Un mystérieux sujet : le personnage dans les films d’Apichatpong Weerasethakul
Le corps et l’acteur constituent deux motifs majeurs, bien que non exclusifs à l’évidence, de la réflexion contemporaine sur le cinéma. Au point de convergence de ces deux notions se trouve le personnage, entité malcommode et négligée – qu’il ne s’agira ni d’épuiser ni de sauver –, mais qui servira ici de voie d’accès aux films réalisés par Apichatpong Weerasethakul. Il ne saurait être question de définir ou d’éprouver une théorie du personnage de cinéma en s’appuyant sur un corpus parmi d’autres ; il s’agit plutôt d’interroger une proposition forte du cinéma contemporain pour laquelle le personnage me semble constituer un enjeu important. Les longs métrages du cinéaste thaïlandais, que je privilégierai pour des raisons de disponibilité, se caractérisent par des similitudes structurelles et stylistiques fortes ; il apparaît toutefois que l’élaboration et la conception des personnages subissent des variations assez marquées d’un film à l’autre, témoignant aussi de leur richesse. Ajoutons que l’accent mis sur la notion de personnage a entre autres mérites celui de marquer une solidarité avec la fiction et de s’écarter du lieu commun « contemplatif » qui dans le discours critique semble d’ores et déjà attaché au cinéaste1. Il n’est pas illusoire de penser enfin que le personnage constitue un problème important dans la production contemporaine, en particulier dans les rencontres opérées entre les différentes pratiques d’images (cinéma et arts plastiques) en raison de la jonction qu’il impose entre éléments propres à la fiction et d’autres plus directement esthétiques – mais cet aspect ne sera pointé que de façon intuitive en attendant des démentis ou des prolongements ultérieurs.
Récusation de l’effet-personne et affirmation d’un principe de métamorphose
Film inaugural, Mysterious Object at Noon (Thaïlande, 2000) pose avec rigueur certains fondements de l’œuvre de Weerasethakul. Il offre d’emblée une analogie patente avec la fable en s’ouvrant par le carton : « il était une fois ». Cet avertissement est suivi par un long travelling pris de l’avant d’un véhicule (on songe à Kiarostami), assorti de sons d’ambiance et de différentes voix off, en particulier celle d’un homme résumant une intrigue fortement mélodramatique d’amour et de trahi son associée à une chanson sirupeuse – on peut d’ailleurs penser que le récit offre la traduction des paroles. C’est donc la primauté fictionnelle qui est attestée comme le confirme de manière pro-gram-ma-tique le témoignage d’une jeune femme qui suit immédiatement. Dans ce plan, et par contraste, le registre documentaire est évident mais au terme de la prise de parole poignante de l’intéressée, l’interviewer lui demande, alors qu’elle essuie ses larmes, une autre histoire, qu’elle soit réelle ou imaginaire. La demande est d’autant plus révélatrice que la réalité du témoignage social de la jeune femme n’est pas niée – le film n’est pas un jeu de masques généralisé à la F for Fake (Orson Welles, France, 1975) par exemple, et il s’agit encore moins d’une marque de cynisme – mais celui-ci est renvoyé à sa dimension individuelle, à sa pure singularité qui risque de bloquer le déroulement du récit. De la sorte, une certaine conception du personnage est récusée par le film, celle qui repose sur la primauté de la personne, en renvoyant à la dimension référentielle de l’incarnation2. Je précise que cet « effet-personne », tel que je l’entends ici, renvoie d’une part à la dimension référentielle mentionnée auparavant (forte proximité ou quasi identité entre la personne et ce qu’elle incarne à l’écran, deux modes dominants dans le registre documentaire) et d’autre part à l’impression de vie, de profondeur, etc., du personnage que tel ou tel effet aide à produire. Cette mise à l’écart de l’effet-personne est cruciale puisque toute la logique du film repose sur les propositions narratives formulées par des individus rencontrés par le réalisateur auxquels il demande de poursuivre l’histoire proposée (le modèle explicitement revendiqué est celui du cadavre exquis). La singularité des rencontres est donc rabattue systématiquement du côté de la fabulation. On retrouve