Séverine Graff, Marthe Porret

Éditorial

Le croisement des deux notions « cinéma » et « migration »1 donne lieu à un très vaste corpus de films, comme en témoigne l’impressionnante filmographie helvétique. Comme dans d’autres pays qui se définissent comme « terre d’accueil », les thèmes de l’exil, de l’émigration et de l’immigration tiennent une place de choix dans la cinématographie suisse2. La forte présence de la figure de l’étranger n’a d’ailleurs pas échappé au critique Martin Schaub, qui lui consacre un chapitre entier dans son ouvrage L’usage de la liberté. Le nouveau cinéma suisse 1964-19843 – nous verrons d’ailleurs que cette figure est déjà présente dans le cinéma suisse d’avant 1960. Force est néanmoins de constater que si la récurrence de cette thématique est relevée par les historiens du cinéma suisse, elle ne fait jamais l’objet d’un questionnement autonome et n’est abordée qu’en tant que figure esthétique (notamment via la question de la frontière). Dans l’espace francophone, par ailleurs, les rares publications qui abordent la migration sous un angle sociopolitique adoptent une perspective militante, convoquant un corpus restreint de films qui viennent illustrer la thèse politique défendue par les auteurs4. L’objectif de ce numéro n’est pas de traiter de la migration dans une perspective es-thé-tique ou partisane. Dans un premier temps, une approche socio-historique nous permettra d’analyser la manière dont le cinéma exploite la figure de l’étranger à trois moments charnières de l’histoire de la politique migratoire suisse afin de dégager une évolution des modes de représentation. Le couple notionnel cinéma-migration sera par la suite inversé afin d’interroger la façon dont les institutions liées à ce phénomène – et les migrants eux-mêmes – s’approprient le film.

Au XXe siècle, la Suisse se définit simultanément par une sévérité voire une hostilité vis-à-vis de l’étranger, et par la mise en place d’une tradition de terre d’accueil. Sa cinématographie fournit des exemples symptomatiques de cette ambivalence. La première partie de ce dossier se consacre précisément à la représentation de l’étranger à trois moments clés – les années 1940, 1970 et le tournant du XXe siècle – où la population suisse est amenée à se positionner, voire, par votations, à agir sur la politique migratoire. Christelle Maire s’intéresse ainsi à la production filmique de Leopold Lindtberg. Souvent présenté dans les histoires du cinéma suisse comme le promoteur de la Défense spirituelle nationale, Lindtberg, de par son parcours de réfugié politique et l’historique de la production de ses films, offre un champ d’étude particulièrement intéressant pour l’étude de l’étranger à l’écran. Entre 1938 et 1945, Lindtberg réalise quatre films produits par la Praesens qui permettent d’affiner la lecture binaire d’un cinéma qui reflèterait directement la politique gouvernementale vis-à-vis des pays voisins. La deuxième période politique retenue est particulièrement intéressante car elle correspond au moment où les discours se radicalisent, entre initiatives xénophobes et réaction des mouvements politiques d’extrême gauche. Siamo Italiani (1964), Le Train rouge (1973) et Buseto (1974) sont évoqués par Marthe -Porret qui met en évidence la rupture que constitue la campagne Schwarzenbach en 1970. Si le célèbre film de Seiler offre un traitement esthétisant des saisonniers, Ammann et Legnazzi proposent une approche militante de la question et cherchent à contrer le discours nationaliste ambiant. Enfin, en termes de radicalisation des discours politiques, les années 2000 présentent des similitudes avec les années 1970. Séverine Graff démontre néanmoins, en se concentrant surtout sur La Forteresse (2008) de Fernand Melgar, que la représentation cinématographique du migrant et les discours parafilmiques rompent avec cette approche partisane.

Dans les trois cas évoqués, l’analyse des représentations s’effectue à plusieurs niveaux : une simple analyse du contenu (types de per-son-nages, caractéristiques des dialogues…) gagne selon nous à être secondée d’une analyse formelle propre au médium (point-de-vue, cadrage, montage…) et d’une prise en compte des aspects parafilmiques. L’historique de production mis en avant par Christelle Maire permet ainsi de nuancer la lecture des films de Lindtberg comme simple reflet de la politique gouvernementale durant la Mobilisation. Dans une perspective similaire, l’attention accordée à la réception permet à Séverine Graff de montrer que les discours accompagnant la sortie de La Forteresse renforcent la « neutralité » déjà construite au niveau filmique. Ce type d’analyse plus « complète » permet d’interroger l’articulation entre la thématique migratoire et sa représentation cinématographique. Dans le cas des films de Lindtberg, cette articulation fonctionne de manière beaucoup plus subtile qu’une simple empreinte directe du politique sur le cinéma. Vus par un tiers de la population suisse, les films de Lindtberg prouvent que l’équipe de la Praesens a su estimer la manière dont les Suisses avaient envie de se voir représentés, quitte à s’affranchir du gouvernement et de son aide. Même sur ce corpus « idéal » – six ans, quatre films et la même équipe – l’article de Maire rappelle que la théorie du cinéma comme reflet sociétal chère à Kracauer ou à Ferro fonctionne globalement de manière plus complexe que cela. Pour ce qui est des films réalisés dans les années 1970, cette articulation se trouve simplifiée dans la mesure où il s’agit pour les cinéastes militants de réagir aux discours xénophobes et de s’inscrire dans la sphère politique. On peut s’étonner que les cinéastes, trente ans plus tard, cherchent au contraire à s’extraire d’une prise de position marquée en optant, entre autres stratégies, pour un pseudo-effacement de l’instance filmique dans le but de rallier un maximum de spectateurs. Ce n’est donc pas parce que l’on est en présence d’un sujet politiquement brûlant que le cinéma se fait automatiquement le reflet des débats sociaux.

