Alain Boillat

La mère, entre documentaire « de proximité » et mélodrame : de l’individu à l’archétype

Après les films de Vsevolod Poudovkine (La mère, 1926) (ou d’autres adaptations du roman de Maxime Gorki) et d’Alexandre Sokourov (Mère et fils, 1997), le choix d’intituler un film « la mère » ne va pas, pourrait-on dire sur le modèle de « l’italianité » barthésienne, sans son pesant connotatif de « russité », ce qu’Antoine Cattin assume parfaitement dans son premier long métrage, récit des peines d’une Russe indigente mais généreuse qui, ayant quitté un mari violent, s’échine à pourvoir aux besoins de ses neufs enfants. Très bien reçu à Locarno1 comme il l’avait été à Nyon, ce film pour lequel Cattin retrouve son compère Pavel Kostomarov – avec qui il a déjà travaillé sur Vivre en paix (2004), moyen métrage d’une rigueur exemplaire traversé par des moments où la sensibilité à la matérialité des choses et à l’aléa des actions surprises par l’objectif provoquent un effet de réel peu commun2 – est bien plus intéressant que ne pourrait le laisser penser a priori un tel sujet, dont on pourrait craindre que le traitement ne bascule dans le misérabilisme ou l’admiration béate face à la grandeur de l’amour maternel.

Si Cattin et Kostomarov livrent au contraire avec ce documentaire un portrait saisissant qui se débarrasse parfois des ficelles mélodramatiques, c’est qu’ils instaurent une distance productive à la personne filmée, non pas cette distance moyenne (« bonne distance » prônée par les partisans de préceptes pseudo-éthiques), mais un rapport changeant qui va de la confidence proférée face à la caméra – la mère avoue par exemple une lassitude dont elle ne touche mot aux siens – à des passages où le discours filmique se met au diapason d’une destinée tragique, comme dans ce noir interséquentiel ponctué d’un bruit sourd qui, introduisant une ellipse, nous fait brusquement passer d’une soirée festive à l’austérité d’un banc d’accusé. Cette rupture évacue toute explication des causes pour nous confronter à l’irrévocabilité des conséquences de l’attitude irresponsable de la gent masculine qui peuple le film – désœuvrés fainéants ou ivrognes déjà dépeints en un milieu semblable (celui d’un kolkhoze) dans Vivre en paix. La possibilité de proposer une telle transition résulte de l’une des forces de cette réalisation qui est la durée considérable que les réalisateurs ont passée avec les personnes filmées, créant un rapport de familiarité avec le milieu décrit. Ainsi, les ellipses et les revers ressemblent à s’y méprendre à ceux que l’on trouve dans les fictions, la période couverte par le tournage permettant aux cinéastes de structurer La mère autour de phénomènes d’échos ou de reprises que d’aucuns pourraient considérer comme une mise en forme vainement ostentatoire – ce qui est le cas au niveau du filmage, par exemple dans la séquence où la caméra fait corps avec le jeune homme qui dévale une colline avec son vélo. Nombreux sont en effet ces moments révélateurs où les protagonistes sont saisis comme à l’improviste dans des actes certes anodins, mais qui font particulièrement sens dans la série d’associations créées par le film, à l’instar de ce bambin délaissé par sa mère qui, s’entraînant à répéter des mots pour les apprendre, confond le terme « maman » avec le prénom de la jeune fille qui bientôt endossera ce rôle. De non-dits en lapsus, le film tresse une fine cartographie de la souffrance ordinaire et de la prodigieuse résistance de plusieurs figures de femmes.

Cependant, les « effets de structure » dont témoigne La mère ne restreignent en rien l’imagination du spectateur. Les respirations et énigmes de ce film tiennent à une démarche consistant à extraire les actions de leur contexte, tant sur le plan narratif (les rapports de causalité demeurent le plus souvent implicites) qu’au niveau de la représentation spatiale. A force d’être proche des personnages, de partager leurs efforts physiques ou leur amertume réfrénée face au mutisme ou à la brutalité de l’autre, on en vient à saisir l’universalité des émotions signifiées par le montage et captées par une prise de vues attentive aux détails fortuits.

La mère : à la fois un être singulier qui nous conte son passé et dont on voit le présent, et un « type » qui correspond à de nombreuses habitantes de la Russie actuelle. Lorsque la plus âgée des filles tombe enceinte, on comprend que le vocable « la mère » renvoie bien plus à une fonction affective et sociale qu’à une seule personne dont le film sonderait, même pudiquement, l’intimité. Or cette dimension presque « métaphorique », singulièrement conjointe à une proximité entretenue avec les corps et les choses qui interdit toute sublimation, est notamment le produit d’une représentation parfois déconcertante de l’espace diégétique. Ainsi, lorsque la mère observe de loin l’hôpital où sa fille accouche – on s’est contenté de nous montrer frontalement dans un contre-champ la façade et ses rangées de fenêtres anonymes –, on ne sait pas ce qu’elle voit ; elle s’adresse à sa fille qui lui est probablement visuellement inaccessible, et lui dit dans ses cris haletants qu’elle ne peut pas l’entendre. Une certaine vanité des actions maternelles apparaît dans de tels moments où la protagoniste principale est appelée par un hors-champ qui ne se dévoile jamais à notre regard.

Le dernier plan du film condense les attributs de ce traitement narratif à la fois ouvert et potentiellement déceptif. Il s’agit d’un long travelling latéral sur un quai de gare où la mère, cadrée de près et centrée dans le champ, interpelle en vain l’un de ses fils qu’elle dit voir s’éloigner sans que nous puissions savoir s’il est vraiment là où elle le dit. En nous entraînant dans le mouvement de la protagoniste (qui est aussi le sens de la « lecture »), le film crée l’attente d’une rencontre qui n’est possible qu’en dehors de ses frontières textuelles, dans une réalité dont on nous montre ouvertement qu’elle excède ce dont le film rend compte. Le fait que cette déambulation époumonée soit présentée comme le point d’arrivée d’un trajet en train qui structure l’ensemble du film sur le principe tout classique de l’alternance est significatif de la rencontre productive qui s’opère dans La mère entre un agencement minutieux du matériau et un intérêt sincère porté aux êtres filmés. Il y a là une volonté de ne pas enfermer les personn(ag)es dans le sens établi par l’« œuvre », mais d’émailler le récit de trouées au travers desquelles s’engouffre l’opacité du réel.

La mère (2007, CH-FR-Russie, 80’).Réalisation, scénario, image, montage, son : Antoine Cattin, Pavel Kostomarov.Musique : Thierry van Osselt, Alexander J.S. Craker.

1 Voir notamment la recension dithyrambique de Thierry Jobin, Le Temps, 15 août 2008, p. 32.

2 A propos de ce film, on relira l’article de François Bovier et André Chaperon, « Vivre en paix. Le meilleur des mondes possibles », Décadrages, no 6, automne 2005, pp. 122-130.