Claus Gunti

La réalité remise en question : le statut de l’image dans l’œuvre de Philippe Parreno

« Il n’y a pas de différence fondamentale entre le réel, l’image et le commentaire1 ». Ce constat de Philippe Parreno met en exergue plusieurs aspects centraux du travail protéiforme de cet artiste et cinéaste, figure majeure de l’art contemporain français depuis le début des années 1990 et cofondateur de la maison de production Anna Sanders. En premier lieu, il met en avant le concept central de son œuvre, sans cesse réinterrogé et réactualisé : le réel. En deuxième lieu, il inscrit cet élément dans un système d’interactions, prenant en considération cette notion instable, non pas comme une donnée préexistante à sa transposition artistique, mais par l’examen de ses modalités de production, de diffusion et de réception. En cela, il réévalue la notion de réalité et son appréhension par les pratiques artistiques, généralement cantonnée à une lecture unilatérale – que ce soit sous la forme de la copie, de l’enregistrement, de la réinterprétation, du commentaire, du rejet ou du simulacre –, octroyant à cette « réalité » un statut dynamique et fluctuant, en rupture avec la hiérarchisation longtemps dominante entre événement, image et réception2. En troisième lieu, cette affirmation suggère une dimension méta-discursive révélant les modalités de production du réel, instituant un dépassement de la « problématique de l’objet »3 et une réflexion sur un processus dont émane ce qu’on appellera, de manière assez maladroite et imprécise, le réel.

Re-création et retranscription

La notion de réalité trouve, dans le travail de Parreno, de nombreuses résonances. No More Reality (1991-1993), l’un de ses premiers projets, semble constituer le point de départ de sa démarche de réévaluation de ce qui a longtemps été perçu comme une « entité substantielle autonome »4. Dans No More Reality II (La manifestation) de 1991, le deuxième volet de la série, Parreno met en scène des écoliers qui revendiquent le rejet de la « réalité », brandissant des banderoles sur lesquelles on lit no more reality. Dans un premier temps, on peut interpréter le message qu’ils communiquent comme une sorte de première prise de position de Parreno, sous la forme d’une revendication politique appelant à réévaluer la conception essentialiste de la réalité. Ensuite, on peut y lire une réflexion sur un système de représentation, auquel se rattache un système de croyance. L’image analogique5 – photographie, vidéo, télévision –, souffre généralement d’une lecture dichotomique, qui tente d’imposer à l’image une aptitude plus ou moins grande à représenter, introduisant nécessairement un axiome objectif/subjectif sur lequel se focalise le débat. Toutes les formes de représentation mécanique – photographie et cinéma documentaire, images de presse ou de télévision –, se sont à un moment ou un autre interrogés sur leur rapport au réel, conduisant parfois à des positions aussi extrêmes que la notion de kino-pravda6 ou de cinéma direct7. L’appréhension de la « réalité » par ces pratiques est donc conditionnée par cette dialectique et, que cette question soit au centre de la démarche ou non, elle exclut le plus souvent une réflexion globale sur la nature du lien entre le système de représentation et la « réalité ».

Dès ses premiers travaux, Parreno évacue cette dichotomie et ses conséquences en adhérant à l’idée de la réalité comme « construction discursive »8, suggérant, sans pour autant nier une réalité historique, qu’un événement n’a de pertinence qu’à travers le discours qu’il génère, qu’il n’existe réellement que par la manière à travers laquelle il est raconté et appréhendé. Pour Parreno, « la réalité est manipulable et constamment manipulée » ; il convient donc de « s’engager dans un processus de re-création »9, afin d’en créer sa propre « interprétation ». Sa démarche s’affranchit donc assez logiquement de la contingence « documentaire » ; il ne s’agit pas ici de rendre compte de phénomènes ou d’événements. Son travail tente plutôt de produire une réalité différente, composite, fruit de la rencontre entre l’appareillage de monstration qu’il met en place et le sujet percevant, impliquant ce dernier de manière active, plutôt que de lui attribuer un simple rôle de spectateur passif.

