Des stratégies artistiques du réemploi à l’outil de production Anna Sanders Films
Anna Sanders Films est une structure de production, créée en août 1997, par les artistes Charles de Meaux, Pierre Huyghe et Philippe Parreno, bientôt rejoints par Dominique Gonzalez-Foerster, en étroite collaboration avec Xavier Douroux et Frank Gautherot, fondateurs du centre d’art contemporain Le Consortium (initié en 1977 à Dijon, par l’association Le Coin du Miroir). Précisons encore que Frank Gautherot est responsable d’un bureau de graphisme, tandis que Xavier Douroux dirige la maison d’édition Les presses du réel. On le voit, dès ses origines, la société Anna Sanders Films est étroitement liée à des champs d’activité qui ne sont pas à proprement parler cinématographiques : en l’occurrence, à la diffusion d’art contemporain pour une part, à la publication de livres pour l’autre. C’est à partir de cette mixité originale et originelle que se déploie la Sarl Anna Sanders Films. Il faut encore noter que, contrairement à la logique industrielle des grands trusts de cinéma, les coûts de production des films Anna Sanders n’excèdent pas les budgets réduits du cinéma d’essai (plafonnant autour des 300 000 euros) : leur financement repose principalement sur des subsides privés ou provenant d’institutions liées à l’art contemporain, dans une moindre mesure sur les aides à la production cinématographique telles que la commission d’avance sur les recettes du CNC.
Cinéma, à travers champs
On aimerait, dans cette introduction au dossier d’une revue de « cinéma » qui se positionne « à travers champs », reposer à partir de l’exemple emblématique d’Anna Sanders Films la question de l’interaction entre le cinéma et l’art contemporain. Actuellement, une tendance à affirmer la spécificité d’un espace d’intermédiation entre ces deux pratiques voit le jour : Pascale Cassagnau propose ainsi de ressaisir ces échanges à travers la catégorie de « troisième cinéma »1 (sur le mode de la double négation : « ni » du cinéma expérimental « ni » de l’art vidéo, « ni » des films d’art et essai « ni » des installations) – catégorie, ne l’oublions pas, qui est de fait inextricablement liée à la mouvance politique du cinéma du tiers-monde ou, plus précisément, du tiers-cinéma des années 1960-19702. Afin d’éviter toute équivoque, précisons encore que l’on utilise ici le terme de « spécificité » dans une optique historiographique, en pensant plus particulièrement à son application dans le contexte du cinéma : c’est-à-dire en tant qu’affirmation d’une identité inaliénable qui procède paradoxalement par comparaison, différenciation et opposition avec d’autres moyens d’expression (les arts déjà constitués, en ce qui concerne le cinéma)3. Cette contradiction dans les termes (le « troisième cinéma » se constituant en un « champ spécifique ») est bien explicitée par la notion d’entre-deux (« in-between »4 : entre le cinéma et l’art contemporain) qui marque l’ambivalence ou l’impureté de cette intermédiation : la gageure, pour les plasticiens contemporains, consiste à parasiter, contaminer, court-circuiter les règles de l’art à travers les contraintes et les conventions du cinéma. Ce parasitage, rappelons-le, définit déjà le medium cinématographique, celui-ci se caractérisant dès ses origines par son hybridité, sa pluricodicité et sa transversalité.
Quoi qu’il en soit, on assiste indéniablement, depuis les années 1990, à un mouvement d’assimilation du cinéma par l’art contemporain. Comme le note Daniel Birnbaum à partir de l’œuvre de Pierre Huyghe, les artistes mobilisent couramment non seulement les techniques, les motifs et les procédés formels issus du cinéma, mais encore ses modalités de production collective et industrielle :
« Comme beaucoup d’artistes qui ont émergé durant les années 1990 […], Huyghe a examiné les aspects technologiques ainsi qu’idéologiques du cinéma en tant qu’exemple paradigmatique de la culture du spectacle d’aujourd’hui. […] Il a utilisé des scénarios, des bandes originales et des sous-titres comme points de départ dans ses différents projets, tout en s’intéressant au doublage, à la traduction, au remake. […] Récemment, les appropriations en sont arrivées à un point où l’on peut se demander quel sens cela a, qu’une forme artistique (l’installation vidéo, par exemple) en cannibalise une autre (le cinéma). Aucun doute, l’installation vidéo en multiprojection introduit de nouvelles formes de récit et de participation du spectateur. Tout de même, pourquoi piller le cinéma ? Peut-être que la réponse est que la vidéo pose des questions au cinéma que le cinéma est incapable de se poser à lui-même. C’est exactement ce que fait L’ellipse, par exemple, quand Huyghe nous fait prendre conscience de la fonction de la coupure en insérant la distance et le temps réels pour se rendre d’un point de l’histoire à un autre. »5
Ce phénomène d’assimilation du cinéma par les artistes contemporains apparaît avec une rare évidence depuis le début des années 1990, mais il s’inscrit néanmoins dans une histoire déjà ancienne d’interaction entre ces deux champs de production culturelle, qui a connu différentes actualisations et configurations de sens. À cet égard, on peut sommairement distinguer deux principales modalités -d’échanges, que l’on se propose de ressaisir à travers la catégorie du « film d’artistes »6, qui remonte aux années 1920, et celle du « cinéma de l’exposition »7, que l’on peut arbitrairement identifier à un phénomène relativement récent d’absorption du cinéma par les espaces d’art (c’est en effet le lieu de rappeler ici que le cinéma a été « exposé », sous une forme élargie, dès l’Exposition universelle de Paris, en 19008). Par ailleurs, comme le remarque Chris Darke9, le dispositif de la salle obscure lui-même peut être considéré comme une modalité d’exposition d’images en mouvement qui s’est normalisée et institutionnalisée avec le temps : le retour sur la « boîte noire » de la part d’un groupe d’artistes comme Anna Sanders permet d’interroger, de dénaturaliser et de déplacer la projection cinématographique et son espace public.
