En route pour nulle part ! Le cinéma de Charles de Meaux ou les films du « voyage impossible »
L’une des singularités d’Anna Sanders Films réside dans plusieurs préoccupations communes, énoncées dans de nombreux entretiens ainsi que dans l’ouvrage-somme The In-Between – Anna Sanders Films. Ce dernier, mélangeant articles critiques et positionnement théorique, peut être considéré comme révélateur d’un « programme » Anna Sanders. Les productions d’Anna Sanders témoignent d’une refonte de la pratique de ses auteurs, issus de l’art contemporain, dans le champ du cinéma dit traditionnel. Ceux-ci se soumettent volontairement aux contraintes d’exploitation du cinéma, et donc à la projection d’un long métrage en salle obscure. Cette pratique venue remplacer l’exploitation muséale du cinéma, leur permet de s’inscrire dans l’histoire du cinéma, et de jouer de ses références1. A la notion de déplacement – ou d’annexion – d’un champ à l’autre, répondent, littéralement, le déplacement de l’équipe de tournage dans l’espace réel et celui des personnages dans l’espace fictionnel. Cette problématique se cristallise pour Charles de Meaux dans le rapport au paysage. Il s’agit de « faire naître » le paysage « à la vérité des images »2. Cette médiatisation procède en effet de l’expérience physique et nécessite d’arpenter le paysage, d’en prendre la mesure par le corps. Les espaces investis par les films de Charles de Meaux témoignent tous d’un processus de délocalisation – et non pas de décontextualisation – du propos. Le film « du voyage impossible »3 deviendrait alors le modèle propre à saisir la mutation du monde contemporain.
(In)définition de l’espace dans le cinéma de Charles de Meaux
Les trois longs métrages de Charles de Meaux4 ont en commun de s’ancrer profondément – primordialement – dans un espace a priori défini. Tous trois posent en effet d’emblée l’existence réelle de cet espace pour mieux ensuite s’y déployer. Cet attachement à la désignation d’un espace qu’ils se proposeront de parcourir nous semble un point nodal de la pratique du cinéma de Charles de Meaux, qui se réclame dès lors d’un rapport au documentaire (dans le sens où sa pratique se donne d’abord comme un document sur un lieu physique, quitte à le désinvestir par la suite).
Ainsi Le pont du trieur nous présente-t-il longuement la région du Pamir – où se déroulera le film – de manière théorique5, comme l’on prépare un voyage avant le départ. Les premières représentations que nous pourrons en avoir seront donc d’abord suscitées par la parole. Ce n’est que dans un deuxième temps que les images viendront les compléter, rétablissant par-là la prééminence visuelle dont fait usage le documentaire classique. Nous sommes alors confrontés à la matérialité des paysages pamiris, venant remplacer les évocations verbales. Cette apparition brutale vient souligner les limites du discours. L’image excède en effet la représentation verbale, le film illustrant l’incapacité fondamentale de la parole à rendre compte du visuel. D’où la nécessité de se confronter au lieu, sans tomber dans la fascination admirative. Le projet du film se veut donc à la fois ludique et sérieux : arpenter des terres vierges, à la façon des géographes verniens, jouer avec une certaine idée de l’exotisme, et combler une lacune en témoignant de l’existence physique d’un « pays sans images ».
Shimkent Hotel souligne quant à lui l’impact du milieu géographique sur les protagonistes de la fiction ténue qu’il nous propose (comme en témoigne au premier chef le choix du titre, désignant l’hôtel bien réel dans lequel logeait l’équipe de tournage). Le déclencheur de la fiction est ici le déplacement topographique. Le programme du film pourrait s’énoncer ainsi : isoler trois acteurs connotés « jeune cinéma français », les plonger dans un milieu hostile (le Kazakhstan engoncé dans les reliefs de l’URSS) et les regarder évoluer. Ce programme épouse alors l’intrigue, où trois doux rêveurs acquièrent une usine d’aluminium dans la perspective – bien vite contrariée – de la faire redémarrer. La difficulté des personnages à pénétrer ce milieu est palpable. L’incapacité à communiquer avec les différents collaborateurs de l’usine, l’incompréhension devant son fonctionnement, renvoient au caractère impénétrable du réel. Comment dépeindre ou comprendre la réalité du Kazakhstan à travers un récit cinématographique ?
