Anna Sanders comme dispositif critique de la position de l’auteur dans l’œuvre de Pierre Huyghe
Remerciements à Véronique Goël pour ses échanges d’idées et de vues sur l’œuvre de Pierre Huyghe.
De l’interprétation comme forme énonciative
« J’ai besoin de circulation et quand il s’agit de la production d’objet, j’ai besoin de sa dimension narrative, c’est-à-dire les modalités qui ont amené à cet objet, ses conditions de production, de réalisation. Comprendre ce qui se passe autour d’un objet, revient à penser en termes d’organisme, de systèmes, c’est une question de trajectoires1
Ainsi l’artiste français Pierre Huyghe situe-t-il les enjeux d’une réappropriation des productions de la haute culture et de la culture populaire à l’origine de ses projets. A partir d’un contexte donné, un dispositif critique est articulé comme une plateforme de mise en relation de références, de temporalités, d’espaces et d’ordres de réalité hétérogènes. Issue de modèles informatiques contemporains, cette pratique réticulaire permet de déconstruire les stratégies discursives unilatérales et définies à partir du point de vue d’une classe dominante. Pierre Huyghe met en évidence la dimension politique des processus de fictionnalisation infiltrés dans l’espace social :
« Le Capitalisme éprouve une véritable fascination envers les faiseurs d’histoires (événement) – des histoires que nous écoutons et regardons, puis racontons et jouons, des histoires qui sont signées d’un nom et célébrées. Jouer avec des rôles créés par le monopoly narratif est sain : le narrateur (celui qui raconte) et le narré (celui qui écoute l’histoire) doivent s’inverser ou s’annuler. »2
Cette affirmation relate l’impact des modèles narratifs de la culture de masse sur l’imaginaire individuel et les modalités des échanges sociaux. Ces dernières impliquent une circulation fluide qui empêche tout sujet de se définir et de se territorialiser. Les mouvements ne peuvent être retracés, les rôles sociaux étant constamment redistribués sans laisser de traces et par conséquent de possibilités de constituer une mémoire. D’autre part, les interprétations sont jouées sans que l’instance d’énonciation des règles et des situations ne puisse être identifiée.
Le mécanisme de ces schèmes narratifs est à remettre en jeu de sorte à piéger le rôle même « des faiseurs d’histoires ». Cependant, la neutralisation des stratégies discursives implique la perte d’autorité de l’auteur et d’une parole propre. Le texte de Roland Barthes intitulé « La mort de l’auteur » pose les enjeux de cette problématique ;
« […] l’écriture est destruction de toute voix, de toute origine. L’écriture, c’est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit. »3
De manière analogue, l’élaboration d’une représentation dans un contexte contemporain n’est plus envisagée comme le site de l’énonciation d’un auteur, mais comme une pratique de l’interprétation. Un modèle pour penser la conception du rôle de l’auteur dans le travail de Pierre Huyghe est donné par This Is Not a Time for Dreaming (2004, spectacle de marionnettes et film super 16mm, transféré sur Beta digital, 24'). L’auteur intervient à la fois comme un personnage placé au cœur même du dispositif narratif, mais aussi comme le metteur en scène de plusieurs strates narratives4. En effet, ce spectacle et le film qui en résulte ont été élaborés à partir d’un livre où l’un des auteurs, Eduard F. Sekler5, retrace le processus des négociations entre Le Corbusier et l’université de Harvard à propos du projet de construction d’un département des Arts Visuels. Par ailleurs, un autre artiste a écrit le prologue : Liam Gillick. À la fois à l’intérieur et à l’extérieur du système mis en place, Pierre Huyghe induit « un jeu entre ce qui est raconté, celui qui le raconte et à qui cela est raconté »6.
