Alvaro Bizzarri : migration, militance et cinéma1
Bizzarri Alvaro né le 13.12.1934, soudeur chez Metallbau à Bienne, fils de Bizzarri Cesare et de Bartoletti Adalgisa, né dans la commune de San Marcello, célibataire, en Suisse depuis le 21 juin 1955, habitant à la Zentralstrasse 70 à Bienne. Jusqu’aux informations actuelles, le nom d’Alvaro Bizzarri était inconnu de nos services, il ne s’est jamais occupé de politique. Il n’y a aucun doute qu’Alvaro Bizzarri s’est fait instruire politiquement par Monsieur Biagetti et après l’expulsion de Biagetti il est devenu politiquement actif. […] Il est inscrit au PCI depuis quelque temps, il parle le français et l’allemand, il est plus intelligent que Biagetti. A l’intérieur de la Colonia Libera Italiana, il donne des cours d’allemand à ses compatriotes à Bienne et à Lyss et avec Mademoiselle Bernasconi il a repris les visites à l’hôpital, qu’il faisait avec Monsieur Biagetti, qui était un fanatique communiste. Il vient d’une province rouge de la Toscane et jusque-là il ne s’est jamais occupé de renouveler son passeport. 2
En 1963, un fonctionnaire de police est chargé de rédiger une première fiche de Bizzarri, ouvrier militant. A partir de 1970, quand Bizzarri devient cinéaste, son dossier auprès de la police politique prend de l’ampleur. Durant près de trente ans, Bizzarri cherche par le biais du cinéma à dénoncer les conditions, à ses yeux discriminatoires, dans lesquelles vivent ses compatriotes. Peu enclin à soutenir cette activité militante, le gouvernement helvétique ne financera jamais la production de ses longs métrages, et ne lui octroiera pas de primes à la qualité une fois ceux-ci terminés. C’est grâce à l’aide de la Colonia Libera Italiana, vaste association culturelle d’immigrés italiens, que Bizzarri entreprend en 1970 une œuvre de cinéaste qui va se déployer sur trente ans (voir sa filmographie ci-dessous). Son travail cinématographique naît dans un contexte historique particulier : la Suisse des « Trente Glorieuses ». Dans sa phase de croissance économique, la Suisse de l’après-guerre fait appel à une main-d’œuvre étrangère précaire et flexible. Dès la fin des années 1950, un très grand nombre d’Italiennes et d’Italiens débarque en Suisse. Du point de vue administratif, ces immigrés sont classés selon les différentes typologies de permis de séjour. En bas de l’échelle, le saisonnier se voit attribuer un permis dit A. Dans son documentaire Il rovescio della medaglia de 1974, Bizzarri, qui estime que cette catégorie de travailleurs est parmi les plus discriminés d’Europe, dénonce explicitement cette condition inhumaine du saisonnier en se référant à la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le saisonnier n’a pas droit au regroupement familial, ne peut pas changer de patron ni de secteur économique et ne peut pas signer un bail de location ; il paie ses impôts sans pouvoir bénéficier des infrastructures, ni pouvoir toucher l’assurance maladie et le chômage pendant les mois d’inactivité forcée. La politique migratoire de l’époque se base sur le principe de rotation, donc de non-intégration3.
Comment cet étranger, ce migrant fut-il alors perçu ? Sa représentation dans l’espace public est dictée par sa fonction économique. L’ouvrier migrant, jeune et en bonne santé, est indispensable à la croissance de la Suisse aussi bien qu’à la reconstruction de l’Italie. Il quitte en silence son village à cause de la misère, mais aussi animé par l’esprit d’aventure. En arrivant en Suisse, il se tait et se manifeste peu. Les films d’Alvaro Bizzarri représentent donc une prise de parole rare et particulièrement intéressante pour comprendre le phénomène migratoire de cette période. Au milieu des années 1960, c’est le statut de victime qui permet au saisonnier de devenir visible : 57 Italiens meurent dans la tragédie de Mattmark4. Cette image de victime n’a que peu atténué les tendances xénophobes. Le sens commun stigmatise une altérité qui paraît menaçante. Un lexique s’impose : « Rital », « Cincali », « Tsching »,… Les lieux communs fleurissent : « ils sont sales », « ils sont criminels », « ils nous piquent nos femmes », « ils crient dans les rues », « ils sont fainéants », « ils sont tous communistes » : une riche matière pour soutenir la xénophobie des années Schwarzenbach5. Quand le « nouveau cinéma suisse » porte son regard sur cette réalité, la société change et l’image du migrant aussi6. Mais le cinéma d’Alvaro Bizzarri n’est pas né dans les studios de télévision, dans des maisons de production ni dans les écoles de cinéma. Bizzarri était forgeron à l’époque du tournage de son premier film. Son cinéma naît parmi les ouvriers des Colonies Libres Italiennes.
