LUFF 2008 : de l’underground « populaire de qualité » ?
Du 15 au 19 octobre 2008 s’est tenu le septième Lausanne Underground Film & Music Festival (LUFF) qui a, cette fois encore, présenté au public des œuvres cinématographiques et des productions musicales ne circulant pas via les réseaux de distribution classiques. Majoritairement gérée par des bénévoles, la manifestation a su trouver sa place parmi les événements culturels de la capitale vaudoise, en attirant chaque année un plus grand nombre de visiteurs. Ce ne sont en effet pas moins de neuf mille personnes qui ont assisté cette année à des prestations artistiques parfois éprouvantes, mais généralement surprenantes. Depuis cette édition, la pérennité du festival ne repose toutefois plus uniquement sur l’affluence des festivaliers et sur divers partenariats conclus avec des institutions (telles que la Ville de Lausanne ou le canton de Vaud) ou des fondations (telles que Sandoz ou la Mobilière). En effet, l’Office fédéral de la culture a décidé de soutenir le LUFF en lui octroyant une subvention annuelle1, dans le cadre de la nouvelle répartition des aides accordées aux différents festivals du pays. Unanimement saluée pour sa contribution à la santé financière du LUFF, cette nouvelle manne n’a pourtant pas manqué de susciter quelques doutes quant à l’horizon artistique de la programmation. Certains adeptes, rétifs à la devise actuelle de l’OFC consistant à favoriser le « cinéma populaire de qualité », ont cru déceler dans cette subvention la mort annoncée des aspects les plus sulfureux du festival, au point que Julien Bodivit, l’un de ses directeurs artistiques, a jugé utile de préciser dans l’éditorial du livret que « la programmation du LUFF se fait [toujours] dans la plus simple liberté d’action »2. Certes, le festival bénéficiait déjà d’un soutien public, via les aides financières accordées par la Ville de Lausanne et le canton de Vaud, mais ces dernières pouvaient être vues comme un soutien à un évènement susceptible de favoriser la vie culturelle locale, et n’avaient donc pas la même portée symbolique. Il paraît donc intéressant de s’interroger sur les raisons et les implications du soutien de l’OFC. On peut en -particulier se demander comment le concept d’underground, fleurant bon les bas-fonds new-yorkais, et historiquement lié aux idées de clandestinité, de transgression ou encore de rébellion qui prévalaient au sein des productions indépendantes américaines des années 1960-1970, peut s’accommoder d’un financement étatique qui, plus que le légitimer officiellement, l’institutionnalise3. En observant successivement le type de public du LUFF, un de ses lieux de projection, et un des films au programme, je vais donc tenter ici de réfléchir aux rapports tissés entre l’Etat et la culture, dans un contexte aussi farouchement marginal.
Comme lors des précédentes éditions, le comportement de certains spectateurs underground n’a pas manqué de me surprendre. Certes, j’ai pu distinguer parmi eux des connaisseurs de la scène ou d’un artiste particulier, mais le caractère ouvert du festival attire aussi de nombreux curieux peu familiarisés avec le type de films projetés. Ces deux catégories de public correspondent d’ailleurs peut-être en partie aux deux groupes d’aides décrits plus haut : les spécialistes, souvent venus de loin, représentent pour la ville une manne touristique, tandis que les amateurs d’un soir, habitants de la région, font partie des cibles visées par la devise de l’OFC. Mais justement, les films au programme du LUFF n’ont pas forcément pour ambition première la « qualité » et la « popularité » telles que défendues par l’Office fédéral de la culture, et suscitent parmi les spectateurs des réactions pour le moins variées. Certains d’entre eux achètent leur place avec excitation avant de parfois quitter bruyamment la projection au bout de dix minutes… pour mieux retenter l’expérience le lendemain. Est-ce le goût du défi, la recherche de ses propres limites de spectateur, une pulsion voyeuriste pour la violence ou le sexe qui motivent un public ignorant de ce qui l’attend sur l’écran ? Ou faut-il en déduire que le cinéma underground demeure, par sa radicalité, le dernier point chaud d’un débat esthétique qui tend à s’affadir dans les salles « de surface » ? Selon toute vraisemblance, il faut distinguer au sein du public du LUFF deux types de spectateurs : un public de connaisseurs qui manifestent un intérêt pour le cinéma underground et diverses pratiques artistiques des années 1960-1970, et un public d’amateurs de « films du samedi soir » (que d’aucuns désignaient à travers la catégorie de « modernisme vulgaire »4). En décidant de soutenir le LUFF, l’équipe actuelle de l’OFC en charge du cinéma finance-t-elle des montagnes -russes filmiques pour Lausannois en mal de sensations fortes, ou -contribue-t-elle à la bonne santé des cuisines de l’art international ?5