De l’activisme des collectifs d’artistes à la constitution d’un outil de production cinématographique
Anna Sanders mobilise à la fois les stratégies du « film d’artistes » et celles du « cinéma de l’exposition », mais rarement en corrélation. Avant d’expliciter ce point, l’on entend souligner les divergences de positionnement entre cette structure de production et certains collectifs d’artistes qui se sont engagés antérieurement sur le terrain du cinéma10.
En France, l’on pense évidemment au groupe Zanzibar11 ; mais à la différence d’Anna Sanders, le but est de financer, en toute indépendance, des projets de cinéastes ou d’artistes, dans la veine esthétique de ce que l’on pourrait désigner comme un « style international moderniste ». Sur un plan plus structurel, on pourrait convoquer les différentes coopératives de cinéastes indépendants qui voient le jour à la suite de la Film-Makers’ Cooperative de New York, que Jonas Mekas a fondée en 1962 (la Coopérative des cinéastes de Londres est créée en 1966, celle de Vienne en 1968, celle de Paris en 1974, etc.) : mais en ce cas, les efforts se concentrent sur la diffusion, voire sur la conservation des films, et non sur leur production12. Les films Fluxus, que George Maciunas réunit en une anthologie en 1970, paraissent constituer le précédent le plus évident (des artistes, réunis à travers un mouvement – de sensibilité néo-dadaïste – proposent une œuvre en commun : des Fluxfilms, comme ils ont pu produire différents objets et événements). Néanmoins, l’anthologie de Fluxfilms met en jeu des concepts artistiques qui ne croisent qu’épisodiquement l’histoire et les problématiques du cinéma (encore que la réunion de ces films en une anthologie par Maciunas peut évoquer les programmes composites des séances permanentes des années 1910) ; il n’y a guère que George Landow et Paul Sharits qui développent dans ce contexte un corpus cinématographique, qui est effectivement extrêmement proche d’interrogations relatives à l’art contemporain. Le support filmique, il faut en convenir, ne constitue plus un facteur de différenciation aujourd’hui (vis-à-vis du format de la vidéo). Et quand bien même admettrait-on cette distinction, comment alors considérer les films des artistes conceptuels Lawrence Weiner, David Lamelas ou encore Marcel Broodthaers, pour ne citer qu’eux ? Si ces derniers ne sont pas issus de groupes ou de collectifs, ils prolongent néanmoins des démarches qui s’originent dans les arts visuels, ce qui n’est pas strictement ou uniquement le cas des productions Anna Sanders Films.