une semblable prise de distance avec l’effet-personne au début de Tropical Malady (Thaïlande/France, 2004) où Weerasethakul problématise la présence de l’acteur en filmant l’interprète de Keng, le jeune soldat du film, assis, le regard dirigé vers la caméra pendant que se déroule le générique. Ce jeu avec le lieu commun de l’adresse à la caméra pourrait indiquer que l’individu prend le pas sur le personnage qu’il doit incarner. Il me semble néanmoins que ce regard n’est pas une adresse du sujet filmé à l’instance filmique. Keng répond en fait au regard sans sujet assignable qui a été introduit dans le prologue du film – lorsque subitement la caméra s’avance vers la troupe de soldats en train de s’enfoncer dans la jungle ; j’y reviens un peu plus loin – et son regard vers la caméra s’inscrit ainsi dans la configuration d’ensemble du film où le personnage apparaît sur le mode du dédoublement et de la fragmentation. Il faut préciser que cette interrogation sur la personne soutenant l’incarnation subsiste dans les limites de l’œuvre, au sens propre : d’abord, dans les dernières minutes de Mysterious Object at Noon (scènes d’observation de la vie hors du cadre narratif développé jusque-là mais, de manière symptomatique, sans qu’aucun individu ne soit singularisé) qui sont comparables à la fin de Syndromes and a Century (Thaïlande/France, 2006) (plans des parcs, séance de gymnastique collective) ; ensuite, dans Blissfully Yours (Thaïlande/France, 2002) avec le carton final évoquant la situation des trois acteurs principaux après le tournage alors que le dernier plan montrait l’héroïne, allongée contre son amant, tournant brièvement le visage en direction de la caméra. Cette ultime mention forme ainsi le complément au « il était une fois » du premier film en reléguant hors-cadre l’existence concrète de ceux qui se sont prêtés au jeu.
Pour en revenir à Mysterious Object at Noon, il faut rappeler que l’histoire se déploie à partir d’une situation simple : la mise en relation d’un jeune paralytique, délaissé par sa famille, et sa professeure, dénommée Dogfahr, dans la maison du garçon. Le dispositif reste élémentaire, bien qu’il le soit moins que beaucoup de recensions critiques3 ne l’aient fait croire dans la mesure où il n’est pas exposé explicitement dans le film et n’apparaît de manière claire qu’après une demi-heure (on voit un groupe de femmes écouter au magnétophone l’enregistrement de l’étape antérieure du récit ; une brève discussion entre le cinéaste et deux membres de l’équipe évoque les difficultés du tournage). Le film ne se contente pas d’exploiter de manière plaisante son dispositif de work in progress mais, plus subtilement, travaille de manière directe sur l’incarnation et l’élaboration du personnage, en particulier en multipliant les interprètes de Dogfahr – la substitution d’un corps à l’autre s’opérant dix minutes à peine après le début du film. Ainsi, après la question du jeune garçon (indiquée par un carton) : « Qu’avez-vous fait dans le monde extérieur ? », on aperçoit d’abord une jeune femme incertaine devant un tas de sandalettes bon marché, puis un nouveau carton transcrit la réponse de Dogfahr expliquant qu’elle s’est rendue chez le coiffeur. On voit alors dans un salon de coiffure la jeune femme qui hésitait à s’acheter des chaussures se faire couper les cheveux. Peu après, un second carton précise : « le professeur doit s’occuper de son père ». Et un plan séquence montre une nouvelle jeune femme accompagnant son père à une consultation médicale. Dogfahr se trouve incarnée ainsi par plusieurs interprètes sans que cela n’entrave la poursuite du récit et sa compréhension. En théorie littéraire, il est fréquent de mentionner que dans la plupart des romans la représentation des personnages est grevée par une certaine incomplétude, liée notamment aux lacunes de leur description physique, contrairement au cinéma qui bénéficie pour sa part de la précision de l’enregistrement photographique. Pourtant, cet exemple prouve que dans un film aussi le personnage peut devenir un support capable d’accueillir plusieurs incarnations – sans qu’il s’agisse de l’artifice commun du changement d’interprète motivé par la diégèse en cas de vieillissement du personnage.