De façon sensiblement différente, Marfa Mystery Lights – a Concert for the U.F.O’s est centré sur un groupe de rock, The Secret Machines. Nous les voyons travailler en studio, puis donner un concert dans le désert. Les scènes sont entrecoupées d’entretiens et de témoignages d’habitants de Marfa ou d’esthètes de passage. Car ici encore, le choix du lieu est loin d’être indifférent. Marfa intéresse De Meaux pour plusieurs raisons : elle est d’abord la ville d’adoption de Donald Judd. Un centre d’art contemporain draine une importante activité artistique, ce dont témoignent plusieurs galeristes au cours du film. Paradoxalement, cette ville est également représentative des petites agglomérations du sud des Etats-Unis. Les plans du motel déserté, transformé en studio d’enregistrement, ceux montrant ses éclairages au néon au bord de la route reproduisent les clichés de toute une imagerie nord-américaine, mythologie que le rock a contribué à construire et qu’il reconvoque perpétuellement. Les moments d’immobilité sont nombreux ; nous voyons le groupe au travail, s’échinant sur de nouveaux morceaux. Le sujet du film est plutôt à chercher dans ce travail de reconduction de clichés via la musique populaire. Dans ce lieu chargé, ultra référencé, celle-ci fait ainsi preuve de son caractère atemporel.
Condition de l’audiospectateur dans Le pont du trieur
La séquence inaugurale du Pont du trieur paraît programmatique de cette stratégie de dissolution et de refonte du temps et de l’espace. C’est pourquoi nous nous proposons de l’examiner dans son détail. Elle montre bien les manœuvres qu’exécute Charles de Meaux pour d’une part nous mettre graduellement en présence de ce qui constitue l’objet de son film, la région du Pamir, et d’autre part construire un lieu d’énonciation ambigu et contradictoire, lui permettant d’éviter les définitions réductrices documentaire/fiction/essai.
Son prologue comporte trois parties distinctes. Une suite de plans urbains, plongés dans une lumière matinale, compose le générique proprement dit. Du bruit blanc évoquant les fréquences radiophoniques in définies se fait entendre ; suit alors un entrelacs de paroles et de musique, au gré d’un zapping radiophonique. L’attention se fixe sur une voix plus distincte, qui nous interpelle (« Bonsoir. Il est dix-sept heures, on va rester ensemble pendant un peu plus d’une heure ! »). Elle nous permet d’accéder à ce que l’on devine être son lieu d’émission, un plateau de radio. Mais alors qu’elle poursuit son discours, les plans détaillant le studio nous le montrent vidé de ses occupants. La voix reste résolument over. Elle cède bientôt place à ce qu’elle nous présente comme un enregistrement (audiovisuel). Celui du botaniste Ogonozar Aknazarov, que nous voyons arriver dans un studio de doublage et s’installer devant un écran blanc, pour décrire le Pamir, sujet de l’émission. Ce n’est qu’après cette longue introduction que la première image du Pamir se substituera à l’écran vierge.
Exposée ainsi, la situation d’énonciation semble claire : un narrateur radiophonique nous présente une émission qui recoupera le film proprement dit (la durée et le sujet annoncés coïncidant avec le film que nous voyons), engendrant de fait une tension. Comment une émission de radio pourrait-elle en effet susciter des images ? Car la séquence montrant Ogonozar Aknazarov est bien convoquée par la voix over (« Je voudrais commencer par diffuser un enregistrement, et vous présenter Ogonozar Aknazarov »). La diffusion de cet enregistrement vient nier le statut radiophonique de l’émission. Cette tension entre le son et l’image, emblématique selon nous de toute la séquence est perceptible en plusieurs endroits et place le spectateur en une position inconfortable.