Les collectifs d’artistes vidéo des années 1960-1970, dont le programme est militant, ne constitue pas non plus un précédent direct. Comme Pierre Huyghe le souligne13, sa démarche et par extension le projet Anna Sanders Films ne répondent pas à la dynamique politique et hiérarchique des « néo-avant-gardes ». Selon nous, Anna Sanders se situe aux antipodes des collectifs militants des années 1960-1970. Si l’on sort du domaine de l’image animée, l’on pourrait convoquer comme modèle, qui est déplacé et inscrit dans un autre contexte, la critique institutionnelle de l’art et de ses instances de légitimation14 : dans ce cas, il s’agit de mettre en crise le statut de l’œuvre d’art, en inventant de nouvelles relations (le Département des Aigles, Musée d’art moderne que Marcel Broodthaers constitue dans son appartement en 1968, constitue peut-être l’emblème le plus marquant de cette tendance déconstructionniste). Anna Sanders, en un sens, joue le cinéma contre l’art : œuvre reproductible et collective, le film remet en cause un certain nombre de traits définitoires de l’art et des mécanismes de son marché. Mais entre la « critique institutionnelle de l’art » de la fin des années 1960 et la structure de production Anna Sanders, s’interpose un autre modèle : en l’occurrence, l’« esthétique relationnelle » de Nicolas Bourriaud (que ce dernier définit en ces termes : « théorie esthétique consistant à juger les œuvres d’art en fonction des relations interhumaines qu’elles figurent, produisent ou suscitent »15). L’œuvre, qui fait désormais « événement », se réduit aux échanges et aux interactions qu’elle instaure avec le public. Le cinéma, s’il se matérialise bien à travers la production d’objets filmiques ou vidéographiques, se déploie en un espace public mixte, « hétérotopique »16, qui excède les cercles restreints des spécialistes et des amateurs d’art contemporain : le film, tout en remettant en cause les frontières entre culture élevée et culture populaire, ne peut pas s’acquérir à l’instar d’une œuvre d’art signée et numérotée ; produit de masse, il implique un espace ludique et une temporalité imposée au spectateur qui distingue ses conditions de réception de celles d’images en mouvement dans le cadre d’une exposition.
Lors d’un entretien avec Hans Ulrich Obrist, Dominique Gonzalez-Foerster revient sur le changement de paradigme qui est intervenu dans l’art contemporain à partir des années 1990, ce dernier se définissant désormais par des échanges entre pratiques culturelles (parmi lesquelles l’architecture, la musique, l’écriture) plutôt que par des collaborations entre artistes. Dans ce contexte, elle souligne la productivité du dispositif cinématographique qui permet de constituer une « zone d’articulation » ou d’opérer la « conjonction d’un vocabulaire », excédant ainsi l’exposition d’objets ready-made :
« Et c’est en ce sens que le cinéma, à mon avis, a servi de modèle. Si l’on s’est tellement servi de l’analogie avec le cinéma, c’est parce qu’on pouvait prendre exemple d’un langage qui articulait le son et l’image, qui reposait sur une conjonction d’éléments. »17
Dans les faits, comme le producteur et réalisateur Charles de Meaux le souligne, Anna Sanders constitue un « outil de production »18. En ce sens, le modèle n’est plus celui de l’activisme politique et de la critique des media, mais celui du « rhizome » et des « inter-agencements » entre objets et subjectivités19. On ne saurait dénier l’originalité de cette structure de production animée par un groupe d’artistes dont les écritures sont singulières, dissemblables. Ce qui peut par contre surprendre, c’est la relative absence de perméabilité entre les films et les installations produits par Anna Sanders. Les contextes de diffusion diffèrent ; et si rapprochement il y a, c’est plutôt dans le sens de l’intégration des films au sein de l’espace muséal20. En tout cas, la bipartition entre « films de cinéma » et « installations d’images en mouvement » n’est pas systématiquement transgressée : leur identité et leur différenciation génériques perdurent, même si certaines œuvres sont conçues pour transiter d’un format à l’autre. L’emprunt aux conventions du cinéma se situe peut-être sur un autre niveau, c’est-à-dire sur les modalités de production et de distribution des œuvres.
L’appropriation du modèle de l’intégration verticale des studios par un groupe d’artistes
Mon hypothèse de lecture est volontairement, résolument, provocatrice : je soutiendrai volontiers qu’Anna Sanders Films applique dans le champ de l’art, à travers un certain nombre d’écarts consentis et de distorsions créatives, la structuration verticale des grands studios de cinéma (entendre : un trust qui réunit les instances de production, de distribution et d’exploitation des films en une seule entité). L’art contemporain, depuis la fin des années 1960, procède régulièrement par appropriation, recyclage, emprunts et détournements. Les mass media, les codes de la publicité, les conventions du cinéma et des séries télévisées, pour renvoyer à quelques exemples patents, ont fait l’objet d’un travail de sape, de lecture critique ou encore de dénaturalisation. Le centre d’art du Consortium, auquel Anna Sanders se rattache historiquement, a exposé nombre d’artistes qui sont au centre de ces pratiques anti-culturelles (en ce sens qu’elles se portent à l’encontre des instances de légitimation de l’art)21. Combien même cette lecture constituerait-elle un coup de force (ou un forçage herméneutique, si l’on préfère), j’émets la gageure que l’« outil de production » Anna Sanders s’approprie avec succès les stratégies de structuration verticale des grands studios, dans un contexte économique qui n’est certes pas comparable. J’en veux pour preuve l’association d’Anna Sanders avec MK2 : cette structure de diffusion de dvd fondée par Marin Karmitz, qui était à l’origine militante, est devenue l’un des principaux supports de médiation du cinéma d’auteur en France ; les films de Charles de Meaux ou d’Apichatpong Weerasethakul, les pièces de Dominique Gonzalez-Foerster, mais aussi les pochades (post)adolescentes et narcissiques de l’acteur Melvil Poupaud sont distribués par leur soin ; malgré la diversité des objets diffusés, la collection Anna Sanders acquiert une certaine homogonéité – par son institution en collection justement. La comparaison, il faut le concéder, atteint vite ses limites, Anna Sanders n’étant pas doté d’une filière d’exploitation. Il n’empêche, on assiste bien à une occupation du territoire du cinéma à travers une stratégie économique concertée : en se situant en marge de l’industrie du cinéma et en relation avec les instances du champ de l’art contemporain, Anna Sanders dessine un espace singulier qui est pourvu d’une certaine autonomie, les artistes-réalisateurs assumant la fonction de producteurs et de distributeurs22. Le caractère artisanal du cinéma expérimental est ainsi dépassé à travers l’instauration d’une société de production d’œuvres audio-visuelles, qui s’allie à un diffuseur de films d’art et essai.