La prolifération des incarnations de la préceptrice est l’objet de deux développements majeurs dans le film. D’abord, cette démultiplication devient elle-même proliférante, engageant un pouvoir de transformation plus large qui rayonne sur l’ensemble du film. Ce principe est redevable aux péripéties qui enrichissent le récit au fil des rencontres mais il n’est pas tributaire du seul dispositif du cadavre exquis, il indique aussi combien le narratif est indissociable du figuratif : l’essentiel n’est pas d’accumuler les actions mais de mettre en forme les différentes hypothèses fictionnelles proposées. Ce principe de métamorphose fournit un ressort à la fois saugrenu et plaisant à l’intrigue : par exemple, avec l’emploi de cet objet mystérieux tombant de la poche de l’enseignante et qui se transforme immédiatement après son malaise en jeune extraterrestre. Ensuite, cette métamorphose généralisée n’impulse pas seulement la dynamique du film, mais engage encore une réflexion sur le jeu de l’acteur, sur le statut de l’interprète par rapport au personnage dont il a la charge. On le constate de manière encore superficielle lorsque la prise de vue est interrompue et que l’on assiste alors à la préparation du plan, aux essais d’éclairage. Ce passage montre le jeune extra-terrestre comme un adolescent ordinaire et le paralytique comme une personne capable de marcher ; toutefois, cela ne rappelle pas la présence de l’individu derrière le personnage qu’il interprète mais récuse plutôt la seconde dimension de l’effet-personne (illusion de vie et de profondeur en registre fictionnel) : ce procédé constitue un moyen d’éviter que les personnages ne prennent trop de consistance alors que le film est bien avancé. De façon plus systématique, cette interrogation sur la relation entre rôle et individu culmine dans l’épisode capital où la fiction alors construite est représentée par une troupe de comédiens. La mise en abyme conjugue la prise de vue stricte et sans apprêt (dominante dans le film) et la théâtralisation exacerbée : sur une scène, accompagnés d’un musicien, le paralytique est représenté par un homme sur un tricycle alors que l’institutrice est jouée par deux actrices afin de mettre en scène de façon littérale le dédoublement introduit auparavant dans la fable entre Dogfahr et son double maléfique qu’il faut expulser. La séquence est fondamentale pour la question qui nous retient car, au-delà de l’insistance sur le double, elle propose une réflexion sur la dimension de « personnel » des personnages4 : le personnage est envisagé comme une fonction, l’équivalent d’un « pion » pour user d’une comparaison, supposant un spectateur disposé à se prêter à un jeu tout à la fois narratif et herméneutique. Dans le dernier exemple, ce travail est poussé jusqu’à sa limite puisqu’il est réfléchi, représenté par les comédiens – l’effet-personnel suppose un minimum de secondarité critique – qui eux-mêmes, en raison du dispositif mis en place, ont dû se livrer à une entreprise comparable (imaginer puis mettre en scène une suite au récit déjà ébauché). Cette séquence montre bien que dans le film il s’agit de proposer un rôle et de s’y essayer plutôt que de s’y conformer. Le programme initial renvoyant au genre de la fable (« il était une fois ») se trouve donc complété par un principe de métamorphose qui affecte le statut même du personnage, partagé, au moins virtuellement, en une pluralité d’interprétations.