Le générique, disions-nous, se distingue nettement du reste de la séquence. Alors que l’on évoquera les horizons dégagés du Pamir, celui-ci est constitué d’une suite de plans urbains. De lents panoramiques détaillant l’éveil de la ville encore baignée de son éclairage sont entrecoupés de gros plans sur les phares allumés de véhicules s’activant : service de voirie, hélicoptère, file de voitures s’agglutinant sur la route. Le film prend son essor dans un environnement aux antipodes de l’exotisme : une aube de semaine comme les autres. Cette indistinction générique répond à l’errance de la bande-son, passant d’un canal à l’autre, survolant les images. Le caractère insaisissable et omniprésent des ondes radio n’assigne pas d’origine définissable à sa source. D’où et pour qui ces ondes émettent-elles ? Qui les manipule ? La succession des plans ne permet pas de définir de liens temporels, se contentant de décrire un même milieu. Notre attention n’est pas encore fixée, oscillant à l’instar du flux radiophonique. Le film ne nous arrime pas à un point de vue ou d’écoute, mais restitue cette qualité flottante et indistincte du quotidien. Le changement constant de la matière sonore nous empêche pourtant de nous installer dans une ambiance en articulant le son à l’image, à la manière d’un générique classique. Nous sommes donc susceptibles d’être convoqués à tout moment. Malmenant nos attentes, le générique nous impose une certaine disponibilité. Plutôt que de nous préparer à pénétrer la fiction, il fait table rase de nos présupposés.
Une voix vient en effet nous saisir par son adresse forte. En une phrase, le cadre est posé. Ce « bonsoir » qui résonne, en plus de nous situer temporellement, instaure un rapport connu entre la voix et l’audio-spectateur. Elle vient changer diamétralement la nature de ce qui était à l’écran : ce que nous avions identifié comme une ville ensommeillée correspondait en fait à une fin de journée. L’engorgement des routes était provoqué par le retour des travailleurs. En un retournement soudain, nous nous retrouvons à l’autre extrémité de l’horaire radiophonique6. Cette réversibilité sera une des caractéristiques fondamentales du cinéma de Charles de Meaux. Parallèlement, on l’a déjà dit, la nature de l’image change. À un plan qui suivait le vol d’un oiseau, au grain apparent et aux lumières naturelles à connotation documentaire, succède un très gros plan montrant l’extrémité d’un micro (fig. 1 et 2). Le passage de l’un à l’autre, au fil de la phrase, se fait sans transition.
Si la voix instaure un type de communication relevant du direct radiophonique (usage de déictiques, adresse au spectateur, balisage temporel), les plans suivants viennent poser problème. Alors que la voix poursuit son exposé, ces derniers s’enchaînent, détaillant plusieurs micros. La logique voudrait alors que ce que l’on suppose hors-champ – la bouche articulant devant le micro – apparaisse enfin. Cette attente sera bien sûr contrariée. A ces plans succède en effet un premier plan large nous présentant un studio vide (fig. 3). Alors que le discours se poursuit sans heurt, l’espace présumé de son émission est contredit par l’acte même de son dévoilement. Une présence, dessinée en creux, est perceptible malgré tout. Une chaise tirée face à un micro, alors que les autres restent rivées à la table, laisse supposer que le studio a été occupé récemment. Ce que vient confirmer un nuage de fumée, vestige d’une dernière cigarette flottant au-dessus de la chaise, qui se dissipe progressivement au cours du plan. Ironiquement, nous semblons avoir accès à l’objet de la séquence au moment même de sa disparition. Nous nous trouvons donc contraints de faire antichambre, immobilisés dans un studio à l’orée du film, alors qu’une voix nous évoque des territoires lointains. L’inverse d’une entrée in medias res. Cette frustration est accentuée par la contradiction de l’articulation son/image. Cette dernière reste en effet problématique. Si ce studio est bien le lieu de l’émission, force est de constater un décalage temporel entre ce qui est dit et ce qui est montré. Notre position de spectateur demeure inconfortable. Nous suivons un fil rouge (la voix over), mais nous sommes incapables de nous situer dans un espace, qu’il soit fictionnel ou documentaire.