Dans ce système de représentation, la réalité s’articule systématiquement sur une remise en question irrésolue de l’opposition entre le réel et le virtuel, le documentaire et le fictionnel. Des travaux comme Snaking (1991), court métrage qui s’approprie des qualités formelles du clip publicitaire pour en parodier le message, ou le premier volet de No More Reality : une vidéo-conférence (1991), qui caricature un critique d’art dont le discours devient incompréhensible, procèdent d’un « ensemble de courts-circuits et de va-et-vient entre la fiction et la réalité »10. Construisant du « faux » à partir d’un système de représentation qui véhicule le « vrai », ces pièces mettent en scène des événements ou des discours qui pourraient avoir eu lieu en adoptant une forme qui habituellement s’appuie sur quelque chose d’authentique. Si Snaking simule un type de représentation généralement utilisée pour promouvoir un message basé sur un élément réel (le clip publicitaire), mais qui dans ce cas particulier est purement fictif (un nouveau sport qui consisterait à bouger comme un serpent), la stratégie de Parreno n’implique pas de hiérarchisation entre réel et virtuel, ce qui a pour conséquence que la dialectique entre ces deux paradigmes11 peut adopter des formes très différentes. Les mécanismes utilisés pour mettre en œuvre ce processus d’interrogation et de réévaluation s’inscrivent dans une dynamique qui mobilisent tous les paramètres du dispositif (objet représenté, médium, réception) : parfois l’objet filmé est réel, parfois il ne l’est pas ; parfois le système de représentation prend une forme documentaire, parfois non ; parfois le système de référence du spectateur implique une connaissance du sujet, parfois il repose sur son ignorance.

Le pont du trieur, long métrage de 1999 coréalisé avec Charles de Meaux, instaure une forme de retranscription12 qui diffère légèrement de Snaking ou de No More Reality : une vidéo-conférence : construisant un récit « quasi-documentaire » sur le Pamir, un « territoire géopolitique sans images »13, De Meaux et Parreno racontent l’histoire d’un monde « fictif » – on n’en connaît que très peu de représentations –, mais qui existe vraiment, « redonnant vie à une géographie par l’image »14. Si a priori le film semble adopter une forme documentaire, c’est dans l’interaction entre un élément de départ existant – la réalité historique –, une représentation – un reportage sur le Tadjikistan qui oscille entre fiction et documentaire –, et un régime perceptif – un spectateur confronté à une réalité qu’il croit fictive –, que s’articule la réflexion sur le réel. Parreno s’empare des éléments de départ de son dispositif filmique, en brouille la perception, pour en dégager une retranscription qui, si elle produit un « effet de réel »15 par une forme proche du documentaire, intègre de nombreux éléments qui, en en parasitant la lecture, suggère plutôt un film de science-fiction.

Le début du film se déroule dans un studio de doublage parisien dans lequel un journaliste et un botaniste tadjik décrivent le Pamir. Le « documentaire » sur ce pays inconnu s’appuie donc dès le départ sur le hors-champ, construisant une image (mentale) à partir d’un récit. Traditionnellement utilisée plutôt pour relater une fiction, la forme contée donne au Pamir, dès le début, une existence éthérée. On se trouve quelque-part à mi-chemin entre l’émission de radio qu’on n’écoute que d’une oreille16 et le récit d’un monde imaginaire. La partie principale du film, dans laquelle le spectateur sera finalement confronté à quelques images, génériques, de paysages du Pamir, se construit entre un va-et-vient constant entre des parties plutôt documentaires – interviews de villageois ou du président, ancien cinéaste, du pays –, et des parties qui suggèrent plutôt une dimension fictionnelle. De nombreux plans fixes très longs de gens filmés au loin, qui semblent ne pas prêter attention à la caméra, sont illustrés par une musique électronique qui oscille entre l’expérimental et la techno grand-public, ce qui donne aux scènes ainsi montrées un air de film de science-fiction17. La musique joue ici un rôle central ; par ce type d’illustration sonore, incompatible avec une forme documentaire, Parreno et De Meaux produisent sciemment une réalité inédite, atypique, brouillant la lecture du fait historique pour construire une réalité composite, partagée entre les données filmées et les données projetées par le spectateur18.