Au-delà de l’effet-personnel : vers l’autonomisation du personnage
Il faut préciser que l’importance octroyée à la fabulation et à la métamorphose dans Mysterious Object at Noon ne repose pas sur un déni de la réalité : la première femme interrogée désigne bien un horizon social violent où les parents n’hésitent pas à vendre leurs enfants5. L’absence de déni n’en implique pas moins une opposition qui n’est pas une négation mais plutôt un écart ou parfois une inversion. Ainsi dans Blissfully Yours, la séparation nette entre les deux parties du film désigne la jungle, le lieu de communion des amants, comme un contre-monde, une inversion euphorique de la réalité aliénée dans laquelle se trouvent pris Roong, ouvrière dans une entreprise de bibelots sans doute destinés à l’exportation, et Min, le jeune Birman sans papiers à la recherche d’un emploi. Ce renversement du monde social repose sur une évolution du statut des personnages car si la première partie de Blissfully Yours développe l’aspect « personnel », évoqué il y a un instant, celui-ci est abandonné par la suite. Le film commence par l’examen médical de Min effectué par une femme médecin et son assistante auquel assistent Roong et Orn, la femme plus âgée qui s’occupe du jeune homme. Cette séquence invite à poser un certain nombre de questions qui servent de fil directeur à la première partie : Quel est cet homme muet ? De quel mal souffre-t-il exactement ? Quelle est la relation entre ces deux femmes ? Pourquoi Orn met-elle une telle insistance pour obtenir un certificat médical pour Min ? Pourquoi Roong donne-t-elle de l’argent à Orn ? De manière classique, les personnages s’élaborent par une série de questions formulées par le spectateur et par rapprochement et différenciation des différentes créatures (relations de Min avec chacune des femmes, des deux femmes entre elles – on pourrait ainsi poursuivre plus en détail ces interrogations en prenant en compte les figures secondaires). Occupant une position centrale dans le système des personnages, Min compose une entité fictionnelle construite à partir d’éléments qui sont d’abord dissociés : il est caractérisé comme un corps muet (Orn explique qu’il ne peut pas parler à cause d’un mal de gorge, explication récusée par le médecin), caractérisation qui se prolonge au-delà de la séquence chez le médecin (il commence à parler après une demi-heure de film, une fois arrivé dans l’usine de Roong). Plus largement ce personnage semble privé de volonté : il porte les provisions d’Orn et tient son parapluie d’un air détaché et presque béat ; dans l’entreprise où travaille Sirote, le mari d’Orn, il reste sur une chaise devant un téléviseur diffusant un documentaire sur les dauphins et demeure impassible face aux avances d’un employé. La passivité renvoie à cette dimension de « pion » évoquée à propos de l’effet--personnel : le personnage est d’abord envisagé comme véhicule de la narration et de ses effets – une impression de secret teintée d’un humour retenu. La passivité initiale du personnage, le fait qu’il apparaisse, dans la première scène du moins, comme une sorte d’enfant d’une taille démesurée l’apparentent au corps burlesque et plus encore à ces créatures décalées et peu dissertes qui peuplent tant de films récents, de Jarmusch à Jia Zhang-Ke, de Tsai Ming-Liang à Gus van Sant. Avec Min, mais aussi les autres personnages sur un mode mineur, on est en droit de parler de « personnel » dans la mesure où l’on peut noter leur coïncidence avec les figures attendues d’un certain cinéma d’art. Sans avoir la rigueur du cahier des charges naturaliste analysé par Philippe Hamon dans son étude sur les personnages zoliens, nul doute que, dans un premier temps, l’apparente opacité des protagonistes, leur comportement parfois déconcertant ou aberrant, leur mutisme (celui de Min en tout cas), constituent autant de données fréquentes dans tout un pan du cinéma contemporain. Or, si l’élaboration des personnages renvoie d’abord à l’effet--personnel comme un signe d’appartenance au cinéma d’art international et à certaines de ses figures obligées, elle fait par la suite place à autre chose. Il ne s’agit pas alors de multiplication comme dans Mysterious Object at Noon mais d’une forme d’autonomie progressive coupée, pour une part, de la dimension référentielle et de l’illusion de profondeur – la passivité possède là aussi son importance puisqu’elle contredit l’illusion d’une volonté et d’une capacité d’action que l’on prête volontiers à tant de héros fictionnels. Ce mouvement est absolument solidaire de l’entrée dans la jungle où vont déjeuner les deux amants. La césure, et l’insertion imprévue du générique après 45 minutes de projection, peuvent ainsi être lues comme le passage d’une conception à l’autre du personnage. À l’instar du film qui change de direction, Min perd des squames comme s’il changeait de peau ; une fois dans la jungle, il n’aura de cesse de quitter sa chemisette puis son pantalon, pour ne pas être gêné par le contact des vêtements sur sa peau irritée comme l’explicite le dialogue, mais surtout pour laisser de côté un rôle qui commençait à se construire et pour devenir un personnage de cinéma – hors de sa fonctionnalité et de son emprise narrative.