Penser une pratique artistique à partir du rôle de l’interprète, c’est envisager le récit comme le fruit d’une culture collective déterminée par le langage. Cela implique la dépossession du privilège d’« en être le propriétaire. Pour lui, comme pour nous, c’est le langage qui parle, ce n’est pas l’auteur ; écrire, c’est, à travers une impersonnalité préalable […] atteindre ce point où seul le langage agit, ‹ performe ›, et non ‹ moi › »7. Roland Barthes conçoit cette dimension performative comme la mise en jeu d’une identité individuelle, risquant celle-ci à la limite de ce qui la constitue et la défait. Aussi, l’acte même de l’énonciation ne peut-il être considéré comme « une opération d’enregistrement, de constatation, de représentation »8, mais comme l’interprétation donnée par un porte-parole. La condition nécessaire à toute expérience de l’altérité implique une mise à l’épreuve du sujet. L’auteur entrecroise des écritures « […] de façon à ne jamais prendre appui sur l’une d’elles ; voudrait-il s’exprimer, du moins devrait-il savoir que la ‹ chose › intérieure qu’il a la prétention de ‹ traduire ›, n’est elle-même qu’un dictionnaire tout composé, dont les mots ne peuvent s’expliquer qu’à travers d’autres mots »9. Toujours selon Barthes, le langage est envisagé comme un système : « l’énonciation dans son entier est un processus vide, qui fonctionne parfaitement sans qu’il soit nécessaire de le remplir par la personne des interlocuteurs »10. Bien qu’elle soit déterminée par le contexte culturel dans lequel elle s’inscrit, la mise en scène d’un dispositif permet de cartographier un territoire propre à partir d’un trajet mental singulier. Pierre Huyghe se propose de « saisir la forme immatérielle que dessine l’ensemble de relations d’une situation donnée, en [s]e laissant corrompre par des contraintes éventuelles »11.
La production cinématographique comme modèle de pratiques artistiques
Cette pratique de l’interprétation de « produits culturels disponibles »12 reflète de manière critique le type d’activités économiques du secteur tertiaire. Elle interroge les tensions d’une production dont les pôles sont le monde matériel du travail et le flux immatériel de la circulation économique. Des artistes infiltrent des modèles tels que l’entreprise pour rendre lisible l’impact des scénarios spéculatifs sur la réalité de l’organisation du travail. La structure d’une société commerciale représente de manière emblématique un mode de fonctionnement par interfaces dépersonnalisées. L’entreprise est en effet représentée par une personne morale distincte des personnes physiques qui sont à l’origine de cette entité, permettant ainsi de différer la responsabilité des décisions.
Ce modèle a été détourné par le collectif d’artistes dont fait partie Pierre Huyghe ; une société de production a été activée à partir d’une figure nommée Anna Sanders. Ce personnage de fiction a offert plusieurs scénarios de travail pour des collaborations. Avatar sans visage, il n’est évoqué qu’au travers d’un nom emblématique. Il rappelle des stratégies artistiques antérieures où le recours au pseudonyme visait à tourner en dérision le fétichisme généré par la signature ; Marcel Duchamp apposait sur ses œuvres le copyright aguicheur de Rrose Sélavy, induisant la maxime subliminale de « eros c’est la vie ». Si le nom d’Anna Sanders est moins connoté, il évoque néanmoins le désir d’un collectif d’artistes majoritairement masculins de brandir l’étendard d’une altérité en choisissant un nom du sexe opposé. Figure à l’identité indéterminée, elle consiste en une plateforme située entre le champ artistique et le cinéma, « quelque part dans cet entre-deux : entre deux économies, entre deux rêves, entre deux réalités, entre deux fictions, entre deux cinémas »13.
D’abord présentée comme la protagoniste d’un récit constitué d’indices parcellaires, elle est évoquée au travers d’un magazine conçu par Pierre Huyghe et Philippe Parreno et intitulé Anna Sanders, L’Histoire d’un sentiment (1996-1997). En couverture, l’image trouble d’un visage féminin juxtaposé au nom induit l’attribution d’une identité au portrait. Néanmoins, un avertissement désamorce cette association immédiate ; Anna Sanders est un personnage omniprésent mais invisible, fantomatique, matrice d’un scénario dont le film n’est délibérément pas tourné. Pierre Huyghe décrit le projet comme un travail « sur le scénario d’un film [dont] les différentes étapes de sa production devaient être publiées de façon non chronologique, sans linéarité, d’où le format du magazine que l’on feuillette dans n’importe quel sens »14. Bien qu’annoncés, les autres numéros de la revue envisagés pour la présentation d’autres protagonistes sont restés à l’état de promesses. Toujours selon Huyghe, « [l]’ensemble des magazines devait donner naissance à un long métrage. Un film est une extension de nos pratiques, naît de nos discussions et de nos collaborations »15.