Dans la seconde partie de ce dossier, il nous semblait indispensable de nous pencher sur la manière dont le phénomène migratoire s’approprie le cinéma. Ce renversement de perspective nous confronte à différents types de films : Valentine Robert et Alain Freudiger proposent un entretien avec les représentants du bureau de coordination de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) et de l’Office fédéral des migrations (ODM), deux organisations qui chapeautent la réalisation de courts métrages destinés à prévenir la migration irrégulière. Cette production atypique, diffusée dans les pays d’origine et destinée aux migrants potentiels, est peu connue, hormis via les polémiques qu’un spot télévisuel a provoquées en Suisse, en novembre 2007. Il s’agira ici de comprendre les enjeux de ces films en se penchant sur leur contexte de production et de diffusion et sur leur manière de déconstruire les représentations dominantes de l’exil. Ces films tentent en effet de révéler les dangers réels de la migration clandestine et, ce faisant, érigent à leur tour un nouveau type de représentation qu’il faut à nouveau réinterroger d’un point de vue pratique, esthétique et, à terme, idéologique. Bruno Tur, spécialiste de l’histoire de la migration espagnole en France, présente ici Españolas en París, film de fiction réalisé en 1971 par un immigré devenu cinéaste, Roberto Bodegas. Ce portrait de -femmes tente de réhabiliter les « bonnes à tout faire » en luttant contre deux types de clichés en vogue respectivement dans leur pays d’accueil et en -Espagne : ici considérées comme sottes, elles sont là-bas des filles perdues.Bodegas inscrit son travail dans une perspective de réaction en cherchant à défendre par ce biais la communauté à laquelle il appartient. Morena La Barba se penche sur un cas similaire : Alvaro Bizzarri. Saisonnier italien, en Suisse durant plus de trente ans, il réalise des films majoritairement fictionnels dans un but militant. Son travail de cinéaste est indissociable de son statut d’immigré puisque, s’il apprend à manier une caméra, c’est pour dénoncer inlassablement les conditions d’exploitation scandaleuses de ses compatriotes. Le but du texte de Morena La Barba est triple : elle présente le parcours original de Bizzarri ainsi que le contexte de production et de diffusion de ces films (à savoir l’association des Colonia Libera Italiana) ; elle s’entretient avec lui ; et elle annonce la prochaine édition des œuvres du cinéaste. En effet, l’autrice participe, avec l’association Les Amis d’Alvaro Bizzarri, à la sortie DVD de l’intégrale des films de Bizzarri prévue pour juillet 2009.

La rubrique cinéma suisse est rythmée par les contributions d’Alain Freudiger qui s’intéresse à des réalisations helvétiques récentes : Die Waldstätte (2008), coffret de 4 CDs et 3 DVDs de Cyrill Schläpfer, et le Walpurgis (2008) de Frédéric Choffat. Dans son premier article, il pose la question, totalement inédite, de la représentation sonore de la Suisse, et décortique dans le second les multiples couches énonciatives d’un film qui adapte un texte de Karl Kraus. Xavier Reymond revient sur l’édition 2008 du Lausanne Underground Film & Music Festival (LUFF), en mettant notamment en lien la nouvelle subvention fédérale octroyée par l’OFC et le type de public visé par ce festival.

1 Dans le cadre de cette publication, nous adoptons globalement le terme de « migration » comme catégorie générique qui désigne aussi bien l’immigration que l’émigration.

2 En France par exemple, entre janvier et mars 2009, trois films français sur le sujet sont sortis : Eden à l’Ouest de Costa-Gavras, Welcome de Philippe Lioret et Nulle part terre promise d’Emmanuel Finkiel.

3 Martin Schaub, L’usage de la liberté. Le nouveau cinéma suisse 1964-1984, L’Age d’Homme / Pro Helvetia, Lausanne, 1985, chapitre 5 : « Etranger, mon miroir », pp.  73-82.

4 Citons par exemple les trois numéros que CinémAction consacre à cette thématique : « Cinémas de l’émigration », CinémAction no8, été 1979 ; « Cinéma contre racisme 2 », Ciném-Action (hors-série), 1981 ; « Cinémas de l’émigration3 », CinémAction no24, janvier 1983.