Ce paradoxe correspond à la structure même du film. Ecoutons la voix over se présenter :
« […] Je voudrais vous accompagner à travers un paysage. C’est une émission d’information que je vous propose, mais une émission d’information un peu différente, qu’il faudrait raconter comme on raconte une histoire […]. »
Cette émission d’information est en effet d’un type particulier. Il est quelque peu étrange de caractériser un film selon des critères s’appliquant habituellement à la sphère des télécommunications. L’inscrire plus précisément dans le domaine radiophonique achève d’installer l’ambiguïté que nous relevions. La particularité du film réside dans un renversement, où la parole a la charge de provoquer l’image, de manière très volontaire. Ce choix se justifie par l’absence d’image préexistante à la parole. D’où le rôle charnière de la séquence consacrée à Ogonozar Aknazarov. Il n’est alors pas indifférent que nous soyons face à un botaniste. Il évoque en effet des paysages, en les décrivant sous l’angle du scientifique, s’attardant sur leurs caractéristiques géologiques, détaillant les particularités de la faune et de la flore. En d’autres mots, il dresse un décor, encore vide de personnages.
La séquence consacrée au botaniste provoque par ailleurs une nouvelle rupture formelle. La nature de l’image change à nouveau. Nous revenons à un style documentaire, pour assister à l’arrivée d’Aknazarov au studio de doublage. Portée à l’épaule, la caméra bouge ostensiblement, alors que la lumière insuffisante éclaire faiblement le visage du botaniste (fig. 4). Aux gros plans succède un plan large où sa silhouette vient se découper en ombre chinoise devant l’écran (fig. 5). Son exposé sera entrecoupé de plans montrant un personnage à l’écoute dans le studio que nous avions vu déserté auparavant. L’apparition du personnage, incarné par Thibault de Montalembert, est signifiante à plus d’un titre. Elle est le premier signe fort de fiction. Nous sommes en effet pour la première fois confrontés à un acteur, incarnant un personnage. Par ailleurs, cette séquence vient complexifier l’apparente unité temporelle qui présidait jusqu’alors. Nous découvrons ce nouvel arrivant qui écoute le discours d’Aknazarov, un casque sur les oreilles. Les paroles de ce dernier nous parviennent assourdies, à travers une cloison. Le personnage de Thibault de Montalembert prend bientôt le relais. De manière complémentaire, il apporte des informations statistiques sur la situation du Pamir. Présentés en alternance avec ceux d’Aknazarov, ces gros plans situent le personnage dans le même espace-temps que le botaniste. Nous les voyons tour à tour, qui parler, qui écouter. Mais cette unité n’est pas non plus sans faille. La continuité du discours et la qualité de l’image semblent garantir le caractère documentaire de ce qui nous est présenté. Cette matière se révèle pourtant moins homogène qu’il n’y paraît. Le montage, au premier chef, mérite commentaire. L’échelle des plans et la place de la caméra varient au cours de l’exposé d’Aknazarov. Faut-il supposer la présence de plusieurs caméras ? Les plans sur Thibault de Montalembert accentuent ces variations. Les gros plans se succèdent sur sa personne au fil de son discours. Or, des différences sont perceptibles d’un plan à l’autre : sa place dans le studio change, un micro ou un casque apparaît ou disparaît, alors que le discours reste fluide. Ces légères variations ne sont pourtant pas perçues comme des faux raccords. Cette présence du discontinu demeure discrète, les sautes intervenant rythmiquement entre deux césures de phrases. Elle n’en mine pas moins la nature documentaire de ce qui nous est présenté. La situation apparemment claire (un protagoniste s’exprimant face à un écran, en alternance avec un narrateur lisant ses notes) se fissure. Ces variations impliquent en effet plusieurs prises de vues, rendant paradoxalement apparent un travail là où l’on attendait de la transparence.