Dans la jungle, le film travaille sur une sensation de présence au monde qui dépasse les individus tout en faisant le lien entre eux (alors que le monde social est celui de la séparation). Les subtilités des variations lumineuses traversant les lianes ou les branches, le miroitement du cours d’eau sont à l’unisson de l’existence des personnages (leurs mouvements, leurs gestes, leur inertie) et appellent une attention sensuelle au moindre détail de l’image. Les protagonistes6 s’intègrent dans cet espace idéal, utopique, et le but de Weerasethakul semble alors de les avoir conduits dans ce lieu pour mieux les regarder évoluer (marcher, manger, jouir, se baigner, dormir) dans un suspens de la fonction narrative et de la signification, et sans valorisation de leur existence d’individus : ce sont des personnages en quête d’autonomie – autonomie forcément précaire puisque soumise à la volonté d’un créateur, ce qui explique aussi la discrète mélancolie qui affleure malgré la béatitude manifestée. On est en droit, à l’évidence, de parler de cinéma contemplatif mais il faut en mesurer la portée : il ne s’agit pas de se fondre dans le paysage, de s’abîmer dans sa contemplation (dans le film, le regard est d’ailleurs peu valorisé, hormis dans le plan où Orn surprend les deux amants au bord de l’eau) mais d’affirmer la présence au monde de ces trois créatures sans insister sur l’idée de subjectivité. Il est ainsi remarquable qu’aucune impression d’épiphanie ne se dégage de cette partie du film : certes les interprètes sont bien réels mais ils n’attestent pas la vérité d’un corps ou d’un individu. Au contraire, la singularité du film est induite par le fait qu’un tel effet de présence est possible dans un espace fictionnel se donnant comme tel, réalisant alors un équilibre rare entre sensibilité et abstraction.
Singulier et pluriel, un personnage toujours autre que lui-même
Dans leur élaboration de personnages, Tropical Malady et Syndromes and a Century ne valorisent pas l’effet de présence utilisé dans Blissfully Yours, bien que chacun de ces films possède une structure duelle comparable.
Tropical Malady s’ouvre sur la découverte d’un cadavre. Nous ne savons pas grand-chose et surtout nous ne voyons presque rien de ce corps maintenu hors champ. Tout juste l’aperçoit-on fugitivement au cours d’un plan, dans une curieuse position, le postérieur redressé, à quatre pattes tel un animal, « déjà rigide » comme le précisent les soldats qui l’entourent. L’élément principal de la séquence, solidaire de l’élision de la dépouille, est l’activité déployée par les militaires, lesquels, goguenards, se photographient autour du défunt, comme les marines de Redacted (Etats-Unis, 2007) de Brian De Palma. D’emblée ces déplacements de thèmes et de registres (du singulier au collectif, du pathétique au comique, du mystérieux au refus de l’explication) paraissent indissociables du traitement du paysage. Celui-ci est désigné par le simple élargissement du cadre comme une puissance dépassant les individus. En raison de l’ampleur prise par le décor naturel fait de hautes herbes et d’une forêt, le cadavre en devient d’autant plus invisible et les soldats se réduisent à des figurants sans consistance. Ces premières minutes indiquent ainsi un écart entre le paysage naturel et les corps filmés. Ceux-ci ne semblent pas à leur place dans ce cadre majestueux, alors que dans Blissfully Yours la jungle était avant tout l’espace de l’accord entre les êtres – ce qu’il redevient, d’une certaine façon, dans la seconde partie de Tropical Malady. Il ne faudrait pas en déduire pour autant que le paysage tient un rôle propre, qu’il faut le considérer comme un personnage7. En effet, au moment où les soldats s’enfoncent dans la jungle, une rupture significative est produite par une soudaine avancée de la caméra. Ce mouvement d’appareil, souligné par l’intervention de la musique, sert à marquer la présence d’un regard sans corps visible ou subjectivité identifiable ; et il est suivi d’un plan large, en plongée, montrant un jeune homme nu qui traverse le champ presque en diagonale. La prise en compte de l’ensemble du film permet d’avancer des hypothèses sur cette présence énigmatique (il s’agit de l’acteur jouant Tong, le villageois qui disparaît mystérieusement au milieu du film pour incarner le fantôme hantant la jungle, le chaman prisonnier de l’apparence d’un tigre) mais ce qui importe ici est bien le raccord entre ce corps encore vierge de tout attribut et le marquage du regard loin d’une personnification du paysage.