Les Colonie Libere Italiane (ci-après CLI) représentent, encore aujourd’hui, le mouvement associatif laïque le plus important de la migration italienne en Europe. L’origine en remonte à 1943. Elles ont été fondées par des Italiens réfugiés en Suisse suite aux persécutions politiques du fascisme. C’est grâce à la présence de ces intellectuels que la migration italienne de l’après-guerre, fondamentalement ouvrière, a pu développer un mouvement associatif à caractère autant culturel que social ; un mouvement riche et important pour l’intégration entre Italiens et Suisses7. Sur fond de guerre froide8, dans un contexte syndical suisse imprégné de la notion de « paix du travail », de la peur du chômage et du dumping salarial9, ces associations d’immigrés ont revendiqué des droits de citoyenneté : en affirmant le principe de solidarité, elles ont lutté contre des pratiques d’exclusion.
Visions et pratiques culturelles des migrants : les ciné-clubs des CLI10
A partir de la deuxième moitié des années 1960 jusqu’au début des années 1980, les CLI mettent sur pied un vaste réseau de ciné-clubs à travers toute la Suisse. Voici les quelques étapes importantes de cette histoire11. Du 29 au 31 octobre 1966, la Colonia de St-Gall organise un cours de formation pour animateurs de ciné-clubs. Au début des années 1970, toutes les Colonies italiennes de Suisse lui emboîtent le pas et proposent aussi une formation de base en journalisme. A Zurich, le premier ciné-club naît en février 1967. Du 17 juin au 12 juillet 1968 il organise, au Kunstgewebemuseum, en collaboration avec le Filmklub Zurich, un « Rapport Rassegna Cycle Retrospective sur le cinéma italien » selon les propositions suivantes : « Les émigrés italiens ont trouvé dans cet outil qui leur est donné, qu’ils peuvent manipuler et s’approprier, un nouveau moyen de s’exprimer, mais aussi de penser, de faire des choix, d’évaluer et de refuser les décisions des autres, enfin de se forger une culture propre. » En octobre 1968, à Delémont, l’assemblée générale de la FSCC (Fédération Suisse Club Cinéma) décide que les ciné-clubs CLI peuvent adhérer à la structure associative suisse. En janvier 1969, la revue des Colonies, Emigrazione italiana, publie une enquête : « I cineclub delle Colonie per una cultura viva » fait le point de la situation et donne des indications précises sur l’avenir des douze ciné-clubs que compte la Suisse12. En 1970, la fédération des CLI constitue à Zurich une cinémathèque qui organise des rétrospectives sur le cinéma italien (en collaboration avec la Fédération italienne des ciné-clubs), complète les activités liées à la formation et participe à la réalisation de documentaires. Son fonds est constitué de 20 films déposés à la Cinémathèque suisse à Lausanne et de 34 documentaires déposés à la Filmcooperative de Zurich.
Certains de ces films sont clairement engagés : à côté des classiques du cinéma mondial et du néoréalisme italien, on trouve les films du « nuovo cinema italiano » consacrés à des problématiques sociales, les documentaires suisses sur l’immigration italienne et naturellement les films d’Alvaro Bizzarri. Ce dernier fonde le cinéclub de la CLI à Bienne avant de se mettre lui-même à réaliser des films en collaboration avec les membres de la Colonia.