Ce n’est qu’après ces détours, nous faisant progressivement perdre pied pour rendre cette région quasi légendaire, qu’apparaîtra soudainement la première image du Pamir proprement dite (fig. 6). Du blanc de l’écran se détache progressivement un paysage dégagé, montrant un plateau montagneux. Le plan dure, encore vide. Ses dégagements latéraux annonciateurs d’entrée dans le champ provoquent l’attente. Elle sera encore une fois déjouée. Un rire d’enfant retentit, alors que l’objectif de la caméra est bientôt obstrué par son œil curieux. Nous le suivons dans une course lors du plan suivant. Ce départ a une nouvelle fois renversé notre position. Le surgissement de cet enfant fait vaciller notre statut de spectateur confortablement installé devant une « émission d’information » consacrée au Pamir. L’intérêt ludique de cet enfant pour la caméra l’a rendue partie prenante du spectacle, soulignant son caractère actif. Loin de prétendre à l’objectivité, Charles de Meaux souligne ainsi le caractère participatif de l’acte de filmer. Le simple fait de poser une caméra dans un milieu le transforme, comme en témoigne la réaction de l’enfant. Ainsi donc, débarrassés de nos certitudes, sommes-nous conviés à arpenter à ses côtés une portion de territoire, dans un lieu indéterminé qui est celui du film.
Figures du « non-lieu »
La question de la médiatisation du paysage par l’image traverse le « programme » d’Anna Sanders. Abordée à rebours, elle relaie, à travers l’affirmation de la notion de « non-lieu »7, une inquiétude contemporaine. Les films de Charles de Meaux évoquent tour à tour une série de non-lieux qui « n’existent jamais en tant que forme pure », mais qui pourtant « se reconstituent après avoir été utilisés »8. Du Pamir à Marfa, petite ville du Texas, ses films agissent comme autant de « moyens d’inventer des moments de paysages »9 et de pallier à l’absence référentielle de ces lieux, caisses de résonance d’un passé à la fois proche et quasi mythologique (le rêve américain ou les utopies communistes, considérées à l’aune de leur achèvement). Cette référence allie ainsi gravité – évoquant la guerre froide et les dictatures – et désuétude – idéaux utopiques, chasse aux OVNI.
La question de l’historicité y est donc primordiale et amène à reconsidérer le rapport à l’utopie. Si l’on peut rappeler qu’étymologiquement la notion d’utopie présuppose une absence de lieu, il devient alors intéressant d’envisager la filmographie de Charles de Meaux sous l’angle du retrait de l’utopie et du passage du lieu au non-lieu. Il choisit ces (non–)lieux, témoins du passage du temps sur les utopies, en fonction d’un rapport temporel, et s’intéresse donc en priorité à des lieux vidés, où se serait joué quelque chose dont ils portent encore la marque. Se manifeste enfin une volonté de se confronter à ces lieux dans leurs particularités, de les éprouver, et non pas d’en proposer un modèle hypothétique. On considérera, dans cette seconde partie, le non-lieu comme « un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique »10, par opposition à la notion de lieu – et l’on tentera dans notre analyse de modérer ce dernier terme.