Perturbant les logiques temporelles du processus de réalisation et de production, ce personnage d’un film virtuel devient le scénario d’une société de production fondée en août 1997 par Charles de Meaux, Pierre Huyghe, Philippe Parreno, rejoints par Dominique Gonzalez-Foerster. Par ailleurs, cette structure est liée à une institution artistique, travaillant en collaboration étroite avec le centre d’art contemporain Le Consortium de Dijon représenté par Xavier Douroux et Franck Gautherot. Si cette structure associative semble être la couverture d’autres transactions, elle est néanmoins mentionnée au Centre national cinématographique à Paris, gage de son inscription dans une réalité concrète. Anna Sanders a également collaboré avec d’autres « entités » telles que Forma, agence de production qui se propose de défendre des projets artistiques qui défient les genres établis. Son directeur, David Metcalfe, offre une piste d’interprétation des enjeux conceptuels de ces dispositifs de travail :
« La nature virtuelle d’Anna Sanders lui offre l’opportunité de graviter entre les mondes de l’art visuel et du cinéma, entre réalité et fiction et entre les traditions du passé et les possibilités du futur. Cette structure est un reflet du nouveau paradigme en matière de production culturelle au XXIe siècle – une approche fluide dirigée non par des définitions de formes artistiques démodées, mais par les idées des artistes. »16
L’indétermination du statut et des usages de cette structure est conçue comme une ouverture possible des taxonomies cloisonnées. Personnage, producteur, plateforme d’échange, outil critique, cette figure insaisissable est à envisager comme un moyen de détourner des pratiques et de proposer une lecture transversale de systèmes fonctionnels. L’accent mis sur les échanges et les collaborations implique une remise en cause de la répartition hiérarchisée des tâches en vigueur dans la production industrielle. A l’instar de Vicinato (Carsten Höller, Philippe Parreno, Rikrit Tiravanija, 1995) et Vicinato 2 (Liam Gillick, Douglas Gordon, Carsten Höller, Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Rikrit Tiravanija, 1999), l’élaboration de films est envisagée comme un lieu de discussions sur les enjeux d’une production.
Bien que cette structure associative constitue d’abord un dispositif critique qui permet d’interroger les modèles organisationnels du travail au cinéma, elle a néanmoins permis de récolter des fonds pour produire des courts et des longs métrages de ses membres. Cette structure économique revendique cependant son autonomie, garantie de la liberté de ses choix esthétiques :
« […] avant d’être uniquement la création d’un outil de production indépendant ce projet s’est voulu comme un moyen d’inventer – par le film – des moments de paysage… à travers le monde : faire naître à l’Histoire une plage brésilienne, le Pamir à la vérité des images… la jungle tropicale à l’évanouissement du temps. Au moment où, dans la hiérarchie du commerce planétaire… le format télévision (et le cadre serré de ses minutages) supplante celui du cinéma… Anna Sanders Films rêve de faire partager au spectateur sa liberté dans la perception des durées et des temporalités. Mais quoiqu’il en soit, Anna Sanders restera une équation irrésolue… un character (personnage) dont le destin – espérons-le – n’est pas encore joué. »17
Ainsi se positionnent les représentants de cette entité caractérisée par le désir de déplacer les repères conventionnels qui distinguent réel et fiction. La mise à l’épreuve même des limites conventionnelles du cadre de la représentation, mais aussi celles de l’espace et du temps, offrirait une expérience de la perception singulière. Cependant cette quête d’un espace utopique est contredite par le recours à une rhétorique balisée qui hypothèque la promesse d’un ailleurs avec des connotations publicitaires dignes d’une agence de voyage.
Un autre paradoxe réside dans la revendication d’une position indépendante. En effet, si cette entreprise peut échapper à la logique des circuits économiques propres au cinéma de masse, elle n’échappe pas pour autant à celle du marché de l’art. Les sources de financement de galeries internationales telles que Marian Goodman, Air de Paris, Yvon Lambert et Lisson évoquées dans le générique des films entravent l’aspiration d’Anna Sanders d’échapper au « commerce planétaire »… Par ailleurs, les pièces de Pierre Huyghe produites par Anna Sanders existent en édition limitée, induisant encore une logique hiérarchisée qui distingue l’authentique du fac-similé, l’original de la copie. La fétichisation d’un objet rare limite l’échange des œuvres à des achats effectués par des fonds nationaux et des collectionneurs privés… D’autre part, cette visibilité réduite des œuvres n’est pas compensée par une édition des films de Pierre Huyghe en dvd (contrairement à d’autres artistes du collectif). Ce parti pris peut cependant être justifié par une exigence concernant les conditions de projection, la question du support faisant l’objet d’une réflexion dans le travail de Pierre Huyghe.