Alvaro Bizzarri a été, inconsciemment peut-être, un médiateur entre les travailleurs italiens en Suisse et les autres, entre les autorités de deux pays, entre le cinéma et son public. Mais ni son pays d’origine ni celui d’accueil n’ont jamais reconnu son travail de cinéaste. En effet la télévision publique italienne n’a jamais projeté ses films tandis que l’Office Fédéral de la Culture n’a jamais soutenu financièrement son œuvre. Ses films ont passé plusieurs fois les frontières nationales et sa ville d’accueil, Bienne, qui a toujours soutenu sa carrière de cinéaste, lui décerne le Prix de la Ville en 1994. La preuve du transnationalisme ante litteram de Bizzarri est tangible. Mais son travail de cinéaste a-t-il jamais été reconnu ? Aujourd’hui une association, « Les amis d’Alvaro Bizzarri », s’est constituée dans le but d’éditer ses films en DVD.
Entretien avec Alvaro Bizzarri
En 1998, Alvaro Bizzarri est rentré, comme beaucoup d’autres, dans sa région d’origine, à Pistoia, à quelques kilomètres du village où il est né en 1934. C’est là que nous l’avons rencontré.
Quelle formation aviez-vous avant de venir en Suisse ?
Un mois ou deux avant de partir pour la Suisse, mon père m’a dit : « En Suisse, là où sont mes amis, ils cherchent des soudeurs, des forgerons, toi aussi, va chez Chelucci – un copain à moi – pour apprendre à souder ». Chelucci m’attendait, mais j’avais 17, 18 ans et je m’intéressais plutôt aux filles. Alors je me suis retrouvé en Suisse sans n’avoir rien appris. Mais j’étais jeune, en Suisse je pouvais apprendre un métier, et là ils m’ont tout appris. Là où j’étais au début dans un canton allemand, à Zurzach, on parlait seulement l’allemand, j’y suis resté un moment, après je suis parti à Bienne. J’y ai travaillé comme forgeron pendant une dizaine d’années.
Comment avez-vous découvert les Colonies Libres Italiennes ?
C’était Biagetti qui m’avait initié, non à la politique, mais aux activités sociales. Biagetti était secrétaire de la CLI de Bienne et il était aussi mon voisin. C’est lui qui m’a enseigné que la solidarité est la chose la plus essentielle pour les gens, en particulier pour les personnes qui n’ont rien du tout. Sans la solidarité, ils restent des pauvres êtres humains, avec la solidarité ils ont quelque chose à donner aux autres. A ce moment, il avait organisé à la CLI de Bienne une collecte d’argent pour apporter un panino et un journal le dimanche aux Italiens qui étaient à l’hôpital. Je me souviens qu’on remplissait un panier le dimanche et on allait à l’hôpital. Dans les chambres, on posait la question : « Es-tu italien ? Oui ? Alors voilà, panino et journal, ‹ l’Unità ›. Es-tu italien ? Non je suis Suisse. Alors rien ». Et quand il y avait un Italien qui recevait un panino et un journal gratuit, ils étaient reconnaissants, ils sentaient la solidarité. C’était mon initiation à la politique et à la solidarité. C’est Biagetti qui m’a inscrit à la CLI. Un jour, pendant une réunion, il dit : « Nous les Italiens il faut s’entendre avec les Suisses, donc en premier lieu il faut parler leur langue, il faut apprendre le français et l’allemand ». De la parole à l’action : il a demandé à la commune la location de deux salles d’école et on a commencé à donner des cours de français et d’allemand. Moi j’enseignais l’allemand tel que je le connaissais, à l’aide d’un livre. A l’époque il y avait des cours du soir, ceux que j’avais fréquentés par exemple, mais ils coûtaient cher. Chez nous de la Colonia c’était gratuit, il fallait juste acheter le livre Le soir j’allais enseigner l’allemand et le matin parfois sur les chantiers, où je travaillais comme soudeur, il m’arrivait de rencontrer mes élèves. « Professeur, qu’est ce que vous faites ici ? » : « Je suis ouvrier pendant la journée et professeur le soir ». C’était invraisemblable mais réel. J’ai enseigné l’allemand pendant deux ans.
Et avec les analphabètes, comment cela se passait-il ?