Les notions concomitantes de frontière et de territoire, naturellement abordées dans les écrits d’Anna Sanders11, interrogent la manière dont se structurent les différents champs de l’art contemporain, tout en dépassant rapidement les termes de ce débat ; aussi Le pont du trieur, Shimkent Hotel ou encore Marfa Mystery Lights, a Concert for the UFO’s abordent-ils tous la question de la délocalisation. Délocalisation du propos, comme l’évoque de Meaux à propos des films de Werner Herzog12, mais aussi des éléments inhérents au profilmique (lieux du tournage) ou au récit. Le rapport à l’historicité, qui s’exerce dans ces trois longs métrages, est induit par l’ancrage géographique du récit. Des territoires arides et montagneux du Kazakhstan et du Pamir aux plaines texanes, la mise en image de l’espace induit une réactualisation du topos par l’acte même du filmage. « Comment évoquer la réalité d’un lieu qui n’a pas encore été déformé par l’existence de ses images, qui, à ce jour, reste seulement une présentation dépourvue de représentations ? », s’interroge Agnieszka Kurant dans le texte qu’elle consacre notamment au Pont du trieur13. Il importe en effet de considérer le moment de la prise de vue comme un révélateur du « vécu » des ensembles géographiques et architecturaux représentés à l’écran.
Théâtres d’une utopie collectiviste bien révolue (l’effondrement du communisme imprègne Shimkent Hotel et Le pont du trieur) ou scories d’une histoire nationale ayant mobilisé force mythes fondateurs (Marfa Mystery Lights), les espaces parcourus dans les films de Charles de Meaux témoignent d’un rapport renouvelé au paysage comme « portrait », ainsi qu’il l’évoque lui-même. Même si l’ombre du road movie semble parfois planer, on ne saurait cependant lui attribuer le statut de cadre référentiel. Car l’enjeu de ces trois films se situerait non pas du côté de la référence, mais bien plutôt de l’usage de la référence à travers, notamment, le passage à la fiction.
« Big skies, big ranches, some art »14
Au cœur du Texas, la ville de Marfa est fameuse à plusieurs titres, malgré son apparence a priori anodine. Figure emblématique de l’Amérique profonde, elle conjugue plusieurs mythes nationaux au rang desquels on pourrait citer, pêle-mêle, James Dean, Donald Judd, Janis Joplin ou encore les OVNI (les « mystérieuses lumières » seraient d’origine extra-terrestre). Marfa véhicule ainsi une multitude de références, liant la culture populaire à l’art contemporain le plus pointu. Pourtant, l’accumulation de leurs signes à l’écran a trait au fait que Charles de Meaux en dresse un portrait qui répond avant tout à « l’imaginaire des cartes postales »15. L’histoire légendaire de Marfa, aux accents, il faut l’avouer, parfois désuets, contribue précisément à subvertir sa charge référentielle. Il ne s’agit pas, ici, de hisser la petite ville au rang d’icône nationale, mais d’en exacerber les différents signes. On relèvera, par exemple, l’apparition récurrente d’éléments d’architecture vernaculaire (enseignes lumineuses, panneaux de signalisation, maisonnettes en tôle ou en bois, hangars, voitures américaines) ; autant d’indices contribuant à constituer Marfa en un non-lieu ou comme un entre-deux, selon la terminologie d’Anna Sanders16 (fig. 7, 8 et 9). Le lieu commun qu’est devenu cette « Amérique si souvent dépeinte et fantasmée, source de tant de mythes encore célébrés par les jeunes romantiques »17 imprègne le film. La fascination pour cette imagerie déchue est perceptible. Ainsi en est-il des plans larges sur les allées de Marfa, réactivant un ensemble de stéréotypes qui corroborent l’idée que « chaque coin de rue rappelle une image du cinéma américain »18. L’image apparaît ici comme vidée de sa substance, réduite à sa fonction connotative. En un jeu de miroir vertigineux, chaque plan renvoie à l’imagerie dont il est issu. Ces renvois deviennent la qualité principale de ces images, dont l’objet est constitué en prétexte au filmage. Au début du film, c’est d’un lieu révolu dont on nous parle, celui de la ville de Marfa à l’arrivée de Donald Judd en 1955. Pour autant, aucune trace de ses sculptures minimalistes ne sont représentées à l’écran, restant littéralement hors-champ. En effet, De Meaux voulait à l’origine que le groupe joue devant une œuvre de Judd, mais la vue officielle était déjà vendue ; faute de droits, le concert n’a pas pu être tourné