Par conséquent, bien que ces productions revendiquent un statut indéterminé pour échapper au circuit commercial du cinéma, elles ne résistent pas à la dépendance d’institutions telles que les galeries et les musées. De manière ambivalente, ces dernières constituent un relais important pour la diffusion d’un autre territoire cinématographique, changement qui marque le déplacement de la notion de cinéma indépendant. Prenant son essor aux Etats-Unis à partir des années 1950, ce cinéma implique d’une part une catégorie économique particulière développée en marge du système des studios et d’autre part des positions revendiquant la singularité d’une approche esthétique. L’indépendance financière laisse la liberté de structurer les agencements temporels et discursifs d’un film à partir d’une logique distincte de celle du cinéma de masse. Or, à l’heure actuelle, ce modèle n’est plus aussi lisible, le cinéma dit marginal ayant acquis une nouvelle visibilité et investi d’autres circuits de diffusion.
Les distinctions entre les différents genres ont été différées dès lors que ce cinéma inattendu a été rendu populaire en 1966, année où Chelsea Girls (1966, USA, 195', 16mm) d’Andy Warhol a été projeté dans une salle grand public de Manhattan. Selon les propos de Jonas Mekas, ce succès « était le signe que les gens ordinaires voulaient aussi voir des films underground »18. Ce succès a progressivement incité certaines grosses productions à s’approprier les approches subversives de ce cinéma marginal. Les structures financières autonomes ont en effet été réinvesties et envisagées comme une stratégie de marketing qui permet de répondre à l’engouement pour les films circulant hors des circuits commerciaux. Par ailleurs, les usages galvaudés de la notion de cinéma indépendant par les critiques de cinéma ont eu pour conséquence de perturber la distinction des codes propres aux films qualifiés d’indépendants. À titre d’exemple, un film tel que Star Wars Episode I : The Phantom Menace (George Lukas, 1999)19 a pu être considéré comme « indépendant » par le fait même que le réalisateur est aussi son propre producteur. S’il est autonome d’un point de vue économique, il ne correspond pas aux modèles esthétiques expérimentaux du cinéma indépendant. Ainsi, la possibilité de revendiquer une approche marginale semble compromise dans un contexte où l’adoption d’une position anticonformiste s’est érigée en norme. Par ailleurs, la réalisation de films à petit budget s’est davantage démocratisée avec l’arrivée sur le marché des techniques numériques, nécessitant la redéfinition d’une hiérarchie critique.
Le territoire transversal comme espace critique
Les interactions entre le champ artistique et le cinéma indépendant sont récurrentes au cours du XXe siècle. Néanmoins, les possibilités techniques introduites par les dispositifs de projection vidéo dans les années 1990 ont amplifié l’appropriation des pratiques cinématographiques par les plasticiens. Un nouveau territoire qui ne se confond ni avec le cinéma expérimental ni avec l’histoire de l’art vidéo a perturbé les repères esthétiques entre les genres, les pratiques, et les références propres aux différentes histoires techniques. Pascale Cassagnau définit ces objets aux multiples registres d’écriture comme les produits d’un « troisième cinéma »20. Ce dernier est également caractérisé par une dimension réflexive, indice d’un contexte d’expérimentation plus large. Pierre Huyghe décrit ainsi cette nouvelle expérience du récit :
« La narration ne tient pas dans l’histoire, mais elle est devenue extra-diégétique, elle est en dehors de l’image, en dehors de l’histoire, elle se situe dans l’amont et l’aval de sa production. Ce que l’on cherche n’est pas tant quelque chose qui se résout dans la production d’une forme déterminée, mais qui est suspendu dans son mouvement. La narration est la règle du jeu. »21
Ces démarches ouvrent un espace mental et une logique temporelle nouvelle dans lesquels les acteurs expérimentent la possibilité de définir les modalités de leur histoire singulière inscrite dans une histoire collective. Un conflit où se confrontent différentes instances de narration constitue le contexte initial à partir duquel une œuvre est élaborée.