Vers un dispositif multiple

Les films de Parreno se basent, nous l’avons vu, sur une ambiguïté, un rapport non résolu entre réel et fictif, mis en œuvre par une utilisation dynamique du dispositif cinématographique : la multiplicité des points de vue, des lectures possibles, contribue à donner une idée indéfinie de ce qui est représenté. Par cette stratégie, Parreno expose une « réalité » plurielle, qui se construit peu à peu par la diversité des regards et des interprétations. Si cette démarche est déjà clairement ancrée dans sa pratique cinématographique, c’est dans la multiplication des supports de monstration utilisés et des points de vue proposés qu’elle prend tout son sens ; en effet, l’œuvre du plasticien se caractérise par une hétérogénéité peu commune, mêlant vidéo, conférence, exposition, installation, performance, texte, travail d’édition ou opéra.

Dans la mesure où Parreno s’inscrit sans doute plus dans le champ de l’art contemporain que dans celui du cinéma19, cette diversité de modes d’expressions, à contre-courant des formes de représentations en vogue dans les arts plastiques dans les années 1990 – « peinture, grands formats et expressionisme personnel »20 – étonne. S’il est vrai que Parreno partage avec ses contemporains cette stratégie de recyclage typiquement postmoderne qui consiste à réutiliser des matériaux préexistants – on citera par exemple l’interprétation de l’imagerie populaire par Jeff Koons ou la relecture des canons de l’histoire de l’art par Jeff Wall –, la majorité de ces artistes se limitent à l’un ou l’autre média, et surtout, aussi anti-esthétiques que certains de leurs travaux puissent paraître, on retrouve toujours une orientation stylistique21, inexistante chez Parreno. Cette multiplication des médias semble donc constituer un paramètre de plus dans sa stratégie de retranscription, par sa capacité à produire de multiples variations à partir d’un concept de départ, par les nouveaux rapports invoqués entre le film et le sujet percevant, qui oscille ici entre spectateur (passif) et observateur (actif)22. La décontextualisation du message permet à Parreno d’exploiter les spécificités de chaque média et leur effet sur le regardeur mais aussi de s’adresser à des publics très différents, selon le canal de diffusion choisi.

El Sueño de una Cosa (Le rêve d’une chose)

Le cas d’El Sueño de una Cosa de 2001 est à ce titre exemplaire. Ce film d’une minute montre un paysage insulaire norvégien inhabité. Sa particularité réside dans le fait qu’il a été conçu comme une histoire ouverte, en « perpétuelle pré-production »23 : le paysage n’opère pas simplement comme image, mais comme « potentiel onirique, évocateur et déclencheur d’événements mentaux »24. En soi, El Sueño de una Cosa ne raconte pas d’histoire. Le film montre une succession de paysages irréels – -criques verdoyantes, plages de sables ou buissons de fleurs qui s’ouvrent en accéléré –, sur lesquels le spectateur peut projeter des interprétations multiples. La propriété principale de ce paysage réside dans sa virginité, et ceci à plusieurs niveaux de lecture : en premier lieu, en tant qu’espace diégétique. Le spectateur est confronté à des non-lieux, des paysages génériques, qui ne comportent aucun élément réellement signifiant qui permettrait de situer l’endroit ou d’extrapoler une trame narrative. En second lieu, en tant que système de représentation : l’absence d’éléments saillants intègre nécessairement le spectateur dans un système immersif qui, le libérant de la dimension narrative, implique tous ses sens dans l’expérience de perception.