A ce moment, je me suis rendu compte à quel point il était difficile pour un analphabète ou un semi analphabète d’apprendre. Je me rappelle les fautes d’italien que faisaient certains et, pour l’expliquer en allemand, c’était dur. Mais, de quelque manière, plusieurs compatriotes se débrouillaient bien après sur la place de travail. Ils pouvaient au moins se comprendre avec leurs chefs, ils pouvaient être moins discriminés. Quand quelqu’un ne comprend rien, c’est plus facile de le rouler sur le travail en lui faisant faire des heures supplémentaires pas payées, ou mal payées. Celui qui ne connaît pas les choses ne s’en rend même pas compte. Quand j’ai tourné Le revers de la médaille , j’ai vu comment ils étaient logés nos compatriotes, et combien ils payaient pour des chambres ridicules mises à disposition par le patron, dans des baraques sans toilettes.
Votre parcours de militant se limitait aux Colonies Libres Italiennes ou, comme beaucoup d’autres, vous étiez aussi inscrit à un parti politique ?
A ce moment, j’étais inscrit seulement à la CLI ; suite à l’expulsion de Biagetti, j’ai pris aussi la carte de membre du Parti communiste. On a continué sous le nom de Realtà Nuova , on faisait des réunions en faisant semblant de jouer aux cartes dans les petites salles de restaurants et on a continué à discuter de politique. Biagetti était secrétaire de la CLI de Bienne. Il a été expulsé par la police politique suite à l’espionnage. Un jour, ils ont perquisitionné son appartement et ils ont trouvé des cartes de membre du Parti Communiste Italien (PCI) avec des noms et d’autres encore vierges. Ça, c’était grave pour la police, le fait d’introduire un élément perturbateur de la paix d’un pays neutre, la Suisse. Le PCI était illégal. Ils lui ont donné 24 heures pour quitter la Suisse : lui, sa femme et ses deux enfants. Il n’est plus jamais rentré. J’ai été le voir chez lui, dans la province de Pérouse. Il s’était bien installé, il ne regrettait pas la Suisse. Il était conscient d’avoir été un activiste politique et d’avoir semé quelque chose de bien. Non seulement parce que je suis devenu cinéaste engagé dans la défense des CLI, mais aussi parce que d’autres gens qui se sont réalisés et qui ont beaucoup appris de lui. C’était un personnage qui a beaucoup compté à Bienne, et pas seulement pour moi.
Comment, alors que vous étiez ouvrier et émigré italien en Suisse, avez-vous commencé à faire des films, et pourquoi ?
A la CLI de Bienne, j’étais responsable culturel, et ce qui m’a marqué c’est qu’une fois on avait projeté Le chemin de l’espérance ( Il cammino della speranza, 1950) de Pietro Germi, une histoire de migration, un drame. Moi je me suis dit que de telles histoires, nous on en vivait aussi et qu’il fallait raconter notre histoire. Je pense que la première raison est liée au fait que quand tu vis l’émigration, quelque chose se passe en toi : lorsque tu prends conscience de ta condition, dans un milieu très différent de celui d’où tu viens, ton rapport aux autres change. Peu après mon arrivée en Suisse, je me suis rendu compte que l’on nous traitait comme un peuple sous-développé, un peuple de « cincali », de cochons. J’ai été vivement frappé par le fait que l’on expulse des enfants de compatriotes parce qu’ils n’avaient pas encore la capacité de travailler. Bon sang, me suis-je dit, voyez un peu ce que les Suisses ont inventé ! Je suivais dans la presse les expulsions qui avaient lieu dans tout le pays. J’ai le souvenir de parents qui vivaient des moments de désespoir absolu : les saisonniers n’avaient pas le droit de vivre avec leur famille.
Est-ce que filmer a été pour vous un geste de réaction à cette prise de conscience ?