La voix de la dépossession
Pierre Huyghe a investi Anna Sanders Films comme un moyen de mettre en abyme les enjeux psychologiques et politiques du travail au sein de l’industrie cinématographique. Aussi, le premier film de Pierre Huyghe produit par Anna Sanders, Blanche Neige Lucie (1997, projection vidéo, film super 16/35mm et transféré sur master Beta numérique, stéréo, 4'), est-il tourné dans le contexte d’un plateau de tournage avec pour seul décor les dispositifs techniques de la mise en scène. Doublure de la voix de Blanche-Neige pour la version française, Lucie Dolène évoque les conditions de l’audition et de l’enregistrement, ainsi que les rapports entre les interprètes et les sociétés pour lesquelles ils travaillent. Le générique du film de Pierre Huyghe suppose une organisation du travail plus collaborative, faisant appel à l’un des membres fondateurs d’Anna Sanders, Charles de Meaux, pour la production ; l’artiste a élaboré le scénario et assuré la prise du son. Tourné dans un format cinématographique, le film est transféré sur un support facilitant la diffusion dans des salles d’exposition. Un paradoxe s’inscrit ainsi entre le dispositif d’enregistrement analogique qui sépare la piste sonore de l’image, et la projection du film destinée à être déplacée hors du contexte de la salle de cinéma.
Le récit qu’évoque l’interprète est celui d’une expérience de la dépossession. Le titre annonce la progressive identification de la doublure avec cette icône de la culture populaire : « […] quand j’ai donné ma voix à ce personnage, cette petite princesse belle comme le jour, gracieuse et innocente, j’étais complètement Blanche-Neige, oui, absolument. » Contrairement au dessin animé, le film de Pierre Huyghe fait correspondre le visage à la voix, offrant ainsi à l’interprète une nouvelle visibilité. Elle entonne le refrain d’Un jour mon prince viendra. Bien que les enregistrements de l’image et du son soient synchronisés, des sous-titres inscrivent un décalage puisqu’il s’agit de la transcription d’une parole enregistrée dans un autre temps que celui du tournage du film. L’origine du récit qui retrace une expérience de travail dans l’industrie cinématographique est ainsi différée, dissociée d’une voix considérée comme un instrument de production. Le corps ne peut plus être investi comme le site de l’émission d’une parole. L’étrangeté d’une voix qui « -semble ne plus [lui] appartenir », désormais donnée « au personnage et à l’histoire » cristallise l’impossibilité de s’exprimer.
Une autre forme de dépossession est ensuite évoquée, celle des « droits sur l’utilisation de [sa] voix » qui a donné lieu au procès intenté à la société Disney Voice Character. Cette dernière avait employé l’enregistrement datant de 1962 pour de nouvelles versions sans rétribuer l’interprète en conséquence. Mais plus que des intérêts, ce qui est revendiqué est précisément la reconnaissance du travail de l’interprète. Bien que son jeu soit déterminé par la version originale diffusée par un casque, sa tâche ne se limite pas à reproduire une partition. Cependant, les directives données par la multinationale reflètent clairement une conception divergente de l’interprétation envisagée comme la restitution d’une version préenregistrée dans une autre langue. Par ailleurs, l’usage abusif de l’enregistrement par la société Disney révèle que le travail est organisé comme un système de reproductions où la singularité d’une expérience n’a plus de place.