Sur le plan de la machinerie, le souci premier des organisateurs du festival ne porte pas sur la qualité technique des projections. Peut-être ces derniers prennent-ils à la lettre le nom même d’underground qui -évoque avant tout des lieux bien caractéristiques, plus proches à leurs yeux des bas-fonds interlopes que des scènes destinées à mettre en valeur la culture d’un pays6. Sur ce plan, le LUFF, en collaborant pour la première fois de son existence avec le cinéma Oblò7, propose un espace littéralement adapté à cette terminologie. Comme le Zinéma, autre point de chute du festival, cette salle s’est développée en opposition à la « multiplexisation » qui, ces dernières années, a sérieusement menacé la diversité de l’offre cinématographique à Lausanne. Conçu et géré par un collectif de bénévoles passionnés de cinéma, refusant absolument tout sponsoring, l’Oblò se marie merveilleusement bien avec l’esprit revendiqué par le LUFF, surtout de par sa programmation courante, qui fait alterner sans complexes un hommage à Bruce LaBruce avec un cycle explorant les représentations de la paysannerie au cinéma, mais aussi pour des raisons architecturales. Située à vingt mètres sous terre, aménagée dans un ancien et très vaste entrepôt, dotée d’un chauffage précaire et d’un mobilier récupéré, cette salle est littéralement underground, peut-être plus que n’importe quelle autre en Suisse. Enfin, l’ancienneté des projecteurs et l’insonorisation défaillante du lieu contribuent à donner au public l’impression d’assister à un spectacle en développement et à l’issue incertaine, plutôt qu’à un show bien rodé comme le sont devenues les séances dans les cinémas modernes. Quel que soit donc le contenu du programme du festival et l’influence d’une aide fédérale sur ce dernier, il restera toujours une trace du mouvement underground dans le décor, qui, s’il ne parvient pas seul à le faire vivre, permet au moins d’en perpétuer l’atmosphère.
Mais si son public et son cadre constituent peut-être des angles d’approche pertinents pour réfléchir aux ambitions du LUFF, ce qu’on y montre demeure l’aspect essentiel. Cette année, nulle trace de politiquement correct ne put être déplorée : à côté de la compétition -officielle8, les coups de projecteur donnés sur des mouvements tels que la Beat Generation et les Cinémas Iconoclastes Québécois, de même que la présence de réalisateurs comme Richard Kern, chantre new-yorkais de la transgression cinématographique, et Kiyotaka Tsurisaki, ouvrier japonais du « post mortem cinema », n’ont pas fait mentir la promesse du directeur artistique. Mais c’est peut-être la rétrospective consacrée à Shuji Terayama, et en particulier la projection rarissime de ses courts métrages expérimentaux en 16mm, à l’Oblò, qui ont le mieux mis en valeur la vitalité et l’importance du LUFF. Rappelons que Shuji Terayama (1935-1983) fut certes cinéaste, mais aussi un poète renommé dans son pays, un metteur en scène de théâtre, et même un critique sportif, son œuvre se faisant d’ailleurs l’écho de ce franchissement incessant des frontières entre les médias9. En effet, pour lui, l’art se définit comme « la recherche de la liberté par un langage, par exemple le cinéma »10. Cette quête le pousse à « mettre en question la forme et la façon de faire du cinéma. C’est une chose acceptée par tous, mais on doit s’en libérer »11, en développant par exemple avec le médium même une relation que Max Tessier n’hésite pas à qualifier de « sadomasochiste »12. Ces préceptes rigoureux se retrouvent dans ses courts-métrages, et plus particulièrement dans Rolla (1974) qui se distingue en brisant violemment la frontière entre théâtre participatif et cinéma et qui place le public du film dans un rôle autrement plus risqué que d’ordinaire.