On voit des injustices, on les filme, puis on envoie les images à la télévision… Ce n’est pas aussi simple ! Je ne savais pas filmer, alors j’ai cherché une place dans un magasin d’appareils photo. Je passais devant tous les soirs, je voyais de belles caméras, des appareils photo de très grande valeur… J’ai alors eu l’idée d’aller travailler là pour apprendre. J’ai réussi à décrocher un poste de vendeur car ma famille travaillait dans le commerce en Italie (on avait dû vendre l’épicerie à cause de la maladie de mon père) et je savais vendre, je savais bavarder avec les clients, et le propriétaire m’a enseigné les rudiments. Ainsi, peu après, j’ai obtenu du patron l’autorisation d’emporter une caméra le week-end. J’ai appris à filmer et me suis lancé dans l’aventure de mon premier film, avec une aide financière de la « Colonia Libera Italiana » de Bienne. Pour m’entraîner, j’ai commencé par un film que je qualifierais d’un peu léger, Il treno del Sud ( Le train du Sud , 1970). Le film opposait deux personnages : l’un était un Italien plutôt insouciant, qui prenait la vie du bon côté et vivait des aventures, tandis que l’autre avait pris conscience de sa condition d’émigré. Dans la même période, j’ai eu l’occasion d’aller suivre un cours de spécialisation sur caméra 16mm à Yverdon, où j’ai appris à manier des appareils au fonctionnement plus complexe. Entre-temps, j’avais commencé à tourner mon film sur l’expulsion des enfants italiens, Lo stagionale ( Le saisonnier , 1971).
Quelle est la relation entre vos deux premiers films ?
Lo stagionale a eu une vie plus importante, le sujet est plus important. Il treno del Sud est plus léger du point de vue cinématographique, il représente ma première approche du cinéma ; j’ai donné plus d’importance à l’image, il est en couleur, le sujet est plus pauvre du point de vue narratif. Avec Lo stagionale , j’ai approfondi l’aspect dramaturgique du récit, il est meilleur car plus humain. Il treno del Sud est plus personnel. Un type arrive en Suisse grâce à son cousin et se trouve confronté à un dépravé qui ne partage pas ses choix. Même parmi les syndicalistes italiens, il ne trouve pas un terrain d’entente facile. Lui qui était habitué à certaines formes de lutte en Italie, comme celle contre la guerre du Vietnam (il avait tapissé sa chambre d’images de révolutionnaires), préfère ficher le camp et reprendre le train du Sud. Alors que Lo stagionale lutte et incite aussi les autres à la lutte. Avec ce film, j’ai pu réaliser un instrument qui nous donnait la possibilité, à nous Italiens, de voir clairement notre condition : c’était comme un miroir qui nous renvoyait notre image, nous faisant ainsi prendre pleinement conscience de l’ampleur de l’injustice de ce qui nous arrivait. Ce film en a ensuite entraîné un autre, Il rovescio della medaglia ( Le revers de la médaille , 1974). Je ressentais le besoin de traiter le thème des saisonniers de manière plus réaliste : Lo stagionale était une fiction, et, d’une certaine manière, elle ne me semblait pas avoir suffisamment rendu justice aux travailleurs saisonniers, exploités jour et nuit – le jour en se tuant à la tâche, la nuit en étant logés dans des baraques insalubres, loin de leur famille. Il rovescio della medaglia fait parler les faits, montre les véritables conditions de vie de ces ouvriers, les interroge, leur donne enfin la parole, révélant ainsi une réalité plus dure encore.
Comment vos films ont-ils été distribués ?
Au Festival du cinéma politique de Porretta, organisé par la Cinémathèque de Bologne en 1971, j’avais écrit une lettre en disant que j’avais fait deux films, Il treno del Sud et Lo stagionale , qui avaient un fond politique et qui parlaient de migrants italiens en Suisse. Je n’avais pas spécifié qu’il s’agissait de films 8mm et super8. Alors, par précaution, j’ai pris mon projecteur et les bobines et nous sommes partis à Porretta, moi et Paolo De Lucia qui était à ce moment-là le secrétaire de la CLI de Bienne. A la réception des films, le projectionniste s’attendait à des grandes bobines. Le 8mm ou Super8 n’étaient hélas pas des formats adaptés au cinéma qui n’avait pas ce type de projecteurs, et ces films étaient déjà programmés. J’ai parlé personnellement au directeur en lui disant que j’avais amené le projecteur et qu’on pouvait montrer les films programmés. On a mis le projecteur au milieu de la salle et on a montré ces deux films. A la projection il y avait plusieurs cinéastes italiens et journalistes, parmi eux Elio Petri, Gian Maria Volonté et un célèbre journaliste de l’Unità , Ugo Casiraghi qui a écrit un article élogieux sur Lo stagionale . Ce fut le début de la diffusion de ces films en Italie. Gian Maria à Porretta m’a dit : « Ton film devrait être vu dans tous les endroits possibles pour montrer ce qu’est l’émigration italienne. Les Italiens en Italie s’en foutent complètement des émigrés. Ton film montre qu’il y a aussi un mouvement de protestation en Suisse parmi des ouvriers qui représentent toute l’émigration italienne à l’étranger, des gens qui n’ont pas accepté passivement l’émigration sans se révolter. Il y a un mouvement de révolte qu’on devrait montrer aussi en Italie ». Gian Maria s’intéressait beaucoup à ces films et il me demanda une copie. Je lui dis qu’il n’y avait pas de copie et que je possédais seulement l’original en 8mm. « Alors je t’aide financièrement à faire des copies, on va y arriver d’une manière ou d’une autre », me dit-il. C’est ainsi que la machine s’est mise en route.