La position de l’interprète en tant qu’actrice d’un enregistrement filmique, dont le format implique la dissociation des bandes visuelle et sonore, pose un certain nombre de questions quant à la nature de son rôle dans ce nouveau dispositif. La transcription du témoignage attribue une place ambivalente à la narratrice dont la représentation double un enregistrement préalable de sa propre voix… Si ce film se termine sur ce qui pourrait paraître comme le « happy ending » d’un procès vaincu par une partie minoritaire, les litiges en jeu dépassent la question d’un droit de regard sur la circulation d’un travail réalisé. La mise en scène d’une réappropriation de la parole reste encore à élaborer puisque le mot de la fin du texte silencieux est donné par un narrateur externe. Bien qu’il affirme que Lucie Dolène « retrouve la propriété de sa voix », sa parole est intérieurement interprétée par le public qui lit les sous-titres. Le spectateur participe ainsi au dispositif de mise en circulation d’une parole détachée d’un corps. L’expérience d’une mise en crise du sujet en tant qu’entité unitaire, confronte le spectateur aux enjeux psychologiques des processus d’identification. Acteur passif en quête d’une suspension du réel dans le temps des loisirs, il est renvoyé à l’envers du décor de l’industrie du merveilleux…
Cette problématique d’une exploitation de sujets vulnérables par un système économique puissant est rejouée dans un autre film de Pierre Huyghe coproduit par Anna Sanders Films, le Centre Pompidou, The Renaissance Society (University of Chicago) et The Bohen Fondation. The Third Memory (1999-2000, double projection, Beta, 9'46'') s’ouvre sur la question des droits de reproduction et de diffusion des films. Un sigle du FBI apparaît, accompagné d’un avertissement qui menace tout contrevenant d’une peine de prison et d’une amende dissuasive pour le non-respect du copyright. Ce sigle est très fréquemment reproduit dans l’édition vidéographique et numérique en ouverture d’un film, et par ailleurs est décliné inlassablement par Keith Sanborn dans la pièce The Artwork in the Age of its Mechanical Reproductibility by Walter Benjamin as told to Keith Sanborn (1999). En parallèle, une voix évoque un combat mené durant vingt-huit ans contre la Warner Bros qui a fait fructifier l’histoire d’une bande de braqueurs au moyen d’un film sans leur verser d’indemnités. Le générique du film de Sidney Lumet intitulé Dog Day Afternoon (Un après-midi de chien, E.-U., 1975, 129') est diffusé sans son, mettant en exergue un texte affirmant que l’histoire qui va suivre est vraie. Présenté en contrepoint du personnage convenu joué par Al Pacino et rebaptisé Sonny Worzick, l’auteur du fait divers, John Wojtowicz, apparaît sur un plateau de tournage vingt-huit ans après les faits et vingt-cinq ans après la représentation fictionnelle. Il décrit et reconstitue les différents moments du braquage qui a eu lieu en 1972. D’emblée la représentation de l’événement est conditionnée par la culture cinématographique ; l’identité du braqueur est définie à partir d’un rôle de fiction : « […] je suis celui que vous voyez dans Dog Day Afternoon ».
Le dispositif du film imaginé par Huyghe déconstruit la représentation unilatérale d’un fait divers diffusé par les médias (reportages, émissions de télévision, articles de presse) et l’industrie cinématographique. Pierre Huyghe propose un système de double projection qui juxtapose deux prises de vue distinctes mais simultanées de la reconstitution elle-même, mais aussi une confrontation avec des extraits du film de Lumet. La reconstitution du décor de la banque inspiré par la succursale de la Chase Manhattan Bank de Brooklyn offre la possibilité à l’ancien braqueur de mettre en scène son propre récit et de faire émerger une image du réel. Il adresse aux acteurs des directives quant à leurs actions et annonce les dialogues que les interprètes doivent répéter. L’écart minime entre les indications données et le jeu des acteurs est ainsi perceptible. Bien qu’il incite les acteurs à agir de manière naturelle, leur diction tente de se conformer aux modèles connus issus de la fiction. Cette surdétermination des attitudes par les images de masse se manifeste jusque dans la préparation du braquage, le protagoniste affirmant être allé voir Le Parrain avec ses coéquipiers pour concevoir la mise en scène de leur intervention dans la banque.