A l’image vient se superposer une bande-son composée par Edgard Varèse ; le travail de ce compositeur français donnait déjà dans les années 1950 une importance centrale à l’espace dans lequel la musique était perçue25. Pour Varèse, la diffusion et la perception de la musique étaient partie intégrante de la composition. Son travail converge donc de manière évidente avec celui de Parreno, ce qui explique la présence de Désert (1954) dans ce projet26. Dans le contexte du film, sa composition se limite à suggérer une dimension narrative. Elle n’intervient pas de manière ostentatoire dans la perception des images, si ce n’est en créant une certaine tension ; mais cette suggestion d’un événement libérateur ne s’appuie sur aucun élément visuel, et reste donc irrésolue.

Un troisième élément, en plus de l’image et du son, vient positionner El Sueño de una Cosa comme une œuvre ouverte et, d’une certaine manière, interactive : le dispositif de projection. On ne peut affirmer avec certitude que ce projet a été conçu expressément pour être montré de manières aussi diverses. On en recense toutefois au moins trois versions différentes. La première, conçue pour le Musée d’art moderne de Stockholm (2001), a été insérée dans une bobine 35mm d’annonces publicitaires diffusées dans les cinémas de tout le pays27. La deuxième version, plus complexe, exposée initialement à la galerie Portikus à Francfort (2002) et au Musée d’art moderne de la ville de Paris (2002), s’inscrit explicitement dans un contexte muséal, interrogeant autant l’idée même d’œuvre d’art que la manière de la montrer ou de la diffuser, faisant allusion alternativement au white cube et à la black box28 : dans un espace d’exposition « conventionnel », Parreno montre des copies de tableaux monochromes blancs de la White Series Paintings de Robert Rauschenberg de 1951, faisant allusion au degré zéro de la représentation et au fameux Silent Score (1962, 4’33’’) de John Cage, inspiré directement des peintures de Rauschenberg. A ce stade, le spectateur se trouve face à des images et à une « bande-son » vierges, libre d’y projeter ce qui lui vient à l’esprit. Après un laps de temps déterminé par le morceau de Cage, la salle s’obscurcit et les peintures monochromes deviennent des écrans sur lesquels est projeté El Sueño de una Cosa ; l’idée d’une projection mentale sur la surface blanche se matérialise ainsi par une projection vidéo. La troisième variante confronte le film à de courtes séquences vidéo, qui présentent les différentes versions et les commentent (un présentateur lit un texte de l’artiste)29.

L’enjeu du travail de Parreno semble donc s’articuler autour de la production de sens par la « réactivation »30 d’éléments préexistants, multipliant les points de vue et les canaux de diffusion. Cette œuvre, si elle se limite à la vidéo et à l’installation, produit néanmoins des discours à des niveaux très différents, mêlant un « message » (les images de l’île), une interrogation sur un système de représentation (l’île vierge, les toiles blanches), des réflexions sur le lieu (white cube ou black box) et le temps (Cage) de l’exposition, ainsi qu’un commentaire sur l’ensemble de cette démarche. Dans cette optique, l’appellation « film » paraît sans doute trop restrictive pour définir un processus ouvert, caractérisé par des dynamiques et des interactions, dans lequel la dimension phénoménologique – l’observateur confronté à l’image – prend autant d’importance que la dimension méta-discursive – le sujet percevant ou l’artiste qui s’interroge sur ces mécanismes.