On peut dire ainsi que l’ouverture de Tropical Malady formule une dynamique d’émergence du personnage : il faut d’abord l’idée d’une forme (inerte, « rigide »), qui appelle d’ailleurs la fabrication d’images (même sous la forme dégradée des clichés pris par les soldats) ; s’ajoute alors l’imposition d’un regard, puis l’arrivée d’un corps dans sa nudité déroutante. Ceci permet de distinguer une configuration associant forme, mouvement puis animation d’un corps – configuration à partir de laquelle le film fait apparaître ses deux protagonistes. Le personnage ne va donc pas de soi, il est bien le fruit d’une élaboration (dans ce cas, à proprement parler d’une figuration) aussi rapide soit-elle.
Dans Tropical Malady, cette élaboration repose également sur la volonté d’échapper aux situations convenues. C’est le cas dans la scène urbaine, qui suit le générique, où les regards échangés entre Tong et une jeune fille dans un minibus paraissent installer une scène de séduction faite d’œillades en coin et de sourires timides. La sonnerie du téléphone portable qui vient distraire la jeune femme du jeu de séduction auquel nous pensions assister est suivie, comme en écho, par l’irruption de Keng posant une main sur l’épaule de Tong (son convoi militaire est alors au même niveau que le bus), les deux garçons conversant alors de véhicule à véhicule. La scène de drague est ainsi abandonnée et détournée de la voie qu’elle semblait prendre au premier abord. On voit ensuite Tong en habit militaire déambuler dans les rues, prendre le bus puis travailler dans une usine de fabrication de glaçons. Lors de cette dernière activité, il se redresse brusquement, le regard happé par le hors-champ. Le raccord se fait sur un mouvement d’avancée de la caméra vers un fleuve avec, au premier plan à droite, un cygne en plâtre – le plan est tout à fait comparable au plan « subjectif » initial dans la jungle. Juste après, les deux protagonistes se retrouvent ensemble dans un camion, Keng apprenant à conduire à Tong. Les retrouvailles sont ainsi éludées à travers une ellipse ; mais surtout elles semblent condensées dans ce mouvement sans objet identifiable, comme une expression littérale de l’émoi qui transporte les jeunes gens. Il s’agit bien d’animation : Tong et Keng sont des figures mues et émues ; une sorte d’esprit (anima) fait le lien entre eux, comme il est dit explicitement dans la seconde partie. Ce marquage d’un pur regard, sans inscription dans un corps visualisé, fait écho aux premières séquences et rend consistante la dimension fantastique du film au-delà d’une esthétique du fragmentaire et du lacunaire.
De façon plus marquée que dans Blissfully Yours, on peut dire que Tong et Keng deviennent de véritables personnages (de cinéma) à partir du moment où ils abandonnent un rôle initialement affiché. Je viens d’évoquer la fausse piste du flirt dans le bus, mais on le constate surtout dans l’échange des tenues militaires qui forme un motif discret et néanmoins appuyé tout au long de la première partie. Tong se promène en soldat sans qu’on sache très bien comment et pourquoi il porte cet uniforme8. On comprend que Keng se dépouille de sa défroque de militaire pour échanger sa fonction (aux yeux du monde) avec Tong. C’est dans un magasin de chaussures que l’explication est fournie par ce dernier : l’uniforme est censé lui fournir une aide appréciable pour trouver un emploi. Cependant, la justification est troublante : on a vu Tong en treillis très tôt dans le film et il possède un emploi (l’ordre des séquences fait se succéder déambulation en uniforme puis travail dans l’usine de glaçons). Ce jeu sur l’échange de tenues met en évidence le vêtement qui fait signe, le costume désignant le personnage comme une entité apte à endosser les parures ou les oripeaux que le film lui destine9. Ce changement d’uniforme prépare certainement la disparition de Tong et la bifurcation du film. La disparition s’effectue en deux temps : Tong se réveille et sort de la pièce où il dormait, Keng y entre (sans que soit motivé son retour dans la ferme où vit son ami) et découvre des photos de Tong (sur un bateau et en compagnie d’un autre garçon) ; le noir se fait alors et l’on passe à la seconde partie du film, « la voie de l’esprit ». L’image arrêtée, premier indice de la métamorphose du jeune homme, fait pendant à la prise des photos du cadavre qui ouvrait le film. On distingue ainsi une sorte de circuit plastique conduisant du cadavre à l’image arrêtée, en passant par l’animation des corps, comme je l’ai rapidement esquissé. Dès lors, la deuxième partie ne va plus s’attacher qu’à cette longue chasse nocturne au cours de laquelle le soldat essaie de retrouver celui qui a disparu – et qu’un carton appelle le fantôme. L’aspect fabuleux est amplifié par le dédoublement (Tong et Keng répétant l’histoire d’une possession ancestrale). Par rapport aux deux films précédents, la conception du personnage hérite de deux aspects essentiels : on retrouve la dimension de conte présente dans Mysterious Object at Noon – où l’histoire du chaman prisonnier du tigre était déjà racontée par un écolier – et surtout une radicalisation du principe de métamorphose dont témoignent ces apparitions extraordinaires de la vache (dont l’esprit quitte la dépouille grâce à une surimpression) ou du singe puis du tigre doués de parole. Par ailleurs, grâce à l’importance conférée à la jungle comme espace abstrait offert à la seule évolution des deux protagonistes, on assiste à nouveau avec la mystérieuse chasse à laquelle ils se livrent à un mouvement d’autonomisation des personnages comparable à Blissfully Yours.