La projection commence de la manière la plus épurée, formellement parlant. Un plan fixe cadre trois jeunes filles légèrement vêtues, aux regards braqués sur la caméra. Ne se contentant pas de fixer les spectateurs à travers l’écran, elles ne tardent pas à les provoquer, tour à tour par des gestes aguicheurs et des insultes, cherchant et montrant du doigt dans l’audience les cibles de leur courroux, comme si elles les voyaient réellement. Assis au milieu de la salle parmi les spectateurs assistant à la projection, un homme réagit et se met à jeter sur l’écran divers objets, tout en insultant à son tour ces impudentes actrices, qui l’empêchent de jouir en toute tranquillité de sa position privilégiée de voyeur. Hélas, il ne fait que redoubler par sa maladresse les moqueries des jeunes filles, qui l’invitent à venir se battre avec elles « comme un homme ». A bout de patience, il finit par quitter son siège et avance vers l’écran, un peu hésitant, doutant sans doute de sa capacité à combattre une image projetée. Il palpe l’image des doigts, et c’est alors que l’écran se met à l’aspirer, inexorablement, et qu’il se retrouve à son tour matérialisé dans la projection, aux mains des jeunes filles qui entreprennent de le déshabiller. Après lui avoir fait subir divers sévices, tout en continuant à insulter copieusement la lâcheté des spectateurs restés assis dans leurs fauteuils, les tortionnaires de circonstance relâchent leur étreinte. Leur victime perce alors l’écran et s’empresse de fuir, nue comme un ver, toujours sous les quolibets des demoiselles, et les applaudissements des autres spectateurs, conquis par la performance. L’obscurité de la salle et l’habileté du « faux spectateur », assistant de Terayama, aidant, il s’avère assez difficile de percevoir exactement ce qui se passe au moment du passage à travers l’écran, et ce n’est qu’après la projection, en pleine lumière, que l’on peut étudier le fonctionnement de ce tour de passe-passe. L’écran ne se compose à vrai dire pas d’une toile, mais de bandes élastiques verticales, tendues et fixées à leurs extrémités sur un cadre de bois par des agrafes. Le cadre lui-même se révèle la face d’un parallélépipède rectangle, dont la profondeur offre un refuge au comédien aspiré par l’écran, et lui laisse l’espace nécessaire pour enlever ses habits, pendant que son avatar filmique se fait agresser. Suffisamment minces et serrées, les bandes offrent à l’œil éloigné de plus de deux mètres une surface en apparence parfaitement homogène, impossibles à distinguer d’un écran ordinaire. La difficulté réside finalement pour le comédien dans le fait d’entrer et de sortir de l’écran au moment adéquat, afin d’éviter un « faux-raccord » avec la projection. La qualité de son jeu renforce également significativement l’illusion.
Par la grâce de cet astucieux trucage, ce film devient donc transgressif dans son essence même, et pas uniquement parce qu’il réalise les fantasmes de son auteur, dont le « grand amour pour [l’écran le] conduit à le déchirer ou à y planter des clous »13. Durant la projection, chaque pôle du dispositif opère en effet sur les autres un véritable viol, en pénétrant brusquement et par un jeu de contraintes dans des espaces traditionnellement distincts. On pourrait peut-être minimiser la portée de l’expérience, en arguant qu’il ne s’agit guère là que d’un genre de -théâtre participatif un peu plus sophistiqué. Certes, Rolla y fait penser par bien des aspects. La nécessité de la présence d’un comédien pour le bon déroulement de la performance réduit en effet à néant l’une des caractéristiques principales du cinéma : sa capacité, toute théorique cependant, à générer en même temps dans plusieurs endroits différents des représentations identiques. On peut aussi soutenir dans la foulée que ce comédien n’appartient en aucun cas au public qui ne reste pas dupe longtemps de la supercherie. Mais qu’on la perçoive comme effective ou purement représentée, cette transgression n’en demeure pas moins fascinante, tant sa possibilité bouleverse un ingrédient fondamental du dispositif cinématographique : le fossé entre le monde de la salle et celui de la diégèse. Même si le concept a connu de nombreuses remises en question, notamment lors de l’avènement de la télévision qui a fait venir le spectacle dans le salon, la manière dont Terayama pose le débat, mimant la réalisation « in vivo » d’un des principaux fantasmes de spectateur, rappelle encore aujourd’hui toute la puissance du cinéma, sous-exploitée d’après lui, et réveille, espérons-le, certaines créativités endormies.
Rolla constitue ainsi l’illustration rêvée, non seulement des principes de son auteur, mais aussi de la puissance visionnaire du cinéma underground, capable par exemple de poser il y a trente ans des questions sur l’interactivité qui restent plus que jamais d’actualité à l’heure du web. En 1974 tout comme aujourd’hui, bien plus qu’un simple ballon-sonde lancé pour tester les limites des spectateurs ou de la censure, ce cinéma est en effet l’outil idéal pour repenser l’audiovisuel de fond en comble, sans pour autant s’enfermer dans une bulle élitiste et en exclure le public. Une telle harmonie n’a certainement pas été atteinte lors de chaque projection du LUFF, mais sa possible existence, démontrée lors de la projection de Rolla, prouve que, quelle que soit l’intention explicite ou tacite de l’OFC en soutenant le festival, l’équilibre entre l’exigence du débat artistique et le souci de divertir le spectateur y demeure possible.