De Zidane à Farocki

Zidane. Un portrait du 21ème siècle31, codirigé avec Douglas Gordon en 2005, procède d’une stratégie de retranscription similaire à celle mise en œuvre dans les travaux cités précédemment. Il s’appuie en particulier sur une interrogation de la télévision qui, par le rapport qu’elle entretient avec la réalité – elle « se base sur le postulat que ce qu’elle donne à voir existe »32 –, semble incarner le médium idéal pour interroger notre rapport au réel. Le choix d’un portrait de joueur de football n’est donc en rien fortuit. Si à l’origine le projet est clairement lié à une évidente passion pour le football de Parreno et Gordon et d’une envie de rassembler fans de Zidane et d’art contemporain devant le même écran, c’est surtout la complexité du dispositif télévisuel de retransmission d’une rencontre, dans le rapport qu’entretiennent acteurs, dispositif technique et spectateurs, qui visiblement intéresse les deux artistes. Zidane, personne-motif omniprésente dans le paysage médiatique, « conditionne complètement notre expérience »33 télévisuelle par sa seule présence. Il ne s’agit donc pas ici de simplement faire le portrait d’une personne, mais de s’interroger sur une image. Zidane « l’individu », malgré l’envergure de sa médiatisation, a toujours réussi à cacher sa propre personnalité et ne donne finalement à voir que Zidane « le joueur de football ». En cela, il participe déjà lui-même à la démarche de Parreno et de Gordon34, incarnant une sorte de support projectif, une « coquille vide »35, plutôt qu’un simple individu. Si l’on compare le film avec une retransmission TV, on constate quelques différences majeures. Dans la majorité des images, l’échelle des plans oscille entre très gros plan et plan moyen. Comme presque toutes les caméras se situent en bordure de terrain, l’image, tournée de manière frontale, possède une capacité évidente à intégrer le regardeur dans l’action de manière beaucoup plus active que durant une retransmission, filmée plutôt en plan de demi-ensemble, en plongée. La musique joue ici également un rôle central : alors que l’image, qui combine des séquences de dix-sept caméras (différents types de numérique « conventionnel », du numérique HD, du 16mm et du35mm en « format » cinémascope) avec quelques images TV, nous montre Zidane pendant quatre-vingt-dix minutes et que la dimension narrative de la partie nous échappe complètement, c’est la musique qui construit une certaine dramaturgie, entrecoupée par un traitement très élaboré des bruits enregistrés (respiration, ballon, etc.).

Toutefois, malgré cette approche qui ressemble à d’autres travaux mentionnés, certains éléments semblent aller à l’encontre du projet de points de vue multiples. À l’origine de Zidane. Un portrait du 21ème siècle, il y avait l’idée de donner à des centaines de spectateurs de la rencontre du 23 avril 2005, au stade Santiago Bernabéu de Madrid, un caméscope numérique afin d’enregistrer une multitude de points de vue. Bien que cette approche puisse sembler idéale afin d’obtenir une vision composite, c’est à cause de problèmes esthétiques36 que le projet s’articula sur des moyens de capture plus « traditionnels ». Plus généralement, c’est l’effort consenti à la dimension esthétique qui surprend dans ce projet ; utilisation de pellicule et d’images à haute définition étalonnées pour y ressembler, tournage en Cinémascope, visite de toute l’équipe d’opérateurs au Musée du Prado afin d’être initiée aux cadrages de Goya et de Velasquez, assombrissement de l’image au gré de l’évolution de « l’action », tout dans ce projet semble vouloir imposer une esthétique, qui de surcroît s’inscrit dans une narration préétablie37. S’il est vrai que Zidane. Un portrait du 21ème siècle nous donne une vision atypique d’une partie de football – le projet d’articuler une rencontre autour d’un seul personnage-image me paraît remarquable et s’inscrit très logiquement dans la démarche de Parreno – et que le résultat reflète sans aucun doute une maîtrise technique indéniable38, le projet s’éloigne de l’approche conceptuelle de travaux antérieurs, phagocyté par l’image trop connotée de Zidane et par une approche esthétique subordonnée à une dimension narrative. Ironiquement, c’est par la modestie des moyens et par une distanciation des modes de représentation « traditionnels » que l’installation Deep Play de Harun Farocki, présentée à la Documenta XII (2007), produit une vision composite prégnante d’une rencontre de football et une réflexion subtile sur la corrélation entre société et spectacle. Contrairement au film de Parreno et de Gordon, il ne s’agit pas ici d’un enregistrement, au sens strict, d’une partie. Sur douze moniteurs, Farocki montre du matériel vidéo hétéroclite de la finale de la coupe du monde 2006 (sans la figure emblématique de Zidane) – modélisations, schémas, outils statistiques, séquences de caméras de surveillance du stade, aperçu des cabines de montage des télévisions couvrant le match, outils d’analyse automatisés, ainsi qu’un plan fixe du stade filmé par lui-même –, s’interrogeant sur les modalités de production de la réalité et, parallèlement, offrant un miroir de la société à travers la référence indirecte au panoptique foucaldien39 suggérée par le titre de l’installation40. Par la multiplication de sources vidéo, Farocki génère de manière efficace une réalité différante41, tout en contredisant la doxa implicite des systèmes de reproduction analogiques. L’événement se construit par la conjugaison de métalangages, esquivant la question du « vrai » et de la dimension référentielle de l’image et évacuant ainsi le rapport entre « réel » et représentation.