N’est-ce pas alors d’une ambivalence dans la conception du personnage dont fait aussi état le film ? D’une part, l’autonomisation des personnages se manifeste comme s’ils ne devaient rendre de compte qu’à la seule fiction ; d’autre part, les éléments fabuleux propres au conte indiquent la reprise de types (des formes schématiques de rôles) desquels ils ne peuvent s’extraire. Le scénario de vampirisation indique bien ce désir et la contrariété qui l’accompagne. « Tout cela était si réel, si réel que ça m’a donné la vie », ainsi s’exprime le tigre perché sur une branche dans son troublant face à face avec le soldat. On ne peut mieux dire le passage incessant d’une dimension à l’autre, du personnel au personnage si l’on veut, et la difficulté à faire exister des personnages qui ne seraient que mouvement en interaction avec un lieu. Dans le cas précis de Tropical Malady, c’est aussi la question de la forme humaine comme critère d’identification du personnage qui est posée. Associé au principe de métamorphose, le mouvement vers l’autonomie peut s’épuiser dans la rencontre avec l’animal, et au-delà. Ce sont d’ailleurs trois plans montrant des branches agitées par le vent qui clôturent le film, faisant retour à une simple figure de mouvement, sans forme humaine (ni animale), comme pour mieux insister sur l’idée de transformation d’un état à l’autre, d’un règne à l’autre.
Syndromes and a Century s’ouvre à travers un raccord parfait avec le film précédent en reprenant le motif du vent dans les branchages. Toutefois le cinéaste délaisse la jungle (où le récit ne fait qu’une brève incursion) pour se concentrer sur un hôpital (de campagne dans la première partie, en pleine ville dans la deuxième). Concernant le personnage, le film propose d’abord des variations ludiques sur l’effet-personnel. Le meilleur indice en est fourni dès le début où, d’abord filmé en gros plan, frontalement, un jeune homme subit un questionnaire portant sur ses aptitudes professionnelles et psychologiques. Le test ne fonctionne pas comme un quelconque révélateur de personnalité, et toute la séquence montre plutôt comment un personnage se construit en essayant un rôle – celui de médecin que l’interprète, vêtu d’abord d’un uniforme militaire, doit tenir dans la suite du film. La confirmation de la nature humoristique de la scène est apportée par la remarque du médecin tout juste recruté : lorsqu’il revient dans la pièce où s’est tenu l’entretien d’embauche, il demande timidement à ne pas être envoyé, dès le premier jour, dans la salle d’opération, car son expérience de médecin militaire ne lui a pas permis d’assister à des actes de chirurgie conséquents et, surtout, parce qu’il a horreur du sang. La parole créé la fonction, mais celle-ci n’est qu’un rôle : on en change comme de vêtements ou de lieux. Les scènes entre le dentiste et le jeune moine confirment le fait que tenir un rôle consiste avant tout à endosser un habit. Le moine explique en se faisant soigner les dents qu’il aurait voulu être DJ, le dentiste lui fait part de son goût pour la musique de variété et se met alors à chanter. Peu après, on retrouve le dentiste sur une estrade donnant un récital de chansons sentimentales en arborant une veste des plus élégantes – plus tard, le bonze lui confie qu’il ne l’avait pas reconnu avec sa tenue de scène. Chaque costume est donc porteur d’une identité sociale éphémère, réductible à un simple indice visuel. Or, le film demeure troublant dans la mesure où ces diverses fonctions restent empreintes d’une relative indécision narrative, qu’il s’agisse de cet apprenti médecin qui a peur du sang ou de ce dentiste crooner, et plus encore du second protagoniste masculin que l’on voit assis dans le bureau où se tient l’entretien d’embauche : il attend que la femme médecin lui prête attention et accepte son cadeau – avant de lui demander de l’épouser lors