in situ19. Ce qui demeure, en revanche, après cinquante années écoulées, ce sont les artistes venus exposer dans les nombreuses galeries d’art contemporain de Marfa ou les aficionados de Judd, vieilles gloires qu’on peine à identifier et qui s’entretiennent longuement avec les membres des Secret Machines. Dans ce territoire saturé de signes, le film de Charles de Meaux interroge l’espace de la création20 et en redéfinit de nouveaux grâce à l’intervention de la caméra. Les plans larges passant minutieusement en revue les rues de Marfa alternent avec les plans rapprochés des membres du groupe et de leurs instruments. Leurs pérégrinations musicales prennent peu à peu forme dans un studio, espace désaffecté, voué, dans un avenir proche, à laisser la place à un « restaurant chic ». Marfa Mystery Lights fait encore allusion à la chasse aux OVNI frénétique qu’a connu les Etats-Unis dans les années 1950, le titre du film renvoyant précisément à une curiosité touristique : un observatoire construit pour observer de mystérieuses lueurs21. La remise en jeu de certains motifs, autrefois mythiques, esquisserait ainsi une nouvelle typologie du paysage comme non-lieu, sans cesse réactualisé dans le présent, notamment par la médiatisation des images et par le regard du spectateur sur le film, et dans laquelle l’utopie n’aurait plus qu’une place à rebours – dans son aspect le plus privatif.
A rebours de l’utopie
C’est donc dans la distinction entre la notion de non-lieu et celle d’absence de lieu que se joue, chez de Meaux, la question du retrait de l’utopie. Que ce soit sous l’angle du déclin d’un certain rêve américain (Marfa Mystery Lights) ou du post-soviétisme (Le pont du trieur, Shimkent Hotel), les longs métrages de Charles de Meaux évoquent tous un rapport troublé aux utopies et à leur chronologie22. Comme l’évoque le narrateur dans Le pont du trieur, à propos du Pamir,
« on peut indifféremment commencer par dire : ‹ on n’avait jamais vu ça › ou bien ‹ ça a toujours été comme ça ›. On pourrait parler d’un retour à une histoire d’avant ou alors on pourrait parler d’un post-soviétisme. »
Aussi Le Pont du trieur thématise-t-il non seulement l’opposition entre un avant et un après – dont le point nodal serait la chute du communisme –, mais également entre un ici et un à côté – qu’on prendra soin de distinguer d’un ailleurs. Car, une fois encore, c’est dans cet entre-deux (« à cheval ») que se définit la région du Pamir, inconnue pour la majorité des Occidentaux, et qui se meurt à l’image de son lac salé en cours d’assèchement. Ironiquement, sa topographie évoque la gloire soviétique : le Pic communisme, plus haut sommet du Pamir culminant à 7493 mètres, n’a par exemple toujours pas été débaptisé à l’heure du tournage. De même, dans Shimkent Hotel, l’architecture demeure-t-elle marquée par l’ère soviétique. Une usine, aux infrastructures gigantesques et en état de faillite imminente, accueille les fantasmes de réussite des trois jeunes entrepreneurs français, alors que l’hôtel dans lequel loge l’un des protagonistes est infiltré par des espions du gouvernement. Dans ce film, l’hôtel et l’usine témoignent du passage violent d’un système économique à l’autre. Au détour d’une façade d’usine, on croise des fresques décrépies évoquant l’ancienne puissance industrielle soviétique (fig. 10) ; on côtoie aussi les hauts-fourneaux qui fabriquent les pièces en aluminium et les halles aux machines, parfois désaffectées. Dans l’hôtel Shimkent, les pièces sont nues et les couloirs sombres ressuscitent les vieux fantasmes paranoïaques. Chaque recoin devient susceptible d’abriter toutes sortes d’intrigues politiques et financières. Si, comme l’énonce Marc Augé à propos du non-lieu, ces espaces n’existent, à l’instar du lieu, « jamais, sous une forme pure », néanmoins « des lieux s’y recomposent ; des relations s’y reconstituent »23. Les différents éléments architecturaux évoqués plus haut, vestiges en devenir, s’offriraient donc à la caméra comme autant de nouveaux territoires au sein des contrées économiquement dévastées du Kazakhstan. En effet, l’introduction d’une caméra dans ces différents espaces induit un nouveau rapport à l’utopie. La caméra révèle son renversement : le rêve utopique devient celui du quotidien le plus élémentaire. Cette aspiration à la normalité est rejouée, sur un mode ludique, dans deux séquences du Pont du trieur.