Images en mouvement, cinéma(s) et art contemporain

Cette remise en question des systèmes de représentation « traditionnels », qui est centrale chez Parreno – fût-ce à un moindre degré dans le film sur Zidane –, inscrit son travail dans un champ indéfini des images en mouvement, à mi-chemin entre l’art vidéo et le cinéma expérimental, l’histoire de l’art et l’histoire du cinéma. Si ce champ, cet « autre » (Bellour)42 ou ce « troisième » cinéma (Cassagnau)43 souffre aujourd’hui de n’être pas encore pleinement assimilé par les institutions (académiques, du moins), il semble néanmoins complètement investi par cet artiste, dont la démarche transcende une catégorisation inadaptée. Produisant une œuvre complexe qui s’interroge sur ses propres conditions d’apparition, Parreno questionne l’image comme catégorie épistémique, intégrant tous les paramètres du dispositif foucaldien, dépassant ainsi un « simple progrès continu de la représentation »44 pour s’inscrire « dans une toute autre logique »45. En ce sens, il converge avec l’hypothèse formulée par Bellour pour comprendre ce « cinéma » :

« Il semble plus fondé de s’en tenir à ce que Foucault nommait les ‹ tâches élémentaires de la description ›. Cela suppose de saisir plus que jamais tous les arts ensemble pour situer en chaque œuvre les combinaisons qui s’avèrent entre chacun d’entre eux, qualifié en particulier par son dispositif ou le choix de s’en tenir à un seul. »46

1 « Philippe Parreno. Virtualité réelle. Entretien avec Nicolas Bourriaud », in Art Press, n° 208, décembre 1995, p. 42.

2 La représentation du réel s’appuie généralement sur une lecture d’une donnée de départ, sans que soit pris en considération l’effet que peut avoir le dispositif de représentation sur la réalité. En somme, ce type d’appréhension, même s’il ne prétend pas forcément à un regard objectif, se positionne en examinateur externe, et rejette ainsi toute interaction possible entre le réel et l’observateur.

3 Elisabeth Wetterwald, « L’exposition comme pratique de liberté », in Parachute, n° 102, 2001, p. 42.

4 Slavoj Žižek, « Passion du réel, passion du semblant », in Savoirs et Clinique, n° 3, 2003, p. 44.

5 En ce sens qu’elle reproduit une analogie de la « réalité ».

6 « Cinéma-vérité » en russe, cette série de films documentaires réalisée par Dziga Vertov, Mikhail Kaufmann et Elizaveta Svilova incarne l’idéal selon lequel le dispositif cinématographique permettrait, par une représentation adéquate de la réalité (celle-ci présuppose notamment la « caméra invisible »), de produire un enregistrement fidèle de la « vérité » (sociale, historique, etc.). Voir par exemple Jeremy Hicks, Dziga Vertov. Defining Documentary Film, I.B. Tauris, Londres/New York, 2007, chapitre 2.

7 Si certains théoriciens de ce courant de cinéma documentaire sont conscients des limites du « cinéma du réel » – il s’agit de « se poser le problème du réel » et non « prétendre donner à voir le réel » (Edgar Morin) – subsiste la croyance qu’un dispositif adéquat (caméras et appareillages de prises de sons légers notamment) permettrait une représentation plus fidèle de la réalité. Voir par exemple Gilles Marsolais, L’aventure du cinéma direct revisitée, Les 400 coups, Laval (Québec), 1997 [première édition : L’aventure du cinéma direct, Seghers, Paris, 1974].