d’une scène de déclaration totalement saugrenue. Cette incertitude sur la fonction des per-son-nages est explicite à la fin de la seconde partie, dans ce passage constitué d’une série de plans brefs montrant des interprètes plongés dans le désœuvrement, tandis que les lumières s’éteignent dans les couloirs et, ultimement, que la caméra se rapproche d’un tuyau diffusant des fumigènes. Elle était déjà affirmée dans la longue scène de dialogue dans les sous-sols de l’hôpital entre le médecin et ses collègues – en particulier, cette animatrice d’émissions de télévision qui sort une bouteille de whisky d’une prothèse de jambe – agrémentée par l’auscultation (qui tourne à la séance de magnétisme) d’un jeune homme intoxiqué au monoxyde de carbone que l’on voit par ailleurs jouer au tennis dans les couloirs de l’institution10. On assiste donc à l’épuisement de l’effet-personnel dû au flottement ou au décalage par rapport aux attributs sociaux et aux fonctions narratives supposées ou ébauchées des différentes figures. Rien de déceptif dans cette entreprise car la répétition qui structure le film réactive un principe de métamorphose – mais sans lui donner l’expansion illimitée qu’il pouvait receler dans Mysterious Object at Noon ou Tropical Malady. La répétition renforce en effet l’existence des per-son-nages comme des entités appartenant à une espèce provisoire et précaire, elle permet d’insister sur le fait que le personnage est le produit (incertain) d’essais successifs. Cet aspect est évident dans la séquence qui fait l’objet d’une reprise rigoureuse, en l’occurrence celle du questionnaire initial juste évoquée. D’une scène à l’autre, les deux acteurs masculins arborent des costumes différents (uniforme militaire pour les deux, puis chemise claire pour l’amoureux transi, blouse médicale et cravate pour le médecin subissant le test), tandis que la femme médecin, maintenue longtemps hors champ dans un cas est montrée d’emblée dans l’autre. Au-delà de cette scène, la répétition suppose un ensemble de variations, induites en partie par le changement de lieu, qui viennent affecter les personnages dans leur apparence, leur comportement, leurs rencontres. Ils offrent ainsi une image de la pluralité, comme si le personnage était toujours au moins un autre. Tropical Malady le disait sur le mode du conte avec une pointe de fantastique, Syndromes and a Century le propose comme une réflexion sur l’identité teintée d’humour.
En somme, dans les quatre œuvres considérées, on assiste à différentes élaborations de personnages qui consistent toutes en une mise à l’écart de l’individu qui pointerait sous l’être fictif qu’est le personnage, et dans un refus de lui donner une pleine consistance (avec une psychologie, une identité assurée, ou même un trauma qui viendrait justifier une mise en crise). Le dépassement de cette double modalité de l’effet-personne n’est pas versé au seul bénéfice d’un effet-personnel (qui serait alors une pure fonction narrative ou ludique). Par-delà l’individu (réel ou illusoire) et le rôle, une des interrogations fortes du cinéma d’Apichatpong Weerasethakul concerne cet être insaisissable et néanmoins prégnant qu’est le personnage11. Le cinéaste présentait Syndromes and a Century comme un film sur la réincarnation12 – ce qui pourrait tout aussi bien cor-res-pondre à Tropical Malady. On peut retenir cette hypothèse qui insiste sur l’idée de métamorphose. Qu’est-ce que la réincarnation si on quitte le domaine de la croyance pour celui du cinéma ? La réincarnation n’est-elle pas aussi le syndrome du personnage de film ? Celui-ci provient du passé (du conte, de la littérature, des rôles sociaux qui ont structuré les communautés, etc.) sur un mode qui brouille l’idée d’origine ou d’original, et il se dirige vers un avenir ouvert à toutes les transformations sans possibilité d’être parfaitement saisi et isolé.