Aussi les intervenants évoquent-ils une mise en scène destinée à maintenir un semblant de structure sociale24. La présence de la caméra légitime et produit tout à la fois cette fiction minimale. La séquence de la photo de classe est à ce titre éloquente. Dans un village des hauts plateaux pamiris, il n’y a plus d’écoles faute d’infrastructures et de fonds gouvernementaux. Pourtant, les enfants n’ignorent pas que c’est la rentrée des classes dans le reste du pays. Ils endossent leur tenue, destinée aux événements exceptionnels, et miment leur retour à l’école. Puis, ils posent devant la caméra en compagnie de quelques adultes présents sur les lieux, sans doute par hasard. La voix over intervient alors :
« Les enfants posent. Peut-être parce qu’il y a une caméra et parce qu’une rentrée des classes s’accompagne toujours d’une photo de classe. » (fig. 11)
La caméra se substitue alors à l’appareil photographique manquant, entérinant ainsi le jeu des enfants. Elle contribue au passage de l’imitation à la fiction en prenant le relais du jeu enfantin et le fait accéder à la mise en scène. La photo de classe devient dès lors la preuve de ce transfert.
Une autre séquence nous semble corroborer cette hypothèse. La caméra, très mobile, évolue parmi des enfants jouant au football, immergée dans l’action. Elle est donc constitutive de ce qui se déroule sous son regard et sa présence façonne sans doute le cours de la partie, son évolution dans l’espace. Cette scène sera reprise dans l’épilogue du film, rediffusée sur un écran. Un travelling arrière dévoile bientôt le lieu de diffusion de cet enregistrement, nous permettant de le situer au milieu d’un stade de football désert (le Parc des Princes). L’espace de la projection offre à l’espace profilmique un nouveau cadre référentiel et le hors-champ du terrain pamiri s’étend soudain jusqu’à nous. Leur coïncidence dans le même plan demeure cependant chimérique25. Si les deux espaces coexistent, ils n’en restent pas moins hétérogènes. L’image projetée démontre alors l’incapacité à abolir cette distance, qui réside au cœur de l’entreprise de Charles de Meaux. Médiatisés par l’écran géant, les paysages pamiris interpellent alors plus par leur mise en abyme que par la nature de ce qu’ils montrent. Cette dernière procède de fait plus d’un postulat rhétorique que d’une véritable problématisation du dispositif de projection (fig. 12, 13 et 14). Une fois encore, on est bien du côté de l’usage de la référence et non pas de la référence elle-même. Dès lors, quel regard porter sur cette région désormais dotée d’images ? Dans l’entretien qu’il accorde à Hans Ulrich Obrist, Charles de Meaux revient – à propos de Shimkent Hotel, mais la même remarque pourrait être appliquée au Pont du trieur – sur la manière dont il définit la charge politique contenue dans ses films :
« Ce n’est pas un film politique au sens d’une dénonciation, ou d’un engagement, mais c’est un film politique parce que c’est un film de mécanismes, et que les mécanismes dévoilent l’organisation de la société. Mettre en place ces mécanismes de confrontation entre deux mondes donne une dimension politique au film et pulvérise les représentations stéréotypées. »26
L’exhibition du medium et sa mise en relation avec son « modèle » offrent donc, dans les deux séquences décrites ici, un déplacement du point de vue sur une réalité désertée par l’utopie.