8 Slavoj Žižek, op. cit., p. 44.

9 « Philippe Parreno. Virtualité réelle. Entretien avec Nicolas Bourriaud », op. cit., p. 42.

10 Pascale Cassagnau, Future AmnesiaEnquêtes sur un troisième cinéma, Editions Isthme, Paris, 2007, p. 88.

11 Dans la mesure où le réel n’est, selon notre définition, pas une donnée, il paraît plus pertinent d’utiliser le terme « paradigme » afin de suggérer la complexité structurelle de cette notion.

12 Ce terme traduit sans doute le mieux « l’exigence affirmative » de cette déconstruction du réel (pour une définition de ce concept chez Derrida voir par exemple Points de suspension. Entretiens, Galilée, Paris, 1992, chapitre « Le presque rien de l’imprésentable »).

13 Charles de Meaux, entretien avec Pascale Cassagnau, op. cit., p. 103. S’il existe des images filmiques du Pamir dès les années 1920, principalement russes – Kinostudiya Lenfilm a par exemple produit Le toit du monde de 1925 de Vladimir Yerofeyev (http://www.lenfilm.ru/ qui a également tourné Pamir en 1928 avec Vladimir Shnejderov (http://www.imdb.com/) – cette affirmation se place dans le contexte contemporain, dans lequel une grande partie de l’information est sous-représentée dans les médias principaux. De Meaux et Parreno s’intéressent à l’état de fait que les images du Pamir, même si elles existent, sont absentes de l’inconscient collectif conditionné par les médias.

14 Ibid.

15 Dans l’analyse structuraliste littéraire barthésienne, un « effet de réel » se produit grâce à l’utilisation d’éléments descriptifs qui n’apportent rien au récit, mais qui rendent la narration plus réaliste. Roland Barthes « L’effet de réel », in Communications, n° 11, 1968, pp. 84-89.

16 Tom Morton, « Négociations et Chants d’Amour », dans coll., The In-Between. Anna Sanders Films, Forma/Les presses du réel, New-castle/Dijon, 2003, p. 100.

17 Le désert, topos très présent dans la science-fiction, renforce cette impression.

18 L’une des caractéristiques du travail de Parreno, seulement esquissée dans ce court texte, est l’importance de l’imagerie de la culture populaire (mangas, football, cinéma de genre, etc.) utilisée non comme sujet, mais comme support suggestif, projeté par le spectateur sur ce qu’il voit. Dans Le pont du trieur, cette culture populaire participe activement à produire une nouvelle réalité, en fournissant des images que celui-ci confronte à celles du film.

19 La position ouvertement ambigüe de Parreno, partagé entre Anna Sanders, maison de production indépendante, et l’art contemporain (liens avec Le Consortium de Dijon, Les presses du réel, Nicolas Bourriaud, Douglas Gordon, Air de Paris, etc.) mériterait d’être étudiée de manière plus approfondie.

20 Elisabeth Wetterwald, « L’exposition comme pratique de liberté », op. cit., p. 34.

21 On pense par exemple à la série Airports du duo Fischli & Weiss qui recycle l’imagerie touristique.

22 Sur la différence entre spectateur et observateur, voir Jonathan Crary, Techniques of the Observer, MIT Press, Cambridge Mass., 1992.

23 Philippe Parreno, « El Sueño de una Cosa », Alien Affection, Les presses du réel, Paris, 2002.

24 Propos rapportés par Dorothée Duppuis, « Les plus belles images sont celles que je me suis projetées dans la tête. Entretien avec Philippe Parreno », in Les cahiers du Mnam, no 97, automne 2006, p. 86.