Le protagoniste semble parfois pris au piège d’attitudes définies par des héros de films familiers, tirant avantage de la grande visibilité que son action lui a procuré ; de manière solennelle, il répète aux otages sur le point de sortir de la banque qu’ils s’apprêtent à entrer dans l’Histoire, filmés et vus par tous. L’événement a en effet eu un impact médiatique immense, reléguant l’apparition télévisuelle de Nixon au deuxième plan. Néanmoins, le moment le plus spectaculaire du braquage ne fait pas l’objet d’une reconstitution dans le film de Huyghe. L’arrestation est simplement décrite par le protagoniste dont on n’aperçoit que la silhouette immobile. La lumière s’atténue progressivement, laissant place à des extraits du document télévisuel où le protagoniste apparaît lors de la confrontation avec les policiers. L’imaginaire stimulé par l’absence d’images contraste ainsi avec la représentation spectaculaire où l’agitation et l’émotion dominent. Contrairement à la reconstitution, l’intensité du document télévisuel remplit l’espace visuel et sonore. Cependant, aussi animée soit-elle, cette trace de l’événement n’éclaire en rien le contexte et les motivations des braqueurs. Le désir d’un couple d’homosexuels de payer l’opération d’un changement de sexe n’est mentionnée par les médias que pour produire une représentation caricaturale d’une marginalité. À la mémoire superficielle d’un événement définie par des représentations spectaculaires, l’auteur du braquage oppose ses souvenirs pour constituer une troisième mémoire. Ces souvenirs singuliers restituent un temps non scénarisable nécessaire à l’explication des faits et évacué par les mass media qui privilégient le suspense. Incité à se réapproprier l’événement et désactiver la dimension spectaculaire des médias et de la Warner & Bros, John Wojtowicz n’échappe néanmoins pas totalement à la reproduction d’un rôle défini par la culture de masse…
La réappropriation des héritages culturels
La défense d’usages de produits culturels dénués de profit est également appliquée à l’industrie musicale. Coproduit par Anna Sanders, la galerie Marian Goodman et la Documenta XI, Block Party (2002, 6') propose une stratégie particulière pour confronter les formes commerciales du hip-hop aux enjeux sociaux de ses origines. La reconstitution de l’histoire de ce genre musical se joue à partir de paroles enregistrées. Un premier plan donne à voir deux tables de mixage placées en extérieur, dans une zone périurbaine. De la musique est diffusée en son synchrone, puis une interruption brutale est soulignée par un écran noir. Le film reprend sur un plan qui focalise l’attention du spectateur sur une platine. Sa mise en action déclenche simultanément la piste sonore. Une voix off amorce le récit, parole errante, détachée du corps. Indice d’une présence constamment différée, la voix ne peut être localisée. Entrant en contrepoint par rapport à l’action donnée à voir, le dispositif d’une voix acousmêtre structure la perception et fait exister ce qui a disparu.
Le commentaire transmet la mémoire d’une rupture emblématique dans le cours de l’histoire. Marqué par la fin des utopies sociales et une crise économique, le début des années 1970 évoque une autre situation entropique à une échelle plus modeste. La panne d’électricité intervenue en 1974 induit un temps mort dans le flux urbain. Cette interruption offre néanmoins de possibles changements dans une vie de quartier, une fête de rue étant initiée à l’occasion de la disparition de l’éclairage public. Ce manque laisse place à un nouvel investissement de l’espace public, mais aussi à un nouvel imaginaire. La voix matérialise l’absence de lumière à travers une dimension particulièrement musicale. Elle donne corps et rappelle l’image absente d’une ville plongée dans le noir, faisant écho au plan noir intervenu auparavant dans le film. Elle convoque un chapelet de voix parfois identifiées qui se succèdent sur le plan fixe d’un système sonore installé sur une place de jeu de banlieue. L’alternance des séquences sonores et filmiques articule un récit tramé par la discontinuité et le décalage, cherchant à actualiser la mémoire d’un temps révolu.
Les voix circulent et construisent de manière fragmentaire les origines du mouvement hip-hop issu d’émigrés résidant dans les quartiers du Bronx et de Harlem à New-York. Elles évoquent la naissance de nouvelles pratiques musicales telles que le scratch et le cutting qui procèdent par l’interruption du flux sonore et permettent de nouveaux arrangements. La nature fragmentée du montage reflète une mémoire collective en cours d’élaboration, articulant un récit à partir de béances. La réappropriation de morceaux préexistants réinvestit un héritage commun, détournant le principe de propriété. Par ailleurs, l’électricité est prise dans la rue pour produire le geste économique de l’emprunt. Néanmoins, cette culture urbaine identifiable par sa pratique de l’échantillonnage et du recyclage a, à son tour, rapidement été récupérée par des structures commerciales. Le format du clip déterminé par la durée standard des normes industrielles, conditionne l’interruption de la piste sonore avec la fin de la piste enregistrée sur la face B du disque (sur la face A est enregistrée la musique de Hymns of the Bronx).