Le film a-t-il circulé dans d’autres festivals internationaux ?
Lo stagionale a représenté le cinéma suisse à Moscou, au Canada, à Berlin. Cela n’a rien entraîné de particulier pour moi, ni problèmes ni grandes joies. Au festival de Moscou, le film « suisse » s’avéra avoir été réalisé par un Italien et produit par la télévision allemande : il n’était pas si suisse que cela… En ce qui me concerne, j’aurais voulu représenter le cinéma tout court, mais il est clair que si tu vis dans un pays, ton film prend la nationalité de ce pays.
Lorsque vous êtes allé dans les baraques montrer vos films, quelle a été la réaction des saisonniers ?
J’allais souvent chez ces travailleurs, et en leur faisant voir mes films, j’ai vraiment eu l’impression que cette expérience était pour eux comme un regard dans le miroir. Lo stagionale est un film romancé, qui te pousse à envisager la possibilité d’une protestation, d’une rébellion ; c’est un instrument susceptible de te donner une conscience que tu aurais peut-être pas eu auparavant. Quoi qu’il en soit, les saisonniers ne m’ont pas paru particulièrement impressionnés : voir quelqu’un que l’on connaît déjà ne suscite pas de grande émotion, même si, à l’intérieur, un élan de révolte peut naître. J’ai remarqué que cette réalité frappait beaucoup plus ceux qui en étaient éloignés, les Suisses, dans les campagnes jurassiennes, où j’ai souvent projeté mes films grâce à l’organisation « Etres solidaires », dans les églises, les petits cercles, les petites salles. Les spectateurs suisses qui ne connaissaient pas la situation de ces saisonniers étaient bouleversés, et le film leur a fait prendre conscience du fait que les nouvelles constructions – les ponts, les routes, les tunnels – avaient été bâties par des hommes, à la force de leurs bras, et que ces hommes étaient des saisonniers.
Vos films ont-ils été vus en Italie ?
Un peu au nord, grâce à l’appui de professeurs de collège et d’école supérieure qui étaient au courant de ce qui se passait en Suisse. Ils ont surtout voulu montrer Lo stagionale parce qu’à proximité de la frontière, on connaît bien la situation des frontaliers. Quelques organisations et associations italiennes se sont adressées directement à moi pour pouvoir voir le film, il y a une copie qui circule dans les écoles de Varèse et de Milan.
Et au sud ?
Il y a sans doute une volonté d’oublier que nous sommes un peuple d’émigrants ; aujourd’hui, nous jouissons d’un certain confort et avons tendance à oublier tout ce que les émigrants italiens ont fait pour le pays.
En tant qu’émigré rentré au pays, quel regard portez-vous sur les nouveaux processus migratoires ?
Un Italien qui retourne dans son pays après de longues années est un marginal, il vit une seconde émigration. Moi, je ne m’inclus pas dans cette catégorie, parce que je n’ai jamais subi ce contrecoup négatif, ce qui est sans doute dû au fait que je suis toujours demeuré actif, j’ai toujours lutté et je continue de le faire aujourd’hui. Mais de nombreux Italiens revenus au pays ont dû vivre une seconde émigration, parce que la réalité qu’ils ont quittée autrefois est complètement différente de celle qu’ils trouvent à leur retour. Ils en sont en quelque sorte exclus. Un Italien qui revient dans son pays risque de se sentir étranger, et, en plus, il voit arriver en masse des hommes désespérés sur des bateaux…
Aujourd’hui, nous sommes devenus une nation d’immigration. Mais si nous ne remettons pas ces gens à la mer, nous nous empressons quand même de les renvoyer à l’expéditeur avec un timbre dans le dos. L’émigration est un sujet très vaste et complexe. La comprendre, la définir, la gérer de manière adéquate, donner des conseils, c’est tout sauf facile.