25 Le poème électronique du Pavillon Phillips de l’Exposition universelle de Bruxelles (1958), dont les différents éléments ont été conçus par Le Corbusier, Iannis Xennakis et Edgard Varèse lui-même, constitue sans doute l’exemple paradigmatique du dispositif multimédia tel qu’il le concevait.

26 Une autre collusion entre Parreno et Varèse est évidemment la notion de paysage, que nous ne développerons pas ici.

27 http://www.modernamuseet.se/.

28 http://www.portikus.de/.

29 http://www.airdeparis.com/.

30 Propos rapportés par Dorothée Duppuis, op. cit., p. 86.

31 Fussball wie noch nie de Hellmuth Costard (1971), le premier film à suivre un joueur de football pendant toute une partie, a visiblement servi de modèle à l’entreprise de Zidane et de Parreno, qui l‘ont à plusieurs reprise projeté en parallèle avec Zidane. Un portrait du 21ème siècle (par exemple au Festival d’Automne à Paris en 2007).

32 Philippe Parreno, dans Hans-Ullrich Obrist, Conversations. vol. 1, Manuella Editions, Paris, 2008, p. 336.

33 Propos rapportés par Dorothée Duppuis, op. cit., p. 89.

34 Dans de nombreuses interviews (notamment dans le making-of du film), on apprend qu’il n’eut été envisageable de faire le film sans lui.

35 Comme Anna Sanders ou AnnLee.

36 La décision de faire un long métrage projeté en salles remit en question cette idée. A ce propos, voir Rachael K. Bosley, « Production Slate. Caught on Camera », in American Cinematographer, vol. 88, no 5, mai 2007, p. 17.

37 Tout semble converger vers le dénouement de la partie et le carton rouge de Zidane.

38 Le projet, financé par Universal Pictures et Anna Lena, rassemble un dispositif technique (17 caméras, objectifs prêtés par l’armée américaine, etc.) et une équipe (Darius Khondji, Tom Johnson, Hervé Schneid, Mogwai, etc.) hors du commun.

39 Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Gallimard, Paris, 2007 [première édition :1975]

40 Le terme deep play fait référence au philosophe anglais Jeremy Bentham, concepteur du Panopticon. Voir Tom McDonough, « Harun Farocki at Greene Naftali », in Art in America, mai 2008 (tiré de http://www.findarticles.com/).

41 Ce sont bien ici les systèmes de représentation qui construisent des réalités qui diffèrent. Ce n’est donc pas la réalité à laquelle ces derniers font référence qui varie. Pour la définition du concept de différance, voir Jacques Derrida, De la grammatologie, Minuit, Paris, 1967.

42 S’interrogeant sur les « passages », opérés en premier lieu par la télévision, entre les images (photographique, cinématographique ou vidéographique), Raymond Bellour propose « l’hypothèse flottante » d’un « autre cinéma », qui ne se définit plus de manière statique, à travers un médium, mais de manière dynamique, par ces « entre-images ». Voir Raymond Bellour, L’entre-image, Editions de la différence, Paris, 1990.

43 Pascale Cassagnau dessine, dans Future Amnesia – Enquêtes sur un troisième cinéma (op. cit.), un « territoire artistique » mêlant « cinéma, art contemporain, nouveaux médias et littérature », qui échappe lui aussi à toute définition procédant de caractéristiques techniques et qui semble incarner un nouveau « champ d’expériences esthétiques ».

44 Jacques Derrida, Mal d’archive, Galilée, Paris, 1995, p 32 : « […] si les bouleversements en cours affectaient les structures mêmes de l’appareil psychique, par exemple dans leur architecture spatiale et dans leur économie de la vitesse, dans leur traitement de l’espacement et de la temporalisation, il ne s’agirait pas d’un simple progrès continu de la représentation, dans la valeur représentative du modèle, mais d’une toute autre logique ».

45 Ibid.

46 Raymond Bellour, « Querelles des dispositifs », in Art Press, no 262, 2000 (tiré de http://www.ac-nancy-metz.fr/).