D’une intertextualité possible dans la circulation des produits culturels
« L’image, comme le son, a perdu l’aura dont parlait Walter Benjamin, ils sont en passe de devenir de simples produits manufacturés dans un monde industriel, des matériaux, des matières premières qui entrent dans un processus de consommation et de rejet, et, par conséquent, n’échappent pas à une écologie appliquée incontournable dans les sociétés modernes. Ce constat concerne d’autres arts mécaniques, en particulier la musique enregistrée, qui offre un potentiel similaire à l’image : à partir du moment où l’œuvre cesse d’être une ligne mélodique originale et peut devenir un réassort d’accords ou la recombinaison de sons préexistants, le compositeur aborde, grâce au recyclage, des univers mélodiques, rythmiques ou bruitistes inédits. »22
Si Pierre Huyghe détourne des éléments en circulation pour induire une critique des systèmes de production, il cherche également à provoquer une rupture dans les mécanismes de consommation. Comme le constate Nicolas Bourriaud, « ces artistes qui insèrent leur propre travail dans celui des autres […] contribuent à abolir la distinction traditionnelle entre production et consommation, création et copie, ready-made et œuvre originale »23. Le projet intitulé No Ghost Just a Shell, produit par Anna Lena Vaney, avec Anna Sanders et Antefilms, est initié en 1999, avec l’acquisition des droits d’un personnage de manga par Pierre Huyghe et Philippe Parreno. Choisie dans le catalogue d’une société japonaise d’animation nommée K. Works, un personnage est extrait du contexte de l’industrie pour être offert à d’autres auteurs. Signe qui entre en résonnance avec la figure invisible d’Anna Sanders, AnnLee a été incrustée dans différents contextes de travail de 1999 à 2003. L’achat des droits d’une figure encore indéterminée réinvestit la problématique de la protection du droit d’auteur en « pouss[ant] l’histoire du copyright jusqu’à l’absurdité »24. En effet, le projet consiste à restituer la propriété à l’objet même ; « AnneLee est la seule chose qui n’appartient qu’à elle-même, donc à personne. Si cela n’est pas une utopie… »25. Réalisée au moyen de techniques numériques qui ont neutralisé la distinction entre original et copie, cette figure redéfinit la problématique de la reproduction par une mise en crise de la position d’auteur. L’effacement de toute différence esthétique entre l’œuvre d’origine et sa transformation problématise la possibilité d’une réappropriation. Cette perte de point de repère place le spectateur dans une situation d’autant plus instable.
Le premier épisode réalisé par Pierre Huyghe, Two Minutes Out Of Time (2000, vidéo digital Beta, 4') évoque l’histoire d’un signe affranchi du marché de l’industrie culturelle. Le monologue de la figure de synthèse la désigne comme un personnage dénué de profil psychologique. Cet avatar bidimensionnel est également dénué d’expériences de vie, son histoire se réduisant à celle d’un échange économique. Désincarnée, la figure décrit le dispositif dans lequel elle a été insérée. Associée à un corps dématérialisé et virtuel, la voix est celle d’une interprète non professionnelle nommée Daniela. Cette mise en abyme permet de souligner l’importance de l’usage de produits préexistants comme nouveau mode de production. La voix de la figure se modifie lorsqu’elle raconte le souvenir d’une expérience artistique face à une peinture, renvoyant ainsi au spectateur sa propre responsabilité de construire l’expérience qui lui est proposée, la partie n’étant plus déterminée par l’acteur.
À nouveau présente dans One Million Kingdoms (2001, vidéo digital Beta, 6', produit par Anna Sanders et coproduit par la galerie Marian Goodman), la figure de synthèse se déplace dans un territoire lunaire. Ce territoire à conquérir est celui d’un ailleurs, d’une expérience des limites de l’imaginaire. Le texte écrit par Pierre Huyghe réinvestit le Voyage au centre de la terre de Jules Verne. Inscrit dans le genre de la science-fiction, ce récit s’annonce d’emblée comme une projection vers le futur. La parole énoncée est traduite à travers un site utopique qui est généré par les oscillations graphiques d’une reproduction synthétique de la voix de Neil Armstrong. Dénué de parole propre, l’auteur esquisse un projet fragile, qui ne tient qu’à quelques lignes, esquisse d’un imaginaire qui tente d’échapper aux balises. Le piratage d’un héritage culturel collectif atteint cependant sa limite, la perte de référence mettant ici à l’épreuve l’enjeu des signes à mettre en relation.