Cet engagement dans la production cinématographique ne manque pas de poser la question des droits d’auteur et de la propriété intellectuelle. Blanche Neige Lucie (Pierre Huyghe, France, 1997), la première pièce produite par Anna Sanders Films (structure, rappelons-le, qui est fondée en vue de la réalisation du Pont du trieur de Charles de Meaux et Philippe Parreno23) inverse les termes de l’« expérience sociologique » intentée par Bertolt Brecht contre la Nero Film. Rappelons brièvement le différend qui oppose Brecht, et dans un premier temps Kurt Weill, à la Nero Film : le dramaturge et le compositeur contestent la violation du sens et de la portée politique de leur œuvre dans l’adaptation filmique de Georg W. Pabst (L’opéra de quat’sous, 1930) ; se heurtant à l’hégémonie de cette grande société de production, Brecht démontre, en perdant son procès, que l’industrie du cinéma exclut la notion même d’auteur, en réduisant l’œuvre à une marchandise24. Par ce parallèle, l’on n’entend pas induire que Huyghe repart de Brecht, dans le procès que la doublure française de Blanche-Neige intente contre la société Disney, cette dernière ayant utilisé abusivement l’enregistrement de sa voix ; mais le fait que Lucie Dolène obtienne compensation montre bien que tout a un prix (une valeur d’échange) dans la société administrée contemporaine, même une voix étrangère (et désolidarisée d’un corps qui est en lui-même déjà artificiel, dessiné et animé image par image). Il s’agit dès lors, pour les artistes qui dirigent Anna Sanders, de jouer avec cette logique marchande, de la déplacer dans un contexte inapproprié (car en effet, comment la déjouer, lui échapper ?), en la constituant en sujet d’une œuvre d’art : c’est bien là le projet auquel répond Anna Sanders Films, en s’adaptant aux régles de l’économie du cinéma.
Anna Sanders Films : fictions, portraits, paysages
Anna Sanders répond encore à un programme poétique qui peut se résumer à trois problématiques entrelacées. Anna Sanders, c’est d’abord un magazine édité par Pierre Huyghe et Philippe Parreno, en 199725 : un numéro unique est consacré à la création d’un personnage de fiction et à l’invention d’un scénario qui n’est pas destiné à être tourné. Cette virtualité d’une fable potentielle et d’un personnage imaginaire est au centre des films produits par la Sàrl Anna Sanders, neutralisant les indices qui permettent de distinguer les modes de la fictionnalité et de la documentarisation. A ce personnage de fiction, ou si l’on préfère à cette fiction (de) productrice d’images, se superposent deux projets ou intentions qui sont dédifférenciés : d’une part dresser le portrait d’un paysage comme l’on cerne les caractéristiques d’un personnage, d’autre part établir la légende d’un personnage comme cela se fait dans un atlas de géographie. En ce sens encore, la structure Anna Sanders est liminaire, incarnant le concept de l’« entre-deux » (Zwischen)26, spécifié cette fois respectivement comme l’altérité du caractère ou de la personnalité, comme l’atopie ou l’exterritorialité au lieu. En effet, le film inaugural d’Anna Sanders : Le pont du trieur, est construit, en référence au mode d’énonciation des émissions radiophoniques, comme le relevé topographique d’un ailleurs, en l’occurrence la région du Pamir. Et le projet collectif AnnLee, produit par la société Anna Lena, consiste justement à doter d’une identité et d’une histoire un personnage désinvesti de manga, une « coquille vide » pour le dire succinctement. Le paysage fait histoire, et le personnage se déchiffre comme les légendes d’une carte topographique. Le binôme art contemporain et cinéma repose en ce cas sur un désir de fiction, suivant un mouvement d’effraction que l’on peut définir comme un délit de fabulation, une affabulation ou une contre-façon.