Une solidarité est-elle possible entre anciennes et nouvelles générations de migrants ?
De la part de quelqu’un qui a vécu l’émigration, certainement. Il y a également de nombreux volontaires qui sont prêts à porter les premiers secours, à rendre service, mais la loi prévoit l’expulsion des personnes arrivant en Italie sans permis de travail. Nous, nous sommes venus en Suisse dans l’après-guerre parce qu’on avait besoin de main-d’œuvre dans ce pays. Mais de nos jours, tous les immigrés extracommunautaires qui cherchent du travail en Europe ne rencontrent pas une situation favorable, beaucoup d’entre eux sont obligés de repartir, d’émigrer de nouveau. A bien des égards, hélas, l’émigration est devenue un phénomène monstrueux.
Selon vous, l’émigration est-elle un problème ou une solution ?
Je pense que si elle s’effectuait selon certains principes et sur la base d’une planification, elle pourrait être la solution à de nombreux problèmes : les pays qui ont besoin de main-d’œuvre en demandent, ce qui peut enrichir aussi bien le pays qui accueille que le pays qui fournit ; c’est ce qui s’est passé pour l’émigration italienne.
Aujourd’hui, il y a tant de pays extra-européens qui frappent aux portes de l’Europe moderne, d’une Europe qui n’a plus forcément besoin d’un si grand nombre d’ouvriers, que l’on perçoit l’émigration uniquement comme un problème 13 .
Filmographie d’Alvaro Bizzarri
Il treno del Sud (1970, 70 min., Super8 + blow-up, fiction)
Scénario, réalisation : Alvaro Bizzarri. Interprétation : Salvatore Manforte (Paolo), Benito Bravi (Bruno)
Lo stagionale (1971, 55 min., Super8 + blow-up, fiction)
Scénario, image, montage : Alvaro Bizzarri. Son : Paolo Delucia. Production : Alvaro Bizzarri, Bienne
Il rovescio della medaglia (1974, 57 min., 16mm, documentaire)
Scénario, réalisation, montage, son : Alvaro Bizzarri. Musique : Antonio Ascione. Production : Alvaro Bizzarri, Collettivo Cinema Indipendente, Bienne
Pagine di vita dell’emigrazione (1976, 58 min., 16mm, fiction)
Scénario, réalisation : Alvaro Bizzarri. Interprétation : Ernest Baumann, Ilse Frankhauser, Giuseppina Manta, Mirka Vuyet, Sylbeli Baschwitz, Janette Ehrensberger, Paulette Gaudard, Margarita Pedraza, Anita Zimmerli
L’Homme et le temps (1986, 58 min., 16mm, documentaire)
Scénario : Alvaro Bizzarri, Marie-Thérèse Sautebin. Image, montage : Alvaro Bizzarri. Lumière : Paul Sautebin. Son : Enrique Cuadros. Mu-sique : Giuseppe Mucci. Production : Collettivo Cinema Indipendente, TSR Genève
Un’idea, una tela, un pittore (1987, 13 min., documentaire)
L’Autre Suisse (1987, 44 min., documentaire)
Touchol (1990, 57 min., 16mm, fiction)
Scénario, image, montage : Alvaro Bizzarri. Lumière : Andrea Nuzzolo. Décors : Kathy Siegrist. Son : Gerard Hebeisen. Musique : Giuseppe Mucci. Interprétation : Paolo Merico, Giuseppe Virgadamo, Claudia Nuara, Cosimo Merico, Cinzia Buttice, Alexandre Missy, Cornelia Krähnbühl. Production : Collettivo Cinema Indipendente, Bienne
Asyl (1992, 7 min., documentaire)
Suisse, terre d’asile (1994, 47 min., documentaire)
Droga : che fare ? (1996, 50 min., documentaire)
Aids : una condanna mortale ? (1998, 57 min., 16mm, documentaire)
Scénario, réalisation : Alvaro Bizzarri. Production : Collettivo Cinema Indipendente, Bienne