passerelle vers le débat politique.